Compte rendu

Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France

– Audition, ouverte à la presse, de représentants du Service d’information du gouvernement : M. Michaël Nathan, directeur, M. Gaspard Tafoiry, secrétaire général, et Mme Tiphaine Bonnier, cheffe de cabinet              2

– Présences en réunion................................10

 


Jeudi
13 mars 2025

Séance de 11 heures 15

Compte rendu n° 23

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à onze heures quinze.

M. le président Thomas Cazenave. Nous accueillons M. Michaël Nathan, directeur du service d’information du gouvernement (SIG) depuis 2018, et deux de ses collaborateurs, M. Gaspard Tafoiry et Mme Tiphaine Bonnier.

Rattaché aux services du premier ministre et placé sous la tutelle du secrétariat général du gouvernement (SGG), le service d’information du gouvernement existe sous cette dénomination depuis 1996. Ses missions sont définies par le décret du 18 octobre 2000, qui a été modifié l’an dernier.

Dans le cadre des travaux de la commission d’enquête, nous évoquons depuis hier la question de la place des sondages dans notre vie politique et de leur éventuelle influence sur les élections. Nous venons d’entendre la commission des sondages, et souhaitons notamment savoir quel usage en fait le SIG.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michaël Nathan, M. Gaspard Tafoiry et Mme Tiphaine Bonnier prêtent successivement serment.)

M. Michaël Nathan, directeur du service d’information du gouvernement. Je vous remercie de me donner l’occasion de présenter les activités du SIG, en particulier en période électorale, car il s’agit là, je crois, du sujet qui intéresse le plus cette commission d’enquête.

Placé sous la tutelle politique du premier ministre et sous la tutelle administrative du SGG, le SIG est une administration chargée de promouvoir l’action gouvernementale en mettant en exergue le lien entre les décisions gouvernementales et les politiques publiques qui en découlent, et en valorisant leur matérialisation dans le quotidien des Français.

J’ai été nommé directeur du SIG par le Premier ministre Édouard Philippe, fin 2018. Le mandat qui m’a alors été confié faisait suite à un rapport de l’Inspection générale des finances, de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale de l’administration qui soulignait la nécessité de moderniser et de transformer la communication gouvernementale et institutionnelle, en particulier en développant les leviers numériques afin de toucher les audiences naturellement plus connectées, comme la jeunesse – même si elle n’est pas la seule sur les réseaux sociaux.

Pour répondre à ce mandat, l’organisation du SIG a évolué et les textes réglementaires qui le régissent ont été modifiés. C’est le cas du décret auquel vous avez fait référence, mis à jour l’an dernier, mais aussi de la circulaire relative à l’organisation et à la coordination de la communication de l’État, qui est d’une grande importance. En effet, si la multiplication des acteurs qui communiquent dans l’environnement institutionnel peut être une force, elle devient une faiblesse dès lors qu’ils ne sont pas coordonnés. Il était donc nécessaire – et c’était l’un des points essentiels du diagnostic – de coordonner la communication gouvernementale et institutionnelle sur certains sujets pour la rendre plus cohérente, pertinente et performante. L’animation interministérielle étant l’une des prérogatives de Matignon, notre tutelle, cette mission est donc au cœur du mandat du SIG.

Nous vous transmettrons tous les documents relatifs à notre organisation, à commencer par notre organigramme. Notre organisation vise à répondre à trois missions principales.

Tout d’abord, nous avons pour objet de comprendre l’évolution de l’opinion. Pour cela, nous adoptons une démarche aussi holistique que possible, en nous appuyant sur toutes les sources de données disponibles. L’analyse des sondages tout d’abord, tant ceux commandés par le SIG que les sondages publics réalisés à la demande de tiers et auxquels nous avons accès, offre une vision intéressante des tendances. Mais si l’image que donnent les sondages est juste du point de vue méthodologique, elle est aussi incomplète, d’autant que sa durée de vie est de plus en plus courte en raison de la très forte volatilité de l’opinion.

Pour bien appréhender l’opinion, il faut donc croiser l’analyse des données des sondages, qui sont sollicitées, avec l’ensemble des signaux faibles issus des données spontanées exprimées dans les médias généralistes traditionnels et sur les réseaux sociaux. Il est bien clair que l’opinion ne s’exprime pas en tant que telle sur les réseaux sociaux, ne serait-ce que parce que tout le monde n’y intervient pas : on n’y retrouve donc pas l’échantillon représentatif qui est la base de la structuration d’un sondage. En revanche, l’analyse croisée des données issues des médias et de plateformes nous permet de détecter des tendances et des signaux faibles pour orienter notre action.

Nous complétons tout cela par des données froides, des données socio-démo-économiques par exemple, produites par les think tanks. Nos analyses sont ensuite bien sûr remontées à nos tutelles, politique et administrative. Je précise dès à présent à ce propos que les sondages que nous pouvons commander durant la période de réserve électorale sont soumis à des règles très strictes, qui réduisent largement les sujets d’étude. Quoi qu’il en soit, ce travail nous permet d’élaborer des stratégies de communication qui ne soient pas fondées sur des intuitions, mais bien sur une approche analytique, singulièrement sur des sujets comme la participation électorale.

Notre deuxième grande activité est de produire du contenu au service de la promotion de l’action gouvernementale. Nous sommes présents dans les médias de proximité et dans des médias « organiques », c’est-à-dire les points de contact numériques que nous éditons directement. Pour animer le site info.gouv.fr par exemple et alimenter les comptes du gouvernement sur l’ensemble des réseaux sociaux, il faut produire beaucoup de contenu et l’adapter au format de chacune des plateformes : la vidéo, en particulier, a pris beaucoup de place dans notre organisation.

Enfin, le SIG est chargé d’assurer la coordination interministérielle, véritable clé de voûte du système. Pour pallier la dilution naturelle de la parole dans un collectif nombreux et protéiforme, il est essentiel de coordonner les services de communication des divers administrations, opérateurs et services déconcentrés de l’État, et de définir régulièrement des priorités de communication. Cette nécessité nous a conduits à faire évoluer à la fois notre organisation et nos outils de gouvernance, afin de former un collectif au service d'une stratégie de communication globale.

L’organisation issue de la circulaire que j’évoquais tout à l’heure a pour objectif quasi officiel de nous permettre de définir des « objets » interministériels prioritaires, sur lesquels nous mobilisons et coordonnons les différents acteurs. À l’issue d’un important travail de forme, nous avions déjà défini une identité commune, à travers une charte de l’État désormais bien ancrée dans les usages ; il s’agit maintenant de disposer d’éléments de fond communs pour assurer la promotion de l’action gouvernementale sur un certain nombre – restreint – de thématiques, ce qui permet de mutualiser les efforts et les coûts et d’être plus performant.

J’en viens à la communication en période pré-électorale, qui est loin d’être ordinaire. Durant la période de réserve, qui s’ouvre six mois avant le scrutin, le périmètre de communication est drastiquement restreint ; en particulier, toute promotion du bilan de l’action gouvernementale est proscrite. Il est toujours possible de sonder l’opinion sur une thématique d’actualité précise et d’informer de l’existence d’un service ou de l’accès à une nouvelle politique publique, à condition que la communication s’en tienne à un narratif simple et purement descriptif. Les règles que nous devons suivre en période pré-électorale, qui s’appliquent à la fois à la communication sortante et aux sondages et études pouvant être commandés, sont rappelées dans un vade-mecum très détaillé et régulièrement diffusé par le SIG à l’ensemble des acteurs de la communication, et font systématiquement l’objet de rappels par courrier, en lien avec le SGG. Comme il reste possible de communiquer, toutes les campagnes de communication des administrations doivent alors nous être soumises en amont de leur diffusion afin que nous puissions vérifier qu’elles respectent bien les règles spécifiques à la période de réserve. Ce processus d’agrément sert de corde de rappel.

S’agissant de l’incitation au vote, puisqu’il s’agit de l’objet de votre commission d’enquête, nous avons déployé des dispositifs de communication spécifiques. Nous œuvrons pour encourager l’engagement démocratique, en nous gardant bien, évidemment, de favoriser un candidat. L’enchaînement de scrutins des trois dernières années – certains prévus, d’autres non – nous a poussés à développer plusieurs leviers de communication.

Le premier d’entre eux est une signature commune. À l’instar de ce qui se fait dans les pays voisins, nous avons créé un logo spécifique « Allons voter », utilisé à chaque élection et visant à marteler l’importance d’aller voter – et pas, je le répète, d’aller voter pour un candidat en particulier : il revient à d’autres d’assurer cette promotion. Nous avons aussi développé différents dispositifs de communication, qui passent par des campagnes payantes bien sûr, mais aussi par de très nombreux partenariats gratuits avec des tiers ou avec des médias qui nous assurent la plus grande visibilité possible. Les plateformes numériques, en particulier, ont joué un rôle important dans la diffusion du message.

Mais il ne suffit pas d’appeler à aller voter, il faut dire comment. Nous nous sommes donc concentrés sur une approche très servicielle : marteler la date – un enjeu particulièrement important s’agissant des élections européennes – et rappeler la nature du scrutin, de même que les modalités pratiques de l’inscription sur les listes électorales et de la procuration. On ne peut pas se contenter d’une communication évanescente, il faut un véritable « call to action », un espace qui permette de déclencher une action concrète : c’est tout l’objet de la plateforme elections.interieur.gouv.fr, déployée depuis deux ans à la suite d’un travail mené avec le ministère de l’intérieur, et qui permet de trouver son bureau de vote, de vérifier son inscription sur les listes électorales ou de commencer une procuration en ligne.

Bref nos campagnes de communication sont très organisées et font l’objet de retours d’expérience et de bilans évaluant l’efficacité des différents leviers. Je les tiens à votre disposition.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je suis effectivement intéressé par ces documents et le vade-mecum que vous avez mentionné. Pour le reste, merci pour ce propos liminaire très complet, qui répond à une partie des questions que je souhaitais vous poser.

Étant moi-même communicant, je suis intéressé par votre rôle de coordinateur de la communication gouvernementale. Pour coordonner efficacement des acteurs dont les priorités diffèrent, il est nécessaire d’avoir des lignes directrices. Celles que vous fixez s’imposent-elles aux ministères, ou seulement à certaines administrations ? Vous avez plutôt parlé des administrations mais, le SIG étant placé sous l’autorité du premier ministre, doit-il et peut-il coordonner la communication des différents ministères ?

L’analyse des sondages est une de vos activités majeures, même si vous avez souligné qu’ils n’étaient pas l’alpha et l’oméga pour comprendre l’opinion. Quelle quantité de sondages le SIG commande-t-il, à quels instituts et à quelle fréquence ? Ces sondages portent-ils sur des questions de société, sur la popularité des membres du gouvernement ? Quel est le montant de ces marchés ? Un rapport de la Cour des comptes publié en 2023 soulignait que le marché avec Publicis Conseil, initialement chiffré à 1,6 million d’euros, s’est finalement élevé à 8 millions : pouvez-vous nous expliquer les raisons de cet écart substantiel ?

Autre composante de la compréhension de l’opinion, les réseaux sociaux : pour ce qui les concerne, disposez-vous d’outils d’analyse agrégée ? Le cas échéant, lesquels, et quel type de données en tirez-vous ? Ces outils vous permettent-ils de détecter d’éventuelles ingérences étrangères, en particulier en période électorale ? À cet égard, échangez-vous des informations avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), ou utilisez-vous des outils communs ? Cette question me paraît particulièrement d’actualité au regard du contexte, car en général les tentatives pour influencer l’opinion redoublent en période de tensions internationales.

Enfin, vous avez évoqué votre partenariat avec les réseaux sociaux en matière d’incitation au vote. Ces derniers ont d’ailleurs coutume de recueillir les attentes de l’ensemble des responsables politiques en la matière dans les périodes électorales, en particulier avant l’élection présidentielle. Avez-vous pu établir des relations utiles avec tous les réseaux sociaux, ou certains se sont-ils montrés moins coopératifs ?

M. Michaël Nathan. Nous sommes certes sous la tutelle du cabinet du premier ministre, mais notre fonction est bien de coordonner les directions de la communication des ministères, au sens administratif du terme. Nous sommes chargés de la promotion de l’action gouvernementale au sens institutionnel, autrement dit de la mise en œuvre des politiques publiques. La communication politique sur l’action gouvernementale est assurée par les cabinets des ministres, même si cela ne nous empêche pas de participer à plusieurs instances de coordination et de partager des informations avec les communicants des ministres.

La tâche n’en est pas moins lourde pour autant, car les acteurs sont nombreux. Chaque administration compte des communicants, certes, dans sa Dicom (délégation à l'information et à la communication), mais aussi dans d’autres directions. Il faut y ajouter les opérateurs placés sous la tutelle des ministères, qui communiquent eux-mêmes sur les politiques publiques dont ils sont chargés, et les directions de la communication des préfectures, essentielles, qui assurent le fameux « dernier kilomètre » de l’information – une communication de proximité d’autant plus nécessaire que le volume de données poussées chaque jour vers nos audiences réduit de plus en plus leur capacité à recevoir l’information. Il faut coordonner l’ensemble de ces acteurs et leur donner de la visibilité sur les priorités de communication.

Pour résumer, la coordination de la communication politique relève de la responsabilité du cabinet du premier ministre et des conseillers en communication des membres du gouvernement, celle de la communication institutionnelle du SIG.

Comment s’opère cette coordination ? Il y a plusieurs étapes, que j’ai rappelées. On met d’abord en cohérence la forme, puis de plus en plus le fond, en définissant le plus en amont possible, en fonction de l’actualité, quelques objets prioritaires de communication sur lesquels mutualiser nos forces et nos ressources. Pour 2024, nous avons utilisé nos outils de gouvernance classiques : ces priorités ont été définies lors d’une réunion interministérielle présidée par la conseillère communication de Matignon. Les élections européennes, les seules alors prévues, en faisaient bien sûr partie.

S’agissant de l’évolution du volume des sondages, nous pourrons vous communiquer les chiffres. Il est plutôt stable sur les deux dernières années, alors que nous avons connu un pic de consommation pendant la période du covid, comme vous le montrera un tableau spécifique.

Je rappelle que je parle ici des sondages que nous commandons en direct. Nous travaillons aussi sur les sondages publics commandés par des tiers, majoritairement des médias – nous avons un abonnement qui nous donne accès à la donnée brute, aux ventilations et autres points techniques, pour pouvoir les analyser dans le détail.

Les sondages que nous commandons directement donc, qui ne sont pas publics, ont été nombreux pendant la période du covid. Nous avons alors actionné tous nos leviers pour bien percevoir l’opinion en multipliant les études quantitatives, qualitatives ou sur les communautés en ligne. Nous avons également connu une forte dépense budgétaire l’année précédant le covid, qui n’était en revanche pas due à une consommation de sondages : il s’agissait en fait du grand débat national, plus précisément de la plateforme d’analyse des contributions, qui relevait d’un marché intégré au marché des sondages.

Depuis trois ans, nous sommes revenus à la situation pré-crise – avant la période du covid, du grand débat et des gilets jaunes.

M. Gaspard Tafoiry, secrétaire général du SIG. Les chiffres pour 2023 sont de 1,2 million d’euros pour soixante-dix sondages, tous types confondus. Ces données sont communiquées à la représentation nationale tous les ans.

M. Michaël Nathan. S’agissant de votre question sur les marchés, comme pour tout achat de prestation extérieure, la commande de sondages est très encadrée par le code des marchés publics. Le SIG passe des marchés pour les ministères dans de nombreux domaines. Compte tenu de notre expertise technique, la direction des achats de l’État nous a confié le rôle de pôle principal d’achat sur les métiers de la communication. La Cour des comptes avait d’ailleurs relevé la nécessité de renforcer les effectifs que nous consacrons à la gestion des marchés, ce qui a été fait depuis avec un équivalent temps plein supplémentaire.

Le marché des sondages est divisé en dix lots qui recouvrent l’ensemble de la typologie des sondages. Il y a d’abord des sondages quantitatifs : ce sont des questions fermées – réponse par oui ou non – qui peuvent être posées de différentes manières, par exemple en ligne, ou au téléphone. Chaque type de sondage constituera un lot, confié à un attributaire différent. Il en va de même pour les sondages qualitatifs, composés de questions ouvertes.

Ces dix lots nous permettent de répondre à l’ensemble de nos besoins. Ils sont attribués, de façon publique bien sûr, à différents prestataires qui recouvrent à peu près l’ensemble des acteurs du marché : Ifop, Ipsos, Harris Interactive, OpinionWay, BVA…

Tout cela est très structuré. Nous définissons en amont un bordereau de prix qui nous permet de connaître très précisément le contenu de chaque prestation. Ces marchés sont disponibles pour l’ensemble de l’activité interministérielle : toute administration qui voudrait faire un sondage peut y recourir. Elle est alors totalement autonome : elle sollicite l’institut, s’explique, rédige son questionnaire et gère le résultat. En revanche, elle nous en informe, par le même process d’agrément que pour les campagnes de communication ; elle nous fournit les éléments et nous récupérons les données, que nous agrégeons avec toutes les autres dont nous disposons.

L’analyse agrégée des réseaux sociaux passe elle aussi par des marchés. Nous avons plusieurs outils à notre disposition, qui sont susceptibles d’ailleurs de changer dans peu de temps, puisque le marché est en cours de renouvellement.

Nos outils principaux sont pour l’instant Visibrain, Talkwalker et NewsWhip, trois plateformes qui nous permettent d’analyser les conversations en lignes sur l’ensemble des réseaux : X, TikTok, Google – que nous suivons de plus en plus près –, LinkedIn, Facebook… Jusqu’à fin 2020, nous utilisions CrowdTangle, un outil mis à disposition par Facebook pour l’analyse de ses communautés ouvertes. Il ne nous est plus fourni et notre capacité d’analyse s’en trouve réduite.

Je précise, car c’est important, que nous n’avons bien sûr accès à aucune donnée personnelle : à l’instar de n’importe quel annonceur ou client de ces plateformes, nous ne recevons que des données agrégées, non individuelles. Nous pouvons connaître des volumes de consommation ou d’engagement sur une thématique, un nombre de conversations par réseau social ou de vidéos vues, mais nous ne pouvons pas savoir que telle personne a dit telle chose.

Ces marchés servent eux aussi au niveau interministériel. Je sais que Viginum, pour faire le lien avec une autre de vos questions, utilise certains de ces outils, comme Visibrain. En revanche, ils n’y recherchent pas les mêmes choses que nous et utilisent bien d’autres outils qui, pour le coup, ne sont pas à notre disposition.

Vous nous demandez si nous sommes capables de détecter des ingérences. Nous avons beaucoup d’indicateurs de volumétrie et de vitesse de propagation. Nous sommes donc capables d’identifier de façon générique si un sujet est en train d’émerger ou d’accélérer. En revanche, nous ne serons pas capables de cibler des acteurs ou de constater qu’ils opèrent à travers une série de bots situés dans certains endroits du monde par exemple. Nos outils permettraient sans doute de le faire en partie, mais cela ne correspond pas à notre usage et encore moins à notre responsabilité. Ce sont Viginum et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale qui sont chargés de ces sujets.

S’agissant de l’incitation au vote sur les réseaux sociaux, nous avons sollicité toutes les plateformes et elles ont bien joué le jeu. Vous le verrez dans les documents que nous vous transmettrons. Elles ont fait de la promotion sur des espaces dédiés et donné de la visibilité aux éléments clés : la date, les éléments serviciels, le site de référence – elections.interieur.gouv.fr.

La période commence généralement par une étape politique, avec une réunion où le ministère chargé des affaires numériques et celui de l’intérieur, chargé de l’organisation des élections, rappellent aux représentants des plateformes – généralement leurs responsables des affaires publiques – les bonnes pratiques, les règles, ce qu’on attend d’eux, l’enjeu démocratique. Dans la foulée, le SIG développe des actions plus concrètes. Nous leur fournissons les éléments utiles – des bannières avec les bons logos, les bons messages, les bons renvois vers le bon site – et nous assurons un suivi très opérationnel, en lien étroit d’ailleurs avec la Dicom du ministère de l’intérieur, très mobilisée sur ces sujets.

Nous complétons cette couverture globale que fournissent les plateformes par une déclinaison locale, assurée par les préfectures. Les sites de ces dernières et leurs relais de proximité permettent en effet de toucher encore davantage de citoyens.

Enfin, Publicis Conseil a été l’attributaire, de juillet 2019 à 2024, d’un marché ouvert seulement au SIG et aux services du premier ministre, portant sur les activités de création. Il s’agit de tout ce qui relève de la fabrication d’une campagne : son orientation stratégique, le choix d’une signature ou d’un logo, la création d’actifs de campagne divers et variés, notamment des spots vidéo. Les règles des marchés en vigueur imposent désormais de fixer un montant maximum de dépenses. En 2019 en revanche, il s’agissait d’un montant estimatif. Sur la base de la consommation des années précédentes, nous avions arrêté une estimation de 1,6 million. C’était compter sans la crise du covid, qui nous a amenés à faire beaucoup plus appel à la création que ce que nous avions prévu. D’autres éléments de communication liés ont suivi la crise du covid proprement dite, en particulier le lancement du plan France relance. Ce dernier a été l’un des tout premiers de ces objets prioritaires de communication que j’évoquais tout à l’heure, pour lequel différents ministères ont mutualisé leurs budgets pour mener une action de communication plus large, coordonnée par le SIG. C’est à cette occasion que le montant prévu a été dépassé.

M. le président Thomas Cazenave. Nous entendons de nombreuses critiques sur les instituts de sondage – à se demander parfois pourquoi ils ont encore des clients, s’ils sont vraiment aussi mauvais et que la qualité des sondages se dégrade d’année en année, notamment avec les enquêtes par internet ! Vous qui en êtes client, que pensez-vous de la qualité des sondages et de leur méthode d’administration ? Comment appréciez-vous le service rendu à celui qui les commande ?

M. Michaël Nathan. Nous sommes effectivement des clients des instituts. Nous leur commandons des produits. Mais, comme je l’ai déjà dit, pour bien comprendre l’opinion, nous cherchons toujours à hybrider la donnée que nous analysons. Même si nous considérons que les méthodologies utilisées par les sondeurs sont solides, et je pense qu’elles le restent – le redressement statistique n’est pas un correctif des sondages, mais une discipline en tant que telle, qui fonctionne – et même si elles produisent une vérité analytique, au sens mathématique du terme, cela ne suffit pas forcément à bien comprendre l’opinion, en particulier ses variations.

Les sondages sont justes à l’instant où ils sont faits. Le problème, c’est l’obsolescence de plus en plus rapide de la donnée : à peine avez-vous posé vos questions que déjà un facteur exogène est venu percuter l’opinion. Cela tient probablement, entre autres, à l’époque : l’opinion est beaucoup plus sensible qu’auparavant, parce qu’elle est très exposée et qu’elle a accès à énormément d’informations. Le temps que l’on tire les conclusions d’une enquête et qu’on les partage, l’opinion a déjà changé. Cela nous impose non pas d’arrêter les sondages, mais de cumuler les sources et d’hybrider les données pour mieux saisir les variations.

Pour cela, ce qui se passe sur les réseaux sociaux et dans les médias est très instructif. C’est une source d’analyse supplémentaire. Pour le dire en langage mathématique, ce qui compte est la dimension vectorielle : dans quel sens vont les choses, et à quelle vitesse. Ce n’est pas une expression de l’opinion, mais une indication extrêmement intéressante pour relativiser le résultat du sondage. Si l’on repère un signal faible et que le vecteur ne va pas dans la même direction que le sondage, il se passe peut-être quelque chose.

Tout cela doit se faire en continu, parce que les choses varient très vite. Pour répondre à votre question donc, en donnant un avis d’expert mais aussi forcément un peu personnel, je suis convaincu que nous avons besoin de ces outils, pour disposer de données de base, mais qu’il ne faut pas se limiter à eux. C’est toute l’approche que nous suivons.

La question dans la question, c’est celle de l’usage des sondages par les médias. La plupart des sondages auxquels vous faites référence sont commandés par des médias pour alimenter des plages très longues, en particulier sur les chaînes d’information en continu, pour lesquelles il faut avoir matière à discussion. Cela peut poser problème, surtout dans les périodes où le sujet est d’une forte actualité. La question ne se pose pas pour le SIG qui, étant soumis à des règles très strictes pour la période pré-électorale, ne fait logiquement pas de sondages. En revanche, nous analysons bien sûr ceux qui paraissent ailleurs. On voit bien alors les variations, on voit bien s’il se passe quelque chose – et à la fin, on voit bien le décalage avec les résultats.

Dans cette approche holistique que nous devons adopter, les données froides sont un très bon élément de rééquilibrage. Ces données socio-économiques, plutôt fournies par des think tanks que par des instituts de sondage, sont très intéressantes pour l’appréhension des tendances de fond qui traversent la société. Elles alimentent une vision de plus long terme et nous donnent une sorte de structure de fond pour comprendre comment se positionne l’opinion, ce qu’elle ressent et ce qu’elle perçoit. Cela nous permet de nous détacher de l’écoute des seules données à obsolescence rapide.

M. Antoine Léaument, rapporteur. La commission des sondages reçoit sur les sondages des données et des notes plus fournies que ce qui est publié, avec le détail des redressements qui ont pu être effectués par les sondeurs. L’abonnement dont vous avez parlé vous permet-il d’accéder aux données brutes, avant redressement ?

Vous avez parlé du grand débat et du recours à une plateforme qui a excédé les prévisions budgétaires. Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris : aviez-vous prévu une certaine volumétrie sur cette plateforme, qui a été dépassée ? C’est intéressant dans la perspective des analyses multifactorielles sur lesquelles vous insistez à juste titre.

Soixante-dix sondages pour 1,2 million, cela fait une moyenne de 17 142 euros l’unité. J’imagine toutefois que cette moyenne n’est pas très significative : pouvez-vous nous donner des ordres de grandeur entre des sondages très coûteux et d’autres plus usuels ?

Enfin, à propos de cet outil qui s’appelait CrowdTangle, Facebook a-t-il cessé de le produire ou seulement de vous y donner accès ?

M. Michaël Nathan. S’agissant des données brutes, quand un média commande un sondage, c’est pour en publier les bonnes feuilles et les chiffres qui lui assureront de l’audience ; mais en général, il y a plus de choses dedans, en particulier des ventilations par tranche d’âge ou par typologie. L’abonnement auquel nous souscrivons, qui n’est pas spécifique au SIG, ne nous ouvre pas l’accès aux données avant redressement ni au détail méthodologique. En revanche, nous disposons des données complètes de l’ensemble des sondages publiés ainsi que de la note établie par le sondeur.

Lorsque le grand débat a été lancé, il a fallu pouvoir traiter avec précision des contributions certes structurées, mais très nombreuses, déposées sur une plateforme numérique réalisée avec une entreprise de la civic tech, Cap Collectif. La question n’est pas que le volume estimé a été dépassé : nous n’avions rien estimé du tout, puisque le grand débat national n’était pas prévu. Nous ne pensions pas avoir à exploiter des contributions en ligne, mais le marché existait, donc nous pouvions l’utiliser. OpinionWay, qui était attributaire de ce marché, a eu à traiter plusieurs centaines de milliers de contributions, sans les outils d’intelligence artificielle générative dont on dispose aujourd’hui et qui auraient certainement permis un traitement différent, en tout cas plus rapide.

Le coût moyen d’un sondage ne veut effectivement pas dire grand-chose : il y a une grande hétérogénéité suivant le type de sondage retenu. Le quanti coûte moins cher que le quali ; le quanti en ligne coûte beaucoup moins cher que le quali en face à face. Avec 5 000 euros, on a un sondage quanti en ligne sur un échantillon de mille personnes, avec une quinzaine de questions et une bonne représentativité. Pour un sondage quali en face à face, avec des questions ouvertes, de la relance et des verbatims, l’ordre de grandeur est de 50 000 euros. On peut imaginer toutes les déclinaisons entre les deux.

Enfin, CrowdTangle était un outil développé par Facebook, initialement mis à disposition des médias puis élargi à un certain nombre d’acteurs, dont les administrations gouvernementales. Il permettait d’analyser les conversations sur la plateforme, plus spécifiquement dans des groupes ouverts. Fin 2020, Facebook a décidé unilatéralement de fermer l’accès aux administrations gouvernementales, en le laissant ouvert aux médias, parce qu’il n’était pas possible de faire la différence entre les administrations gouvernementales qui pouvaient être qualifiées de respectables et les autres. Deux ans plus tard, le service a définitivement cessé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Aucun autre outil ne le remplace ?

M. Michaël Nathan. Non, et aucun outil sur le marché ne permet de faire la même chose – probablement parce que la plateforme ne le veut pas : un éditeur tiers ne pourrait pas développer un tel outil sans que la plateforme l’y autorise.

M. le président Thomas Cazenave. Merci pour ces réponses très précises.

 

La séance s’achève à midi trente.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Pierre-Yves Cadalen, M. Thomas Cazenave, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Antoine Léaument

Excusé. - M. Xavier Breton