Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen, professeurs de science politique, coauteurs de La démocratie de l’abstention... 2
– Présences en réunion................................15
Jeudi
6 février 2025
Séance de 13 heures 30
Compte rendu n° 12
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission
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La séance est ouverte à treize heures trente.
M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen, professeurs de science politique et auteurs de La Démocratie de l’abstention, un classique portant sur une question qui intéresse tout particulièrement cette commission d’enquête, à savoir la participation aux élections. Nous nous penchons, en effet, sur tout ce qui tourne autour du vote – le vote à distance, le vote électronique, le bon déroulement des opérations et, naturellement, l’abstention. C’est à ce sujet que nous avions à cœur de vous entendre.
Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen prêtent successivement serment.)
M. Jean-Yves Dormagen, professeur de science politique. Je vous remercie de nous donner l’occasion d’aborder, avec cette audition, des questions sur lesquelles nous travaillons, Céline Braconnier et moi, depuis un peu plus de vingt ans, en particulier celles de l’inscription sur les listes électorales et de la mal-inscription. La Démocratie de l’abstention était, je crois, un des premiers ouvrages à mettre en avant ces enjeux, à l’époque, en milieu populaire. Nous avons constaté depuis lors que la mal-inscription était loin d’être un phénomène cantonné aux grands ensembles ou aux quartiers populaires : elle concerne des pans entiers de la population, sur tout le territoire, y compris dans les mondes ruraux.
Nous observons que la question de la participation, qui nous passionne en tant que chercheurs depuis longtemps, ne perd pas de son importance ou de son acuité, bien au contraire. Il y aurait beaucoup à dire, car c’est un phénomène multidimensionnel qui a un aspect sociologique – il s’inscrit dans ce qu’on appelle des déterminants sociaux –, qui est très fortement lié au contexte politique, à l’offre politique, lesquels jouent un rôle très important en matière de participation, et qui a également une dimension procédurale – c’est sans doute une des raisons pour lesquelles vous avez engagé votre travail : les procédures jouent un rôle qu’il ne faut pas surestimer, mais qui est important.
C’est toujours un honneur et une chance pour des chercheurs de pouvoir exposer à la représentation nationale certains des résultats auxquels ils sont parvenus et certaines des hypothèses sur lesquelles ils travaillent, et ainsi, nous l’espérons, de pouvoir contribuer à une réflexion collective et, pourquoi pas, à une amélioration des procédures. Nous avons eu la chance d’être auditionnés par les parlementaires qui sont à l’origine des dernières grandes réformes au sujet de la participation électorale – la création du répertoire unique et surtout, plus important encore, l’allongement de la période d’inscription sur les listes électorales. Celle-ci a été ramenée à un mois avant l’élection, ou plutôt, traduite en langage administratif, à six semaines, ce qui reste quand même nettement préférable à la situation antérieure.
La situation antérieure était assez particulière puisque la France était, à ma connaissance, le seul pays à imposer à ses citoyens de s’inscrire l’année précédant un scrutin – étant entendu que les scrutins ne sont pas forcément prévisibles. Ainsi, en 1997, lorsque des élections législatives imprévues ont été organisées, des gens qui ne s’étaient pas inscrits ou réinscrits l’année précédente n’ont pas pu voter. Le système d’inscription posait vraiment un ensemble de problèmes.
J’arrêterai là mon propos liminaire parce que nous préférons répondre à vos questions. Nous tenons seulement à insister sur le fait que la France a sans doute encore des procédures un peu plus contraignantes que celles de la plupart de ses voisins, en particulier, mais peut-être pas seulement, du fait du mécanisme de l’inscription sur les listes électorales.
Nous restons en effet, avec les États-Unis, l’une des rares démocraties à imposer cette étape dans la procédure électorale. Dans la plupart des pays européens et des démocraties en général, l’inscription est automatique. En France, sauf pour les jeunes qui accèdent à la majorité et ont fait leur Journée Défense et Citoyenneté, cela reste une démarche spécifique et volontaire – pour ceux, donc, qui n’ont pas bénéficié de l’inscription d’office que je viens d’évoquer et ceux qui doivent se réinscrire après avoir déménagé. Cette étape est, avec d’autres, une spécificité qui produit des effets majeurs ; nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir.
Nous sommes ravis, je le répète, que des recherches scientifiques puissent alimenter les travaux de la représentation nationale.
Mme Céline Braconnier, professeure de science politique. Je vous remercie à mon tour de nous avoir sollicités.
Nous travaillons sur les questions de l’abstention, des procédures électorales, de l’inscription et de la mal-inscription parce que nous avons la chance, en France, de disposer de listes d’émargement qui permettent de mesurer d’une façon très objective les comportements électoraux. Le fait de ne pas voter ou de voter n’est ainsi pas seulement l’objet de déclarations dans le cadre de sondages : ce sont aussi des comportements consignés sur des listes. Ces traces objectives nous permettent de mener des études qui prennent un peu de temps mais donnent des résultats d’une grande solidité par rapport à d’autres questions plus compliquées à aborder, en raison de biais déclaratifs notamment qui rendent les résultats un peu plus fragiles. Nous sommes un des rares pays à disposer de telles données sur un temps long, ce qui permet de faire des analyses à la fois sur le court terme et sur le long terme, à l’échelle individuelle et à l’échelle de regroupements – bureaux de vote, commune, département, niveau national. Nous pouvons ainsi changer d’échelle sans que les analyses perdent en solidité. Nous pouvons suivre, par exemple, les comportements en matière électorale au sein des cellules familiales. Cela nous apprend des choses très importantes au sujet de l’entraînement à la participation électorale.
Les travaux dont nous rendons compte ont donc été menés à partir de comportements objectivés dans les listes d’émargement. Nous avons fait, par ailleurs, des études de cas très localisées, dans des configurations socialement très déterminées – des quartiers très populaires ou très bourgeois, par exemple. Nous avons aussi mené des travaux à l’échelle nationale, toujours à partir des listes d’émargement, après nous être aperçus que la mal-inscription était un phénomène très important pour comprendre les logiques de la participation. Pour cela, nous nous sommes rapprochés de collègues de l’Insee, avec lesquels nous avons travaillé à la mise au point d’un instrument de mesure, dans le cadre de leur enquête sur la participation électorale, du phénomène de la mal-inscription à l’échelle nationale. Nous dépassions ainsi les études de cas par lesquelles nous avions compris l’existence du phénomène – nous avions vu qu’il n’était pas propre à certains milieux mais avait l’air d’être assez généralisé, dans des configurations territoriales très contrastées socialement. Le travail réalisé avec l’Insee, qui a été progressivement affiné depuis 2012, nous a permis de mesurer le phénomène au niveau national et de le comprendre beaucoup plus en profondeur, d’en voir les contours de façon beaucoup plus précise.
Outre les travaux statistiques et les travaux qualitatifs, c’est-à-dire les études de cas, nous avons mené des études expérimentales de terrain appelées en anglais field experiments – il n’existe pas d’expression en français parce que ces études sont très rares : nous sommes à peu près les seuls à en faire en matière électorale. Nous avons essayé de mesurer par avance sur le terrain les effets de réformes envisageables sur le plan de la procédure électorale, pour essayer de convaincre les élus de les adopter. C’est ce type d’enquête qui nous a permis, notamment, lors de l’audition qui a précédé la réforme du calendrier de l’inscription sur les listes électorales, de convaincre un certain nombre de responsables politiques de l’intérêt de rapprocher la date de clôture des inscriptions du début des campagnes électorales.
Ces field experiments ont, par exemple, consisté à essayer d’abaisser le coût de la procédure d’inscription électorale, pour mesurer les effets d’une facilitation de l’acte d’inscription. Nous avons mené en 2012, dans des grandes villes françaises, une enquête de porte-à-porte de grande ampleur, auprès de 10 000 personnes, durant laquelle des étudiants et des retraités de la MGEN (Mutuelle générale de l’éducation nationale) sont passés auprès de citoyens, inscrits ou non sur les listes électorales, pour les inciter à s’inscrire et les aider à le faire. Nous avons ensuite mesuré à partir des listes d’émargement, plusieurs années d’affilée, les effets obtenus en comparant le groupe test et un groupe de contrôle sur lequel nous n’étions pas intervenus.
Les résultats ont été très convaincants et très clairs : lorsqu’on abaisse le coût, on produit de l’inscription électorale et de la participation sur le court terme – c’est-à-dire pour les élections qui ont lieu jute après ; l’effet n’est plus du tout le même deux ans plus tard. On a en effet stimulé l’inscription de personnes a priori moins politisées, qui vont voter à l’élection présidentielle, mais aussi, même si c’est un peu moins vrai, aux élections législatives. Nous avons montré d’une façon absolument certaine qu’une interaction, notamment avec les retraités de la MGEN, qui ont été très efficaces, permet de produire de l’inscription et de la participation électorale, et donc que la mal-inscription conduit très clairement à perdre des électeurs.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je tiens à vous remercier de participer à cette audition non seulement en tant que député, mais aussi en tant qu’ancien étudiant en sociologie des institutions politiques qui a été un grand lecteur de vos travaux, puis un utilisateur, pour faire des recommandations, avant la tenue des dernières élections européennes, à Mme Sabrina Agresti-Roubache. Je me suis en effet essentiellement servi de vos travaux car il en existe peu en ce qui concerne la mal-inscription et la non-inscription, et vos travaux sont donc très précieux pour éclairer la représentation nationale.
Il y a deux phénomènes différents, la non-inscription et la mal-inscription. La première est plutôt en baisse – la procédure d’inscription obligatoire sur les listes électorales permet un rattrapage progressif – mais la mal-inscription reste un phénomène assez massif. Vous avez dit qu’elle a des effets en matière de participation : êtes-vous en mesure de les quantifier ? Quelle est la probabilité d’une plus forte abstention quand on est mal inscrit ?
Par ailleurs, est-on capable de déterminer sociologiquement les critères de la mal‑inscription ? Concerne-t-elle davantage les milieux populaires ? On sait, par exemple, que les déménagements sont très fréquents dans les quartiers populaires en raison de l’évolution des familles et du logement. On est poussé à s’installer là où on trouve un logement dans ses prix – et l’inscription sur les listes électorales n’est alors pas le plus urgent.
Vous avez évoqué en corollaire une perte de voix. Des études renseignent-elles sur le camp ou la couleur politique vers laquelle se seraient tournés les électeurs mal inscrits, ou abstentionnistes d’ailleurs, s’ils étaient allés voter ? Est-ce plutôt orienté dans une direction politique ou réparti de manière équitable, ce qui serait finalement sans effet sur les résultats ?
Les types de scrutin ont-ils des effets particuliers ? Le scrutin électronique ou à distance par exemple favorise-t-il davantage la participation que le scrutin à l’urne, comme il existe en France ? Existe-t-il des spécificités françaises en matière d’abstention ?
Enfin, avez-vous déjà des éléments au sujet des élections législatives anticipées de 2024, consécutives à la dissolution ? En l’occurrence, les élections ont eu lieu trois semaines plus tard : on était donc hors délai pour se réinscrire sur les listes électorales. Des enquêtes montrent-elles que des gens auraient voulu voter mais n’ont pas pu le faire pour cette raison ?
Mme Céline Braconnier. Oui, nous avons étudié les effets de la mal-inscription sur la participation, notamment dans le cadre de notre association avec les agents de l’Insee qui travaillent sur les listes d’émargement. Ils prennent de gros échantillons représentatifs de la population française, qui vont, en fonction des années et des séquences électorales, jusqu’à presque 40 000 individus – l’échantillon était de 25 000 personnes en 2022.
Nous avons montré que l’effet de la mal-inscription sur la participation était extrêmement important : elle produit de l’abstention constante. Quand on est mal inscrit, on a entre deux et trois fois plus de chances d’être abstentionniste de façon constante que lorsqu’on est bien inscrit. Le taux d’abstention constante des mal-inscrits est compris entre un quart et un tiers.
On est plus ou moins mal inscrit : il y a des degrés, notamment en fonction de l’éloignement entre le lieu de résidence et le lieu de vote. À peu près la moitié des mal-inscrits, cela a été montré cette année grâce aux données de l’Insee, habitent à moins de 17 kilomètres de leur lieu de vote. Mais même si les distances sont faibles, nous savons grâce à d’autres études, notamment menées dans des quartiers populaires, qu’elles peuvent être dissuasives : moins on est politisé, plus le vote est coûteux et plus l’obstacle matériel peut être rédhibitoire en matière de participation.
Le taux d’abstention varie en fonction des degrés d’éloignement. À peu près un quart des mal-inscrits se trouvent à plus de 91 kilomètres, je crois, de leur lieu de vote. On rencontre un phénomène spécifique à Paris, où plus de la moitié des mal-inscrits se trouvent à plus de 200 kilomètres de leur lieu de vote : cela correspond à un élément particulier de la sociologie parisienne, à savoir l’importance des résidences secondaires.
La sociologie de la mal-inscription est très variée. Elle est assez différente de la sociologie de la non-inscription en ce qu’elle est directement liée à la mobilité résidentielle. Or cette dernière n’est pas propre à une catégorie sociale, même s’il existe au sein des différentes catégories sociales différents types de mobilités : ces dernières peuvent être plus ou moins contraintes, en lien avec le travail ou les études par exemple.
La mal-inscription produit de l’abstention constante. C’est notamment un des facteurs explicatifs de l’abstention à l’élection présidentielle. Plus la participation à un scrutin est élevée, moins elle est inégalitaire et plus la part de la mal-inscription dans l’abstention est forte. Les chances d’être un abstentionniste constant sont trois fois plus importantes quand on est mal inscrit.
La sociologie de la mal-inscription est, je l’ai dit, assez contrastée. Elle correspond essentiellement à la mobilité : on est mal inscrit quand on a déménagé. Les 7,7 millions de mal-inscrits enregistrés en 2022 – ils sont sans doute un peu plus nombreux aujourd’hui – représentaient 16 % des inscrits. Ils sont un peu plus de deux fois plus que les non-inscrits – il est également important d’avoir cette proportion en tête. Sur ces 7,7 millions de personnes, 1,7 million avaient déménagé l’année précédente et n’avaient pas fait de démarches pour se réinscrire. Il y a un ensemble d’éléments qui permet de valider l’idée que la mal-inscription est avant tout un effet de la mobilité résidentielle.
La procédure d’inscription sur les listes électorales est très ancienne et correspond à une époque où la mobilité était beaucoup moins forte. Celle-ci est désormais nourrie par différents facteurs, tels que les études et le travail. Environ la moitié des mal-inscrits ont moins de 35 ans, répartis équitablement entre les deux premières tranches de la jeunesse. Les étudiants sont très représentés dans cette catégorie, de même que les jeunes cadres qui déménagent pour leur travail ou quittent les centres-villes une fois qu’ils ont un deuxième enfant, et qui ne se réinscrivent pas tout de suite sur les listes électorales. Certes ils procrastinent, mais il y a aussi une méconnaissance de l’étape de l’inscription sur les listes qui a sans doute été accentuée par l’inscription d’office à 18 ans. Cette mesure a bien sûr permis de réduire les non-inscriptions, même s’il en reste parmi les jeunes, mais elle a aussi mécaniquement produit de la mal-inscription quelques années plus tard : ne s’étant pas déplacés pour s’inscrire la première fois, les jeunes, lorsqu’ils deviennent autonomes, ne le font pas pour une réinscription.
Pour des jeunes assez peu politisés, l’idée d’aller se réinscrire sur des listes électorales lorsqu’ils déménagent n’a tout simplement pas de sens. Ils ne réagissent pas aux affiches officielles incitant à l’inscription avant les échéances électorales, à moins que leurs parents connaissent ces procédures dont il n’est d’ailleurs pas question à l’école – laquelle n’est plus le lieu de préparation aux premières expériences électorales qu’elle était. Même les discours civiques entendus dans les médias, surtout avant des élections présidentielles, sont source de confusion : il est fréquent de voir des gens arriver au bureau de vote de leur quartier sans s’être inscrits, parce qu’ils ont entendu à la radio qu’il n’y avait « pas besoin de la carte électorale ».
L’inscription est une étape purement administrative, qui n’a guère de sens politique. La réduction du délai à six semaines avant l’échéance – ce qui est toujours mieux que plusieurs mois à l’avance – ne s’est pas accompagnée d’une campagne massive en faveur de l’inscription. Dans les familles peu politisées où l’on ne s’intéresse à une élection que quelques jours avant le vote, cette réforme n’a donc produit aucun effet.
Je vais laisser Jean-Yves Dormagen poursuivre sur la sociologie de la mal-inscription. Les jeunes sont particulièrement nombreux parmi les mal-inscrits, ce qui est à relier à l’abstention, mais la mal-inscription possède d’autres caractéristiques.
M. Jean-Yves Dormagen. La mal-inscription est effectivement essentiellement liée à l’âge, et il est important de se rendre compte des proportions : en gros, la moitié de la jeunesse n’est pas en situation de voter sur son lieu d’habitation, si l’on inclut la petite partie de jeunes non-inscrits qui n’ont pas bénéficié de l’inscription automatique à 18 ans. Plus de 40 % des 25‑30 ans sont mal inscrits, dans une situation qui rend le vote très compliqué. Les étudiants sont particulièrement concernés : ils sont une minorité à pouvoir voter dans la ville où ils résident, ce qui a des effets spectaculaires sur la composition du corps électoral. Pour les élections municipales par exemple, il faut savoir que, dans les villes et les grandes métropoles, les étudiants représentent entre 3 % et 4 % des votants alors qu’ils constituent environ le quart des habitants. Ils disparaissent quasiment du corps électoral, ce qui entraîne des effets de toutes sortes.
Quels en sont les effets politiques ? À ma connaissance, aucune étude scientifique convaincante n’a été réalisée sur le sujet. Il est assez difficile de mesurer précisément les effets de l’abstention. C’est pour la recherche un thème qui n’a pas encore été exploré de manière très rigoureuse et qui mérite vraiment que l’on y travaille. Cela étant, l’identification des mal-inscrits permet de produire des hypothèses raisonnables : les partis et les forces politiques les plus défavorisés par cette situation sont ceux dont les électeurs sont les plus jeunes, avec une forte composante étudiante. On peut donc penser que la mal-inscription nuit davantage aux partis de gauche qu’aux partis à l’électorat plus âgé. En outre, les enquêtes d’opinion et les études de votes montrent que les clivages selon l’âge sont plus marqués que par le passé, du fait de la polarisation de la société française. La distribution du vote selon l’âge est sans doute plus marquée qu’elle ne l’a jamais été.
Pourquoi est-ce si important, la mal-inscription ? L’expérimentation que nous avons réalisée il y a un peu plus de dix ans a démontré de manière scientifique que toute élévation du coût du vote et de la procédure produit des effets qui diffèrent en fonction des groupes et des profils sociaux, mais aussi selon le type d’élection. Plus une élection est mobilisatrice, plus le niveau d’intensité du scrutin est fort, et moins ces effets sont prononcés. Pour le dire de manière plus directe, les étudiants mal inscrits font souvent l’effort de se déplacer ou de faire une procuration pour une élection présidentielle ; mais dès que l’intensité de l’élection se réduit, ce sont les premiers à s’abstenir.
L’un des grands sujets aujourd’hui, s’agissant de participation et de diagnostic démocratique, est cet écart que l’on enregistre entre l’élection présidentielle et les élections législatives. À l’exception du dernier scrutin, qui ne s’est pas tenu dans le prolongement d’une élection présidentielle, cet écart est devenu spectaculaire : en à peine six semaines, le taux de participation baisse de 30 % à 40 %, passant de 80 % à moins de 50 %. Cet écart est principalement nourri par la démobilisation de la jeunesse, alors qu’on ne constate pas de grande démobilisation électorale chez les seniors entre les deux tours de la présidentielle et les deux tours des législatives. Or la démobilisation spectaculaire des jeunes tient en partie à la mal-inscription. Lors d’une élection présidentielle, les écarts entre les plus jeunes et les plus âgés sont de quelques points. Aux élections législatives, on atteint 40 points de différentiel : seulement 15 % à 20 % des jeunes votent, contre 60 %, voire 70 % des seniors.
Le corps électoral est donc complètement déformé. Quand on étudie les logiques de participation et de choix électoraux, compte tenu de ce que l’on sait du profil et de la structure des électorats, on se dit que cette déformation radicale ne peut pas ne pas avoir d’influence sur les rapports de force – ce que vous savez aussi en tant qu’acteurs politiques. La mal-inscription génère de l’abstention ; l’abstention est socialement très différenciée ; les électorats sont eux‑mêmes socialement différenciés : quand vous tirez les conséquences logiques de ces constats, vous arrivez à la conclusion que l’abstention produit des effets sur les rapports de force politiques. C’est quasi certain, même si peu d’études disponibles tranchent ce débat de manière empirique et fondée et que cela reste un sujet à approfondir.
M. le président Thomas Cazenave. La mal-inscription produit des effets pérennes sur l’abstention, disiez-vous, madame Braconnier. Mais le fait d’être mal inscrit n’est-il pas déjà le signe d’une mise à distance de la politique, dont la manifestation ultime serait l’abstention ? Le fait générateur ne serait pas la procédure, mais le sentiment de ne pas être pleinement concerné par les prochaines échéances électorales ; mal-inscription et abstention seraient liées par cette distance à la politique. Vos études vont-elles dans ce sens-là ?
Vos analyses sur le coût du vote vous conduisent-elles à la conclusion qu’il faut en venir à un vote sans coût, dont la forme ultime est le vote immédiat, par le biais d’internet ou de son téléphone, depuis son domicile ? La distance serait réduite à zéro, le vote serait instantané. Mais comment cette théorie se concilie-t-elle avec le fait que, comme des chercheurs nous l’ont dit lors de précédentes auditions, le recours au vote par internet reste sans effet sur le taux de participation ?
Monsieur Dormagen, vous avez insisté sur la dimension procédurale de la question. Hors la mal-inscription et la non-inscription, y a-t-il d’autres éléments dans cette dimension procédurale qui vous semblent peser sur la participation ?
Enfin, les sondages récurrents peuvent-ils avoir un effet sur la participation, en conduisant l’électeur à se dire que l’élection est jouée et qu’il n’est pas bien utile de se rendre aux urnes ? Ce champ vous semble-t-il devoir être exploré, compte tenu du caractère multidimensionnel de l’abstention que vous évoquiez dans votre propos liminaire ?
Mme Céline Braconnier. L’abstention étant vraiment multifactorielle, aucune mesure législative ne pourrait, à elle seule, produire une hausse importante de la participation. Il faut toutefois souligner que si aucun type de scrutin n’échappe à la hausse de l’abstention, l’élection présidentielle reste très massivement mobilisatrice – c’est l’une des spécificités françaises. Les abstentionnistes de tous les autres scrutins, qui sont de plus en plus nombreux, restent très majoritairement des électeurs à la présidentielle.
À l’échelle individuelle, les taux d’abstention en France ne représentent donc que très marginalement une rupture vis-à-vis du vote. On insiste à raison sur la défiance particulière des citoyens français à l’égard de leurs institutions et des professionnels de la politique, et sur les multiples formes de désenchantement, aussi réelles que mesurables, qu’ils expriment, mais il faut aussi noter que ce n’est pas incompatible avec une forme de participation devenue très majoritairement intermittente. Même si l’on perd quelques points à chaque élection présidentielle depuis 2007, la participation continue d’être très élevée. L’élection présidentielle se situe dans la moyenne enregistrée aux législatives dans les pays limitrophes. En ce qui nous concerne, le maintien dans la civilisation électorale passe par la présidentielle et non par les législatives.
Puisque l’abstention est multifactorielle, on ne peut pas incriminer seulement la procédure – l’inscription électorale en particulier. Comme vous le soulignez à juste titre, il existe un lien très fort entre la participation électorale et le niveau de politisation. Mais n’oublions pas de préciser que ce niveau est lui-même directement lié à certains facteurs sociodémographiques tels que l’âge, le niveau de vie ou la catégorie socioprofessionnelle. Les abstentionnistes constants, les abstentionnistes intermittents qui votent le moins et les non-inscrits présentent les mêmes caractéristiques sociales. Plus vous êtes en difficulté économique, jeune, dépourvu de diplôme et isolé, plus vous avez de chances d’être non-inscrit ou de vous abstenir.
Ces déterminants sociaux sont le facteur dominant de la politisation, mais il faut aussi compter avec la force propre des procédures électorales. En l’occurrence, celle de notre procédure d’inscription est assez facile à mesurer. Il suffit, puisque nous sommes l’une des rares grandes démocraties au monde à imposer à ses citoyens de s’inscrire sur une liste pour pouvoir exercer son devoir civique, d’évaluer l’effet de la suppression de cette étape. Nous avons ainsi, lors d’une expérimentation récente, demandé à des facteurs de La Poste d’aider les gens à remplir les formulaires d’inscription à leur domicile : nous avons pu constater un effet important sur les réinscriptions après un déménagement. Sans cela, ces personnes auraient mis trois ou quatre ans de plus à faire la démarche. L’aide du postier n’a pas modifié fondamentalement leur rapport à la politique mais elle a supprimé une barrière matérielle qui aurait pu les empêcher de se rendre aux urnes le cas échéant, notamment en cas d’élection impromptue comme en 2024.
Le niveau de l’inscription témoigne bien sûr d’un rapport au vote. Quand on demande aux étudiants qui remplissent nos amphis – y compris en sciences politiques ! – de lever la main pour savoir s’ils sont inscrits, je ne vous dis pas le résultat… D’ailleurs, nous avons été auditionnés par différentes personnalités politiques, jusqu’au sommet de l’État, et c’est en songeant à la situation de leurs propres enfants que nos interlocuteurs ont réalisé l’importance de la mal-inscription.
Bien sûr, moins on est politisé, plus la mal-inscription produit des effets. Les étudiants très politisés dont les parents votent font des procurations quand ils sont mal inscrits. Pour l’élection présidentielle de 2022, il y a eu 11 % de vote par procuration pour les 18-25 ans, alors que la moyenne se situe à 5 %. On ne retrouve pas de tels taux pour les législatives.
La procuration est donc un moyen de contrer la mal-inscription. Mais à quoi sert de maintenir cette procédure d’inscription, qui tient à l’écart aussi bien des étudiants que de jeunes cadres qui viennent de déménager pour leur travail, quel que soit leur rapport à la politique ? Pourquoi compliquer la possibilité qu’ils aillent voter si une élection survient ? Cette procédure complètement inadaptée à notre société de la mobilité produit un effet d’éviction, qui est encore renforcé par la complexité de la procédure de procuration.
Vous avez raison, être mal inscrit indique une distance vis-à-vis de la politique, mais une démocratie n’aurait-elle pas intérêt à faire en sorte que le plus grand nombre de citoyens soient en situation d’aller voter facilement ? Si un citoyen peu politisé, qui ne se déplacera de toute façon pas pour des élections régionales ou européennes, est bien inscrit, il sera en mesure d’aller voter pour l’élection présidentielle si une campagne électorale de forte intensité vient compenser sa distance à la politique. S’il est mal inscrit, il sera moins susceptible d’être entraîné dans la dynamique de campagne, d’être stimulé par ses proches.
Je parle des familles car les partis politiques sont assez peu présents sur le terrain, faute d’un nombre suffisant de militants pour encadrer et produire des effets de mobilisation électorale. Ce sont donc les familles qui entraînent au vote. L’élection présidentielle est la seule qui suscite aussi des échanges politiques avec les amis, les collègues de bureau et autres, ce qui stimule la participation. Mais ces effets d’entraînement ne peuvent jouer que sur des gens qui peuvent voter facilement.
Jusqu’à quel niveau abaisser le coût du vote ? À titre personnel, je ne comprends pas pourquoi on maintiendrait des coûts que l’on peut facilement supprimer. En les éliminant, on stimulerait la participation – ce qui ne signifie pas qu’on stimulerait une politisation investie : il resterait aux candidats la charge de parvenir à mobiliser, à produire du vote heureux.
En effet, la différence de participation entre les élections présidentielles et législatives n’est pas le fait de gens très politisés. Beaucoup sont assez peu politiquement investis, voire empreints de défiance. Il est d’ailleurs fréquent que les électeurs disent que là, ils se sont fait avoir mais qu’ils n’iront pas voter la prochaine fois – la plupart d’entre eux y retournant quand même, ce qui rend peu fiables les enquêtes déclaratives concernant la participation. Cela étant, leur nombre diminue tout de même à chaque fois : l’abstention constante atteint désormais 16 % alors qu’elle se situait aux alentours de 10 % dans les années 2000.
Il faut donc abaisser autant que possible le coût du vote, tout en sachant que cela ne changera pas le rapport à la politique. Celui-ci ne dépend pas des procédures, mais des forces et de l’offre politiques, de la capacité de l’école à socialiser et à préparer à des pratiques civiques, etc. Comment abaisser ce coût ? Disons-le clairement, nous sommes pour la suppression de la procédure d’inscription, étape complètement incompréhensible pour les citoyens. Cela permettrait à tout le monde d’être atteint par les campagnes électorales et les candidats.
Comment faire pour supprimer cette inscription ? Comme dans tous les pays autour de nous. Chez la plupart de nos voisins, la déclaration de changement de domicile est obligatoire, ce que nous n’avons pas en France. Mais depuis le temps que nous faisons des expérimentations, nous avons réfléchi à diverses solutions. L’une d’elles consisterait à associer l’inscription automatique à une procédure inhérente à tout déménagement, par exemple l’abonnement à l’électricité. On pourrait être prévenu qu’on est inscrit d’office sur les listes de la commune, tout en ayant la possibilité de refuser, parce que le code électoral énonce très clairement que l’inscription est volontaire. Cela paraît assez simple et peu coûteux et, comme nous avons été beaucoup consultés sur le sujet au cours des dernières années, nous ne comprenons pas pour quelles raisons cette évolution n’a pas lieu.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Pour ma part, j’avais pensé à une inscription automatique liée aux impôts – ce qui ne fonctionne pas forcément pour les étudiants. Dans votre modèle, qui procède à l’inscription in fine ? Est-ce la commune, une fois que l’opérateur d’électricité ou de téléphonie lui a transmis les informations ?
Mme Céline Braconnier. Oui, voilà.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans ce cas, il faut ajouter une opération de vérification d’identité à la facture d’électricité. Cela peut poser un problème pour les étrangers en situation irrégulière qui souhaitent avoir de l’électricité dans leur logement. Il faut donc veiller aux effets de bord, mais je suis complètement d’accord avec vous : nous devons trouver un système d’inscription automatique.
Mme Céline Braconnier. Nous n’avons pas creusé cette question, mais rien n’empêche d’étudier en détail ce qui se pratique dans des pays voisins où chaque déménagement occasionne une déclaration domiciliaire. Cela ne semble pas être un obstacle rédhibitoire.
M. Jean-Yves Dormagen. La question du coût du vote est très importante. C’est au cours de nos années d’exploration de la cité des Cosmonautes, en Seine-Saint-Denis, que nous avons pris conscience du problème majeur de la mal-inscription. La moitié des habitants y avaient un problème d’inscription, mais ceux qui étaient bien inscrits avaient voté assez massivement lors du fameux scrutin du 21 avril 2002 : ils s’étaient déplacés à plus de 80 % tandis que le taux de participation du bureau était de 59 %, preuve que l’abstention était essentiellement nourrie par la mal-inscription.
On aurait certes pu nous objecter à l’époque que nous prenions le problème à l’envers et que les bien inscrits étaient justement ceux qui désiraient voter, tandis que les mal inscrits se désintéressaient des scrutins. Une expérimentation de 2012 a permis d’affiner l’analyse.
Les résultats de cette expérimentation étaient indiscutables tant ils étaient puissants. Elle était de très grande ampleur : 200 mobilisateurs, 45 000 personnes et une cinquantaine de bureaux de vote concernés, 200 000 votes contrôlés sur liste d’émargement. Elle a été élaborée en partenariat avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Esther Duflo, et a donné lieu à un article dans American Political Science Review, validé scientifiquement par les meilleurs spécialistes américains. Nous avons démarché les personnes à leur domicile, leur avons fait signer une procuration, avons constitué leur dossier d’inscription et l’avons déposé nous-mêmes en mairie. Une large partie d’entre elles ne se seraient pas inscrites spontanément – cela aussi, nous l’avons mesuré. Or elles ont voté à 80 % à l’élection présidentielle.
La facilitation de la procédure a donc produit des votants. Ce public a certes été un peu plus abstentionniste que la moyenne aux législatives – étant un peu moins politisé et un peu moins intéressé par les élections – mais la démarche a quand même produit des votants supplémentaires. D’autres expériences américaines ont démontré qu’abaisser le coût du vote favorisait la participation. Si l’on souhaite que le maximum de citoyens votent, il faut limiter les procédures. Ce n’est pas vraiment surprenant, mais c’est maintenant démontré.
Il ne faut pas oublier que les inscrits ne représentent pas la totalité du corps électoral, et que notre mode de comptage de la participation dissimule la non-inscription. Après avoir longtemps culminé à 10 %, celle-ci est désormais d’environ 6 %. Aux 30 % ou 40 % d’abstentionnistes doivent donc être ajoutés les 6 %, 8 % ou 10 % de non-inscrits. La sociologie de la non-inscription est encore plus claire que celle de la mal-inscription : c’est le fait des catégories les plus populaires et précaires.
Il vous a été dit, lors des auditions précédentes, que le vote en ligne n’augmentait pas la participation. Je suis un peu surpris et j’aimerais savoir sur quelle situation empirique et quelles données cette affirmation se fonde. En Estonie, où le vote dématérialisé en ligne a été introduit en 2005, la participation a augmenté, puis s’est stabilisée à un niveau supérieur à celui des années 1990. Cet État échappe à la poussée abstentionniste constatée dans d’autres pays de l’Est. Cela étant, si l’on raisonne de manière rigoureuse, il est difficile d’isoler l’effet du vote électronique parmi les multiples facteurs qui déterminent la participation. Le contexte et l’offre politiques restent des déterminants puissants.
Il est important de dire que la progression de l’abstention n’est pas inéluctable. La participation progresse ainsi aux États-Unis depuis plusieurs scrutins. Elle a légèrement baissé pour la récente réélection de Donald Trump, mais elle se maintient à un niveau élevé par rapport aux années 1980 et 1990. Elle avait atteint des niveaux records lors du précédent scrutin. Rappelons qu’aux États-Unis, il n’y a guère que cinq ou six États où le vote compte, et que la participation y est comparable, voire supérieure à celle d’une élection présidentielle française. Dans les État qui ne présentent pas d’enjeu électoral – et où il n’y a même pas de sondages, tant le résultat est connu d’avance – le taux de participation est bien différent.
Certains pays européens affichent eux aussi des courbes de participation plutôt ascendantes.
Mme Céline Braconnier. La Suède, la Norvège et le Danemark ont un taux de participation stable et très élevé, de l’ordre de 80 % ou 85 % aux élections législatives. Ces pays proposent des modalités de vote diverses, ce qui leur permet de mobiliser différentes catégories de population. Selon qu’on habite dans un endroit très isolé ou pas, qu’on est jeune et à l’aise avec les outils informatiques ou pas, on peut soit voter à distance, soit se déplacer. Tous ces pays permettent le vote à distance, mais pas nécessairement par voie électronique, pour des raisons de sécurité – à titre personnel, je n’ai pas d’avis sur le vote électronique : j’ai vu des pays revenir en arrière pour des motifs sécuritaires. Il existe aussi le vote par correspondance, qui est interdit en France depuis 1975, sauf pour les expatriés et, depuis 2019, pour les détenus, qui devaient jusque-là voter par procuration. Soit dit en passant, l’introduction du vote par correspondance a multiplié par dix le taux de participation dans les prisons, à effet immédiat.
J’ai été auditionnée à deux reprises pendant la pandémie de covid sur les procédures électorales. De nombreux pays s’interrogeaient alors sur les conséquences d’éventuelles modifications des procédures pour des raisons sanitaires. La France est l’un des seuls à ne pas avoir saisi cette occasion pour diversifier ses modalités de vote. Là où le vote par correspondance existe depuis très longtemps, il est de plus en plus utilisé, notamment depuis la pandémie. En Allemagne, où il est permis depuis 1957, un quart des électeurs ont voté par correspondance aux dernières élections fédérales. Les Espagnols y ont également largement recouru lors des élections anticipées de 2023. Les procédures électorales doivent suivre les évolutions de la société, à condition d’être sécurisées et d’inspirer confiance.
M. le président Thomas Cazenave. Vous êtes donc favorable au vote par internet à distance, qui est de nature, selon vous, à renforcer la participation ?
Mme Céline Braconnier. Oui, à condition qu’il soit sécurisé.
M. le président Thomas Cazenave. Avez-vous connaissance d’études qui démontreraient que ce type de vote n’a pas d’effet sur la participation ? Nous avons besoin d’être éclairés sur ce sujet, car nous avons entendu des opinions contrastées.
M. Jean-Yves Dormagen. L’un des enjeux est celui de l’empowerment, de l’autonomisation. Le fait de supprimer des démarches d’inscription qui réclament un certain engagement pourrait-il, paradoxalement, démobiliser les électeurs ? Nous n’avons pas pu le mesurer. Notre expérimentation de 2012 présentait une grande rigueur scientifique, avec des groupes tests, des groupes de contrôle, etc. Nous avions informé certains groupes qu’ils devaient s’inscrire, en les laissant faire la démarche, et en avions inscrit d’autres nous-mêmes. Or les premiers n’ont pas davantage voté que les seconds.
Je ne suis pas spécialiste de ce pays, mais je crois savoir que 55 % des Estoniens ont voté en ligne aux dernières élections législatives. Si ce chiffre est juste, cela prouve que les citoyens s’emparent du vote en ligne, comme du vote par correspondance. Les États-Unis ont multiplié les modalités de vote – dans certains États, on peut voter dans les supermarchés en faisant ses courses – et là aussi, les citoyens s’en emparent. Il reste toutefois difficile d’en mesurer les conséquences sur la participation globale.
S’agissant de votre question sur les sondages, étant président d’un institut d’études d’opinion, Cluster17, je vous réponds en tant que juge et partie. Il me semble qu’ils renvoient à une question plus large : qu’est-ce qui fait voter ? J’y répondrai par une lapalissade, qu’il faut toutefois prendre au sérieux. Ce qui fait voter, c’est la manière dont les citoyens perçoivent le vote et l’élection. Votent-ils parce qu’ils y voient un sens, une nécessité, une urgence, parce qu’on les y incite ou que d’autres, autour d’eux, y trouvent du sens et les convainquent de le faire ? Dans tout cela, la relation avec la politique est déterminante.
L’habitude joue également sur la participation, comme sur le reste – j’ai l’habitude ou pas de manger japonais, d’aller à la piscine, de donner mon sang. De nombreuses études en psychologie sociale montrent que quand on a donné son sang une fois, il y a de fortes probabilités qu’on recommence : on voit une affiche appelant au don et cela déclenche un comportement. Quand vous n’avez jamais donné votre sang, en revanche, vous avez une certaine appréhension. Le vote est certes moins angoissant, mais il répond aussi à une habitude sociale – il explique probablement un tiers du taux de participation. Dans certains milieux, en particulier chez les seniors, on ne se pose pas la question : on va voter. Bref, le noyau dur des électeurs est constitué de personnes très politisées ou très habituées, ou les deux. Il faut donc aider les gens à prendre l’habitude de voter.
Pourquoi a-t-on le sentiment qu’une élection est importante, qu’il s’y joue quelque chose, que l’avenir du pays est en jeu ? Lors des dernières législatives, certains électeurs ont eu le sentiment que le choix était plus important que d’habitude, parce qu’un parti qui n’avait jamais gouverné pouvait accéder au pouvoir. En l’occurrence, les sondages laissaient penser que ce scénario était possible, ce qui a produit de la mobilisation. De même aux États-Unis, les sondages donnant un candidat républicain très clivant au coude à coude avec une candidate démocrate ont incité des électeurs à aller voter ; le scrutin s’annonçant très serré, ils ont eu conscience que leur voix compterait, en particulier dans les États clés.
Mais les mêmes sondages peuvent avoir un effet démobilisateur quand ils donnent le sentiment que l’élection est jouée d’avance. Cet effet n’est généralement pas direct : il y a beaucoup moins de personnes qu’on ne le croit qui décortiquent les enquêtes. Les sondages participent néanmoins du récit global, parce qu’ils nourrissent et structurent les commentaires et les analyses. Ils donnent une clé de lecture de l’élection. Pour prendre la dernière présidentielle française, il est probable – mais non vérifiable scientifiquement – que la nette avance prêtée à Emmanuel Macron sur la candidate du Rassemblement national ait facilité l’abstention d’un certain nombre d’électeurs, qui n’avaient pas de préférence très marquée et se disaient que le président serait de toute façon réélu. De ce point de vue, les sondages ont peut‑être un petit effet abstentionniste.
N’accordons pas aux sondages plus d’importance qu’ils n’en ont. Ce qui est certain, c’est qu’ils contribuent puissamment à la scénarisation de l’élection et à la perspective d’un résultat serré ou non, ce qui est l’une des dimensions de la mobilisation. Ils ont donc un effet sur la perception globale de l’enjeu électoral plus qu’un effet direct sur le public.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Prenons l’exemple du premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Les tout derniers sondages accordaient à Jean-Luc Mélenchon 16 % à 18 % des suffrages, très loin des 21,95 % qu’il a recueillis. Or cela s’est joué à 400 000 voix. Il était annoncé avec cinq, six, voire dix points d’écart par rapport à Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, alors que cette dernière ne l’a finalement devancé que d’un point. On peut se demander si cela n’a pas démobilisé un électorat qui est par ailleurs enclin à la mal-inscription et à l’abstention. Ces mêmes sondages ont d’ailleurs pu avoir des effets sur d’autres personnalités de gauche, données moins aptes que Jean-Luc Mélenchon à accéder au second tour. Certains chercheurs comme Alain Garrigou préconisent d’interdire les sondages, parce qu’ils inciteraient à voter de manière stratégique plutôt que par conviction politique. Avez-vous décortiqué ces sujets ?
Vous avez très justement établi un parallèle entre la participation électorale et le don du sang. Étant moi-même donneur, voici le type de messages que je reçois régulièrement sur mon téléphone : « Les malades ont besoin de vous, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge lundi 6 janvier, prenez vite un rendez-vous » ; « Don de sang, faites un cadeau utile et précieux » ; « Nouveaux rendez-vous disponibles, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge » ; « Urgent, les stocks sont critiques, venez donner votre sang à Saint-Michel-sur-Orge ». Je suis relancé continuellement. Quand mon agenda le permet, j’y vais. Les mêmes mécanismes ne pourraient-ils pas être envisagés pour inciter soit à s’inscrire sur les listes électorales, soit à voter ?
M. Jean-Yves Dormagen. Plus on rappelle aux citoyens la manière dont sont organisées les élections, plus on les incite à vérifier qu’ils sont inscrits et à voter, plus on produit de la mobilisation. Si l’objectif est d’avoir un corps électoral mobilisé qui se rapproche de la réalité du pays, cela ne peut avoir que des effets positifs.
S’agissant des sondages, vous posez des questions presque philosophiques. Vaut-il mieux ne pas connaître les rapports de force électoraux quand on vote ? Pour ma part, je préfère savoir quels candidats ont le plus de chance de se qualifier pour le second tour, mais j’entends que d’autres pensent le contraire.
Dans la vie sociale, les élections se démarquent des autres pratiques de choix. On peut opter pour un téléphone à 100 ou à 1 000 euros, pour un Samsung ou un Apple, selon divers critères, et on coexiste avec des personnes qui font des choix différents. C’est vrai dans de nombreux domaines et, quand on est libéral, on trouve que c’est une bonne chose. L’élection est à part, car nous avons tous le même président, les mêmes députés, le même Parlement ; nous sommes tous soumis aux mêmes lois et aux mêmes politiques publiques.
Je suis étonné que l’on puisse imaginer que la méconnaissance des rapports de force électoraux favorise un vote éclairé. En votant à l’aveugle pour un candidat plutôt que l’autre, sachant qu’il y en a plusieurs relativement proches au premier tour, on risque de perdre sa voix et de le regretter. D’ailleurs, le 21 avril 2002, de nombreux électeurs de gauche ont reproché aux sondages de ne pas les avoir prévenus : s’ils avaient su que le second tour opposerait Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, ils auraient voté autrement. Dans les enquêtes effectuées quelques semaines plus tard pour éclairer les résultats, Lionel Jospin arrivait au second tour : certaines personnes interrogées, gênées du choix qu’elles avaient fait, préféraient déclarer avoir voté pour ce dernier. On fait donc aux sondages des reproches contradictoires.
Plus problématique encore, il est possible que des sondages exacts au moment où ils sont faits produisent un démenti dans les urnes. Si Lionel Jospin n’a pas franchi le premier tour, c’est probablement parce que pendant des mois, voire des années, les médias – en particulier les grands journaux télévisés – ont présenté des sondages qui l’opposaient à Jacques Chirac au second tour. L’élection était scénarisée autour de ce duel inéluctable. Si les sondages avaient donné Lionel Jospin troisième derrière Jean-Marie Le Pen, il aurait probablement accédé au second tour, donnant tort à ces mêmes sondages.
On ne peut pas à la fois penser que les sondages produisent des effets et vouloir qu’ils soient validés par les urnes ; s’ils produisent des effets, ils sont de nature à modifier les comportements. En 1995, les sondages plaçaient Jacques Chirac et Édouard Balladur au second tour, éliminant Lionel Jospin : les électeurs de gauche, dans un réflexe de vote utile, ont alors placé Lionel Jospin en tête du premier tour ; on ne peut pas en inférer que les sondages précédents étaient faux. Et si, en 2022, pour reprendre votre hypothèse, Jean-Luc Mélenchon avait été estimé à égalité avec Marine Le Pen ou un point derrière, il l’aurait peut-être devancée d’un point dans les urnes, démentant les sondages… ou alors cela aurait pu provoquer un vote utile à droite en faveur de Marine Le Pen, de la part de l’électorat d’Éric Zemmour.
On ne peut donc pas considérer que, quelques jours avant l’élection, les sondages puissent donner un résultat exact. Si les électeurs se déterminent largement en fonction des commentaires médiatiques qui en sont faits – ce qui explique d’ailleurs les fortes évolutions des sondages dans les derniers jours –, le résultat final est inéluctablement en décalage.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Les sondages influencent indéniablement une part non négligeable des électeurs, qui se déterminent au vu des rapports de force annoncés afin de ne pas « perdre » leur voix, pour reprendre votre expression. Mais si les sondages n’existaient pas et que l’on ne connaissait pas le positionnement respectif des candidats au premier tour, les programmes deviendraient le seul critère de choix, plutôt qu’un pari dans une course de petits chevaux. Cela serait probablement plus incitatif pour aller voter. Et de toute façon, on n’a plus que deux options entre lesquelles trancher au deuxième tour.
Je vois un danger dans l’influence des sociétés privées de sondage, qui ne sont pas à l’abri de manipulations, par exemple dans la composition des panels. En décembre 2024, un sondage annonçait que la confiance en Emmanuel Macron progressait de onze points dans l’électorat de La France insoumise. Je ne connais aucun de nos sympathisants qui ait redoublé de confiance dans le Président de la République au moment où nous censurions le gouvernement de Michel Barnier ! On peut donc se demander qui sont les gens qui se disent Insoumis – ou électeurs d’Emmanuel Macron, ou de Marine Le Pen… – dans les sondages. C’est un enjeu démocratique.
M. Jean-Yves Dormagen. C’est effectivement un enjeu démocratique. Les instituts de sondage sont des acteurs de la démocratie au même titre que les médias. Ils ne jouent pas tout à fait le même rôle, mais participent du même enjeu et endossent la même responsabilité. À l’échelle mondiale, on constate d’ailleurs que les sondages font partie des activités des sociétés libres et sont consubstantiels aux démocraties. La liberté de sonder est fondamentale en démocratie, et les sondages sont potentiellement des outils de contre-pouvoir.
Avant que n’existent les sondages, certains individus monopolisaient l’opinion publique, considérant qu’ils l’incarnaient et qu’ils avaient le pouvoir de la faire parler. Les sondages, avec leurs limites et leurs défauts, donnent la parole aux citoyens. Sans eux, qui déciderait de la hiérarchie des candidats à l’élection présidentielle ? Êtes-vous certain que vous y gagneriez, monsieur Léaument ? Votre candidat a bénéficié des sondages. Il s’est imposé deux fois comme celui qui incarnait le vote utile à gauche, parce que des personnes sondées ont fait part de leur intention de voter pour lui. Une part importante des électeurs ont choisi un vote utile en faveur de Jean-Luc Mélenchon sur la base de ces sondages. Serait-il préférable qu’en l’absence d’enquêtes d’opinion, des acteurs s’autorisent à déclarer qui fait la meilleure campagne à gauche ou à droite, qui est le meilleur représentant du centre ? Serait-ce plus démocratique, et cela améliorerait-il la qualité du système politique français ? Je ne le crois pas. Je ne conduis pas des sondages uniquement parce que je préside une société dont c’est le métier, mais aussi parce que je crois profondément qu’ils sont une des composantes de la démocratie et un moyen d’expression de l’opinion publique.
La séance s’achève à quinze heures dix.
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Membres présents ou excusés
Présents. - M. Pierre-Yves Cadalen, M. Thomas Cazenave, M. Antoine Léaument.