Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition du SSA (Service de santé des armées).............3

 


Mercredi
29 janvier 2025

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 29 janvier 2025

 

La séance est ouverte à 17 h 10.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

 

M. le président Didier Le Gac. Notre ordre du jour appelle l’audition du Service de santé des armées (SSA), représenté par quatre experts : M. Jean-Ulrich Mullot, pharmacien en chef de la division stratégie santé de défense, M. Jean-Christophe Amabile, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées (Spra), M. Gabriel Bédubourg, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV) et M. Laurent Géraut, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention. 

M. Jean-Ulrich Mullot, vous êtes pharmacien chef des services, professeur agrégé du service de santé des armées, ancien directeur du Laboratoire d’analyses de surveillance et d’expertise de la Marine. M. Jean-Christophe Amabile, vous êtes actuellement directeur du Service protection radiologique des armées (SPRA) au sein du Service de Santé des Armées. Je signale que la mission de votre service consiste à apporter un appui technique en radioprotection au Ministère des armées, ce qui vous conduit à effectuer un contrôle de la surveillance médico-radiobiologique et dosimétrique du personnel du Ministère exposés aux rayonnements ionisants, à vérifier les installations, et à intervenir en cas d’urgence radiologique. M. Gabriel Bédubourg, vous êtes depuis le mois d’août dernier chef de la division « Observatoire, Veille, Expertise » de l’école du Val-de-Grâce après avoir été notamment référent « Veille et Intelligence Artificielle » à la direction centrale du service de santé des armées. Vous êtes également, et ce depuis mars 2022, Délégué de l’Observatoire de la santé vétérans. Enfin, M. Laurent Géraut, vous êtes professeur agrégé de l’École du Val de Grâce en médecine du travail et, depuis le mois de juin 2023, vous êtes coordonnateur national de la médecine de prévention au sein du service de santé des armées.

Je vous remercie, messieurs, d’avoir répondu à notre invitation. Votre expertise sera précieuse pour éclairer l’état sanitaire des vétérans ayant travaillé sur les sites exposés aux essais nucléaires en Polynésie entre 1966 et 1996. Nous avons déjà auditionné certains de ces vétérans, et nous allons en auditionner d’autres dans les semaines à venir puisqu’ils font partie, au même titre que les Polynésiens, d’une population exposée durant trente ans aux essais nucléaires en Polynésie.

Avant que vous n’interveniez et qu’un dialogue s’engage entre vous et nous sur ces sujets, j’aurais deux questions préalables à vous poser.

D’une part, les vétérans que nous avons pu auditionner lors de la précédente commission d’enquête (dont vous savez que les travaux n’ont pas abouti en raison de la dissolution) et la semaine dernière également, nous ont expliqué que, avant, pendant et a fortiori après les essais, ils n’avaient fait l’objet d’aucune analyse de sang, d’urines ou autre et que, ce faisant, leur irradiation n’avait pu être correctement mesurée. De manière générale, il n’y avait guère de suivi à l’époque… Pouvez-vous nous éclairer sur l’évolution du suivi médical qui a pu être fait des personnels militaires (civils le cas échéant si vous le connaissez) ayant travaillé en Polynésie au moment des campagnes de tirs ? Ces personnes font-elles aujourd’hui l’objet d’un suivi ou d’analyses systématiques et approfondis ou sont-elles traitées comme n’importe quel vétéran de l’armée ?

D’autre part, que pensez-vous, du point de vue médical, des critères aujourd’hui établis par la loi Morin du 5 janvier 2010 pour reconnaître les pathologies développées chez les militaires ayant travaillé en Polynésie entre 1966 et 1998 ? Ces critères sont-ils réalistes, facilement applicables ? Doivent-ils être éventuellement revus ? Et enfin, du strict point de vue médical et scientifique, pensez-vous qu’il soit possible ou raisonnable de poser une règle suivant laquelle il y aurait une présomption irréfragable entre le fait d’avoir travaillé en Polynésie durant cette période et le fait de développer l’une des maladies définies par décret, sachant que ce n’est évidemment pas le cas aujourd’hui ?

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je signale que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous remercie de déclarer chacun à votre tour tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle enfin que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire « je le jure ».

MM. Jean-Ulrich Mullot, Jean-Christophe Amabile, Gabriel Bédubourg et Laurent Géraut prêtent serment.

M. Jean-Christophe Amabile, médecin chef des services de classe normale, directeur du Service de protection radiologique des armées. Depuis plus de trois cents ans, le Service de santé des armées (SSA) a pour mission principale d’apporter des soins aux militaires et de conseiller le commandement, ce qui lui confère une certaine indépendance technique. Durant la période des essais nucléaires en Polynésie française, le SSA a été mis à disposition du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) pour fournir des soins, y compris en cas d’incident ou d’accident, et pour assurer le suivi médical préventif de la population militaire.

Je vous présenterai tout à l’heure les missions de mon établissement et nous nous efforcerons de vous éclairer sur les aspects médicaux qui vous intéressent. Notez que les archives des essais elles-mêmes appartiennent en grande partie à la direction générale de l’armement (DGA) et que, sur ce sujet, notre principale source d’information est l’ouvrage technique de référence de 2006 intitulé La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits.

M. Laurent Géraut, médecin chef, coordonnateur national de la médecine de prévention. Mon rôle consiste à conseiller le directeur central du SSA ainsi que l’ensemble du ministère de la défense sur la médecine de prévention, discipline équivalente à la médecine du travail civile. Je coordonne le dispositif ministériel de santé au travail pour les 300 000 militaires et 62 000 personnels civils de la défense. Ancien médecin des forces, je me suis spécialisé dans la médecine du travail, matière que j’enseigne à l’école du Val-de-Grâce. Je n’ai pas d’expérience personnelle des essais nucléaires du Pacifique, ayant intégré l’armée en 1995, mais j’ai dirigé la mission médicale lors de l’accident de Fukushima en 2011, qui a permis de ramener en France environ 1 000 personnels civils.

Notre mission principale consiste à préserver la santé des militaires et des personnels civils de la Défense face aux effets immédiats ou différés des expositions professionnelles, notamment radiologiques. Pour la mener à bien, nous nous appuyons tout d’abord sur les résultats de l’évaluation des risques professionnels réalisée dans chaque entreprise sous la responsabilité de l’employeur. Typiquement, cette évaluation inclut les différents types de rayonnements ionisants, alpha, bêta, neutron, X, gamma, etc., et sur l’évaluation quantitative des doses susceptibles d’être administrées et ensuite mesurées.

L’employeur classe alors les salariés en deux catégories, A et B, autrefois désignées personnel non directement affecté aux rayonnements ionisants (PNDA) et personnel directement affecté aux rayonnements ionisants (PDA), selon des seuils de doses annuelles qui ont évolué conformément à des recommandations internationales, notamment celles de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). L’employeur s’assure alors du déploiement de la dosimétrie individuelle, dont les résultats sont ensuite communiqués aux médecins du travail.

Quant à la consultation médicale auprès du médecin de prévention, elle repose sur trois principes fondamentaux que je souhaiterais rappeler : toute consultation fait l’objet d’une retranscription spécifique dans le dossier médical des intéressés et qui reprend l’entretien et l’examen clinique, l’établissement d’une relation empathique entre le praticien et l’agent examiné et, enfin, la possibilité pour le praticien de prescrire des examens complémentaires, notamment les anthroporadiométries et les examens radiotoxicologiques des urines et des selles afin de caractériser, le cas échéant, une contamination interne lorsqu’elle est suspectée.

Concernant le suivi post-exposition aux rayons ionisants, le dépistage des cancers potentiellement liés aux rayonnements ionisants, c’est-à-dire des cancers dont la fréquence serait accrue du fait d’exposition aux rayonnements ionisants, est complexe. Le médecin qui effectue ce dépistage a besoin de s’appuyer sur des données épidémiologiques et jusqu’ici, cet excès de cancers peine à être mis en évidence notamment dans les publications de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou dans les travaux épidémiologiques sur les vétérans.

En Polynésie, ce suivi est confié au centre médical de suivi (CMS), entité placée sous l’autorité de la santé de Polynésie française mais dont les deux médecins sont des militaires détachés. Dans l’Hexagone, le dispositif de la surveillance médicale post-professionnelle (SMPP) est un dispositif prévu dans le code de la sécurité sociale depuis 1995, qui permet le financement d’examens complémentaires. En l’absence de recommandations sanitaires officielles pour effectuer ce type de dépistage (comme pour les cancers du colon ou du sein), les médecins prescrivent généralement des bilans sanguins et des explorations thyroïdiennes.

En conclusion, on attend du médecin militaire qu’il fasse preuve de qualités humaines et de professionnalisme dans l’hexagone, en outre-mer ou sur la ligne de front, en assurant un soutien constant aux forces armées. En radioprotection, il est tenu de porter une attention particulière à la nature des postes de travail, aux nuisances déclarées par l’employeur, aux productions scientifiques et aux évolutions réglementaires susceptibles de modifier ses pratiques, avec l’humilité requise devant l’étendue des connaissances qu’il reste à acquérir.

M. Jean-Christophe Amabile. Le SSA dispose d’un établissement dédié à la radioprotection au sein des armées, tout particulièrement dans le cadre de la mise en œuvre opérationnelle de la dissuasion nucléaire. Le Service de protection radiologique des armées (Spra) a été créé en 1973. Sa mission d’appui technique en radioprotection des exploitants du ministère des Armées concerne principalement quatre aspects : le contrôle de la surveillance médico-radiobiologique et dosimétrique du personnel civil et militaire exposé aux rayonnements ionisants, la vérification des installations, l’enseignement, et l’intervention en situation d’urgence radiologique.

À ces fins, le Spra possède un laboratoire chargé de la surveillance de l’exposition externe du personnel. Cette surveillance s’effectue par la délivrance de dosimètres à lecture différée, adaptés aux différents types d’irradiation, gamma, x, bêta et neutron. Il permet la réalisation de bilans dosimétriques annuels auprès des différents états-majors, directions et services.

Un autre laboratoire de contrôle radio-toxicologique permet également la surveillance de l’exposition interne et de l’environnement de travail. Cette surveillance s’effectue à l’aide d’examens radiotoxicologiques qui peuvent être directs, anthroporadiométriques ou indirects. L’ensemble de ces résultats est accrédité par le Comité français d’accréditation (Cofrac).

Le Spra dispose également d’une division médicale qui contrôle, entre autres, les fiches d’évaluation et d’aptitude du personnel exposé aux rayonnements ionisants, conseille le commandement, apporte son appui technique pour l’évaluation des risques professionnels, établit des passés radiologiques individuels hors essais nucléaires, et oriente les demandes d’indemnisation vers le service des pensions militaires d’invalidité ou le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).

M. Gabriel Bédubourg, médecin chef, délégué de l’Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV). Dans un souci de transparence, je précise en préambule que mon père était officier de marine et a travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) dans les années 1990. Spécialiste en santé publique et docteur en sciences, j’ai été nommé en août 2022 délégué de l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV), créé en 2004 à la demande de la Représentation nationale pour évaluer les éventuelles conséquences de l’exposition professionnelle sur la santé des militaires et des vétérans.

Depuis sa création, l’OSV était positionné dans le périmètre du Secrétariat général pour l’administration (SGA) et, depuis 2020, il était rattaché à la direction des ressources humaines du ministère des Armées (DRHMD) et dirigé par un délégué du ministère. Son conseil scientifique a été dissout récemment dans le cadre des mesures de simplification de l’État. Il était composé de représentants de chacune des principales agences ou instituts sanitaires français ; l’OSV faisait réaliser ses études par des organismes tiers selon les saisines de sa tutelle et le conseil scientifique supervisait la conduite de ces études.

À l’origine, l’OSV avait été voulu comme devant être indépendant du SSA. Cependant, récemment, en constatant les évolutions de l’environnement et des enjeux stratégiques des armées, la complexification des questions sur la santé des militaires et des vétérans, et celle de la réglementation communautaire ou nationale relative à l’usage des données de santé, il a été décidé de restructurer l’OSV pour le transférer au sein du SSA élargir ainsi la population d’intérêt de l’Observatoire à la population des militaires d’active. Ainsi, depuis août 2024, nous mettons sur pied un Observatoire de la santé des militaires et des vétérans (OSMV), un outil à vocation ministérielle positionné au sein du SSA et non plus de la DRHMD, et doté cette année d’une équipe de neuf personnes. L’objectif attendu de l’OSMV est d’éclairer les politiques des armées, directions et services du ministère sur tous les sujets pour lesquels la connaissance de l’état de santé des militaires ou des vétérans peut avoir un impact, dans le but notamment d’améliorer la protection et la santé des forces armées face aux risques auxquels elles sont confrontées dans leur métier.

J’en viens aux résultats des études épidémiologiques sur la population des vétérans des essais du CEP, les fameuses « études Sepia ». Il s’agit en vérité de trois études réalisées par le cabinet Sepia-santé qui a répondu à l’appel d’offres de l’OSV. L’objectif principal des études de morbi-mortalité, donc des études portant sur l’apparition de maladies et sur la mortalité des vétérans des essais nucléaires, était d’évaluer le risque sanitaire lié à la participation de ces personnels du ministère des Armées aux campagnes d’essais nucléaires effectuées au CEP entre 1966 et 1996. Dans un premier temps, deux études ont été menées : l’une portant sur la mortalité des vétérans et couvrant la période 1966-2008, l’autre portant la morbidité et couvrant la période 2003-2008, en s’appuyant sur les ouvertures de droits aux infections de longue durée à l’assurance maladie.

Ces études populationnelles, par leur méthode statistique comparative, nous permettent d’approcher l’effet global des expositions aux rayonnements ionisants sur la population des vétérans. Elles appréhendent l’impact collectif davantage que l’impact individuel, sans nier celui-ci pour autant. C’est pour cette raison que chaque étude a été menée en deux temps. Dans un premier temps, nous avons comparé la cohorte des vétérans à la population nationale de même âge et de même sexe. Dans un second temps, nous avons comparé, au sein de la cohorte elle-même, l’état de santé des vétérans exposés au rayonnement ionisant à l’état de santé des vétérans non exposés.

Les résultats principaux sont, selon moi, rassurants puisqu’aucune surmortalité ou surmorbidité des personnels concernés n’ont été mises en évidence. Nous avons même montré une sous-mortalité significative par rapport à la population française de même âge et de même sexe, qui correspond à un phénomène bien connu en épidémiologie au travail, que l’on appelle l’effet du travailleur sain, et qui a pu être mal interprété par certains vétérans.

En 2020, nous avons publié l’actualisation des études de morbi-mortalité avec une extension de la période d’intérêt jusqu’à l’année 2015. Cette deuxième vague a confirmé les premiers résultats, avec globalement une sous-mortalité de 15 % observée chez les vétérans par rapport au reste de la population française, et même une mortalité spécifique par cancer inférieure de 5 % à celle de la population française. Au sein de la cohorte, les vétérans exposés ne présentaient pas de surmortalité par rapport aux autres vétérans. L’attribution des infections de longue durée entre 2003 et 2015 chez les vétérans a, au contraire, révélé une légère sous-morbidité mais non significative statistiquement et sans lien avec l’exposition.

M. Jean-Ulrich Mullot, pharmacien en chef (DCSSA/division stratégie santé de défense). Je suis actuellement responsable du bureau « Sciences en santé » au sein de la direction centrale du SSA, qui a vocation à fournir les éléments scientifiques nécessaires à la prise de décision dans le vaste champ de la santé de défense. Dans un passé relativement proche, j’ai dirigé un laboratoire de la marine nationale en charge des analyses radio-écologiques autour d’un port militaire. Enfin, je suis spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires, une discipline que j’enseigne à l’Académie de santé du SSA.

En conclusion de notre propos liminaire commun, j’aimerais souligner que nous sommes des praticiens impliqués dans le soutien sanitaire des forces armées et qu’il ne rentre pas dans les missions du SSA d’effectuer un travail historique en étudiant des archives que, par ailleurs, il ne détient plus. Par conséquent, dans notre champ de compétences qui couvre essentiellement les questions médico-militaires, nos connaissances des pratiques historiques ne seront qu’indirectes et issues de la consultation de documents récapitulatifs et librement accessibles, dont beaucoup ont déjà été mentionnés devant cette commission, par exemple l’expertise collective de l’Inserm publiée en 2021 ou l’ouvrage de référence La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. À l’épreuve des faits.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête relative aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie. Monsieur Bédubourg, les études menées sur la période 1966-1996 ont-elles pris soin de distinguer la phase des essais atmosphériques de celle des essais souterrains, ou bien prennent-elles en considération l’ensemble des essais ?

Par ailleurs, M. Amabile a fait référence à un « bilan dosimétrique annuel ». Celui-ci concerne-t-il l’ensemble du personnel des sites du CEP ? Toutes les personnes présentes, qu’elles relèvent du personnel administratif, civil ou militaire, portaient-elles des dosimètres ?

Enfin, pouvez-vous vous expliquer sur le fait que vous ayez mentionné dans vos interventions un « manque de données épidémiologiques » ?

M. Gabriel Bédubourg. Les résultats des études Sepia couvrent l’ensemble de la période. Dans le cadre de ces études, nous avons effectué des analyses de sensibilité, c’est-à-dire des analyses plus fines par sous-population au sein de la population des vétérans, dont des analyses qui distinguent la période des essais aériens de la période des essais souterrains. Ces analyses n’ont pas révélé de différences significatives par rapport aux résultats principaux, c’est-à-dire que nous n’avons pas pu démontrer de grandes disparités entre ces deux périodes. Je vous fournirai, si vous le souhaitez, un résumé plus détaillé par écrit.

M. Jean-Christophe Amabile. J’ai évoqué les bilans dosimétriques réalisés dans le cadre des missions du Spra, qui s’occupe de la mise en œuvre opérationnelle de la dissuasion, mais pas des essais nucléaires. Actuellement, nous présentons par exemple un bilan au chef d’état-major de la marine sur l’état des lieux de la radioprotection au sein de la marine. Pour les essais, le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) était responsable de la dosimétrie externe et le SSA veillait particulièrement au respect de la réglementation en s’assurant notamment que le personnel portait bien des dosimètres.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Notre commission s’intéresse à ce qui s’est passé à l’époque, in situ.

M. Gabriel Bédubourg. D’après les données d’exposition des études Sepia, la distribution de dosimètres externes était semble-t-il extrêmement large de 1966 à 1969. À partir de 1969, une approche plus ciblée a été adoptée, probablement en raison de l’expérience des trois premières années où de nombreux dosimètres devaient être négatifs. La distribution a été affinée pour cibler le personnel potentiellement exposé sur des postes à risque d’exposition aux rayonnements ionisants.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le bilan dosimétrique annuel consiste en une mesure de l’accumulation du rayonnement pour une personne donnée. Certains vétérans nous disent que leurs dosimètres étaient récupérés le soir : est-ce que la radioactivité s’arrêterait en période nocturne ?

M. Jean-Christophe Amabile. La mesure d’un dosimètre s’effectue évidemment au poste de travail. Actuellement, dans les armées, le port du dosimètre est mensuel ou trimestriel, et le personnel ne s’en défait pas le soir. Je ne dispose pas de témoignages relatifs à la pratique que vous décrivez, madame la rapporteure. Cependant, à l’époque, la réglementation permettait de classer le personnel en catégories, et il me semble que le personnel non affecté ne faisait pas l’objet d’une surveillance particulière. Le commandement évaluait les risques encourus par son personnel et transmettait ensuite ces données au service de santé en vue de catégoriser le personnel.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Permettez-moi de compléter ma question. Nous parlons de sites d’essais nucléaires. Pour la seule période des essais souterrains, le CEA a admis 42 fuites sur les 147 tirs. Comment expliquez-vous, en tant que médecins, la décision de ne pas équiper certaines catégories de personnes de dosimètres sur les sites de Moruroa et Fangataufa ?

M. Gabriel Bédubourg. Comme je le disais, au début, les dosimètres ont été distribués très largement. L’analyse des résultats a ensuite permis d’affiner la distribution aux personnes les plus exposées, car de nombreux dosimètres s’avéraient négatifs.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). L’absence de surmortalité et de surmorbidité du personnel exposé durant ces périodes d’essais nucléaires est naturellement une bonne nouvelle. Cependant, les témoignages que nous avons recueillis sur les conditions de travail, de protection et de réalisation des essais nous font tout de même douter du fait que ces personnes n’auraient pas reçu de doses significatives…

Pourriez-vous nous expliquer ce que vous appelez « l’effet du travailleur sain » ? Cela pourrait nous aider à comprendre pourquoi il n’y a pas de différence significative entre les populations testées dans vos enquêtes.

M. Gabriel Bédubourg. L’effet du travailleur sain est un biais bien connu dans les études épidémiologiques en santé au travail. Il part du constat que les personnes malades ou affaiblies ont moins de chances d’accéder à l’emploi ou de travailler. Par conséquent, les études menées sur des populations de travailleurs concernent généralement des personnes en meilleure santé que la population générale. Les militaires bénéficient d’un suivi médical déterminant leur aptitude à servir et à occuper des emplois spécifiques. Les études Sepia ont été menées sur une population de vétérans ayant été sélectionnée médicalement, avec un état de santé initialement meilleur. Cette population conserve cet avantage de santé pendant un certain temps avant de rejoindre progressivement, avec le vieillissement, l’état de santé de la population générale.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de la table ronde du 22 janvier dernier, qui a réuni des associations de vétérans et des témoins de cette époque, M. Michel Cariou, un atomicien du SMSR, a relevé l’écart abyssal qui existait entre les normes théoriques qui auraient dû être respectées et la réalité du terrain, expliquant par ailleurs qu’il était impossible de respecter lesdites normes théoriques. Le SSA peut-il confirmer ce témoignage ? Quelles sont les conséquences sanitaires de cet écart ? Étaient-elles prévisibles durant la période d’activité et de démantèlement du CEP ? En d’autres termes, des ajustements de la protection des personnels ont-ils été effectués en cours d’expérimentation et, dans l’affirmative, sur quels points ?

M. Gabriel Bédubourg. Il est difficile de vous répondre précisément, faute d’avoir accès à l’ensemble des mesures dosimétriques de l’époque. Cependant, il semble que l’analyse des risques a été affinée si l’on regarde les données concernant la distribution de dosimètres, ce qui a conduit à un ajustement des méthodes de suivi et de surveillance des expositions, du moins sur le plan de la dosimétrie.

M. Jean-Ulrich Mullot. J’aimerais insister sur le partage des responsabilités en centre de travail, qui est d’ailleurs toujours en vigueur. L’employeur a l’obligation de prescrire, d’appliquer et de faire respecter les mesures de protection qu’il, estime devoir être prises et qui sont adaptées aux risques. Le SSA peut le conseiller et appeler l’attention du commandement sur certaines pratiques, mais l’application de ces règles ne relève pas de son domaine de responsabilité, sauf naturellement dans le cas où le SSA est lui-même en position d’employeur.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En opération, il arrive que l’objectif prévale sur les précautions ; c’est bien le cas, n’est-ce pas ? Selon encore une fois le témoignage de M. Cariou, les normes ont été établies dans un bureau à Montlhéry sur la base de deux décrets mais, une fois sur place, elles se sont avérées totalement inapplicables. Il nous a donné quelques exemples, dont celui de mécaniciens en salle des machines qui devaient, pour changer d’emplacement, courir en apnée pour se rebrancher au système alors qu’ils étaient en tenues chaudes. J’aimerais connaître votre avis sur ce décalage entre les normes et leur application.

M. Laurent Géraut. Il est certain que le ministère des Armées visait au respect de la réglementation de l’époque, réglementation qui s’inspirait par ailleurs des recommandations de la CIPR. En revanche, il nous est impossible de vous répondre sur des cas particuliers évoqués par des vétérans puisque nous n’exploitons pas ces archives, qui ne sont plus chez nous. Il conviendrait à cet égard de mener un travail d’historien, ce qui excède nos compétences.

M. Jean-Ulrich Mullot. Je rappelle par ailleurs que le SSA n’exerce aucun rôle coercitif, ni aucun rôle de police ; le commandement est libre d’adapter ses recommandations à la réalité opérationnelle. Les études épidémiologiques montrent que l’exposition aux rayonnements ionisants a été supérieure aux normes à respecter ; cependant elles ne mettent en évidence aucun quelconque effet sanitaire. Il convient précisément de distinguer l’exposition à des rayonnements ionisants et l’effet sanitaire. En d’autres termes, les études épidémiologiques semblent suggérer – et il ne s’agit certes que d’observations épidémiologiques, et non de certitudes statistiques – que ces expositions n’étaient pas de nature à générer des effets sanitaires massifs chez les vétérans.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Géraut, vous avez évoqué un « manque de données épidémiologiques ». Pourriez-vous développer ce point ?

M. Laurent Géraut. Les données épidémiologiques portent sur deux populations, les vétérans et la population polynésienne. En ce qui concerne la première, les analyses ne révèlent pas d’excès de pathologies potentiellement liées aux rayonnements ionisants. Concernant la population civile polynésienne, qui n’entre pas dans le périmètre d’investigation du SSA mais dans celui de la direction de la santé publique polynésienne, les données épidémiologiques qui montreraient de façon évidente un excès de cancers ou de pathologies tumorales font défaut. Les deux éléments dont nous disposons sont les expertises de l’Inserm réalisées en 2020 et la publication de l’Inserm en mai 2023 portant plus spécifiquement sur la thyroïde. Ni l’un, ni l’autre ne permet d’identifier un indiscutable excès de pathologies. Je n’affirme pas que les essais nucléaires n’ont eu aucun effet sur la population, je souligne seulement que les études épidémiologiques peinent à le démontrer.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je tire le fil sur ce que vous venez de nous dire car il existe une troisième population à l’intersection des deux autres : ce sont des personnels civils embauchés par l’armée dans le cadre de missions et d’expérimentations. Des données concernant cette population sont-elles disponibles ? Contrairement à la cohorte des militaires, qui peut induire des biais tels que celui du travailleur sain, cette population n’a pas été sélectionnée pour ses qualités physiques et physiologiques et a pu se trouver particulièrement exposée.

M. Gabriel Bédubourg. Le personnel civil recruté localement par l’armée bénéficiait d’une médecine du travail et d’un passage par la médecine de prévention. Une partie de ce personnel est intégrée dans les études Sepia, puisque la cohorte a été constituée à partir de la base de données des dosimètres, et inclut tous ceux qui ont bénéficié de cet équipement. Cependant, pour une partie du personnel resté en Polynésie, nous n’avons pas été en mesure d’identifier leur statut en termes de mortalité et de morbidité, car ils n’apparaissent pas dans le répertoire national d’identité des personnes physiques. De même, certaines personnes vivant dans l’Hexagone n’ont pas été retrouvées. Nous supposons que ces personnes non retrouvées, soit un groupe évalué à moins de deux mille individus, sont réparties équitablement entre les exposés et les non exposés. Cette hypothèse suggère l’absence d’un impact majeur sur l’interprétation des résultats.

M. le président Didier Le Gac. Pourriez-vous donner la définition d’« exposés » et de « non exposés » ?

M. Gabriel Bédubourg. Dans la cohorte des vétérans, sont considérées comme « exposées » toutes les personnes ayant présenté au moins un dosimètre positif, sachant que le seuil de positivité est fixé à 0,2 millisievert. Les personnes « non exposées » sont tous les vétérans dont tous les dosimètres se sont révélés négatifs.

M. le président Didier Le Gac. Concernant les pathologies développées chez les militaires, pensez-vous que les critères définis dans la loi Morin sont réalistes ? Ne serait-il pas plus simple d’établir une présomption irréfragable entre le fait d’avoir été en Polynésie au moment des tirs et le développement d’une maladie ?

M. Jean-Ulrich Mullot. Le seuil de 1 millisievert par an est un seuil de gestion à des fins de radioprotection, mais ne revêt aucun caractère médical ou scientifique à partir duquel il déclencherait quelque chose de spécifique. Concernant la liste des vingt-trois cancers, elle doit être révisée par la commission consultative de suivi des essais nucléaires (CCSEN), qui ne s’est pas réunie depuis 2021 et qui se réunit en principe à l’initiative du ministre de la santé. Quant au caractère irréfragable du non renversement de la charge de la preuve, c’est une décision sociétale et législative sur laquelle nous ne pouvons pas nous prononcer.

Ce que l’on peut dire, c’est seulement que, du strict point de vue médical, il est impossible de distinguer un cancer radio-induit d’un autre à l’échelle individuelle. De nombreux facteurs interviennent, rendant impossible l’imputation certaine d’un cancer à une exposition aux rayonnements ionisants. Dès lors, nous pouvons seulement établir des probabilités statistiques pour une population exposée à des doses importantes ; on ne peut en dire davantage.

M. le président Didier Le Gac. Envisagez-vous des études épidémiologiques sur les descendants et les ayants-droit ? C’est une inquiétude partagée par de nombreux vétérans et Polynésiens.

M. Jean-Christophe Amabile. Il s’agit d’un sujet qui inquiète en effet les patients et que nous prenons très au sérieux en tant que médecins. Les effets transgénérationnels de l’exposition aux rayonnements ionisants ont été largement étudiés, notamment avec les cohortes d’Hiroshima et Nagasaki. Le dernier groupe de travail de la commission internationale de protection radiologique (CIPR), réuni en décembre 2024, a conclu qu’aucun excès d’effets transgénérationnels n’a été mis en évidence dans les populations étudiées. Si ces effets existent, ils sont tellement faibles qu’ils ne sont pas détectables ; les experts sont plutôt rassurés, même s’ils poursuivent leurs recherches. Je vous transmettrai le rapport du CIPR si vous le souhaitez.

M. le président Didier Le Gac. C’est la première fois que j’entends parler d’une étude affirmant clairement l’absence d’effets sur les descendants !

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Connaissez-vous le nombre total de personnels militaires et civils ayant travaillé pour le CEP, sur site et hors site, y compris à Tahiti et à Hao ? Avez-vous accès aux données médicales de ces personnes ? J’ai pu voir au Département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) une grande quantité de dossiers médicaux de travailleurs civils du CEP mais j’aimerais bien savoir si ces données sont exploitées, et de quelle façon.

M. Gabriel Bédubourg. Les études Sepia reposent sur les listes de bénéficiaires de dosimètres externes provenant du DSCEN. L’étude sur la mortalité concerne une cohorte de 26 514 hommes, c’est-à-dire des bénéficiaires d’un dosimètre externe. Je ne dispose pas en revanche d’archives nominatives sur l’ensemble des travailleurs du CEP.

M. Jean-Ulrich Mullot. Il est important de préciser que cette cohorte est bien eclle sous la responsabilité du SSA car il existait également des travailleurs dépendant du CEA et des personnels de recrutement local, mais ces personnes se trouvent hors de notre périmètre de responsabilité.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je voudrais connaître le nombre total de vétérans dans votre périmètre, de 1966 jusqu’en 1996, voire un peu avant. Combien de personnels militaires ont participé au CEP, sans restreindre ce chiffre aux seules personnes ayant participé aux opérations militaires et aux essais eux-mêmes ?

M. Laurent Géraut. Je ne peux vous apporter de réponse précise ; il serait sans doute préférable de s’adresser au DSCEN, qui dispose de ces informations.

Mme Nadine Lechon (RN). Je souhaite faire une remarque en tant que membre de la commission de la Défense nationale et des forces armées. Je tiens ici à saluer le Service de santé des armées pour le travail remarquable qu’il accomplit auprès de nos forces armées. Il est sans doute l’un des meilleurs services de santé militaires au monde, et il est important de rappeler sa contribution.

M. le président Didier Le Gac. Je tiens ici à être très clair. Notre commission ne cherche à faire le procès de personne, ni à mettre en accusation qui que ce soit. Notre objectif est d’être le plus transparent possible sur cette période de notre Histoire et de trouver des solutions pour répondre aux attentes de ceux qui comptent sur nous.

Tout à l’heure, M. Géraut a fait référence à « la réglementation de l’époque ». J’aimerais justement savoir comment le SSA a travaillé sur ce sujet. Était-ce par transmission orale avec vos prédécesseurs ? Avez-vous consulté les archives ? Nous parlons beaucoup de déclassification des archives au sein de cette commission. Il est crucial de comprendre votre perspective, peut-être même critique, sur cette période. Nous ne cherchons pas à piéger qui que ce soit, mais à comprendre et c’est pourquoi nous requérons vos avis à titre personnel. Comment avez-vous procédé ? Avez-vous déclassifié des archives, consulté des journaux de bord, interrogé d’anciens médecins-chefs ? Pouvez-vous un instant fendre l’armure en quelque sorte et nous expliquer votre point de vue ?

M. Jean-Christophe Amabile. Je vais donc vous parler à titre personnel. J’ai rejoint le Spra en 2004 en tant qu’assistant, après avoir servi dans les sous-marins nucléaires. Durant ma formation, j’ai côtoyé des anciens qui m’ont formé au-delà du seul aspect universitaire, par compagnonnage, « à l’ancienne ». J’appréciais énormément cette méthode de transmission du savoir, car elle permettait de maintenir des principes fondamentaux. Il m’a toujours semblé que nos prédécesseurs travaillaient avec beaucoup de sérieux. Quand nous disons que la réglementation a été suivie, c’est que pour ma part je l’ai trouvée extrêmement rigoureuse dans son application.

Je me souviens qu’il était question du décret n°66-450 du 20 juin 1966 relatif aux principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants. Je n’étais pas né à l’époque, mais j’ai pu l’étudier et constater qu’y émergeaient des principes importants : l’employeur décrit les risques, le médecin adapte sa visite médicale en fonction des antécédents du patient et des risques liés à son travail, afin de garantir la meilleure protection possible du travailleur. Les examens dont nous parlons aujourd’hui, comme la numération formule sanguine, l’anthroporadiométrie ou la radiotoxicologie, étaient déjà évoqués par mes prédécesseurs.

Certes, juger le passé au prisme des normes et des technologies actuelles est un exercice délicat, mais les principes fondamentaux qui nous ont été inculqués me semblaient très pertinents. Je ne cherche pas à embellir la situation mais, puisque vous m’offrez l’opportunité, je rends là hommage à ces anciens, dont certains avaient participé aux essais. Leur expérience m’inspire un grand respect, notamment dans la relation du médecin au patient ou du médecin du travail au travailleur.

M. le président Didier Le Gac. Je l’entends, mais j’entends aussi des témoignages de vétérans présents sur place, à qui on expliquait qu’une douche suffisait à la décontamination ou qui observaient les explosions depuis le pont d’un bateau, en maillot de bain. Ces récits ne sont pas que des légendes ! Certes, il est facile de porter un jugement soixante ans plus tard, mais quel regard portez-vous, d’un point de vue médical et historique, sur cette période ?

M. Jean-Christophe Amabile. J’ai eu l’occasion de visionner d’anciens documents sur la décontamination d’un blessé radiocontaminé. J’ai été agréablement surpris de constater que les principes que j’enseigne actuellement à la Faculté étaient déjà présents. Par exemple, la priorité donnée à l’urgence médico-chirurgicale qui prime : si un patient présente une plaie de l’artère fémorale, la prise en charge de cette blessure prime sur la décontamination. La décontamination externe d’un patient de manière méthodique, qui est efficace à environ 90 %, recourt à des procédures relativement simples qui démystifient la prise en charge de ce type de blessé. Pour la contamination interne, l’importance d’administrer un traitement le plus tôt possible sans attendre les résultats d’examens, sur simple suspicion, est un principe que nous continuons à transmettre aujourd’hui.

M. Jean-Ulrich Mullot. Je ne voudrais pas laisser l’impression que nous nous défaussons en renvoyant nos réponses à un travail d’historien puisque la véritable question porte sur l’état des connaissances de l’époque. Ce travail historique excède notre domaine de compétence qui est pour sa part circonscrit à l’expertise médicale ou pharmaceutique.

Cependant, nous pouvons constater que les règles et les seuils qui existaient historiquement n’étaient pas uniquement soutenus par une position nationale ; des consensus internationaux existaient déjà à l’époque. Il est important de noter que la règle du 1 millisievert, sur laquelle on se focalise aujourd’hui, n’existait pas à l’époque des essais atmosphériques ou souterrains. Je constate également que de nombreuses réglementations évoluent au fil du temps, au fur et à mesure que les connaissances progressent, particulièrement dans le cas des effets liés aux rayonnements ionisants.

Le recul temporel en 1966 était assez limité pour évaluer les effets à long terme des expositions aux radiations. Les effets, notamment les cancers solides, se déclarent après une latence de plusieurs années et requièrent des études étendues sur plusieurs années, surtout lorsqu’ils concernent des populations importantes. En 1966, le recul sur les études épidémiologiques était d’environ vingt ans. Déterminer l’état des connaissances scientifiques et médicales de l’époque relève vraiment d’un travail d’historien. Néanmoins, les principes fondamentaux et les méthodes de mesure semblent avoir été sérieux, avec une fiabilité relative des mesures physiques depuis plusieurs décennies.

Je tiens enfin à remercier Mme Lechon pour ses propos qui nous touchent sur le rôle du SSA, qui perdure aujourd’hui. En Polynésie française, deux médecins militaires du centre médical de suivi, rattachés à la direction de la santé de Polynésie, continuent d’accompagner les vétérans, les aidant dans leurs démarches administratives et leur offrant un suivi médical. Ils perpétuent en cela cette tradition du SSA de prendre soin de son prochain ; je tiens également à leur rendre hommage.

M. le président Didier Le Gac. Puisque vous êtes pharmacien, j’aimerais connaître l’origine de la pratique consistant à distribuer des cachets d’iode à la population. Depuis quand existe-t-elle ?

M. Jean-Ulrich Mullot. Les comprimés d’iodure de potassium, fabriqués par la pharmacie centrale des armées, ont été introduits tardivement dans l’arsenal des outils permettant d’atténuer les effets d’une exposition à l’iode radioactif. Les comprimés d’iodure de potassium fabriqués par la pharmacie centrale des Armées ont fait partie de l’arsenal sanitaire face aux dangers ionisants à partir de 1986.

M. Jean-Christophe Amabile. Je crois que cette mesure est en fait le fruit d’un retour d’expérience. En Ukraine, des comprimés d’iode existaient déjà, mais n’étaient plus distribués deux ans avant l’accident de Tchernobyl. Les enfants, carencés en iode, n’ont ainsi pas pu être protégés efficacement ; nous savons maintenant qu’il s’agit d’une mesure très efficace. La consigne est de prendre le comprimé six heures avant l’accident, ce qui peut sembler absurde, mais en réalité la cinétique d’un accident de centrale nucléaire est lente ce qui laisse le temps au préfet de donner l’ordre de distribution ou de prise des comprimés.

M. le président Didier Le Gac. Les essais nucléaires français se sont poursuivis jusqu’en 1996 ! Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu de distribution de cachets d’iode en Polynésie ?

M. Jean-Christophe Amabile. Je n’ai pas d’informations précises à ce sujet. Il est possible que cette mesure ne fût pas en place à l’époque en Polynésie, mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude.

M. Laurent Géraut. Mon expérience personnelle corrobore les propos de mes collègues. La CIPR a joué un rôle prépondérant dans l’établissement des règles de protection radiologique ; une de ses publications en 1959 a posé les bases des outils que nous utilisons encore aujourd’hui en matière de radioprotection. Bien que les valeurs-seuils aient évolué, les principes fondamentaux de radioprotection sont restés sensiblement les mêmes depuis le début des années 1960. La réglementation française a rapidement adopté ces principes, comme en témoigne par exemple le décret du 15 mars 1967. Bien que je n’aie pas accès aux archives, je suis convaincu que le ministère des Armées s’est aligné sur cette réglementation ; aujourd’hui, nous nous conformons strictement à la réglementation du code du travail en la matière.

M. Gabriel Bédubourg. J’apporte une précision relative à la prise d’iode. Dans les plans nationaux, le seuil de déclenchement pour la prise de cachets d’iode est fixé à 50 millisieverts à la thyroïde.

Concernant mon sentiment personnel, je ne peux m’empêcher de rappeler le caractère rassurant des résultats des études Sepia, qui démontrent non seulement qu’une réflexion a été menée sur la protection du personnel et la sélection médicale, comme en témoigne le biais du travailleur sain dont nous avons parlé, mais aussi l’absence de surmortalité et de surmorbidité chez les vétérans.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour vos témoignages et, à la suite des propos tenus tout à l’heure par notre Président, je ne voudrais pas non plus vous laisser l’impression que notre commission cherche des coupables. Notre mission est d’enquêter sur une période passée afin de formuler les recommandations les plus justes possible.

Vous avez insisté sur le fait que la France se référait aux consensus internationaux.  J’aimerais toutefois rappeler le sort qui a été fait aux accords internationaux sur l’interdiction des tirs atmosphériques. Le premier accord date du 5 août 1963, bien avant l’essai Aldébaran du 2 juillet 1966. En Algérie, après onze tirs atmosphériques, la France est passée aux tirs souterrains. Pourtant, dans le Pacifique, elle a repris les essais atmosphériques !

Les études actuelles sont effectivement rassurantes et on ne peut que s’en féliciter ; cependant, le fait qu’elles rassurent montre qu’elles répondent à une réelle inquiétude. À l’époque, il semble évident que les autorités étaient inquiètes des effets des essais nucléaires, ce qui explique qu’ils ont été effectués dans des lieux peu peuplés. La commission s’intéressera particulièrement au choix des sites en Algérie et en Polynésie. Ce sera ma dernière question mais avez-vous des réflexions à nous faire partager sur ce sujet ?

M. Jean-Christophe Amabile. En tant que médecin, je pense que cette question relève de la géopolitique et dépasse notre domaine de compétence. Je préfère ne pas avancer d’hypothèses sans fondement.

M. Jean-Ulrich Mullot. Notre rôle consiste à soutenir les forces là où la France décide de les envoyer.

M. le président Didier Le Gac. Messieurs, je vous remercie d’être venus à l’Assemblée nationale pour répondre à nos questions et nous apporter vos éclairages.

 

 

La séance s’achève à 18 h 25.

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Membres présents ou excusés