Compte rendu

Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).              2

– Présences en réunion................................15

 


Jeudi
30 janvier 2025

Séance de 8 heures 30

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à huit heures trente.

M. le président Thomas Cazenave. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour une audition dans le cadre de notre commission d’enquête sur l’organisation des élections. Il est accompagné par Monsieur Alban de Nervaux, directeur général de l’Arcom et Monsieur Albin Soares-Couto, directeur des publics, du pluralisme et de la cohésion sociale.

L’Arcom, comme cela était le cas du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), joue un rôle important, lors des périodes d’élections, dans le contrôle du respect des temps de parole des personnalités politiques représentant les différentes sensibilités. Cela vaut notamment pour la période de six mois précédant une élection et plus encore pendant les périodes de campagne officielle.

Une décision du Conseil d’État rendue le 13 février 2024 a fait l’objet de nombreux commentaires, s’agissant de l’objectif d’assurer le pluralisme de l’information et la diversité des courants de pensée et d’opinion. J’imagine que nous y reviendrons lors de cette audition, de la même manière que nous évoquerons aussi probablement le versant numérique de votre mission et les enjeux liés au traitement de l’information via les plateformes ou les médias sociaux.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais préalablement vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Maistre prête serment.

M. Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Je vous remercie pour votre invitation à évoquer un sujet qui est en réalité au cœur des missions historiques du régulateur. En effet, la question du respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale posées par la loi de 1986, s’inscrit réellement au cœur au cœur des missions de l’Arcom.

Le fil rouge de la régulation française réside dans le respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion. Ce dispositif est assez singulier en réalité, puisque ce contrôle du pluralisme, élargi après la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 ne se retrouve pas dans les autres pays européens. Cette clause sur le pluralisme a été introduite à la veille de la privatisation de TF1, à l’époque où il n’existait qu’une poignée de chaînes de télévision. J’étais alors un jeune conseiller au cabinet du ministre François Léotard. Le poids de TF1, la grande chaîne que regardaient les Français à l’époque, était tel en termes d’audience que le législateur, dans sa sagesse, a imposé cette obligation de respect du pluralisme dans ses programmes.

Quarante ans plus tard, la loi de 1986 a bien résisté au temps, alors que le paysage médiatique est radicalement différent, . Il existe désormais 25 chaînes de TNT nationales, une cinquantaine de télévisions locales, 350 services de médias à la demande et les postes de télévision sont pratiquement tous connectés à internet. Nous comptons également 1 000 radios, 4 chaînes de télévision d’information en continu en concurrence frontale. Le paysage est donc nettement plus ouvert, même si des problèmes de concentration d’une autre nature peuvent se poser.

Cette règle du pluralisme s’impose aux médias dans notre pays, en période ordinaire comme en période électorale. Tout au long de l’année, les médias sont tenus de nous communiquer chaque mois la liste des personnalités politiques qu’ils reçoivent, ainsi que leur temps de parole. L’Autorité dresse chaque trimestre un bilan de la répartition de ces temps de parole au regard du poids politique que chaque famille politique représente dans notre débat public – à la lumière des résultats aux élections de manière prioritaire – et, le cas échéant, intervient pour corriger les éventuels déséquilibres. À ma connaissance, aucun autre pays ne dispose d’un régime de contrôle du pluralisme aussi étroit, qui s’est d’ailleurs fortement accentué avec la décision du Conseil d’État.

En parallèle de ce pluralisme ordinaire que nous contrôlons tout au long de l’année et dont les groupes politiques sont informés, nous exerçons une mission particulière en période électorale. Sous mon mandat qui se termine, nous avons connu une élection présidentielle, deux élections européennes, des élections législatives et des élections locales. Le dispositif en la matière est double. Il vise à assurer l’équité entre les candidats de manière générale, pour faire en sorte que les candidats soient tous traités de manière équitable par les médias audiovisuels, avec une contrainte plus particulière pour l’élection présidentielle. En effet, durant la période de campagne officielle, c’est-à-dire les quinze jours qui précèdent le scrutin, la règle de l’égalité stricte entre les candidats s’applique,

L’équité s’apprécie sur un faisceau d’indices, principalement les résultats de l’élection précédente, mais aussi les élections intermédiaires qui ont pu intervenir entre ces deux scrutins, pour établir une mesure la plus fine possible du poids politique de chacun des candidats. Nous prenons en compte les sondages d’opinion, mais également l’animation de la campagne et la dynamique des différentes listes. Ces éléments permettent d’obtenir une pondération à peu près juste pour apprécier la représentation et la manière dont les candidats sont traités.

Les médias sont très rompus à ce dispositif, depuis quarante ans. J’imagine que vous les auditionnerez et qu’à cette occasion, certains se plaindront sans doute du contrôle tatillon du régulateur. Mais un régulateur dont on se plaint est un régulateur qui effectue son travail correctement. Or la mission du régulateur consiste bien à réaliser la feuille de route que le législateur lui confie.

Ce contrôle est précis, mais fonctionne de manière très fluide. Tous les médias disposent d’une petite équipe qui suit ces sujets, singulièrement en période électorale, et le dialogue entre l’Arcom et ces derniers est assez fluide. Un membre au sein du collège de l’Arcom est spécifiquement en charge des questions touchant au pluralisme. Il est donc le correspondant naturel des éditeurs. Nous sommes conduits à intervenir ponctuellement lorsque nous constatons des déséquilibres au cours des périodes de contrôle, mais il est très rare que nous soyons amenés à prononcer des mises en demeure et a fortiori des sanctions.

Les campagnes officielles représentent un moment important pour les candidats, notamment les petits candidats qui sont habituellement moins exposés médiatiquement sur les supports nationaux. Dans ce cadre, notre mission est assez lourde, puisqu’il faut organiser cette campagne et répartir les temps de parole entre les groupes, valider les clips de campagne qui doivent obéir à un certain nombre de règles. Nous organisons la répartition de la diffusion des clips de campagne électorale par des mécanismes de tirage au sort.

Si je devais faire le bilan des scrutins que j’ai pu connaître au cours des six dernières années, force est de constater que la présence du régulateur est importante. En effet, elle permet d’opérer des rééquilibrages dans un certain nombre de circonstances. Par exemple, lors du scrutin des élections législatives qui ont suivi la présidentielle de 2022, nous avons constaté en début de période une surreprésentation d’une famille politique, la Nupes, dans les médias. Le régulateur est alors intervenu pour effectuer un rééquilibrage.

La décision du Conseil d’État du 13 février 2024 a rencontré de forts échos. Au passage, le CSA a longtemps été présidé par des conseillers d’Etat, ce que je ne suis pas. Pendant quarante ans, les services du CSA puis de l’Arcom interprétaient le texte en considérant que le législateur visait spécifiquement le pluralisme politique et l’équité d’accès des forces politiques aux médias audiovisuels. Dans sa décision, le Conseil d’État a considéré que le régulateur devait réaliser une interprétation beaucoup plus large de la loi, qui doit porter sur l’ensemble des programmes, et non pas uniquement sur les programmes d’information. La donne s’en trouve donc singulièrement changée.

En outre, le Conseil d’État considère qu’il faut prendre en compte l’ensemble des intervenants. Dans sa sagesse et dans sa confiance à l’égard du régulateur, le Conseil d’État a laissé le soin à l’Arcom de déterminer le mode d’emploi de sa décision. Il nous a laissé six mois pour apprécier la manière de mettre en œuvre cette décision et nous avons été conduits à prendre une délibération au mois de juillet dernier, dans laquelle nous avons indiqué la façon dont nous allons appréhender cette question. Nous avons ainsi souligné que le régulateur fera porter ses diligences de manière proportionnée, en priorité sur les programmes d’information et les programmes qui concourent à l’information. En effet, la décision du Conseil d’État était rendue à propos d’une chaîne d’information en continu.

Ensuite, nous avons indiqué que nous ferions porter ce contrôle sur une nouvelle notion, que nous avons introduite, celle de l’erreur manifeste. Elle consiste à rechercher et vérifier s’il n’y a pas eu un déséquilibre manifeste et durable dans le principe du pluralisme. Le déséquilibre est manifeste lorsqu’il est ostensible, volontaire et stratégique de la part de l’éditeur. Il est durable lorsqu’il n’est pas ponctuel, occasionnel ou circonstanciel, mais constaté dans la durée. En l’espèce, l’appréciation de la durée sera plus courte pour les chaînes d’information (un mois) que pour les chaînes généralistes (trois mois). Pour y parvenir, il s’agit de s’appuyer sur un faisceau d’indices, notamment la pluralité des intervenants, la pluralité des thèmes traités et la pluralité des points de vue. Cette mise en œuvre sera certainement complexe pour le régulateur et occasionnera incontestablement une charge de travail supplémentaire.

Par ailleurs, il me semble qu’en réalité, aujourd’hui, l’enjeu central porte plus sur la concentration des médias que sur le pluralisme interne à chaque média. Il y a quelques années, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt sur ces questions, en se fondant sur un raisonnement qui me semble très juste. Celui-ci est le suivant : plus il existe de pluralisme externe dans un pays, c’est-à-dire plus il y a de titres de presse, de radios et de télévisions, moins l’exigence du pluralisme interne à chaque média est importante. À l’inverse, si l’offre externe est restreinte, l’exigence de pluralisme interne est maximale.

Aujourd’hui, la question centrale pour notre pays consiste à savoir si nous aurons la capacité, dans les années à venir, à offrir à nos médias un modèle économique suffisamment robuste pour proposer de nombreux titres de presse écrite, de nombreuses radios et de nombreuses télévisions.

Or plus de 50 % de la recette publicitaire médias est aujourd’hui captée par trois grands acteurs extra-européens du numérique : Google, Méta et Amazon, TikTok étant le quatrième. En 2030, leur part de marché sera de 65 %, soit autant de ressources qui seront absorbées par des acteurs extra-européens, qui viennent assécher celles de nos médias traditionnels. Dans ces circonstances, l’enjeu majeur est le suivant : comment serons-nous en mesure de garantir un pluralisme externe, pérenne, durable et solide pour les années à venir ?

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour ce propos introductif, qui ouvre un certain nombre de sujets et de questions.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La décision du Conseil d’État du 13 février 2024 demande au régulateur de prendre en compte la diversité des courants de pensée, c’est-à-dire non seulement les intervenants politiques, mais aussi ceux qui s’expriment, y compris les éditorialistes. Les moyens humains et techniques de l’Arcom sont-ils suffisants pour assurer cette mission ? À ce titre, utilisez-vous l’intelligence artificielle ?

Par ailleurs, vous avez indiqué utiliser notamment les sondages pour prendre en compte la représentativité des candidats. Dans ce cadre, que faire si les sondages racontent n’importe quoi et ne sont donc pas si fiables pour déterminer la place de tel ou tel candidat dans une élection ? Je rappelle en effet que lors des élections présidentielles, l’un des candidats, Jean‑Luc Mélenchon, était largement sous-évalué par les instituts de sondages puisque son score final était quatre à six points au-dessus des prévisions des sondages, soit largement au‑delà de la marge d’erreur.

Nous avons pu constater qu’afin d’équilibrer le temps de parole, certaines chaînes de télévision diffusaient parfois des meetings en pleine nuit, à des heures où presque aucun téléspectateur n’est devant sa télévision. Prenez-vous également en compte la question de l’audience ?

Ensuite, vous avez abordé la question de la concentration des médias, ce dont je vous remercie, et avez évoqué la distinction entre pluralisme interne et pluralisme externe. Néanmoins, la question du financement de ces médias se pose également. À ce titre, vous avez souligné que le dispositif de contrôle du pluralisme a été introduit à la veille de la privatisation de TF1, les pouvoirs publics considérant que cette chaîne pouvait être un outil d’influence politique. Aujourd’hui, nous constatons la volonté d’un certain nombre de milliardaires de prendre le contrôle de médias voire d’instituts de sondages, à l’image de M. Bolloré avec l’institut CSA, dans le but, de toute évidence, d’influencer le débat public. M. Pigasse a également fait des déclarations récentes dans ce sens.

Enfin, vous exercez un rôle de régulateur des outils numériques. Les réseaux sociaux s’apparentent souvent à un Far West, un espace ouvert à toutes formes d’influence politique ou d’orientation politique, de la part de personnalités comme M. Elon Musk ou de puissances étrangères. Comment exercez-vous votre rôle de régulateur dans ce domaine ? Avez-vous déjà constaté des opérations d’ingérence ? Travaillez-vous avec d’autres structures pour assurer ces missions ?

M. Roch-Olivier Maistre. La décision du Conseil d’État va effectivement susciter une charge de travail supplémentaire pour le régulateur et ses équipes, lesquelles sont renforcées en période électorale. À ce titre, une attention accordée par les parlementaires au budget de l’Arcom serait de bon aloi. Je rappelle en outre que nous avons connu six directives et règlements européens au cours des six années écoulées et que treize textes de loi sont venus élargir les missions de l’Arcom. En conséquence, la question des ressources est évidemment importante pour faire face à cette tâche.

S’agissant de la décision du Conseil d’État, je souhaite apporter des précisions supplémentaires. D’abord, contrairement à ce qui a pu être dit par certains, en aucune façon le régulateur ne va comptabiliser et classer des personnalités autres que des personnalités politiques. En effet, la loi précise très clairement la comptabilisation des personnalités politiques au regard de la question des temps de parole. Ces personnalités politiques sont celles qui détiennent un mandat collectif quel qu’il soit, ou qui ont un lien avec une famille politique, de manière explicite. Le régulateur ne comptabilise évidemment pas les journalistes en tant que tels.

Le Conseil d’État nous demande d’avoir effectivement une appréciation plus large de la notion de pluralisme. Tel est le sens de la délibération que nous avons prise au mois de juillet. À cette occasion, nous avons agi avec pédagogie vis-à-vis des éditeurs, car cette décision avait créé beaucoup d’inquiétudes, notamment chez les journalistes. Nous les avons donc tous reçus individuellement pour expliciter ce texte et la manière dont nous allions l’appliquer. Nous leur avons également adressé des courriers. La règle du jeu est bien posée.

Nous avons prononcé une première mise en garde au mois de juillet de l’année dernière. La procédure de renouvellement d’attribution des fréquences de la TNT en 2024 a également offert l’occasion de revoir toutes les conventions des éditeurs, en particulier celles des chaînes d’information en continu. Ces nouvelles conventions intègrent une clause relative au pluralisme bien plus développée que précédemment, qui prend notamment en compte la décision du Conseil d’État. Désormais, le régulateur est armé, y compris en termes de ressources, pour mettre en œuvre la décision du Conseil d’État.

Ensuite, seul le législateur peut répondre à la question de la libéralisation éventuelle du système. Pour sa part, le régulateur met en œuvre la feuille de route qu’il reçoit des parlementaires, c’est-à-dire la loi. Notre régime de contrôle du pluralisme est-il trop sévère aujourd’hui comparé à ce qui se passe dans les autres démocraties occidentales ? Est-il à l’inverse satisfaisant ? Seul le législateur peut trancher ce débat, qui est certes légitime.

Votre remarque sur les sondages est judicieuse. Je rappelle cependant que la commission des sondages en contrôle la régularité et la pertinence, et nous intégrons cet élément. Comme je l’ai déjà indiqué, les sondages ne constituent pour nous qu’une des appréciations du poids politique. Vous avez évoqué l’exemple de Jean-Luc Mélenchon, mais l’on pourrait citer également celui d’Éric Zemmour, qui a connu des pics de représentation à certains moments dans les médias. Ces pics de représentation voire de surreprésentation ne correspondent pas nécessairement à un poids politique, comme nous le constatons ensuite fréquemment dans les résultats des scrutins. Il s’agit d’ailleurs d’un motif classique de dialogue avec les éditeurs, afin de leur signifier que les sondages ne peuvent pas constituer le seul indicateur du poids politique de telle ou telle famille ; d’autres paramètres doivent être intégrés.

Par ailleurs, nous prenons effectivement en compte les périodes de diffusion en matière de contrôle des temps : un éditeur ne peut pas s’acquitter de son obligation de pluralisme en fonction des horaires qui l’arrangent. À ce titre, nous avons prononcé plusieurs mises en demeure, confirmées par la suite par le Conseil d’État. Désormais, la jurisprudence est solidement établie. Toutes les familles politiques doivent être traitées de manière équitable, à heures d’antenne équivalente : il n’est pas équivalent de passer au 20 heures de TF1 ou France 2 et d’être diffusé ou rediffusé à 3 heures du matin.

Je me suis exprimé de très nombreuses fois en tant que président de l’Arcom au sujet de la concentration des médias. Nos règles anti-concentration dans les médias datent, puisqu’elles ont été établies dans un univers exclusivement hertzien. Quand ces règles ont été mises en œuvre, le concept de « média global », mêlant les différents supports, n’existait pas. Cette notion mérite aujourd’hui d’être prise en compte et nous avons proposé à plusieurs reprises une modernisation de ce droit de la concentration. Nous l’avons d’ailleurs plaidé à l’occasion des états généraux de l’information. Un excellent rapport de l’inspection générale des finances a été publié à ce sujet il y a un peu plus de deux ans, qui formule des propositions très pertinentes. Ces dernières ont ainsi été assez largement reprises dans les conclusions des États généraux de de l’information.

De fait, ces règles méritent aujourd’hui d’être modernisées. Pour autant, il est illusoire de penser que le lien entre des acteurs disposant de ressources financières et les médias seront rompus. Toute l’histoire des médias s’inscrit en effet dans cette dialectique ; il suffit de relire Les illusions perdues d’Honoré de Balzac pour s’en convaincre. Les médias coûtent cher à produire et à diffuser.

Comme je l’ai indiqué dans mon propos liminaire, la préservation du pluralisme externe constitue selon moi, la garantie première d’une vie démocratique et d’un débat public équilibrés. Il convient d’y veiller, au moment où les acteurs numériques déséquilibrent très gravement notre paysage. À ce sujet, vous m’avez interrogé sur les outils numériques. Il existe aujourd’hui un déséquilibre normatif assez spectaculaire entre des médias traditionnels (radio et télévision) extrêmement régulés et des acteurs du numérique qui ne sont pas contraints de s’y soumettre. Lorsqu’un candidat crée une chaîne sur YouTube, rien ne l’oblige à inviter ses concurrents. Les réseaux sociaux diffusent les contenus comme ils l’entendent.

Cependant, lors des six ans écoulés, la situation a malgré tout évolué. D’abord, des initiatives législatives nationales sont intervenues en France, avec la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, mais également dans l’Union européenne (UE), avec le règlement européen sur les services numériques, le fameux Digital Services Act (DSA), qui est actuellement en phase de déploiement.

De plus, à travers le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), la France s’est dotée d’un service à compétence nationale, placé auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, qui contrôle efficacement les ingérences étrangères. Nous sommes associés à la gouvernance de Viginum ; je constate que les ingérences sont aujourd’hui bien mieux repérées et les pouvoirs publics de notre pays sont en bien meilleure situation qu’ils ne l’étaient en 2017, au moment des MacronLeaks, pour réagir aux éventuelles ingérences étrangères.

En outre, désormais, le juge remplit bien mieux son rôle. Les injonctions judiciaires auprès des plateformes reçoivent des réponses rapides et ces dernières fournissent les éléments à la justice pour pouvoir remplir son office. Il n’est plus possible aujourd’hui d’être protégé par un pseudonyme ou un avatar. Au moment des élections, le régulateur formule des recommandations sur les règles relatives aux élections et à leur bon déroulement, notamment en ce qui concerne le pluralisme, en direction des médias traditionnels mais également des plateformes numériques.

En début de période électorale, nous réunissons tous les médias traditionnels, mais aussi les plateformes pour leur expliciter les règles que nous allons contrôler et organiser le dialogue avec eux. Force est de constater que lors des derniers scrutins – l’élection présidentielle de 2022, les élections européennes et les élections législatives –, nous n’avons pas été confrontés à un problème majeur de manipulation de l’information. Les plateformes sont bien mieux organisées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient en 2016, lors de la première élection de M. Donald Trump. Depuis six ans, notre dialogue avec ces plateformes est nettement plus étroit et nourri.

Enfin, je tiens à insister sur le règlement européen sur les services numériques, lequel est un texte à fort potentiel. Contrairement à ce que j’entends parfois, il ne s’agit pas d’un texte liberticide, mais d’un texte protecteur des libertés, notamment de la liberté d’expression, et qui respecte les valeurs européennes. La mode est aujourd’hui à l’attaque de la régulation, mais cette dernière est en réalité protectrice de la liberté. En revanche, ce texte vise à mieux protéger les publics, en luttant contre les contenus illicites. En tant que coordonnateur des services numériques pour la France, nous participons à la gouvernance de ce règlement et dans notre dialogue étroit avec la Commission européenne, nous nous efforçons de faire en sorte que cette dernière tire toutes les potentialités de ce texte à l’égard de ces acteurs. Il existe une norme en Europe ; elle doit être appliquée, a fortiori en période électorale.

Encore une fois, ce texte dispose de fortes potentialités, car il porte une régulation différente de la régulation des médias traditionnels, une régulation de type systémique, qui peut nous permettre de nous diriger vers un internet plus sûr et plus responsable. Cependant, pour exploiter ce potentiel, il est impératif de le mettre en œuvre de façon déterminée, comme cela a commencé à être le cas l’année dernière. Ainsi, ce travail a permis d’obtenir le renoncement par TikTok du déploiement de l’application TikTok Lite et de conduire les enquêtes actuelles sur X ou Meta. J’ai bon espoir que la Commission ira jusqu’au bout de son office.

M. le président Thomas Cazenave. Notre commission d’enquête a notamment pour objet d’évaluer si, globalement, l’organisation des élections se déroule bien en France. Au regard de la mission qui est la vôtre, considérez-vous que c’est le cas ? Avez-vous rencontré des difficultés notables que vous souhaiteriez partager avec nous ?

Ensuite, à vous écouter, nous avons malgré tout l’impression qu’il existe une forme d’obsolescence du cadre de régulation. D’une certaine manière, vous soulignez que la régulation du pluralisme interne va de plus en plus loin, quitte à mettre un peu l’Arcom en difficulté dans la manière dont elle met en œuvre la décision du Conseil d’État, alors même que l’enjeu du pluralisme externe vous semblerait plus fondamental.

Par ailleurs, nous observons l’empreinte indéniable des plateformes et des réseaux sociaux. Nous avons extrêmement resserré le cadre de régulation qui ne s’applique ainsi qu’à une partie de la source d’information sur laquelle s’appuient les citoyens pour se faire une opinion, y compris avant d’aller voter. Pouvez-vous revenir plus en détail sur votre dialogue avec les plateformes ? Que ferons-nous demain si une grande plateforme inscrit dans son algorithme une préférence systématique pour une formation politique ? Cela relèverait-il du cadre de régulation existant ?

M. Roch-Olivier Maistre. Bien qu’il ne se passe pas un mois sans qu’un parlementaire ou un chef de parti s’adresse à l’Arcom pour déplorer qu’il soit maltraité par tel ou tel média, le cadre de la régulation confiée à l’Agence, qui s’applique en France aux médias traditionnels en matière de contrôle du bon déroulement des élections, fonctionne bien et de manière fluide, sans discrimination. Les médias y sont rompus, ils connaissent la règle du jeu et l’appliquent de manière satisfaisante.

Le système comporte malgré tout une part de rigidité, qui représente un fort « irritant » pour les médias : la distinction entre le temps de parole des candidats et le temps d’antenne en période électorale. La loi nous conduit, en particulier pour la présidentielle, à prendre en compte non seulement l’équité et l’égalité en termes de temps de parole des candidats, mais aussi le temps de commentaire d’un journaliste. Quand un journaliste effectue un commentaire sur tel ou tel candidat, celui-ci vient s’ajouter au temps de parole dudit candidat. Le système est tellement raffiné qu’il devient un peu contreproductif. Nous vous transmettrons à ce titre les propositions d’amélioration que nous avons formulées à l’occasion de nos rapports sur le déroulement des élections passées.

Par ailleurs, il existe aujourd’hui une asymétrie massive entre d’une part des médias traditionnels, de plus en plus régulés et soumis à une contrainte concurrentielle de plus en plus forte par des acteurs extraordinairement puissants comme les plateformes de streaming, et d’autre part les réseaux sociaux. La pratique des Français dans leur consommation des contenus a totalement changé, chaque foyer français dispose en moyenne de six écrans. Cette consommation est aujourd’hui fractionnée par génération : les jeunes gens ne regardent plus la télévision et YouTube enregistre chaque mois 49 millions de connexions.

Or ces jeunes gens votent peu. Les téléspectateurs se concentrent aujourd’hui dans la partie la plus âgée de notre population – le téléspectateur a 57 ans en moyenne et 65 ans pour le service public – qui est également celle qui vote le plus. Or les réseaux sociaux, qui ne sont pas soumis aux règles de pluralisme applicables aux médias traditionnels, ont une influence évidente sur le débat.

La question évoquée par M. le président sur la capacité d’influence d’un média fait précisément l’objet d’un des volets complémentaires de l’enquête de la Commission européenne sur X. Lorsque les contenus portés par le site du propriétaire d’une plateforme vous parviennent même quand vous ne suivez pas le compte de ce propriétaire, ne s’agit-il pas d’une éditorialisation ?

Le principe de la responsabilité de nos médias de presse écrite ou d’autres médias audiovisuels, posé par la loi de 1881 et la loi de 1986, concerne les éditeurs de ces médias. La presse et les médias audiovisuels sont libres, mais les éditeurs sont responsables : on ne peut pas injurier, on ne peut pas diffamer, on ne peut pas porter atteinte à la dignité de la personne humaine, on ne peut pas porter des contenus racistes ou antisémites, on ne peut pas inciter à la violence ou à la haine, sauf à engager sa responsabilité devant le juge – ou pour la loi de 1986, devant le régulateur, qui lui-même travaille sous le contrôle du juge.

Les plateformes nous expliquent qu’elles ne sont que de simples hébergeurs. Mais si les contenus du propriétaire sont portés par l’algorithme, ne s’agit-il pas d’un cas d’éditorialisation de contenu ? L’enquête actuelle porte notamment sur cet élément, pour savoir s’il est conforme au DSA, avec les risques que nous pouvons observer aujourd’hui sur la vie politique britannique, sur la vie politique allemande, et possiblement demain sur la vie politique française.

Pour répondre à votre question, les médias traditionnels conservent une influence particulièrement marquée dans la cristallisation de l’opinion publique française. Le débat du second tour de l’élection présidentielle est ainsi suivi par 12 à 13 millions de téléspectateurs. Mais simultanément, les réseaux sociaux exercent également une influence considérable. Or les régimes juridiques applicables ne sont pas les mêmes et nous sommes obligés de l’intégrer dans notre réflexion.

M. Emeric Salmon (RN). Monsieur le président, je souhaite vous interroger au sujet des dernières élections législatives de juin et juillet 2024, au sujet d’un signalement effectué auprès de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). L’auteur du signalement souhaitait que les coûts des émissions des médias Europe 1, CNews et C8 soient intégrés dans les comptes de campagne des candidats du Rassemblement national (RN). À titre personnel, j’ai appris cette information quand j’ai reçu la décision de la CNCCFP me concernant, qui a finalement rejeté le grief, à la suite d’une réponse du président du RN.

L’auteur du signalement avait indiqué que la CNCCFP s’appuyait notamment sur la décision de l’Arcom du 27 juin 2024. Je souhaiterais savoir si vous aviez été saisis sur ce sujet spécifique par la CNCCFP. Au-delà, pouvez-vous nous informer sur les relations que vous nourrissez avec cette Commission ? Quelles seraient vos préconisations si des candidats devaient un jour bénéficier directement ou indirectement du soutien d’un média ? De quelle manière cela devrait-il être pris en compte dans les comptes de campagne ?

M. Roch-Olivier Maistre. Il arrive à la CNCCFP de se tourner vers nous pour obtenir des éléments d’éclairage ou d’appréciation. Si un média traditionnel, et donc une personne morale, devait apporter un soutien explicite à un candidat, la Commission pourrait être confrontée à un problème de nature pénale. Prenons l’exemple de l’élection présidentielle : si une personnalité tierce vient apporter explicitement son soutien à tel ou tel candidat sur des antennes, cette intervention est clairement intégrée dans le compte du candidat en question. Si un média apportait un tel soutien explicite à travers l’un de ses animateurs ou de ses journalistes, la CNCCFP pourrait être conduite à se pencher sur le sujet, sachant que ça n’est pas l’office de l’Arcom.

Le cas que vous évoquez concerne un présentateur d’une émission « d’infotainment » ou « infodivertissement », en période électorale. En l’espèce, le régulateur a été amené à constater des interventions extrêmement déséquilibrées au regard du principe du pluralisme. Nous avons donc mis en demeure cet éditeur et la CNCCFP s’est assez naturellement intéressée à la question, au regard de ses missions.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Mon intervention porte sur les missions de l’Arcom concernant la garantie du pluralisme politique dans les médias et particulièrement le cas spécifique des plateformes. Compte tenu du développement des réseaux sociaux, quelles propositions pourraient être formulées concernant la diffusion des informations sur ces derniers ? Au-delà de la loi de 2018 et du règlement européen, quelles innovations pourraient voir le jour concernant le contrôle de ce secteur ?

M. Roch-Olivier Maistre. En toute franchise, il ne sera pas possible de transposer à la sphère numérique les règles du pluralisme politique telles qu’elles s’appliquent aux médias traditionnels. Je ne vois pas comment nous pouvons imposer matériellement à ces acteurs – réseaux sociaux et plateformes de partage de contenus de façon générale – une obligation équivalente.

Les règles qui peuvent s’appliquer sont des règles de nature systémique. Dans ce domaine, le règlement européen sur les services numériques offre des potentialités pour éviter des opérations de manipulation de nature à altérer le scrutin. La loi de 2018 relative à la manipulation de l’information comportait notamment une clause relative à des chaînes de télévision extra européennes sous contrôle étranger qui peuvent diffuser sur notre territoire national des contenus de nature à altérer le résultat du scrutin. Elle fournit ainsi au régulateur la possibilité d’ordonner le blocage de la diffusion de ces chaînes. Le règlement européen s’inscrit dans la même direction. Tel est le sens des initiatives que la Commission européenne a pu prendre sur les résultats du scrutin dans un pays de la partie orientale de notre continent et elle agira de la sorte en Allemagne pour les scrutins à venir.

En revanche, je ne vois pas comment il est possible de transposer à l’ensemble de ces acteurs le modèle français d’un contrôle du pluralisme élargi.

M. le président Thomas Cazenave. Nous constatons que le propriétaire d’une plateforme a le statut d’éditeur ou de quasi-éditeur. Quelles peuvent en être les conséquences concrètes, y compris dans les missions qui sont les vôtres ?

M. Roch-Olivier Maistre. Le règlement européen impose aux très grandes plateformes comme X, TikTok ou Meta de déployer les ressources nécessaires pour lutter contre les contenus illicites. Pour ce faire, il impose à ces acteurs des obligations de transparence et des rapports d’évaluation des risques que ces plateformes font courir à leurs utilisateurs. Il impose des mécanismes d’audit externe pour s’assurer que l’évaluation intervient bien et qu’elle répond bien à la nature des risques recensés.

Le règlement prévoit également la désignation par les régulateurs nationaux de signaleurs de confiance, dont les signalements doivent être traités de façon plus diligente, mais aussi l’obligation pour ces plateformes de fournir l’accès à leurs données aux chercheurs pour que le monde académique puisse remplir son office. La gouvernance du règlement est structurée autour de la Commission européenne, en liaison avec les autorités nationales désignées par chaque pays de l’UE, en l’occurrence l’Arcom pour la France. Le règlement confie donc à la Commission européenne, ici considérée comme régulateur, un pouvoir de sanction important, à hauteur de 6 % du chiffre d’affaires mondial de la plateforme.

Au regard de l’ensemble de ces dispositions, la Commission européenne a diligenté des enquêtes, qui étaient très avancées sur X. Compte tenu de ce qui s’est passé dans la période récente, la Commission a fait savoir qu’elle prolongeait son enquête sur d’autres chefs. À un moment donné, la Commission indiquera si l’infraction au règlement européen est constituée et prononcera le cas échéant des sanctions.

Pour répondre à votre question, si une opération d’ingérence explicite est bien constituée et enfreint le règlement DSA, la Commission européenne pourra intervenir. Ce texte roboratif doit faire l’objet d’un grand travail de pédagogie pour expliciter toutes ses potentialités. Le rythme de cette régulation peut être un peu déconcertant, car il est nécessairement plus long, mais il est assez efficace. Ce dispositif de conformité (compliance) s’inspire un peu de ce qui a été réalisé dans le monde bancaire au niveau mondial après la crise des subprimes de 2008, sous la supervision de la Commission.

L’exemple de TikTok l’année dernière est intérssant. TikTok a voulu déployer son application TikTok Lite fonctionnant sur un système de récompenses qui la rend extrêmement addictive pour les jeunes. La Commission a ouvert son enquête, en liaison avec les régulateurs nationaux et des associations de protection de l’enfance. Voyant que cette enquête se développait, TikTok a préféré renoncer, pour ne pas s’exposer à une sanction potentiellement puissante.

Les régulateurs nationaux s’accordent tous pour prôner une application complète de la réglementation par la Commission européenne.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). L’Arcom peut-elle s’autosaisir ? Si tel est le cas, à combien de reprises avez-vous agi de la sorte ? Utilisez-vous l’intelligence artificielle ?

Ensuite, je souhaite vous interroger plus spécifiquement sur votre rôle en période électorale. Vous avez indiqué être particulièrement attentif au pluralisme et aux actions pouvant influencer les votes. Je pense notamment à l’animateur d’une émission de radio, qui a tenu des propos diffamatoires en accusant une personnalité politique d’antisémitisme. Pouvez-vous intervenir dans ce cas ? Faut-il modifier la loi sur cet aspect ?

M. Roch-Olivier Maistre. Le régulateur peut effectivement s’autosaisir, mais en réalité, lors de mes six ans de mandat, des citoyens nous ont toujours saisis avant que nous ne procédions à cette autosaisine. À titre d’exemple, l’année dernière, nous avons enregistré 110 000 saisines, soit un record historique.

Ensuite, le directeur général et ses équipes travaillent aujourd’hui pour voir comment l’intelligence artificielle peut nous aider dans l’exercice de nos missions.

Par ailleurs, le régulateur ne dialogue qu’avec les interlocuteurs responsables devant nous, c’est-à-dire les éditeurs ; il ne contrôle pas individuellement les personnes qui s’expriment sur les plateaux. Ces dernières engagent certes leur responsabilité devant le juge en cas de diffamation mais, pour sa part, l’Arcom contrôle si l’éditeur a manqué ou non à ses obligations au regard de la loi ou de la convention qui le lie au régulateur.

Enfin, s’agissant du cas que vous avez évoqué, je rappelle que la décision du Conseil d’État a conduit l’Arcom à établir une nouvelle notion dans son contrôle, celle d’un déséquilibre manifeste et durable porté au principe du pluralisme.

M. Kévin Pfeffer (RN). Je me demande si le système actuel n’est pas marqué par une forme d’hypocrisie, voire un surcontrôle des médias audiovisuels. De plus, ces derniers sont de plus en plus délaissés par les plus jeunes, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, lesquels ne sont pas contraints aux mêmes règles, notamment lors des élections, de même que la presse écrite. S’il est vrai que l’on connaît bien la ligne éditoriale de tel ou tel titre de presse, ceci est également de plus en plus vrai pour les chaînes, que chacun a d’ailleurs le choix de regarder ou non. Par conséquent, les règles qui encadrent le contrôle des médias lors des élections ne sont-elles pas de plus en plus obsolètes ? Par ailleurs, d’autres pays mettent-ils en place un tel contrôle des médias audiovisuels tel que celui que devez faire en France ?

M. Roch-Olivier Maistre. Comme je l’ai indiqué précédemment, le régulateur ne fait qu’appliquer la feuille de route qui est lui confiée par le législateur et sous le contrôle du juge. Cette régulation comporte une dimension juridique extrêmement marquée et le Conseil d’État, régulièrement saisi des décisions que nous sommes conduits à rendre, est un gardien attentif et vigilant.

Cette régulation repose sur deux principes. Le premier concerne la liberté, inscrite à la fois dans la loi de 1881 et dans la loi de 1986. La loi de 1986, dite « loi Léotard », est d’ailleurs intitulée « loi relative à la liberté de communication » et précise dans son premier article que « la communication au public par voie électronique est libre ». En conséquence, la première mission du régulateur consiste bien à protéger cette liberté. Mais, en regard de cette liberté accordée à l’éditeur, la loi pose également le principe de la responsabilité de l’éditeur concernant la fréquence qui lui est gratuitement attribuée. Dès lors, un certain nombre d’obligations lui sont imposées par le législateur : on ne peut pas tout dire à la radio ou à la télévision, on ne peut pas tout montrer à la télévision, dans l’intérêt général, pour la protection des publics, et notamment des plus jeunes, pour des raisons d’ordre public et de sérénité du débat public. Je tiens à le rappeler à l’heure où l’on entend de plus en plus un discours anti-régulation porté par un vent puissant en provenance d’outre-Atlantique.

Je rappelle que dans toutes les démocraties, le principe de la liberté d’expression doit également respecter certaines limites. L’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est à ce titre éloquent : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Ces limites, posées par la loi, représentent la garantie d’un débat public équilibre et serein, dans une république démocratique.

Imaginons un monde totalement dérégulé. Voulons-nous un débat public où l’on peut injurier, diffamer, porter atteinte à la dignité de la personne humaine, inciter à la violence et à la haine ou diffuser des contenus racistes et antisémites sans aucun contrôle ? La régulation est un modèle libéral, dans sa philosophie. Il a vu le jour aux États-Unis sous l’administration Roosevelt et il est présent dans le monde entier. Hormis dans les dictatures, il n’existe pas un pays qui ne possède pas d’autorité de régulation.

Tous les pays européens disposent de régulateurs, dont les effectifs sont fréquemment plus élevés que les nôtres. À titre d’exemple, l’Office of communications (Ofcom) britannique emploie1 800 agents, contre 380 pour l’Arcom. Toutes les démocraties possèdent une régulation dans l’intérêt du public, pour la sauvegarde du débat démocratique.

Comme je l’ai indiqué précédemment, le régime actuel est très asymétrique, mais ceci est inhérent à l’histoire de la régulation. Cette régulation ne cesse de s’adapter à l’évolution des paysages. Quand elle a vu le jour en France au début des années 1980, il n’existait qu’une poignée de chaînes de télévision, puis sont arrivés le câble, le satellite et désormais l’internet. C’est pourquoi le législateur intervient d’ailleurs souvent dans nos domaines, afin d’adapter le cadre juridique.

Aujourd’hui, il existe donc une asymétrie entre des médias traditionnels très régulés et des médias du numérique qui le sont beaucoup moins. De fait, nous en sommes au début de l’histoire de la régulation des acteurs du numérique et notre continent est pionnier en la matière, avec ce règlement européen sur les services numériques. Il importe donc de veiller au meilleur équilibre entre les acteurs pour tenir compte de la transformation du paysage et de la révolution des usages, qui est très spectaculaire dans notre pays. Je m’intéresse à ce sujet depuis quarante-cinq ans et je ne peux que constater que la mutation est extrêmement impressionnante, particulièrement ces dernières années.

En résumé, la régulation présente de nombreuses vertus pour nous tous, pour l’ensemble des Français et pour la sérénité du débat public. J’invite donc toutes les familles politiques de cette Assemblée à la soutenir.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne peux que souscrire à ces derniers propos en rappelant les paroles d’Henri Lacordaire : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». Notre rôle de législateur consiste bien à affranchir plutôt que d’opprimer, et pour cela à réguler.

Pour ma part, je suis un fervent partisan d’une régulation dure, notamment contre les intérêts économiques, mais aussi contre les puissances étrangères. À ce titre, je tiens à évoquer les ingérences russes et les ingérences américaines dans le débat public français. Deux cas très récents d’ingérence russe ont été dévoilés. En novembre 2023, des étoiles de David bleues ont été taguées sur des murs du 10e arrondissement de Paris. À cette occasion, Viginum a rapidement identifié le site russe Recent Reliable News (RNN) comme ayant amplifié la diffusion des images des tags, avec l’utilisation de 1 000 robots et de 2 600 messages d’abord diffusés sur les réseaux sociaux, qui ont ensuite été repris par des utilisateurs, mais aussi par des médias qui se sont laissé duper et ont signalé qu’il s’agissait de graffitis antisémites. Finalement, il a été établi qu’un homme d’affaires moldave sous influence russe, Anatoli Prizenko, était le commanditaire de ces tags.

En mai 2024, durant la campagne pour les élections européennes, des mains rouges ont été taguées sur le mur du mémorial de la Shoah dans le 4e arrondissement de Paris. Ici, les enquêteurs ont pu démontrer que les commanditaires étaient bulgares, missionnés par la Russie. Nous observons bien que ce dernier pays a de toute évidence envie d’instrumentaliser la question de l’antisémitisme et de la lutte, nécessaire, contre l’antisémitisme dans notre pays pour influencer à la fois les gens sur les réseaux sociaux et dans les médias. En l’espèce, La France Insoumise était désignée de manière assez systématique par des intervenants dans les médias comme pseudo responsable de ces actions, alors que nous n’y étions naturellement pour rien. Lorsque de telles accusations relayées par les médias se révélent mensongères, l’Arcom demande-t-elle que des rectificatifs soient effectués ?

Imaginons la possibilité d’une nouvelle dissolution ou d’une élection présidentielle anticipée. Si Elon Musk décidait de mettre en avant tel ou tel candidat ou telle ou telle force politique, de quelle manière l’Arcom pourrait-elle agir, indépendamment de la Commission européenne ? Vous avez à très juste titre parlé d’éditorialisation à ce propos.

M. Roch-Olivier Maistre. Les chaînes extra européennes qui diffusent sur le continent européen n’échappent pas au champ d’intervention du régulateur. Après l’invasion de l’Ukraine, une série de sanctions a été prise par l’UE à l’encontre des intérêts de la Fédération de Russie et a notamment ciblé des chaînes russes. En tant qu’autorité française, nous avons donc opéré le blocage de la diffusion de ces chaînes.

En outre, sur nos pouvoirs propres, nous avons prononcé des injonctions en direction d’Eutelsat pour bloquer les chaînes qui diffusent des contenus qui n’étaient pas conformes aux règles en vigueur sur notre continent. Nous disposons d’une capacité d’intervention, qui s’est renforcée avec la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, dite loi SREN. En ce moment, nous examinons des interstices de diffusion de contenus sur les réseaux qui, d’une certaine façon, contournaient nos capacités d’intervention sur les médias traditionnels. Nous serons donc probablement amenés dans les jours qui viennent à intervenir pour ordonner le blocage de la diffusion de certains contenus qui entrent dans le champ des sanctions applicables.

De son côté, Viginum exerce sa propre mission de repérage des ingérences étrangères et éclaire les autorités françaises. À ce sujet, le ministère des affaires étrangères s’est déjà exprimé à plusieurs reprises auprès des autorités russes sur des cas d’ingérence caractérisée. Si des constats entrent dans nos capacités d’intervention, l’Arcom agira, bien évidemment.

Ensuite, pour répondre à votre deuxième question, nous ne disposons pas aujourd’hui de capacités d’intervention propres et directes. Comme je l’ai déjà souligné, la régulation des très grandes plateformes au sens du règlement européen relève de la compétence directe de la Commission européenne. Nous intervenons en appui de la Commission européenne, puisque nous faisons partie du conseil du numérique, qui pilote la gouvernance de la mise en œuvre du règlement européen. De son côté, la Commission est au centre du dispositif et associe les coordonnateurs nationaux désignés par chaque membre de l’Union européenne, dont la France. En liaison avec les administrations françaises, quand des enquêtes sont ouvertes, nous alimentons la Commission européenne avec nos sources d’information et nous fournissons notre éclairage pour permettre à la Commission de remplir son office et de mener à bien son travail.

La question que vous posez est aujourd’hui d’actualité, avec les interférences observées en Allemagne, en lien avec les élections à venir dans ce pays. Celle-ci fait l’objet d’une instruction pour déterminer s’il s’agit de cas d’infraction au règlement européen sur les services numériques de la plateforme considérée. Quoi qu’il en soit cette affaire éclaire d’un jour nouveau la problématique entre hébergeur et éditeur. Je rappelle que la ligne de défense constante et les cadres juridiques en vigueur jusqu’à présent ont consisté à considérer ces grands acteurs du numérique comme de simples hébergeurs, à tort ou à raison, dans une approche très libérale, qui a privilégié la fluidité du marché.

Si nous nous retrouvons dans des cas de figure où un algorithme agit au service d’un intérêt particulier et devient un outil d’éditorialisation au sens plein du terme, la question du statut juridique commence à être posée, selon moi. Étant en fin de mandat, la suite de l’histoire est à écrire par mes successeurs.

M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour votre disponibilité. La qualité des échanges nous a permis d’élargir un certain nombre de sujets qui étaient au cœur de nos réflexions initiales.

Enfin, à quelques jours de la fin de votre mandat, je tiens à saluer votre travail à la tête de l’Arcom et votre action au service du bien commun.

M. Roch-Olivier Maistre. Je vous remercie, monsieur le président ; je suis sensible à vos propos.

 

La séance s’achève à dix heures cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Farida Amrani, M. Thomas Cazenave, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Antoine Léaument, M. Kévin Pfeffer, M. Stéphane Rambaud, M. Emeric Salmon

Excusé. - M. Xavier Breton