Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

Table-ronde n° 2 : Histoire et archives :......................3

 


Mardi
28 janvier 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme. Dominique Voynet,
Vice-présidente de la commission

 


  1 

Mardi 28 janvier 2025

La séance est ouverte à 16 heures 33.

(Présidence de Mme Dominique Voynet, Vice-présidente de la commission)

* * *

 

– Table ronde, ouverte à la presse, sur la gestion et l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française avec : MM. Gilles Andreani, président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN) ; Bruno Ricard, directeur des Archives nationales ; Evence Richard, directeur de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées ; Laurent Veyssière, directeur de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) ; Mmes Nadine Marienstras, cheffe du service historique de la Défense ; Sylvie Le Clech, directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères ; Marion Veyssière, directrice adjointe du Musée national de la Marine.

 

 

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Je vous souhaite à tous la bienvenue à cette table ronde sur la gestion et l’ouverture des archives relatives aux essais nucléaires en Polynésie française, ainsi que sur les aspects mémoriels que notre commission doit également aborder. J’excuse immédiatement auprès de nos invités notamment l’absence de notre président, Didier Le Gac, retenue en séance publique en ce moment même. Je tiens par ailleurs à vous préciser que Messieurs Bruno Ricard et Evence Richard ont chacun une contrainte horaire, ce qui nous conduira, si tout le monde en est d’accord, à les entendre en priorité.

Nous recevons donc aujourd’hui, dans l’ordre alphabétique :

- M. Gilles Andreani : vous avez longtemps été membre de la Cour des comptes mais vous avez également exercé plusieurs fonctions importantes au sein du ministère des affaires étrangères. Vous avez été nommé président de la Commission du secret de la défense nationale le 17 avril 2023 ;

- Mme Sylvie Le Clech : vous êtes archiviste-paléographe, passée par l’école nationale des Chartes comme plusieurs personnes que nous recevons aujourd’hui. Vous avez été directrice des archives départementales de l’Essonne, conservatrice de l’inventaire des monuments et richesses artistiques de la Bourgogne avant de rejoindre le ministère de la culture. Vous êtes actuellement directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ;

- Mme Nadine Marienstras : vous avez commencé votre carrière comme conseillère de tribunal administratif avant de travailler à la direction des affaires culturelles de la Ville de Paris puis à la DILA (direction de l’informatique légale et administrative), rattachée aux services du Premier ministre ; vous avez été nommée cheffe du service historique de la Défense au mois de juin 2024 ;

- M. Bruno Ricard : ancien élève de l’école nationale des Chartes, vous êtes archiviste-paléographe de formation ; vous avez exercé diverses responsabilités aux archives du ministère des Affaires étrangères, dans le département de l’Oise et auprès du directeur des Archives de France. Vous avez ensuite été nommé à la tête des Archives nationales le 23 juillet 2019 ;

- M. Evence Richard : vous connaissez bien cette maison puisque, entre autres responsabilités exercées notamment au sein de l’administration préfectorale, vous avez été directeur du cabinet du président de l’Assemblée nationale de 2005 à 2007 après avoir été conseiller à ce même cabinet pendant trois ans (il s’agissait alors de Jean-Louis Debré). Vous êtes directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des Armées depuis le 8 janvier 2024 ;

- M. Laurent Veyssière : également archiviste-paléographe, vous avez notamment été directeur adjoint des services d’archives de Paris de 2006 à 2008. À partir de 2008, vous avez exercé diverses responsabilités dans le domaine des archives et de la mémoire au sein du ministère de la Défense et vous avez été nommé directeur de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense) en décembre 2019 ;

- enfin, Mme Marion Veyssière : vous êtes, vous aussi, une ancienne élève de l’école nationale des Chartes. Vous avez été successivement conservatrice du patrimoine à la direction des archives diplomatiques puis vous avez exercé diverses fonctions aux Archives nationales. Dernièrement, vous avez été nommée conseillère aux cabinets de Mmes Darrieussecq et Mirallès, ministres chargées de la mémoire et des anciens combattants. Vous êtes directrice adjointe du Musée national de la Marine depuis le mois de mars 2024.

Je vous remercie tous, de nouveau, pour avoir bien voulu répondre à cette audition qui avait déjà été programmée dans le cadre des travaux de la précédente commission d’enquête mais qui n’avait pu se tenir du fait de la dissolution du 9 juin dernier.

Mesdames, Messieurs, l’accès aux archives est essentiel. Il faut savoir ce qui s’est passé exactement en Polynésie française entre 1966 et 1996 pour pouvoir ensuite analyser ces données et en tirer des enseignements. Que savaient les responsables des armées françaises à l’époque quant à la nocivité des tirs ? Quelles étaient les consignes données pour protéger les personnels civils et militaires ainsi que les populations civiles face aux radiations des tirs ? Quelle communication a été faite à l’époque ? Tout cela, ce sont les témoignages des vétérans et les archives qui peuvent nous le dire.

Entre les mois de janvier et décembre 2013, à la suite notamment de nombreux contentieux portés devant le juge administratif, 233 documents sur les essais nucléaires en Polynésie ont été déclassifiés, en quatre vagues. En janvier : des comptes rendus du Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) sur le déroulement des essais et les opérations de décontamination des atolls. En avril, c’est au tour de documents qui portent sur la propagation des retombées à travers le monde. En juin, l’État rend public une série de rapports sur les conséquences des essais sur l’environnement. Enfin, en décembre, sont rendus publics des rapports techniques sur les différents sites et leurs équipements.

Puis une nouvelle étape a été franchie avec l’installation, le 5 octobre 2021, d’une commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française, pilotée par le secrétariat d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire. Les premières archives ont été ouvertes le 18 novembre 2022.

Il semblerait néanmoins que des institutions aussi importantes que le CEA ou la direction générale de l’armement rechignent encore à ouvrir leurs archives et que la réglementation applicable, telle qu’elle ressort notamment du code du patrimoine, ne soit pas toujours appliquée.

Avant de vous entendre, Mesdames, Messieurs, je souhaiterais vous poser deux questions d’ordre général :

- d’une part, quel regard portez-vous, chacun, sur les progrès qui ont été faits dans l’ouverture des archives portant sur les essais nucléaires en Polynésie ? Par ailleurs, certains chercheurs nous ont fait part du décalage qui pouvait exister entre la déclassification des archives et leur accessibilité : sur ce dernier point, pouvez-vous nous préciser si des obstacles demeurent à la libre accessibilité à ces archives et, dans l’affirmative, lesquels ?

- d’autre part, sur la dimension mémorielle des essais nucléaires en Polynésie, quelle part prenez-vous à cette question et quelles initiatives avez-vous ou allez-vous prendre à cet égard ?

Voilà ce que je souhaitais dire avant que vous n’interveniez et que vous puissiez ensuite tous répondre à certaines questions que Madame la rapporteure vous a d’ores et déjà envoyées.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter, à tour de rôle, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

 

 (Les intervenants prêtent successivement serment.)

 

M. Bruno Ricard, directeur des Archives nationales. Les Archives nationales sont un service à compétence nationale du ministère de la culture. Nous collectons les archives de la Présidence de la République, des services du Premier ministre, des services centraux de tous les ministères ainsi que de leurs opérateurs nationaux, à l’exception du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère des Armées. Cette autonomie de ces deux ministères en matière archivistique est antérieure à la création des Archives nationales sous la Révolution.

Nous conservons près de 390 kilomètres linéaires d’archives du VIIe siècle à nos jours sur les deux sites de Paris et de Pierrefitte-sur-Seine. Nous collectons également des archives récentes, comme celles du premier mandat d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République. Notre mission est de conserver et de donner accès aux documents. Nos salles de lecture accueillent plus de 7 000 chercheurs par an, avec 120 000 cartons et registres communiqués en 2024. Nous disposons également d’un service éducatif et organisons des expositions, notamment à l’hôtel de Soubise, à Paris.

Concernant l’accessibilité des archives, je dirai tout d’abord un mot sur le cadre légal et réglementaire de l’accès, qui est défini par le livre II du code du patrimoine et par le code des relations entre le public et l’administration qui a codifié l’ancienne loi CADA de 1978. L’article L. 213-1 du code du patrimoine prévoit « la communicabilité de plein droit » des archives publiques, sauf exceptions (secrets, intérêts…) listées à l’article L. 213-2. Ces exceptions concernent les secrets de l’État (Gouvernement, affaires diplomatiques…), les secrets de la vie privée et le secret des affaires. Tous ces secrets sont protégés par des délais définis à l’article L. 213-2, qui s’échelonnent entre vingt-cinq ans à compter de la date des documents à cent vingt ans à compter de la date de naissance des intéressés pour ce qui concerne le secret médical.

J’ajoute qu’une catégorie de documents est incommunicable sans limitation de durée en vertu de la loi du 15 juillet 2008 : ce sont ceux dont la diffusion pourrait permettre la conception, fabrication, utilisation ou localisation d’armes de destruction massive. Pour les autres documents, un accès anticipé peut être autorisé par l’administration des archives, après accord de l’autorité productrice.

Il existe une particularité pour les archives des cabinets ministériels et de la Présidence de la République, qui peuvent être versées sous le régime de droit commun ou sous protocole. Le protocole est une convention qui donne au signataire ou à son mandataire le pouvoir de décider de l’accès à certaines archives, jusqu’à l’expiration des délais de libre communicabilité. Le mandat existe jusqu’à vingt-cinq ans après le décès du signataire mais la loi de 2008 a modifié ce régime, sans qu’il soit besoin de rentrer dans les détails.

Cet accès anticipé via un protocole, c’est ce que l’on appelle l’accès « par dérogation », qui est une procédure très couramment utilisée. Ainsi, en 2023, dans le réseau Culture (archives nationales, régionales, départementales et communales), 4 344 demandes ont été traitées avec 80 % d’accords complets pour 190 000 dossiers. Aux Archives nationales, 1 553 demandes ont été traitées pour 5 138 dossiers dans des proportions similaires (80 % d’accords, 10 % de refus et 10 % d’accords partiels). En cas de refus, les usagers peuvent ensuite saisir la commission d’accès aux documents administratifs.

Voilà le régime juridique de droit commun tel qu’il figure dans le code du patrimoine ; en revanche, pour les documents classifiés, les règles sont renforcées.

Pour les documents classifiés, l’IGI n° 1300 s’applique en plus du code du patrimoine. Depuis la loi PATRE du 30 juillet 2021 (loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement), les documents classifiés sont automatiquement déclassifiés au bout d’un délai de cinquante ans, sauf exceptions pour lesquels le délai de cinquante ans a été jugé insuffisant comme les documents relatifs aux installations militaires ou à la dissuasion nucléaire.

Pour les documents non librement communicables lorsque le délai n’est pas échu et que de surcroît ces documents sont classifiés, il existe deux procédures qui peuvent être engagées par le service d’archives : la procédure de dérogation que j’ai précédemment décrite et la demande de déclassification formulée auprès du service émetteur (service qui a créé le document et qui l’a classifié). La dérogation nécessite l’avis du service producteur, tandis que la déclassification est demandée au service émetteur. Par exemple, pour un dossier de Matignon contenant un document classifié du ministère des Armées, nous devons demander l’avis de Matignon pour la dérogation au titre du code du patrimoine et nous demandons par ailleurs l’avis du ministère des Armées pour le seul document faisant l’objet d’une classification. Si Matignon accepte mais pas le ministère des Armées, alors nous communiquons le dossier en ayant préalablement retiré le document classifié.

Je terminerai mon propos en précisant que la communicabilité ne signifie pas la diffusion, notamment sur Internet. Pour les données à caractère personnel, la diffusion peut être interdite même si le document est librement communicable. Ces règles découlent du RGPD et de la loi Informatique et Libertés de 1978 ; s’agissant des archives publiques et des documents administratifs, leur délai de diffusion a été précisé par un décret du 10 décembre 2018 (codifié dans le CRPA), lequel précise que les documents d’archives contenant des données sensibles au sens de la loi Informatique et Libertés ne peuvent être diffusés avant cent ans ou davantage si un texte le prévoit.

En ce qui concerne les dossiers relatifs aux essais nucléaires dans le Pacifique, nous disposons de 588 dossiers provenant de diverses institutions (Présidence de la République, Matignon, ministères de l’Intérieur…). Ce travail d’identification a été commencé dès la constitution de la commission chargée de l’ouverture des archives portant sur les essais nucléaires en 2021, et s’est achevé en 2023. Sur ces documents, 27 % sont communicables dès à présent, 73 % par dérogation. Depuis octobre 2021, 49 demandes de dérogations ont été faites pour 167 dossiers, avec 60 % d’accords, 15 % de refus, 15 % des demandes étant actuellement cours de traitement. Pour ce qui est de la déclassification, on a assez peu de documents classifiés aux Archives nationales ; nous avons instruit des demandes portant sur 44 documents, 2 ont été déclassifiés, 19 refusés, et 22 en attente de décision.

M. Evence Richard, directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées (DMCA). La direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) du ministère des Armées se concentre sur quatre axes principaux. Premièrement, la conservation de la mémoire à travers les musées dont la DMCA a la tutelle (musée de l’Armée, musée de la Marine, musée de l’Air et de l’espace), à travers également le service historique de la Défense avec ses 450 kilomètres linéaires d’archives et sa bibliothèque qui compte plus d’un million d’ouvrages. Deuxièmement, l’honneur de la mémoire par l’entretien des sépultures de guerre et les monuments afférents (en France comme à l’étranger), ainsi que l’organisation des commémorations nationales. Troisièmement, la valorisation de la mémoire par la mise en valeur des fonds qu’elle conserve, l’encouragement à la recherche historique (expositions, salons, prêts…) et l’organisation d’expositions. Quatrièmement, la transmission de la mémoire via des projets pédagogiques, l’enseignement de la défense et des coéditions ou coproductions historiques.

La DMCA compte plus de 700 personnes, dont plus de 600 au service historique de la défense (SHD), c’est-à-dire les archives. Le SHD, bien qu’intégré à la DMCA, est organisé comme un service à compétence nationale pour lui donner une autonomie budgétaire et tenir compte de la spécificité de ses missions qui sont bien différentes des autres administrations centrales. Le rôle de la DMCA concernant les archives s’inscrit dans le cadre défini par les Archives de France, qui définit les lignes directrices que chaque service d’archives est ensuite chargé de décliner. La direction de la mémoire, de la culture et des archives pilote la politique d’archives du ministère des Armées. Elle définit la réglementation, gère les archives et assure leur contrôle scientifique et technique. La DMCA veille à la cohérence des pratiques et à la complétude des archives, pouvant revendiquer certains documents comme archives publiques lors de ventes aux enchères ou de successions. Elle délivre également les dérogations pour l’accès aux archives du ministère des Armées.

En 2023, nous avons traité 767 demandes de dérogation concernant 5 987 cotes. 5 620 cotes ont reçu un avis favorable, 150 ont été accordées sous réserve, et 217 demandes ont été refusées. Concernant spécifiquement la Polynésie, nous avons reçu 14 demandes de dérogations en 2023 pour 58 cotes, dont 45 ont été accordées, 12 sous réserve, et 1 seule refusée.

Pour 2024, les chiffres globaux sont similaires avec 778 demandes de dérogation pour 3 613 cotes, dont 3 076 accordées, 367 sous réserve et 166 refusées. Pour la Polynésie, sur 9 demandes de dérogation concernant 11 cotes, 8 ont été accordées sans réserve et 3 sous réserve, sans aucun refus. Ces chiffres montrent un régime de dérogation plus favorable pour la Polynésie par rapport à l’ensemble des demandes concernant l’ensemble des archives du ministère des Armées.

Le ministère des Armées dispose de deux types de services d’archives. Les services d’archives définitives, qui comprennent le SHD et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD), spécialisé dans la photographie et l’audiovisuel. Nous avons également dix-sept services d’archives intermédiaires, gérés par les armées, directions et services producteurs. Ces derniers conservent des documents encore utiles mais pas quotidiennement nécessaires, jusqu’à la fin de leur durée d’utilité administrative ; au terme de cette durée, des tris et des destructions sont effectués, les documents restant étant versés aux archives.

La DMCA accompagne, contrôle et conseille ces services d’archives intermédiaires pour assurer la cohérence des politiques menées à l’intérieur des services, la bonne conservation des documents et la formation du personnel de ces mêmes services. Nous définissons également les politiques de tri et validons les bordereaux de destruction. Ces services, moins dotés en archivistes professionnels, gèrent notamment des dossiers personnels utiles aux militaires et civils du ministère, ne serait-ce que pour faire valoir un certain nombre de droits.

Pour les services d’archives définitives, la DMCA veille à ce qu’ils disposent des moyens nécessaires (bâtiments, moyens financiers et humains) pour bien fonctionner ; il exerce par ailleurs un contrôle scientifique et technique sur la conservation des documents. Nous sommes à ce titre particulièrement vigilants sur la question de l’amiante, qui peut contaminer les documents et mettre en danger tant le personnel que les chercheurs, ce qui peut être une cause d’indisponibilité des fonds.

Dans ce cadre, l’attention de la DMCA se porte également sur la valorisation et l’accessibilité des fonds. Nous développons la mise en ligne des instruments de recherche pour, notamment, guider les chercheurs les moins aguerris et nous avons par ailleurs créé et développé le site « Mémoire des hommes ». Initialement conçu comme un mémorial virtuel à travers des dossiers individuels de soldats morts pour la France, ce site est devenu un outil d’orientation pour les chercheurs dans les collections du ministère des Armées. Il regroupe actuellement 6 millions d’images, 27 bases de données et conserve 6 millions de noms. Depuis 2021, une page spécifique sur les essais nucléaires en Polynésie a été créée sur ce site. Elle présente les institutions concernées, l’inventaire des fonds d’archives, les conditions d’accès, ainsi que divers documents numérisés relatifs à ces essais nucléaires.

Depuis 2021, la page consacrée aux essais nucléaires en Polynésie sur le site Mémoire des hommes a été régulièrement mise à jour. Huit compléments ont été apportés, et des newsletters ont été envoyées aux services d’archives, universités et chercheurs pour les informer des nouveaux documents accessibles. Le site est globalement très fréquenté, avec 1,1 million consultations en 2023 et 1,35 million en 2024. La page sur les essais nucléaires en Polynésie a connu 1 867 consultations en 2022 et 2 569 en 2023, soit une hausse très significative de 37 %. Cependant, ces consultations ne représentent que 0,2 % des consultations totales de Mémoire des hommes. En 2024, les consultations de cette page ont diminué à 1 340, soit environ 0,1 % du total.

La numérisation des archives est une priorité mais il s’agit d’un processus lourd, long, complexe et coûteux. Il nécessite le respect de plusieurs étapes préalables comme le classement, le conditionnement et parfois la restauration des documents. Après la numérisation, il faut encore indexer et intégrer les documents dans un instrument de recherche. Au-delà d la lourdeur de l’opération, il faut savoir que le coût varie de 0,25 à 0,30 euro pour une page standard, mais cela peut atteindre 32 euros la page pour les documents les plus complexes. Cet effort est donc long et coûteux et concerne en priorité les services d’archives définitives.

Entre 2022 et 2024, l’effort de numérisation a été considérable. Le nombre de vues numérisées est passé de 338 000 en 2022 à plus de 1 300 000 en 2023 et a dépassé 2 900 000 en 2024. Trois types d’acteurs principaux sont impliqués sur ces numérisations : le SHD, la DMCA et FamilySearch, une structure privée axée sur la généalogie.

Enfin, je signale que, pour encourager la recherche historique, le ministère des Armées et la DMCA subventionnent chaque année environ trois contrats doctoraux ainsi que, depuis 2024, des contrats post-doctoraux.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’ai cru comprendre que vous jouez un rôle dans la structuration et l’organisation des archives, avec un certain pouvoir réglementaire. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette compréhension ?

Concernant la question du secret-défense, notamment pour les essais nucléaires antérieurs à la Polynésie, comme ceux en Algérie, pensez-vous qu’il soit possible de lever légalement cette restriction d’accès aux archives ? Existe-t-il des obstacles juridiques en la matière comme, par exemple, la non-rétroactivité des lois ?

Enfin, l’État a un double rôle : celui d’État, avec ses responsabilités intrinsèques, et celui d’employeur. En tant qu’employeur, ne devrait-il pas accompagner ses salariés, notamment les Polynésiens, dans leurs démarches pour faire valoir leurs droits ? Dans ce cadre de l’État employeur, jouez-vous un rôle facilitateur dans ce processus, en anticipant les besoins et en préparant le terrain, ou vous contentez-vous de gérer les documents ? Êtes-vous des aidants ou simplement des gestionnaires de documents ?

M. Bruno Ricard. Notre rôle est d’appliquer la loi, sans pouvoir particulier. Notre obligation est de veiller à ce que les documents communicables soient transmis et d’instruire les procédures de dérogation pour les documents non communicables. La procédure décrite en introduction doit être strictement respectée ; on ne peut aller au-delà de la loi.

Concernant les mandataires et les protocoles pour les périodes anciennes, il s’agit effectivement d’une exception dans le régime juridique des archives, inscrite dans la loi en 2008. Auparavant, ces protocoles, bien que non prévus expressément par la loi sur les archives de 1979, ont permis d’améliorer considérablement la collecte des archives des cabinets ministériels et de la Présidence de la République, qui était auparavant très déficiente en raison de la crainte que des informations soient divulguées. La mise en œuvre de protocoles a permis de collecter de nombreux fonds d’archives de qualité.

Il nous arrive également de signer des protocoles afin de récupérer des archives qui sont encore au domicile des descendants d’anciens Présidents de la République, comme ce fut récemment le cas pour le Président Sadi Carnot. Pour le général de Gaulle, des versements d’archives ont eu lieu très rapidement après la fin de son mandat et nous disposons aujourd’hui de fonds substantiels portant sur sa Présidence. Le premier Président de la République à avoir organisé pendant son mandat le versement de ses archives aux Archives nationales fut Valéry Giscard d’Estaing, qui a également signé le premier protocole. Pour François Mitterrand, Dominique Bertinotti a été mandataire pendant vingt-cinq ans après le décès du Président en janvier 1996, mais pendant vingt-cinq ans seulement puisque la loi de 2008 a mis fin au système des mandataires et a établi que, vingt-cinq ans après le décès des signataires des protocoles antérieurs, on revenait au régime de droit commun. Ainsi, pour les archives de François Mitterrand, la direction du cabinet de l’Élysée donne désormais l’avis.

Ce système de protocoles fonctionne efficacement, permettant une collecte d’archives de qualité et en quantité, avec des taux d’accord ou de refus de dérogation similaires à ceux des administrations classiques.

Au sujet de l’accompagnement, je rappelle que le code du patrimoine a strictement établi les finalités des archives, qui ont pour mission de documenter la recherche historique, de garantir les droits des personnes et d’assurer la bonne gestion des administrations. Nous assistons particulièrement les citoyens en quête de droits, notamment pour les questions de nationalité (puisque nous conservons tous les dossiers de naturalisation jusque dans les années 1990, dont nous possédons 24 kilomètres linéaires d’archives) et de dossiers de carrière de fonctionnaires. Nos agents les aident à identifier les dossiers pertinents parmi les 390 kilomètres linéaires d’archives que nous conservons.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Ma question portait sur les difficultés spécifiques rencontrées par les Polynésiens, situés à l’autre bout du monde, pour obtenir des preuves nécessaires à faire valoir leurs droits liés aux essais nucléaires. Comment les aidez-vous à surmonter ces obstacles ?

M. Bruno Ricard. Pour ce cas précis, je vérifierai après l’audition, mais je crois que nous avons été principalement sollicités par des chercheurs plutôt que par des particuliers recherchant des informations sur leur parcours. Lorsque nous recevons une demande par mail ou courrier, nous effectuons des recherches dans nos fonds d’archives, notamment dans les 588 dossiers mentionnés précédemment, pour y identifier les éventuels documents pertinents. Nous évaluons ensuite leur communicabilité mais c’est généralement fait auparavant.

Si le document est librement communicable, nous en envoyons une copie au demandeur, qu’il soit français ou étranger, qu’il habite en France métropolitaine ou en outre-mer, sans nécessité de déplacement. Si le document n’est pas communicable, nous engageons la procédure de dérogation décrite précédemment.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma question s’adresse principalement à Monsieur Richard et concerne les critères utilisés pour accorder ou refuser les dérogations. Vous avez mentionné que pour les dossiers polynésiens, il y a eu très peu de refus. Je suppose que la sécurité nationale est un critère important, notamment pour tout ce qui pourrait permettre à une autre puissance de développer l’arme atomique. Cependant, l’association 193 nous a alertés sur des enjeux sanitaires, en particulier l’accès aux données sur les cancers potentiellement liés aux essais nucléaires en Polynésie jusqu’en 1974, surtout les essais atmosphériques. Ils ont également soulevé la question de l’estimation de la reconstitution de la dose reçue, nécessitant des prélèvements internes et une connaissance de l’exposition externe lors des tirs. Ces aspects sanitaires font-ils partie des critères pouvant justifier un refus de dérogation de votre part ?

M. Evence Richard. Le critère essentiel est de savoir si l’information compromet ou non un secret protégé, notamment le secret médical. La réponse dépend largement de cet aspect et de la qualité du demandeur par rapport au dossier sollicité.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Dans le cas d’un Polynésien présent lors des tirs et souhaitant connaître son niveau d’exposition, peut-il accéder à ses propres données médicales ? Je comprends l’importance du secret médical, mais je ne voudrais pas qu’il serve de prétexte pour refuser l’accès à mes propres informations médicales.

M. Evence Richard. Je suis un peu embarrassé pour répondre à cette question. Peut-être que d’autres personnes présentes sont mieux placées pour le faire. Une des difficultés réside également dans l’existence même du document demandé.

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Pourriez-vous nous préciser sous quelle forme les documents disponibles sont présentés ? À quoi ressemblent vos inventaires ? S’agit-il d’une simple liste de numéros et de côtes, ou sont-ils explicites ? Une personne cherchant des données spécifiques aura évidemment des difficultés à s’y retrouver si la présentation ne lui permet même pas de deviner l’existence du document.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteur. Je tiens à préciser que notre commission d’enquête ne se limite pas aux essais nucléaires, mais s’intéresse à l’ensemble de l’expérimentation nucléaire française. Nous nous penchons également sur la période précédant l’institution du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), notamment la période des essais en Algérie et la transition vers la Polynésie. Monsieur Ricard, existe-t-il des archives qui devraient être dans vos collections ou sous votre conservation mais qui ne le sont pas ?

M. Bruno Ricard. Nous conservons les archives qui nous ont été « versées », selon le terme archivistique. Chaque année, nous collectons entre 4 et 5 kilomètres linéaires de nouvelles archives. Ce processus implique une évaluation préalable, avec une sélection et des tris ou des éliminations. Certaines archives sont détruites réglementairement, lorsqu’elles sont jugées sans intérêt administratif ou historique ; une part importante de la production administrative est ainsi éliminée à l’issue de la durée d’utilité administrative. Nous conservons les archives qui nous sont versées après cette sélection.

Est-ce pour autant exhaustif ?

Je rappelle que l’archivage n’est pas une science exacte. Avant la mise en place des protocoles, la collecte était moins efficace (sous les Troisième et Quatrième Républiques). Pour la période qui nous intéresse, des années 1960 aux années 1990, la collecte s’est plutôt bien déroulée. Nous disposons ainsi de fonds cohérents et importants.

Quant aux instruments de recherche, ils sont intelligibles. Ce ne sont pas uniquement des numéros et des dates. Chaque description de dossier ou de carton comporte une analyse claire en quelques lignes pour faire comprendre ce qu’il y a à l’intérieur. Nous avons parfois plusieurs niveaux d’inventaire : des versions plus synthétiques pour la diffusion de certains documents en ligne et des versions plus détaillées disponibles dans nos services ou en salle de lecture, puisqu’ils peuvent être communicables sans pour autant être diffusables sur internet.

Sur le site Mémoire des hommes, l’onglet concernant les essais nucléaires et l’état des sources du service historique de la défense et des Archives nationales contient des analyses que tout un chacun peut comprendre.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite préciser ma question. Existe-t-il des archives spécifiquement conservées et gérées par le CEA - DAM ?

M. Bruno Ricard. Le CEA n’a jamais versé d’archives aux Archives nationales. Il relève non du ministère des Armées mais du ministère de la Transition écologique ; il relève donc à ce titre du périmètre des Archives nationales mais il n’en demeure pas moins qu’il conserve lui-même toutes ses archives, tant pour le CEA que pour la direction des applications militaires (DAM). La loi prévoit ce cas de figure ; le code du patrimoine prévoit ainsi que par dérogation à l’obligation de versement, des administrations puissent conserver leurs archives sous le contrôle technique et scientifique du ministère de la Culture (qui, pour le CAE, est représenté par la mission archives du ministère de la Transition écologique et le service interministériel des Archives de France).

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Donc, un chercheur souhaitant accéder à ces archives ne peut passer par vous. Il doit s’adresser directement au CEA. Comment cela se passe-t-il concrètement ?

M. Bruno Ricard. Un chercheur voulant accéder aux dossiers du CEA doit s’adresser directement à lui.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voulais aborder la question des archives en Polynésie, notamment le fonds du Gouverneur. Ce fonds comprend des états civils et des archives de la juridiction de Papeete, qui sont de compétence étatique et se trouvent dans un état de conservation critique. Il contient certainement des archives pertinentes pour la période qui nous intéresse ici, notamment des échanges administratifs entre le Gouverneur et les administrateurs qui étaient sur les sites, aux Gambier ou sur la base avancée de Hao, pas nécessairement sur les sites d’essais. Tout cela est conservé mais n’est pas actuellement accessible aux chercheurs et aux historiens.

M. Bruno Ricard. Concernant les archives sur place, il existe une incertitude juridique quant à leur statut, y compris celles du haut-commissariat. Le code du patrimoine comporte un livre spécifiquement relatif à l’Outre-mer, mais l’ordonnance sur l’Outre-mer prévue par la loi de 2014 sur la liberté de création, l’architecture et le patrimoine n’a pas été prise. Cette ordonnance devait étendre le régime des archives publiques aux services de l’État en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. Des questions subsistent donc sur le statut juridique de ces documents, les règles applicables et la communicabilité de ces archives. Néanmoins, nous avons toujours cherché à être pragmatiques, notamment pour l’accès, en assimilant les règles du code du patrimoine à ces archives.

Si je peux me permettre, je souhaiterais donner la parole ici à ma collègue Sylvie Le Clech qui, il y a quelques années, a réalisé une mission spécifique sur les archives en Polynésie française.

Mme Sylvie Le Clech, directrice adjointe des archives diplomatiques du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Les archives de Polynésie sont régies par des textes calqués sur la loi de 1979 concernant la collecte, la conservation et l’accès. Le bâtiment du service du patrimoine archivistique et audiovisuel de Polynésie auquel vous faites référence, construit en 1988 à Tipaerui, est toujours administré sous le régime d’une convention de 1988 qui prévoyait un financement à 50 % par l’État. À l’époque, l’Etat mettait également à disposition des moyens humains sous la forme de personnels. J’ai effectué deux missions en Polynésie en 2018 et 2022 pour examiner la situation des archives polynésiennes, dans le contexte d’une volonté du pays de dénoncer la convention de gestion avec l’État. Cette décision s’appuie sur un arrêt du Conseil d’État stipulant que des fonctionnaires polynésiens ne peuvent pas exercer une compétence de l’État, notamment pour l’accès aux archives produites par les services de l’État. Cela a rendu inaccessibles les archives des Gouverneurs et hauts commissaires.

Actuellement, le service du pays donne accès uniquement aux archives produites par le pays, pas à celles de l’État, qui représentent tout de même plus de 50 % des fonds. Le service se concentre en vérité principalement sur les recherches généalogiques et foncières, problématiques cruciales pour la société polynésienne. Il existe un accord pour la conservation des archives des tribunaux, qui sont des archives d’État. Dans mon rapport, j’ai recommandé d’organiser au moins un service minimum pour rendre accessibles les archives de l’État aux chercheurs et aux citoyens. Le bâtiment où se trouvent ces archives contient plusieurs centaines de mètres linéaires d’archives mais insuffisamment décrites, versées dans les premières années de mise en service de ce bâtiment, ce qui complique leur gestion et leur éventuelle élimination. Une mission d’appui a été réalisée en 2023 par l’association Archivistes sans frontières pour aider à résorber cet arriéré d’archives. Le fait est que le service des archives de Polynésie, de petite taille, manque de personnel pour traiter efficacement cet arriéré.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Pensez-vous que des archives pertinentes pour notre sujet auraient pu être détruites faute d’identification quant à leur importance, ou la prudence a-t-elle prévalu en les conservant malgré tout ?

Mme Sylvie Le Clech. D’après mes observations et les entretiens menés en toute confiance et transparence, la tendance dans les archives est plutôt à la conservation excessive qu’à l’élimination massive, sauf en cas de sinistre climatique ou de fait de guerre. Certaines archives ont en effet longtemps été conservées dans des conditions médiocres mais, en 2022, j’ai constaté que le pays avait fait des efforts considérables pour résorber les problèmes d’infiltration d’eau. Lorsque j’ai fait la visite des bâtiments, j’ai pu constater que les conditions climatiques étaient redevenues normales et que des travaux d’étanchéité avaient été réalisés sur le toit du bâtiment.

M. Gilles Andreani, président de la Commission du secret de la défense nationale (CSDN). C’est un plaisir d’intervenir devant votre commission et je souhaite vous présenter le fonctionnement de cette institution en compagnie du préfet Gaudin, secrétaire général de la commission. Créée il y a plus de vingt-cinq ans, la CSDN est un tiers de confiance destiné à garantir les conditions d’examen les plus indépendantes et les plus objectives des demandes de déclassification adressées par l’autorité judiciaire au pouvoir exécutif pour que des documents jugés importants dans le cadre de contentieux puissent être exploités dans le cadre de la procédure menée.

Nous sommes une autorité administrative indépendante composée d’un sénateur, d’un député, d’un conseiller à la Cour de cassation, d’un conseiller d’État et de moi-même, membre de la Cour des comptes.

Quand une juridiction souhaite inclure dans la procédure un document classifié, identifié ou non, le magistrat instructeur saisit le ministre qui est à l’origine de la production de ce document d’une demande de déclassification. Le ministre saisit alors notre commission, qui rend un avis sur l’opportunité de déclassifier le document en prenant en compte deux aspects : le bon fonctionnement de la justice (droit au procès équitable…) et les intérêts supérieurs de la Nation (exigences de la Défense et de la sécurité nationale). En pratique, nos recommandations sont totalement ou partiellement favorables à la déclassification dans environ deux tiers des cas, et les ministres suivent généralement notre avis, qui est par ailleurs publié au Journal Officiel de la République française. Vous voyez donc que notre commission ne peut être saisie que sur requête de l’autorité judiciaire ou, je m’empresse de le préciser dans le cadre de cette enceinte, également par les commissions permanentes des assemblées parlementaires compétentes en matière de sécurité défense et de sécurité intérieure ; c’est arrivé une seule fois, lorsque la commission des Lois de l’Assemblée nationale a déposé une telle demande dans le cadre de la commission d’enquête lancée sur l’indépendance énergétique de la France, le rapport ayant trait à l’industrie nucléaire française. La commission avait alors émis un avis favorable, d’ailleurs suivi par le Gouvernement.

Concernant plus spécifiquement les essais nucléaires, nous avons été saisis dans le cadre de deux procédures. La première, initiée par l’Association des victimes d’essais nucléaires (AVEN) et l’association Mururoa e Tatou, qui avait demandé la déclassification de documents depuis 2004 ; la CADA a refusé cette demande. Le tribunal administratif de Paris a été saisi et, en octobre 2010, a recommandé au ministre de saisir notre commission avant de maintenir ou de lever la classification des documents en question. Ce jugement a été confirmé par le Conseil d’État, en cassation, dans un arrêt du 20 février 2012. La CSDN a ainsi été saisie par le ministre de deux demandes, concernant deux lots de documents. On a instruit ces demandes après nous être déclarés compétents, ce qui n’était pas forcément évident au regard des textes mais nous l’avons fait en raison de l’autorité de la chose jugée d’une part, et du sujet abordé d’autre part. Nous avons été saisis au total de 240 documents parmi lesquels 79 entraient selon nous dans le champ de la requête. Nous avons au final recommandé la déclassification totale ou partielle de la grande majorité d’entre eux, à l’exception de quelques passages considérés comme proliférants. Par nos deux avis de 2012 et de 2013, nous avons recommandé la déclassification de 2 118 pages (correspondant à 21 documents) sur un total de 2 168. Une troisième procédure a été initiée devant le juge judiciaire cette fois-ci, sur les éventuelles conséquences des essais nucléaires au Sahara et en Polynésie par les associations ayant agi dans le cadre judiciaire avec constitution de partie civile. Sur les 79 documents considérés, nous avons émis un avis favorable à la déclassification pour 63 documents et un avis défavorable pour 16 d’entre eux.

Au total, si je raisonne en globalité sur l’ensemble des procédures, nous avons donné un avis favorable à la déclassification pour 90 % des documents, un avis défavorable pour 7 % d’entre eux et un avis partiellement favorable pour 3 %. Les motifs des refus de communication sont strictement liés aux préoccupations de prolifération et aux risques que certaines informations puissent révéler des détails sensibles sur nos armes nucléaires. Notre commission a ainsi joué le rôle que lui prescrit la loi, en veillant à l’équilibre entre transparence et protection des intérêts nationaux.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je m’appuie sur votre dernière phrase Monsieur Andreani pour revenir « sur ce que la loi nous a demandé de faire ». La loi Morin, qui permet d’indemniser les victimes des essais nucléaires, est un projet de loi émanant d’un ministère. Je m’interroge : les décrets d’application de cette loi ne prévoyaient-ils pas l’ouverture d’archives et la déclassification immédiate de documents ? N’y avait-il pas une « charge de travail » définie pour chacun de vos services dès l’adoption de la loi ? Je suis surpris que chaque citoyen doive systématiquement passer par une autorité judiciaire pour faire valoir ses droits. Ne pourrait-on pas simplifier la procédure pour constituer un dossier destiné à une commission d’indemnisation ?

M. Gilles Andreani. Monsieur le député, je tiens à clarifier mes propos mais je faisais référence tout à l’heure non à la loi Morin de janvier 2010 mais à la loi instituant la CSDN, par ailleurs révisée en 2015, qui nous confie une mission précise : faciliter l’exercice de la justice face aux documents classifiés. La loi Morin ne nous concerne pas directement, elle ne concerne que les services détenteurs d’archives ; la CSDN n’intervient que sur saisine d’un juge. Nous sommes intervenus dans les affaires judiciaires liées aux essais nucléaires en Polynésie, émettant des avis sur des documents à la demande des ministres. La déclassification globale et les mesures pour faciliter l’accès aux archives du CEP, du CEA et autres archives pertinentes ne relèvent pas de notre compétence. Nous dépendons des saisines de l’autorité judiciaire et des ministres. Notre rôle se limite à émettre des avis sur les documents qui nous sont soumis dans ce cadre.

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Nous avons donc bien compris, Monsieur Andreani, que vous faisiez référence à la loi de 1998 encadrant votre travail, et non à la loi Morin.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Si je comprends bien, un Polynésien souhaitant accéder à des documents classifiés doit d’abord engager une action en justice pour que le juge estime tout d’abord s’il a besoin de ces documents et fasse ensuite appel à vos services. Par ailleurs, vous avez mentionné que la commission d’enquête parlementaire actuelle pourrait vous demander de déclassifier certains documents, sur lesquels vous donneriez votre avis, est-ce correct ?

M. Gilles Andreani. Concernant votre première question, nous ne sommes pas la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Notre rôle n’est pas de faciliter l’accès aux documents administratifs. Nous intervenons dans le cadre de contentieux, qui n’est pas un contentieux d’accès aux documents administratifs (il s’agit le plus souvent d’un contentieux pénal, lié à des affaires de renseignement, de terrorisme, ou d’indemnisation comme pour les essais nucléaires). Notre mission consiste à émettre un avis sur des documents pouvant contribuer à la manifestation de la vérité et à la résolution du litige. Le cas que vous mentionnez, où le tribunal administratif, saisi d’un contentieux concernant un refus de communication émis par la CADA, a enjoint au ministre de saisir la CSDN, est très particulier et a fait l’objet d’un appel et d’une décision ayant confirmé le premier jugement en cassation. Je ne peux préjuger de ce qui se passerait dans un cas similaire à l’avenir.

Quant à votre deuxième question, le Parlement est souverain et nous sommes à son service. La loi de 2015 a été utilisée une fois et, à la suite du vote d’un amendement parlementaire, a étendu cette possibilité. Cette faculté n’est pas directement ouverte aux commissions d’enquête par la loi. La commission d’enquête sur la souveraineté énergétique de la France a demandé à une commission des Lois, de saisir les ministères détenteurs des documents pour qu’ils sollicitent ensuite la CSDN, qui a rendu un avis positif et remis les documents à la commission.

Mme Marion Veyssière, directrice adjointe du musée national de la Marine. En accord avec mes collègues, si vous le voulez bien, je souhaiterais vous présenter tout d’abord le cadre de la commission mise en œuvre dans les services d’archives concernés : ECPAD, SHD, Archives nationales et Archives diplomatiques. L’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française, engagée en 2021, résulte de la convergence de plusieurs événements et d’une volonté forte portée au plus haut niveau de l’État, partagée avec le Gouvernement polynésien. Les ministres Geneviève Darrieussecq et Patricia Mirallès ont porté ce projet de manière concrète, rapide et transparente.

Cette démarche s’inscrit dans la continuité d’opérations de déclassification antérieures, qui étaient jusqu’alors limitées et sporadiques. Il y a clairement un avant et un après la mise en œuvre de l’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française avec la commission de 2021. La Polynésie française a toujours porté ce besoin d’ouverture des archives. D’ailleurs, lors de la table ronde des 1er et 2 juillet 2021 à Paris, la délégation polynésienne avait inscrit en priorité dans ses revendications la nécessité de faciliter et élargir l’accès aux archives historiques, avec deux objectifs : définir les archives dites « proliférantes » et mettre en place des procédures simplifiées pour permettre un récit objectif et détaillé de l’histoire du CEP, afin d’apaiser les mémoires.

La table ronde du 1er juillet, présidée par Geneviève Darrieussecq, a permis d’échanger sur les difficultés d’accès aux archives, notamment à travers le témoignage du professeur Renaud Meltz. Les archivistes ont souligné les problèmes liés à la forte concentration de documents couverts par le secret-défense et la lourdeur du cadre réglementaire pour aboutir à leur déclassification. Des premières ouvertures ont été partagées, comme l’expérience de la DAM (direction des applications militaires) du CEA, qui a mis en place une commission interne de déclassification au mois de février 2020.

Plusieurs décisions ont été annoncées, dont un changement de paradigme : une ouverture maximale des archives, à l’exception des informations dites « proliférantes » alors que les archives étaient jusque-là très peu accessibles puisque classifiées pour la majeure partie d’entre elles. Une commission placée sous l’autorité du ministre des Armées a ainsi été créée. On a également souhaité sortir d’un processus long pour s’orienter davantage vers un processus itératif permettant une communication plus rapide des nouveaux fonds ouverts à l’attention des chercheurs et du public. La ministre a également souhaité que soit lancée une réflexion sur la médiation et la vulgarisation de cette histoire ; avaient notamment été évoqués la publication de bandes-dessinées, la réalisation de documentaires, l’établissement d’une résidence d’artistes….

Dès l’été 2021, à la suite de cette table-ronde, les services d’archives ont entrepris une cartographie des fonds concernant les essais nucléaires en Polynésie française. Plusieurs réunions au Service historique de la Défense se sont déroulées au mois de septembre 2021 entre archivistes et experts du nucléaire, qui ont permis de définir les fonds existants, de définir ce que l’on entendait par « informations proliférantes » et de statuer sur la communicabilité des documents dans le contexte de l’évolution de la loi en juillet 2021.

La méthodologie a été fixée à ce moment-là : on a ainsi estimé que les informations proliférantes devaient uniquement être entendues de celles relatives à la conception, la diffusion, la fabrication, l’utilisation et la localisation des armes nucléaires, conformément au code du patrimoine. Les autres informations relèvent des délais légaux normaux de communication en étant librement communicables ou communicables sous dérogation.

La commission d’ouverture a été installée le 5 octobre 2021 par la ministre Geneviève Darrieussecq, en réunissant dans un cadre interministériel les représentants de la Polynésie française et de toutes les administrations et services d’archives concernés, avec un vif désir de travailler en toute transparence. Elle a été conçue de manière opérationnelle pour obtenir des résultats rapides et efficaces.

Concernant la Polynésie, le président Édouard Fritch a nommé deux représentantes. Madame Yvette Tommasini d’une part, inspectrice pédagogique, qui dirige depuis 2018 le programme « Enseigner le fait nucléaire » mené conjointement par le ministère polynésien de l’éducation et le vice-rectorat de Polynésie française. Madame Yolande Vernaudon d’autre part, cheffe du service de la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, qui était en outre présente à Paris lors de la première table ronde et qui a pu visiter tous les services d’archives concernés. J’ajoute que sa venue a été extrêmement précieuse pour toutes les équipes mobilisées sur cette opération car elle a pu nous faire part des attentes des Polynésiens. Notamment, en ce qui concerne le périmètre souhaité qui ne devait pas se limiter uniquement aux essais nucléaires en Polynésie française, mais qui devait également englober toutes leurs conséquences sanitaires, environnementales, sociétales et culturelles. Cela a permis aux services d’archives de retravailler la première cartographie des fonds sous ce nouveau jour.

Nous avons proposé à ces deux représentantes d’être habilitées au secret de la Défense nationale pour qu’elles puissent avoir accès à l’ensemble des documents. Seule Madame Tommasini a accepté de remplir le formulaire, jugé un peu contraignent et un peu intrusif. Lors de sa venue en France en novembre 2022, nous l’avons accompagnée. Elle a pu visiter le service historique de la défense et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense, accédant à tous les documents souhaités, y compris ceux incommunicables à vie.

Lors de la première commission, nous avons partagé cette méthodologie de travail et présenté l’état d’avancement des travaux de chaque service d’archives. Nous avons annoncé la publication des résultats sur la page « Mémoire des hommes » et remis officiellement des documents déjà ouverts à la Polynésie française.

La deuxième commission, tenue le 3 février 2022, a permis de présenter de nouveau l’avancement des travaux et les ressources mises en ligne. La ministre déléguée a annoncé à cette occasion le financement d’un contrat doctoral pour encourager la recherche historique, y compris en Polynésie française, ainsi que la mise en place d’une mission d’appui méthodologique portée par le ministère de la Culture à la demande de la Polynésie française. Nous avons également annoncé diverses opérations de médiation.

Il y a eu un tournant important dû à plusieurs facteurs, notamment l’évolution de la loi sur les archives. Auparavant, les services d’archives rencontraient des difficultés pour faire déclassifier leurs documents. Grâce à la nouvelle loi, une grande partie des documents librement communicables ont été déclassifiés de facto, simplifiant considérablement l’accès à ces archives.

Je tiens ici à saluer l’investissement des services d’archives dans ce travail. Les volumes traités sont impressionnants, et tout ce travail a été réalisé en moins de trois ans, à moyens constants, sans ressources supplémentaires, ni humaines, ni financières. Bien que le résultat ne soit pas parfait (nous aurions aimé faciliter davantage l’accès aux Polynésiens à ces archives, notamment par des campagnes de numérisation plus étendues), les résultats obtenus sont tout de même extrêmement appréciables.

Mme Nadine Marienstras, cheffe du service historique de la défense. Je vais compléter avec quelques chiffres pour illustrer ce qu’évoquait à l’instant Marion Veyssière. Le service historique de la défense (SHD) est le service d’archives du ministère de la Défense. Il gère 450 kilomètres linéaires d’archives répartis dans quatre centres : Vincennes (centre principal où sont conservées la plupart des archives des essais en Polynésie), Pau (archives des personnels militaires), Châtellerault (archives de l’armement et du personnel civil) et les centres du réseau territorial situés dans les ports pour la plupart. Nous avons également des missions de contrôle scientifique et technique des services d’archives intermédiaires, une bibliothèque, et nous valorisons les archives sous diverses formes.

Concernant les archives du CEP, voici l’état des lieux de la cartographie réalisée : 840 cartons de documents ont été analysés pièce par pièce, issus des principaux fonds repérés. Sur ces 840 cartons, 398 (soit 47 % d’entre eux) ont été déclarés librement communicables, ce qui représente environ 98 000 documents. 442 cartons (53 %) ont été déclarés communicables sous dérogation, avec des délais variables qui s’appliquent. Sur l’ensemble des 840 cartons traités, seuls 194 documents ont été déclarés incommunicables au titre de la prolifération, ce qui montre le faible nombre de documents réellement incommunicables.

Pour faciliter le travail des chercheurs, le SHD a choisi d’extraire des boîtes les documents incommunicables, permettant ainsi l’accès aux autres documents contenus dans ces mêmes cartons. Cette pratique, qui n’est pas habituelle, démontre à mon sens une réelle volonté d’ouverture et de transparence.

Concernant le corpus des essais nucléaires dans le Pacifique, il nous reste 33 cartons à analyser ; nous prévoyons de terminer l’analyse, c’est-à-dire la distinction entre l’incommunicable et le communicable, d’ici la fin du premier semestre 2025.

Par ailleurs, en ce qui concerne la mise à disposition de ces archives au bénéfice des chercheurs, nous disposons d’instruments de recherche en ligne pour le cercle 1 (les archives les plus en lien avec le sujet), leur permettant de repérer à distance les documents pertinents. Des inventaires sont également disponibles sur place, à Vincennes, en salle de lecture.

La consultation de ces fonds s’effectue sur réservation, au centre de Vincennes, avec un simple accès conditionné à une inscription en tant que lecteur. Actuellement, une vingtaine de chercheurs, documentaristes et journalistes s’intéressent au sujet. Parmi eux, sept chercheurs ont formulé en 2021 des demandes de dérogation pour les fonds non librement communicables. Sur 199 cartons ayant fait l’objet d’une demande de dérogation, 198 ont été accordés en tout ou partie (notamment parce qu’une partie du carton ne concerne pas le sujet de recherche). Seule une dérogation a donc été refusée. Concernant les documents classifiés, nous avons obtenu la déclassification de 94 % d’entre eux au 31 décembre 2024. Les 6 % restants se répartissent ainsi : 3 % relèvent du ministère des Armées, traités par notre commission de déclassification ad hoc qui se réunit tous les mois et permet de demander une déclassification au fil de l’eau, et 3 % proviennent d’autorités extérieures n’ayant pas encore répondu.

Pour faciliter le travail des chercheurs venant de loin, nous augmentons le nombre de cartons autorisés par séance mais nous permettons également assez largement la reproduction des documents déclarés librement communicables.

En conclusion, nous constatons une nette amélioration dans la transparence et l’aide à la recherche. Notre travail de classification au niveau du document, plutôt que du dossier, permet vraiment de communiquer tout ce qui est communicable, évitant ainsi la mise à l’écart de cartons entiers.

M. Laurent Veyssière, directeur de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD). Pour comprendre le rôle de l’ECPAD, il faut remonter à 1915. Nous sommes les héritiers directs de la section photographique et cinématographique de l’armée, chargée dès le début de la production d’images de propagande et d’information, ainsi que de leur conservation. Aujourd’hui, cent dix ans plus tard, notre mission reste la même : produire et conserver les images. Nous ne sommes pas un service de communication, mais nous fournissons les supports au ministère des Armées. Depuis deux ans, nous sommes reconnus comme étant un service d’archives définitives, permettant ainsi de collecter les archives audiovisuelles produites par les autres services du ministère.

Notre statut d’établissement public administratif nous place sous la tutelle de la délégation à l’information et à la communication de la Défense, et non de la DMCA. Cette particularité s’explique notamment par la spécificité de la gestion des archives audiovisuelles, qui diffère grandement de celle des archives papier en termes de conservation, de numérisation et de mise en ligne qui nécessite des techniques de conservation, des modes de numérisation et des modes de mise en ligne différents.

Concernant les essais nucléaires, nous produisons et conservons des archives de communication et des archives techniques produites par l’établissement ou par d’autres services du ministère qui auraient produit des images.

Le point crucial à retenir en premier lieu est que tous nos documents sur ce sujet sont désormais déclassifiés.

Nos documents se répartissent globalement en trois lots.

En premier lieu, les photographies : on a environ 28 500 photographies sur les essais au sens large (c’est le périmètre que nous avions retenu avec Madame Vernaudon lorsque nous avions échangé avec elle sur ce sujet) dont 26 800 sont aujourd’hui librement communicables (94 % du total), le restant posant des problèmes de vie privée (photos prises dans l’intimité des personnels, éventuelles photos d’hommes nus alors qu’ils sont en train d’être décontaminés au retour de leurs missions…). Sur ces 28 500 photos, je précise que 12 000 sont en ligne, ce qui témoigne d’un choix de mise en ligne importante que nous avons fait dès le départ, en réorientant nos programmes de numérisation pour prioriser ces thématiques, et en allouant des budgets conséquents à cette entreprise.

En deuxième lieu, nous disposons actuellement de 648 vidéos (96 montées et 562 rushs) dont 603 sont numérisées et consultables en médiathèque, 373 étant par ailleurs librement accessibles en ligne.

En troisième et dernier lieu, les films (type Super 8) : nous en avons 135 dont 62 sont consultables sur place, 54 étant déjà en ligne. Je rappelle que la différence entre la numérisation et la mise en ligne s’explique par certaines contraintes techniques ou juridiques.

L’engagement de nos équipes a été remarquable suite à la visite de Madame Vernaudon, nous permettant d’atteindre nos objectifs plus rapidement que prévu. Cependant, nous constatons une faible consultation en ligne de ces archives ce qui a pu nous décevoir quelque peu. En 2023, la thématique des essais nucléaires dans le Pacifique sur le site « Images Défense » se classait au 83ème rang des consultations, et même au 95ème en 2024 avec seulement 8 600 vues pour les essais nucléaires et 17 000 pour l’ensemble de la Polynésie, ces chiffres pouvant s’expliquer notamment par un manque de communication de notre part.

Pour valoriser ces archives, nous avons entrepris plusieurs actions : coproductions de documentaires historiques, projections dans des festivals, prêts d’œuvres pour des expositions et accueil d’artistes en résidence. Nous avons également développé des partenariats avec des youtubeurs, notamment Mamytwink, dont l’épisode sur les essais nucléaires a dépassé le million de vues. Nous avons accueilli une artiste polynésienne pour un projet de bande dessinée. Des actions pédagogiques et universitaires ont été mises en place, incluant la mise à disposition d’archives pour des étudiants et la signature d’une convention avec l’Université de Polynésie française, la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique pour illustrer un dictionnaire en ligne du CEP avec nos images. J’ajoute enfin que la page d’accueil de votre commission d’enquête est illustrée par une image d’un tir venant de nos archives !

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Ma première question concerne l’accessibilité des documents pour les victimes préparant leurs dossiers. Êtes-vous en mesure de les orienter vers les bonnes ressources, même si vous ne disposez pas directement des documents recherchés, comme les carnets de bord des navires qui sont des documents importants pour la constitution de dossiers d’indemnisation à présenter au CIVEN comme nous l’ont dit plusieurs mécaniciens marins ayant travaillé sur les sites à l’époque ?

Ma seconde question porte sur votre travail de sensibilisation culturelle concernant les essais nucléaires, tant pour les Polynésiens que pour les métropolitains. J’apprécie particulièrement votre approche diversifiée utilisant divers médias comme la photographie, la vidéo, la bande dessinée et la collaboration avec des artistes. Cette démarche est adaptée et essentielle pour vulgariser ce sujet complexe et susciter ainsi l’intérêt des citoyens. À ce titre, concernant les archives, avez-vous des documents sur la période précédant les essais ? Comment a-t-on expliqué aux Polynésiens l’arrivée de ces expérimentations ? Nous parlons souvent des conséquences, du jour d’après, mais qu’en est-il des archives sur la préparation et la communication initiale autour de ces essais c’est-à-dire du jour d’avant ?

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je souhaiterais revenir sur les critères de classification entre documents proliférants et documents sanitaires. Madame Veyssière, vous avez évoqué les critères définissant un document comme étant proliférant. Ma question porte spécifiquement sur les informations relatives aux doses reçues lors des essais : sont-elles considérées comme des données proliférantes ou non ? Et par conséquent, peut-on y avoir accès ?

M. Emmanuel Fouquart (RN). Concernant l’habilitation secret-défense mentionnée précédemment, je tiens à préciser que cette classification ne permettait pas nécessairement l’accès aux documents déclassifiés des essais nucléaires. Ayant moi-même été habilité secret-défense pour la marine nationale entre 1988 et 1989 à Pateete, je peux affirmer que cette habilitation n’aurait pas suffi pour accéder aux documents classés très secrets relatifs aux essais.

Mme Marion Veyssière. Je tiens à clarifier ce point pour dire très clairement que Madame Tommasini avait effectivement un niveau d’habilitation suffisamment élevé pour accéder à l’ensemble des archives, y compris celles classées incommunicables à vie. L’habilitation comporte deux aspects : le niveau de classification auquel on peut accéder (secret-défense, très secret-défense, etc.) et la justification du besoin d’en connaître. Dans le cas de Madame Tommasini, ces deux conditions étaient remplies, lui permettant ainsi de consulter l’intégralité des documents lors de sa visite au SHG.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de la première commission d’enquête, j’avais suivi une historienne à la délégation polynésienne pour le suivi des conséquences des essais nucléaires (DSCEN) afin d’observer les difficultés d’accès aux archives. J’ai pu accéder à une salle contenant des dossiers médicaux, ce qui m’a permis de constater leur quantité. Concernant les bobines mentionnées par M. Veyssière, j’espère que vous vous en êtes occupés car elles étaient entreposées dans le désordre, sans grande précaution…

Dans le cadre de notre commission d’enquête, nous nous intéressons particulièrement aux doses reçues et au niveau d’informations fournies aux différentes populations concernées : appelés, engagés, travailleurs, civils. Nous cherchons à comprendre comment ces personnes étaient considérées en fonction de leur statut.

Avez-vous une estimation des documents ou cartons qui resteraient à traiter ? Prenez-vous en compte les archives personnelles ? Je pense qu’une grande partie des archives se trouve peut-être chez les particuliers. Serait-il envisageable qu’une entité se charge de collecter ces documents ?

Enfin, M. Veyssière, existe-t-il des enregistrements audio dans les archives, outre les photos et les vidéos ?

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. J’aimerais ajouter une question. De nombreux documents ont été supprimés au fil du temps, mais certains pourraient se révéler aujourd’hui extrêmement intéressants, comme les archives de bord de certains navires. Des informations apparemment anodines, comme les conditions météorologiques à un moment donné, pourraient maintenant nous aider à différencier les populations exposées de celles qui ne l’ont pas été.

Nous avons également constaté que certains protocoles étaient improvisés, sans savoir s’il y avait eu des retours d’expérience alors que ce sont des documents techniques. Ça m’intéresserait de comprendre comment les décisions étaient prises, ou pourquoi elles ne l’étaient pas. Est-ce que ce type d’information se trouve dans les archives, notamment dans les documents techniques de retour d’expérience ?

Mme Marion Veyssière. Concernant les doses reçues, le cadre est clairement défini par la loi. Les informations considérées comme proliférantes sont strictement limitées aux données techniques sur la localisation et la fabrication des armes, conformément au code du patrimoine. La difficulté réside dans le fait que ces données techniques peuvent se trouver dans des documents apparemment anodins portant sur d’autres sujets.

Un travail considérable a donc été effectué au SHD pour examiner chaque document un à un et identifier dans chacun d’entre eux ces données sensibles. Pour la plupart des documents, nous avons pu les ouvrir à la consultation. Les informations sur les doses reçues ne sont clairement pas considérées comme proliférantes et doivent être accessibles, sauf si elles contiennent d’autres données techniques sensibles.

Ensuite, la communication de ces documents dépend de leur classification : soit ils sont librement communicables, soit ils nécessitent une procédure de dérogation si d’autres restrictions s’appliquent. C’est le droit commun.

Mme Nadine Marienstras. Pour s’orienter dans les archives, le rôle des archivistes est crucial. Au SHD, le département des publics guide au mieux les lecteurs dans leur recherche, sans toutefois l’effectuer à leur place, car l’organisation des archives peut être complexe, distribuée en divers endroits… Un service d’archives est un service qui communique avec les usagers ; c’est fondamental. Nous mettons en relation les demandeurs avec les centres appropriés parmi nos dix sites.

Concernant les bâtiments (archives du cercle 2), nous disposons des journaux de bord et d’informations sur la vie quotidienne à Brest, Lorient, Toulon, notamment pour les navires mobilisés entre 1964 et 1966. Une centaine de ces documents ont été analysés, avec seulement trois cartons restant à examiner. Nous avons également des archives provenant de Châtellerault, incluant des documents de contrôle biologique, de la direction des centres d’expérimentation et du détachement de gendarmerie du Centre d’expérimentation du Pacifique.

M. Laurent Veyssière. Concernant la valorisation des archives, nous reconnaissons l’importance d’utiliser les nouveaux médias pour atteindre le public, en particulier les jeunes ; des études l’ont montré mais trois quarts des étudiants en histoire ont choisi cette filière parce qu’ils ont joué à des jeux vidéo historiques ! Nous ciblons donc la bande dessinée, les youtubeurs et les jeux vidéo pour diffuser nos archives et offrir des représentations historiques précises.

Suite à la visite de Mme Vernaudon, nous avons compris l’importance du jour d’avant et l’intérêt de montrer non seulement les essais mais aussi l’évolution des lieux comme Papeete. Ces transformations environnementales ont été largement filmées et auraient pu être exposées dans la Maison de la mémoire.

Enfin, nous confirmons qu’il reste encore des archives à traiter, avec des versements en cours de préparation, notamment à la DSCEN.

Sur les archives privées, nous disposons d’archives papier et audiovisuelles, avec des versements prévus dans les mois à venir. Concernant les archives privées, nous en avons déjà collecté, comme le font tous les services d’archives. Par exemple, pour les essais nucléaires, nous avons des photographies remarquables prises par un aspirant de marine à bord du Garonne, qui complètent parfaitement la production officielle. Ces photos sont disponibles en ligne. Nous n’avons pas d’enregistrements audio, mais le service historique en possède probablement.

Mme Nadine Marienstras. Nous disposons effectivement de témoignages oraux et de témoignages par exemple d’amiraux et de généraux présents sur les sites d’essais à l’époque. Certains de ces témoignages sont librement communicables et peuvent être mis à disposition dès maintenant.

Mme Marion Veyssière. Le service historique de la défense possède de nombreux cartons librement communicables sur le choix de la Polynésie pour les essais nucléaires. Je recommande à votre commission d’enquête de se déplacer dans les services d’archives pour consulter ces documents, ce qui serait sans doute très enrichissant pour vos travaux.

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Excellente idée !

Mme Sylvie Le Clech. Au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, nous offrons un service personnalisé aux chercheurs travaillant sur les essais nucléaires. Nous préparons les documents pour maximiser l’accès aux informations dans le respect de la loi. Nos fonds sont particuliers car ils concernent la France dans le monde. Ils incluent des documents des postes diplomatiques à l’étranger, reflétant les discussions avec les dirigeants et les sociétés civiles des pays d’accueil, notamment ceux opposés aux essais français. Ces archives se trouvent dans les fonds d’administration centrale, des représentations permanentes auprès d’organismes internationaux et sur notre site de Nantes pour les documents rapatriés des ambassades.

J’ai également participé à une mission d’appui pour la mise en place d’un centre de mémoire en Polynésie. Nous avons constaté l’importance de valoriser les documents familiaux pour comprendre les bouleversements de la société polynésienne. Cette approche ne se limite pas à l’histoire, mais englobe aussi l’anthropologie et la sociologie.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite évoquer une histoire concernant l’archipel des Gambier, qui a souvent été exposé aux nuages toxiques des tirs atmosphériques. Les Mangaréviens parlent fréquemment du bateau La Coquille, venu juste après le tir Aldébaran le 2 juillet 1966 pour effectuer des relevés et examiner la population. Le rapport du docteur Millon, présent sur ce bateau, n’a jamais été rendu public : avez-vous vu passer ce document ou est-il éventuellement au CEA ? De plus, il y a cette histoire de la directrice d’école de Mangareva qui avait tenu un carnet de santé détaillant les symptômes de tous ses élèves après le tir mais ce carnet lui a été confisqué par des militaires. Là encore, comment peut-on retrouver ces documents ?

Mme Nadine Marienstras. Je n’ai pas la réponse immédiate, mais je vais mener l’enquête et vous fournirai une réponse.

Mme Sylvie Le Clech. Pour répondre à votre question, j’ai trouvé ce rapport en ligne et j’en ai fait un tirage papier, bien que je ne sois pas experte en la matière. Il s’agit de la revue Damoclès, édition de février-avril 2005. Ce document contient des reproductions sur les Gambier. Je crois l’avoir trouvé via un lien sur le site de l’Assemblée territoriale de Polynésie française, mais cela reste à vérifier.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne pense pas que ce soit ce que les chercheurs demandent. Ils recherchent les comptes rendus des essais atmosphériques de 1966 à 1974, ainsi que les archives du bâtiment La Coquille, chargé des prélèvements. Je doute que toutes ces informations s’y trouvent.

Mme Dominique Voynet, vice-présidente. Je soutiens l’idée d’une visite sur site, pas uniquement pour consulter des bandes dessinées et des films, mais pour effectuer un travail sérieux de recherche ; on vous dira ce qu’il advient de cette idée. Merci à tous.

 

La séance s’achève à 19 heures 15.

———

 


Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Nadège Abomangoli, Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Abdelkader Lahmar, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet

Excusés. – M. Philippe Gosselin, M. Didier Le Gac