Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de MM. Benoît Pelopidas et Thomas Fraise (CERI – Sciences Po) – chercheurs dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges). 2
– Audition, ouverte à la presse de M. Hervé Ra’imana Lallemant, professeur de droit, chercheur associé à l’université de la Polynésie française 14
Mercredi
5 février 2025
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 9
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mercredi 5 février 2025
La séance est ouverte à 15 heures 35.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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I. - Audition, ouverte à la presse, de MM. Benoît Pelopidas et Thomas Fraise (CERI – Sciences Po) – chercheurs dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges)
M. le président Didier Le Gac. Je vous souhaite à tous la bienvenue pour cette première audition de la journée au cours de laquelle nous allons entendre deux chercheurs français, spécialistes en quelque sorte de notre « histoire nucléaire », que je vais rapidement vous présenter.
Benoît Pélopidas tout d’abord : vous êtes l’auteur d’une thèse intitulée « La séduction de l’impossible : étude sur le renoncement à l’arme nucléaire et l’autorité politique des experts », et vous avez notamment travaillé à l’Université de Princeton avant d’avoir créé le programme d’études des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges, anciennement intitulée « chaire d’excellence en études de sécurité ») au sein du CERI (centre de recherches internationales) à Sciences Po Paris. Vous enseignez par ailleurs actuellement à Sciences Po.
Thomas Fraise ensuite, qui nous suit depuis Copenhague, où vous effectuez des recherches dans le cadre d’un post-doctorat, après avoir soutenu votre thèse intitulée « Des démocraties restreintes : programmes nucléaires, secret d’Etat et démocratie au Royaume-Uni, en France et en Suède (1939-1974) », thèse dirigée d’ailleurs par M. Pélopidas ici présent…
Nous sommes donc très heureux de vous accueillir tous les deux pour essayer de prendre à la fois un peu de hauteur et de recul sur le sujet qui nous concerne très directement : les essais nucléaires effectués en Polynésie française de 1966 à 1996.
On ne vous interrogera pas sur la loi Morin ou sur les questions de l’indemnisation des victimes que vous n’étudiez pas dans le cadre de vos recherches mais, néanmoins, les sujets que vous traitez croisent évidemment les propres préoccupations de notre commission d’enquête : quelles raisons ont présidé au choix de la Polynésie après que l’Algérie a permis d’effectuer les premiers essais français ? Quelles connaissances avait-on à l’époque de la nocivité des essais et quelles précautions ont été prises pour les personnels civils et militaires du CEP et, le cas échéant, pour la population ? Par ailleurs, en tant que chercheurs, la question de l’accès aux archives se pose également ; vous nous en direz peut-être un mot.
Avant que vous n’interveniez et qu’un dialogue s’engage entre vous et nous sur ces sujets, j’aurais deux questions préalables à vous poser :
- en premier lieu, et ma question s’adresse avant tout à Thomas Fraise (auquel je signale que son article « Comment cacher un nuage ? L’organisation du secret des essais atmosphériques français, 1957-1974 » a été envoyé aux membres de la commission d’enquête), quel a été l’impact en Polynésie de l’installation du CEP ? Installation qui a été souhaitée en partie secrète mais qu’on ne pouvait pas totalement cacher : comment la population locale a-t-elle été impactée par ces nouveaux équipements et par l’arrivée de centaines de personnes, militaires et civiles, travaillant sur ces divers sites ?
- en second lieu, et ma question s’adresse cette fois-ci à vous deux puisque vous avez cosigné avec Sterre van Buuren un article intitulé « Armes nucléaires et environnement », que pouvez-vous nous dire de l’impact des essais nucléaires effectués en Polynésie sur l’environnement local sachant que sur ce sujet, les études sont presqu’inexistantes ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter, à tour de rôle, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Benoît Pelopidas et Thomas Fraise prêtent serment.)
M. Benoît Pelopidas, chercheur dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges). Comme vous l’avez dit Monsieur le Président, j’ai créé en 2017 le Programme d’études des savoirs nucléaires à Sciences Po, Nuclear Knowledges, pour appliquer les standards internationaux de la recherche scientifique indépendante à ce domaine qui en avait besoin. Notre objectif était non seulement d’améliorer la connaissance sur les effets de la nucléarisation des États, en particulier de la France, mais également de mettre ces résultats à la disposition des autorités en vue de procéder ensuite à des choix publics éclairés.
J’ai toujours considéré que notre équipe devait se tenir à la disposition de la Représentation nationale, sans parti pris, et l’audition de ce jour en est en quelque sorte l’aboutissement, ce dont je vous remercie. Depuis 2017, nous avons refusé tout financement porteur de conflits d’intérêts, qu’il provienne d’institutions en charge d’armes nucléaires ou d’entités visant leur abolition. Nos financements sont basés uniquement sur la reconnaissance académique, attribués par des institutions évaluant ses pairs sur la base de standards internationaux propres à la recherche, tels que le ministère français de l’enseignement et de la recherche, l’Agence nationale de la recherche, le Conseil européen de la recherche et la Commission européenne. Cette indépendance financière est à nos yeux essentielle pour garantir une évaluation impartiale des politiques publiques.
Au sein de notre programme, ce sont Sébastien Philippe, qui était alors chercheur associé, et Thomas Fraise qui ont plus particulièrement travaillé sur les essais nucléaires en Polynésie, à la fois sur la manière d’effectuer une évaluation objective de leurs effets sanitaires et sur la manière d’enrichir nos connaissances à leur sujet. Bien que je n’ai pas directement travaillé sur ce sujet des essais nucléaires en Polynésie (et je ne pourrai donc vous répondre qu’en ma qualité de chercheur indépendant, autant que je pourrai le faire), je peux néanmoins vous indiquer qu’ayant effectué un certain nombre de recherches dans les archives de Gaston Palewski, j’ai constaté que celles-ci avaient révélé un manque de soutien populaire massif aux essais nucléaires en Polynésie au milieu des années 1960. Des sondages Ifop de juillet et septembre 1966 ont en effet montré que 51 % des sondés désapprouvaient les « essais de bombe atomique dans le Pacifique » (pour reprendre les mots de l’époque), contre environ 35 % qui les approuvaient, les autres ne se prononçant pas.
La recherche existante a démontré que la sous-estimation et la minimisation des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires ont eu lieu tant aux États-Unis qu’en Union soviétique. De ce point de vue, les résultats de Sébastien Philippe et Tomas Statius ne présentent aucune anomalie et s’inscrivent au contraire dans cette tendance observée dans d’autres États dotés de l’arme nucléaire. Ainsi, dans son ouvrage Atomic Steppe publié aux presses de Stanford en 2022, Togzhan Kassenova indique qu’elle n’est pas en mesure de donner une évaluation complète des essais soviétiques du fait de la classification persistante de certains documents militaires mais également de la contradiction entre des données cliniques et des récits des médecins militaires. Elle montre que les médecins soviétiques reconnaissaient de hauts niveaux de contamination de la radioactivité dans leurs rapports mais disaient le contraire et minimisaient ces effets dans leurs lettres aux Gouvernements locaux. Elle montre aussi les problèmes liés à la classification immédiate de certaines données collectées par les professionnels médicaux kazakhes de 1957 à 1960 qui montraient l’impact négatif des rayonnements ionisants sur la population locale. Robert Jacobs, dans son ouvrage Nuclear Bodies publié aux Presses Universitaires de Yale en 2022, dans lequel il s’efforce de proposer une analyse globale des effets de la nucléarisation du monde, note également divers procédés de minimisation et de sous-estimation qui ne sauraient être l’apanage des seuls États non démocratiques. Une autre source de cette tendance tient au caractère incomplet des études jusque-là conduites sur les 2 000 essais effectués, dont 528 dans l’atmosphère.
Dans l’écosystème français du discours sur le phénomène nucléaire, il est crucial de distinguer entre les militants anti-nucléaires, qui se présentent comme tels, et les acteurs pro‑nucléaires ou dépendants des institutions en charge de l’arsenal, qui se présentent souvent comme des experts neutres et indépendants. Cette situation rend difficile une évaluation impartiale des effets des politiques nucléaires.
Je commencerai donc par identifier deux conditions essentielles permettant d’évaluer les politiques publiques afin de distinguer entre la communication pro-nucléaire et le discours impartial correspondant aux standards académiques internationaux. C’est essentiel puisque l’objet d’une commission d’enquête comme la vôtre est d’évaluer les effets des essais nucléaires en Polynésie ; or, le discours communément présenté comme expert n’est tout simplement pas en mesure de produire cette évaluation pour au moins deux raisons.
D’une part, il est nécessaire d’avoir à faire à un évaluateur qui ne soit pas à la fois juge et partie. L’absence de conflits d’intérêts dans le financement de l’évaluateur est une condition première à une évaluation impartiale. La dépendance aux acteurs en charge des essais nucléaires augmente la probabilité de censure ou d’autocensure de la part des analystes. Ces effets de biais ont été mis en évidence dans tous les secteurs où une évaluation indépendante a été nécessaire, que ce soit dans la science du climat, dans la recherche océanographique ou autre… Dans un article scientifique portant sur les quarante-cinq think tanks les plus influents du monde en matière nucléaire publié dans la revue International Relations, mon co-auteur et moi-même avons montré que ces liens de dépendance se traduisaient par des effets de censure directe très rares, d’autocensure de la part des analystes, beaucoup plus fréquents, ou de recrutement d’analystes partageant déjà les présupposés des acteurs favorables à une politique globale de sécurité reposant sur les armes nucléaires ou acceptant qu’il ne faut pas les discuter. La première condition d’une évaluation impartiale réside donc dans l’indépendance de l’évaluateur par rapport à la politique à évaluer.
Deuxièmement, si l’on laisse à l’autorité en charge des essais nucléaires le soin de déterminer le champ des données qui ont légitimement vocation à être utilisées pour l’étude, notamment en déterminant le timing et l’étendue de la déclassification, on s’expose à une forte minimisation des effets des essais du fait du mandat de l’institution en charge et des logiques bureaucratiques existantes. Le docteur Fraise a d’ailleurs démontré comment les institutions monopolisent les données légitimes, entravant ainsi une analyse impartiale en France et dans d’autres États dotés. Une méthode de production et de validation indépendante des données légitimes est donc un préalable nécessaire pour évaluer impartialement les effets des essais nucléaires. Cette nécessité est renforcée par les pratiques courantes de surclassification ; par ailleurs, la récente déclassification de 35 000 documents depuis 2021, dont on ne peut que se féliciter, montre par ailleurs que cette déclassification aurait pu intervenir beaucoup plus tôt.
Pour une évaluation efficace des effets des essais, deux conditions sont essentielles : un évaluateur impartial et une délimitation des données basée sur les exigences de la question plutôt que sur la communication des institutions en charge des essais. Vous voyez que le travail du docteur Philippe et de Tomas Statius remplit ces conditions. Face à cela, il est essentiel que les résultats scientifiques validés comme tels par les pairs soient le fondement de vos travaux et ne soient pas distraits par des travaux qui vous en détourneraient.
Concernant vos recommandations, je préconise effectivement l’élaboration d’une mission dédiée aux conséquences des essais nucléaires en Polynésie, avec les lignes directrices suivantes :
1. Inclure dans la commission des personnes familières avec la littérature en source ouverte, y compris les archives étrangères ;
2. Ne pas accorder de droit de veto sur la déclassification à des acteurs en conflit d’intérêts ou dépendants des entités en charge des essais ;
3. Prioriser l’accès aux données de l’essai Sirius du 4 octobre 1966 pour une compréhension correcte de l’échelle des effets des essais en Polynésie ;
4. Rester vigilant face au glissement fréquent entre la question des effets des essais et celle des intentions des acteurs ; trop souvent en France, on traite les intentions des politiques ou des militaires comme preuves suffisantes que les effets désirés ont été obtenus et sont les seuls effets de cette politique ;
5. S’appuyer sur des résultats scientifiques avérés concernant les effets, indépendamment des intentions et des conflits d’intérêts potentiels.
M. Thomas Fraise, chercheur dans le cadre du Programme d’étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) (en visioconférence). Permettez-moi tout d’abord de vous dire combien je suis honoré d’être entendu par la Représentation nationale sur ce sujet.
Mes recherches s’inscrivent dans le cadre plus large du secret nucléaire militaire dans les démocraties européennes, réalisé durant ma thèse au sein du Programme d’étude des savoirs nucléaires.
Je précise que je n’ai pas consulté de documents relatifs à ces faits depuis fin 2023 et ne peux donc témoigner des effets de la précédente commission sur l’accès aux archives. Mes recherches portent sur l’organisation du secret par l’État et ne me permettent pas nécessairement d’apporter des réponses à des questions relatives à la société polynésienne elle-même.
J’ai étudié comment l’État français organisait le secret autour des sites d’essais nucléaires atmosphériques et comment ce secret, justifié à l’origine par des exigences de sécurité, a pu rendre possible la dissimulation des conséquences sanitaires et environnementales de ces essais. Ce travail a été publié dans la revue Relations internationales et est disponible en ligne.
J’ai également effectué des comparaisons avec d’autres États, notamment le Royaume-Uni, qui ont également procédé à des essais nucléaires atmosphériques dans la décennie précédente.
Ma présentation se concentrera donc sur deux points. D’une part, comment la dissimulation est rendue possible par le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) comme juge et partie dans la collecte et l’analyse des données. D’autre part, une comparaison avec le cas britannique.
Pour comprendre le contrôle de l’information en Polynésie et la dissimulation de la contamination radioactive, il faut prendre en compte deux éléments : la malléabilité de la catégorie du secret nucléaire et les processus par lesquels certains services de l’État, particulièrement le Commissariat à l’énergie atomique, ont établi un monopole sur la collecte des données.
La logique du secret nucléaire repose sur l’idée qu’il existe un ensemble de données stratégiques dont la révélation pourrait mettre en danger la survie de l’État. C’est cette logique qui guide le secret entourant les sites d’essais français ; cependant, l’imprécision des contours de cette catégorie permet de fait de justifier le contrôle de l’information sur un large éventail d’activités liées au nucléaire militaire. Autour des sites d’essais, cette logique de sécurité a conduit à l’exclusion des personnes non autorisées de la proximité immédiate des sites, limitant ainsi la collecte d’informations à un petit nombre d’acteurs (soit les services autorisés par le CEA et les armées, et les grandes puissances capables de déployer des bâtiments et des appareils de mesure au large des zones d’exclusion).
Pour comprendre ce contrôle de l’information sur la radioactivité en Polynésie, il faut prendre en compte la continuité des essais depuis le Sahara algérien.
Dès 1958, avant même le début des essais en Algérie, la question s’est posée d’associer les autorités de santé publique à la collecte des données pour garantir l’indépendance et la légitimité des informations publiées suite aux essais. Cependant, cette démarche n’a jamais été véritablement mise en œuvre. Le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), dirigé par Pierre Pellerin, a demandé à exercer un contrôle sur les essais et cette demande a été relayée par le cabinet du ministre compétent à l’époque. Bien qu’invité à assister aux premiers essais nucléaires français, Pierre Pellerin a déclaré par la suite que les conditions n’étaient pas réunies pour que ce service effectue un véritable contrôle, ce service ayant finalement plutôt servi de « caution vis-à-vis de l’extérieur ».
En fait, à ce moment-là, les contrôles ont été effectués par des acteurs directement impliqués dans la réalisation des essais. Ce monopole a été officialisé en 1964 avec la création du Service mixte de sécurité biologique (SMSB), associant le CEA et l’armée, chargé des contrôles de radioactivité pour les essais souterrains dans le Sahara algérien. Ce modèle a ensuite été transposé en Polynésie. Il est associé à un usage des pouvoirs de police pour exclure toute forme de contrôle extérieur sur la radioactivité locale, au nom du secret nucléaire. Par exemple, en 1969, le chef du renseignement local en Polynésie a demandé que toute demande de mission de scientifiques étrangers lui soit communiquée, afin d’éviter des prélèvements et analyses indépendants à proximité des atolls et qu’un flux d’informations non contrôlées par l’État puisse ainsi être généré. Il n’y a donc eu aucun contrôle extérieur et les informations récupérées ont été données par les seuls acteurs en charge de réaliser ces essais.
L’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) s’est faite sans consultation des principaux concernés. Initialement, certains croyaient qu’il s’agissait d’une base d’essais de fusées plutôt que d’essais nucléaires. Une campagne d’information a bien été menée avant les essais, mais uniquement dans le but de minimiser les craintes liées aux risques radioactifs.
La présence d’acteurs pouvant présenter une version différente des faits a été limitée et surveillée. Par exemple, à cette période, soixante-seize des soixante-dix-sept personnes interdites de territoire polynésien l’étaient pour leur engagement contre les essais ; ce sont des militants mais également des journalistes. Autre exemple : le recrutement d’un professeur connu pour ses opinions antimilitaristes a spécifiquement fait l’objet d’une note d’attention des services de renseignement.
Lors du premier essai Aldébaran qui a été tiré le 2 juillet 1966, et dont on sait qu’il a exposé l’archipel des Gambier à des doses bien supérieures aux normes de sécurité comme l’ont montré Sébastien Philippe et Tomas Statius, la décision a été prise de dissimuler l’information plutôt que de prévenir sur la situation réelle.
Pourquoi un tel secret ? Si l’on regarde la réponse du CEA à la sortie du livre Toxique, on lit que ce secret aurait été justifié « par le contexte de Guerre froide » qui régnait à l’époque. Cet élément est loin d’être suffisant. En effet, l’espionnage des essais atmosphériques était certes coûteux mais relativement aisé pour les grandes puissances. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et même la Suède ont ainsi développé divers instruments de mesure sur plusieurs bâtiments pour recueillir un grand nombre de données portant sur les armes ainsi testées. C’est un élément intrinsèque aux essais atmosphériques : les secrets sont portés par le vent et il est quasiment impossible d’empêcher un tel espionnage scientifique. En fait, c’est plutôt la volonté d’éviter d’aller au bout de cette force de frappe qui a justifié ce secret ainsi que la crainte d’une contestation qui aurait pu faire échouer ce projet.
Les services en charge des essais, confiants dans leur capacité à éviter la contamination, considéraient le risque radioactif comme minime mais craignaient des réactions irrationnelles. Ils ont donc refusé tout contrôle extérieur et cherché à garder la mainmise totale sur l’information. Lorsque des accidents sont survenus, le secret a été utilisé pour éviter toute mise en cause de leur responsabilité. Cette situation a eu pour conséquence une dissimulation sur plusieurs décennies des véritables conséquences des essais sur la vie des Polynésiens alors que ceux-ci étaient tout à fait conscients des risques existants.
Deux questions se posent alors : pourquoi ne pas avoir réalisé des essais souterrains dès le début et pourquoi avoir gardé le secret aussi longtemps ?
Concernant la première question, la France ne possédait pas les compétences techniques nécessaires pour effectuer des essais souterrains dans le Pacifique au moment de quitter l’Algérie. On peut imaginer qu’une décision d’attendre ait pu être prise pour développer cette compétence avant de continuer mais l’hypothèse qui est à mon sens la plus plausible consistait à vouloir réaliser la force de frappe le plus rapidement possible, peut-être afin d’acter son existence et de rendre ainsi le choix irréversible. Les acteurs clés ont insisté sur cette rapidité, et c’est sans doute cela qui explique la très forte cadence des essais dans les années 1960, notamment entre 1966 et 1968. Le coût de l’attente paraît trop élevé et sera ainsi converti en coût sanitaire et écologique que d’autres paieront.
Pourquoi, ensuite, avoir gardé le secret aussi longtemps ? Au vu de nos recherches, la durée du secret paraît davantage liée à des considérations politiques qu’à de réelles nécessités de sécurité. Les récentes déclassifications de documents montrent que l’interprétation du « secret nucléaire » était largement excessive. Comme l’a indiqué Sébastien Philippe lors de son audition, les informations déclassifiées en 2013 ne contenaient que très peu d’informations proliférantes. Sur les 34 600 documents revus en 2022, seuls 59 n’ont pas été rendus publics, ce qui montre assez clairement que la majorité des documents étaient auparavant inaccessibles sans réelle justification. Le secret s’explique sans doute par la crainte des retombées politiques qu’une telle ouverture de documents n’aurait pas manqué d’entraîner.
Il est important de souligner que la situation de monopole du CEA, à la fois juge et partie dans les controverses relatives aux essais, perdure encore aujourd’hui.
Nous interrogeons les actions passées d’une institution qui détient seule les données nécessaires, siège dans les instances d’évaluation et dont l’interprétation des données guide l’appréciation. Cette situation, forgée dans les années 1960, impacte encore la vie des Polynésiens aujourd’hui à travers les procédures du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).
D’autres pays démocratiques ayant mené des essais aériens à la même époque ont adopté des logiques similaires. Par exemple, la Grande-Bretagne, lors de ses essais atmosphériques réalisés en Australie entre 1952 et 1956, a minimisé la contamination, craignant que la révélation du coût sanitaire et écologique des essais ne mette fin à l’accord qui avait été passé avec l’Australie pour permettre la réalisation de ces mêmes essais sur le sol australien. On observe des pratiques analogues : monopole sur les données de contamination, mise en place d’un comité de sûreté nucléaire, exclusion des acteurs indépendants potentiellement critiques au nom du risque de sécurité qu’ils auraient pu représenter... Bien que l’Australie n’ait pas connu de contamination à l’échelle de la Polynésie, le secret a été utilisé pour dissimuler des incidents, comme lorsqu’un changement de vent a dirigé un nuage radioactif vers Adélaïde, alors peuplée de 500 000 habitants, en octobre 1956.
La minimisation des effets des essais nucléaires est donc bien une constante historique. Cependant, la Grande-Bretagne a reconnu sa responsabilité plus tôt, avec une commission australienne qui s’est réunie dans les années 1980 pour enquêter sur ce sujet, et qui a ainsi pu auditionner les acteurs clés. Bien que le dossier ne soit pas clos, notamment pour les populations des îles Christmas qui demandent toujours réparation, la masse d’informations disponibles sur les essais britanniques est considérable depuis bien plus longtemps que la France.
Concernant les archives françaises, j’ai pu travailler principalement avec celles du Service historique de la Défense (SHD) à Vincennes et les Archives nationales. L’accès s’est clairement élargi depuis juillet 2021, suite aux annonces présidentielles. Cependant, certains documents restent inaccessibles ou introuvables, comme le rapport du tir Sirius de 1966, potentiellement le deuxième tir le plus contaminant pour Tahiti, et qui ne figurait pas dans les dossiers du SHD à la date à laquelle je les ai consultés.
Plus crucial encore, l’accès aux archives du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) reste très limité et fortement obscur ; on ne peut s’y rendre que sur invitation, et on ne peut pas consulter les inventaires nécessaires pour réaliser nos recherches. Faciliter le recours à ces archives, notamment celles de la Direction des applications militaires (DAM), est un enjeu majeur sur lequel cette commission pourrait agir, le CEA restant à l’heure actuelle juge et partie.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je vous remercie pour vos éclairages extrêmement précis portant sur la problématique du secret. Quels moyens notre commission d’enquête pourrait-elle utiliser et quelles cibles devrions-nous viser pour enrichir notre connaissance sur es sujets ? Vous avez mentionné l’existence d’archives à l’étranger concernant la France : sont-elles riches en informations ? Les avez-vous étudiées ? Pensez-vous que leur contenu devrait être intégré à nos travaux ?
Par ailleurs, comment pourriez-vous nous aider à établir un juste milieu entre les victimes et les acteurs des essais nucléaires ? Nous cherchons à déterminer si les indemnisations sont équitables, si les valeurs prises en référence sont honnêtes, et si les informations qui nous sont fournies sont exactes ou minimisées au point de ne pas pouvoir servir de référence. Notre commission d’enquête vise à établir la vérité sur ces questions. Comment pouvez-vous y contribuer ?
M. Benoît Pelopidas. Je vais répondre à vos questions dans l’ordre inverse. Concernant les deux camps que vous mentionnez, notre objectif est de produire une évaluation impartiale en évitant de prendre parti pour un camp ou l’autre. Premièrement, il est indispensable d’obtenir des évaluations proposées par des tiers indépendants, via une médiation scientifique financée de manière à éviter les conflits d’intérêts. Deuxièmement, il ne faut pas laisser une entité juge et partie déterminer l’étendue des données sur lesquelles votre commission s’appuiera. Ma troisième recommandation est d’être prudent face aux discours qui passent de l’évaluation des effets à celle des intentions. Votre mission est d’évaluer les impacts, pas les intentions ; à ce titre, les résultats présentés par Sébastien Philippe doivent être évalués en tant que tels.
Concernant les archives à l’étranger portant sur la France, je faisais référence au travail de deux autres collègues publié dans l’ouvrage Nuclear France. Des archives existent en Afrique du Sud et en Inde, qui ont révélé des documents sur des coopérations nucléaires françaises, préalablement peu ou pas connues et qui ont permis de trouver des contrats qui sont inaccessibles en France. Cette variabilité des régimes de classification peut être une piste à explorer, bien que pas directement applicable aux essais.
Il est important de noter que les acteurs habilités secret-défense peuvent ne pas être au courant de ce qui est déclassifié ailleurs, tendant à considérer comme classifié ce qui ne l’est peut-être plus.
Enfin, concernant les cibles ou les points d’intérêts que vous avez mentionnés, il me semble que le rapport du tir Sirius de 1966, considéré comme l’un des plus contaminants, est un point de départ pertinent pour vos investigations.
M. Thomas Fraise. Concernant les archives à l’étranger, il y a dans les fonds britanniques aux Archives nationales de Kew des dossiers sur la surveillance des essais nucléaires français. Les archives de l’Agence de recherche pour la Défense suédoise, que j’ai assez peu regardées, comportent également quelques relevés de contamination, y compris pour l’essai Gerboise Bleue dont certains éléments se sont transportés jusqu’en Suède.
Cependant, ces archives étrangères peuvent manquer de précision sur les doses locales en Polynésie, qui peuvent varier considérablement sur de courtes distances. Les travaux de Sébastien Philippe montrent par exemple que, pour certains tirs, la contamination peut varier de - 10 à + 10 par rapport à la valeur d’une station de mesure.
Aussi, ce qui me semble pertinent, ce sont avant tout les archives françaises, notamment celles des services mixtes de sécurité biologique et de contrôle radiologique, qui sont absolument cruciales. Un travail d’inventaire et d’audit des archives du CEA serait utile, car certaines directions, comme la Direction des applications militaires (DAM), semblent avoir leurs propres archives difficilement accessibles. De plus, les archives du CEA ne contiennent pas toutes les archives du CEA, notamment parce que certaines directions n’ont pas déposé leurs archives aux services d’archives généraux de l’établissement. Il y a des documents à chercher à l’étranger, mais également en France !
Il faut garder à l’esprit que certaines données peuvent ne pas exister, en raison du contrôle exercé sur leur production à l’époque.
Concernant l’évaluation des valeurs et l’indemnisation, il est important d’être le plus transparent possible sur la méthodologie utilisée. Le cas de Toxique illustre comment les estimations de doses, initialement basées sur une étude du CEA, ont été réajustées lorsque de nouvelles données sont devenues accessibles. Ce processus de controverse et de réajustement constant est inévitable dans ce domaine et il faut rester ouvert à l’impossibilité d’une certitude totale.
M. le président Didier Le Gac. Je rappelle aux membres de la commission d’enquête que nous auditionnerons le CEA le 11 mars prochain.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Mon expérience personnelle avec le CEA m’a confrontée à des pratiques de rétention d’information et de noyage par des données techniques incompréhensibles qui m’interdisaient d’en tirer le moindre enseignement. Notre commission d’enquête a deux objectifs. Elle vise, d’une part, à évaluer le préjudice subi par les Polynésiens et les agents exposés aux radiations lors des essais et, d’autre part, à comprendre le processus décisionnel.
Je m’interroge donc sur le niveau d’information des responsables politiques. Que savaient exactement le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de la Défense ? Recevaient-ils des informations détaillées ou de simples assurances ? Comment avez-vous accédé à ces informations ?
Concernant les élus polynésiens, quelles informations leur étaient communiquées ? Étaient-ils simplement achetés avec des subventions ou recevaient-ils des données précises ? Avez-vous trouvé des documents à ce sujet ?
Enfin, avez-vous collaboré avec le Haut Comité pour la transparence, l’information et la sûreté nucléaire (HCTISN) sur la question des essais ?
M. le président Didier Le Gac. Nous pourrions envisager d’inviter ce Haut Comité, Dominique. Cela pourrait être intéressant.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Effectivement, mais il ne faudra pas se contenter d’écouter le CEA le 11 mars. J’aimerais que nous puissions accéder directement à leurs archives, sans y être invités !
M. Thomas Fraise. Concernant le Haut Comité, je n’ai personnellement pas eu de contact avec lui et je ne connais pas ses travaux.
La question de qui savait quoi est difficile à déterminer précisément. On observe parfois des conséquences politiques suite à certains accidents, comme le rappel à Paris d’un amiral après un tir ayant contaminé une partie de la population (je crois que c’est le tir Centaure mais c’est à vérifier). L’appréciation du risque varie par ailleurs considérablement selon les époques et les acteurs, certains n’ayant pas eu connaissance de l’étendue du problème, compliquant ainsi l’évaluation de qui était réellement informé.
Concernant les élus polynésiens, je n’ai pas travaillé sur leurs archives spécifiques. Il semble qu’ils aient posé des questions mais se soient souvent heurtés à un discours officiel, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’aucune information ne leur aurait été donnée. En tout cas, l’information qui leur était fournie paraît relativement limitée, se cantonnant généralement au discours public. Il est important de noter que l’étendue de la dissimulation ne correspond pas nécessairement à l’étendue de la contamination.
Un exemple frappant est, avant même que le premier tir ne soit effectué, la déclaration de Francis Perrin, alors haut-commissaire du CEA, qui minimisait les risques en affirmant que la plus grande menace radioactive pour la Polynésie allait être l’achat de montres aux aiguilles peintes au radium, suite à l’afflux de richesses lié aux essais qui allaient conduire tous les Polynésiens à s’acheter une montre !
M. Benoît Pelopidas. Je n’ai pas non plus travaillé avec le Haut Comité pour la transparence, ni spécifiquement sur les archives de Polynésie. Cependant, concernant la dissimulation, il existe une histoire de longue durée du nucléaire en France, remontant avant même les débuts de la Vème République. J’ai ainsi découvert une circulaire de février 1950 interdisant d’évoquer les horreurs de la guerre atomique dans l’enseignement. Cette directive a suscité des débats à l’Assemblée nationale en mars 1950, un député ayant interpellé le Gouvernement en concluant ainsi son propos : « Sera-t-il donc interdit de dire que la guerre atomique est un fléau ? ». Et le ministre de l’éducation nationale (Yvon Delbos à l’époque) de justifier cette censure ainsi : « Si l’on permettait aux maîtres de parler de la guerre atomique, certains ne manqueraient pas de faire la propagande communiste que l’on sait » ! Cet exemple illustre une longue histoire du déni de la vulnérabilité nucléaire, d’un souci de passer sous silence la possibilité d’une catastrophe, et d’une volonté de mettre en scène une protection illusoire face aux armes thermonucléaires couplées aux missiles balistiques.
M. Thomas Fraise. Un autre exemple intéressant concerne l’information fournie aux ministres. En 1968, lorsque le CEA a proposé des campagnes pour développer une arme thermonucléaire, le Premier ministre Pompidou s’y est opposé. En réponse, le CEA a retiré la mention « thermonucléaire » de tous les documents soumis au conseil des ministres. Cela montre comment certaines informations cruciales pouvaient être dissimulées même au plus haut niveau de l’État. Bien que ces exemples ne donnent pas une image complète, ils illustrent la plausibilité de telles pratiques de rétention d’information.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Pelopidas et Monsieur Fraise, vous faites référence plusieurs fois aux travaux de Monsieur Sébastien Philippe, co-auteur du livre Toxique. En tant que chercheurs et professeurs, quel est votre avis sur les critiques émises par le CEA concernant les travaux des co-auteurs de Toxique ? Et que pensez-vous par ailleurs du rapport du CEA en réponse à ce livre ?
M. Benoît Pelopidas. Je tiens à préciser que lors de la parution du livre Toxique, Sébastien Philippe faisait partie de notre équipe. J’ai relu le manuscrit avant sa publication, mais ni Thomas, ni moi ne sommes physiciens capables d’évaluer ces aspects techniques. Cependant, et c’était le cœur de mon propos liminaire, le travail scientifique de Sébastien Philippe répond à tous les canons de la recherche académique, y compris l’évaluation par ses pairs dans des revues exigeantes. Par conséquent, seules les critiques émises par des scientifiques, évidemment qui ne soient pas soumis à un quelconque conflit d’intérêts, devraient être considérées comme valides. Il est essentiel de discuter les résultats des travaux de Sébastien Philippe sur la base de la méthode et des résultats eux-mêmes, par des tiers scientifiques reconnus, plutôt que par des institutions ayant un intérêt direct à les contester.
M. Thomas Fraise. Les réactions du CEA semblent principalement réaffirmer leurs conclusions précédentes plutôt que d’apporter une réelle critique scientifique des arguments de Toxique. Ils ont évoqué des différences entre leurs mesures et celles utilisées dans Toxique, suggérant que leurs mesures seraient celles réalisées à l’époque. Cela soulève des questions : pourquoi ces mesures différentes n’ont-elles pas été publiées ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication évaluée par les pairs comme l’ont fait Sébastien Philippe et Tomas Statius ? Ou sommes-nous face à une situation de mauvaise foi si l’existence de mesures différentes ne peut être prouvée ?
M. Benoît Pelopidas. J’ajouterai juste deux points. Premièrement, dans l’historique de cette controverse, il faut inclure le fait que Sébastien Philippe et Tomas Statius ont répondu aux critiques du CEA. Il ne faut pas faire comme si les propos du CEA étaient la dernière prise de parole à prendre en compte ! Deuxièmement, en tant que coordinateur d’un programme de recherche indépendant depuis huit ans, j’observe que tous nos résultats, obtenus sur la base de standards scientifiques élémentaires, touchant à la France ou contredisant les experts en conflit d’intérêts font l’objet de la même stratégie : produire de la controverse dans l’espace public plutôt que d’engager un débat scientifique sérieux en occupant un espace de la conversation publique.
Faire avancer la connaissance doit se faire dans le cadre du travail scientifique et de l’évaluation par les pairs. J’espère que les recherches de Sébastien Philippe et de Tomas Statius seront traitées selon ce principe. J’ajoute enfin que sur les autres résultats que l’on a essayé de disqualifier, ils ont été validés à l’échelle internationale et nous ont valu des prix, ce qui est évidemment une bonne nouvelle ; la bonne nouvelle, si je peux ainsi la résumer, c’est que, dans certains domaines, les avancées scientifiques sérieuses sont reconnues à l’échelle internationale quand bien même certains acteurs locaux s’y opposeraient.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Vos témoignages résonnent profondément avec l’histoire de la Polynésie et l’impact du nucléaire sur notre pays. Vous évoquez la neutralité apparente des pro-nucléaires et la diabolisation des anti-nucléaires, ce qui reflète exactement ce que nous avons vécu avant même l’installation du CEP, peut-être de manière moins médiatisée qu’avec les interventions d’activistes comme Greenpeace ou autres.
La société polynésienne a dû survivre dans ce contexte, entre l’afflux d’argent distribué à nos élus et les répercussions violentes sur l’activisme anti-nucléaire. On nous dit souvent que nous avons évolué grâce au CEP, que nous avons été modernisés, mais je me souviens d’un témoignage disant que, à cette époque, « on étouffait avec l’argent » ; il y avait de l’argent, mais rien à acheter dans les petites épiceries de l’île !
Vos témoignages apportent aujourd’hui du sérieux à ce débat. Vous confirmez ce que beaucoup de Polynésiens pensent depuis longtemps, le CEA étant depuis des années juge et partie sur ce sujet. Il est rassurant de l’entendre devant la Représentation nationale.
Je souhaiterais savoir si, d’après vous, il est encore temps d’entreprendre un travail avec des données fiables ? Existent‑elles encore ? On ne sait même pas si un état des lieux sanitaire des Polynésiens a été fait avant le début du CEP. Vous dites qu’il faut parfois accepter l’absence de données, peut-être parce qu’elles ont été détruites ou dissimulées.
Notre commission d’enquête cherche l’objectivité ; elle ne travaille ni à charge, ni à décharge. Nous voulons seulement la vérité, connaître les faits historiques dans leur contexte. Est-il encore possible pour les Polynésiens et tous les acteurs impliqués dans l’expérimentation nucléaire française de récupérer les données historiques, scientifiques et sanitaires pertinents ?
M. Benoît Pelopidas. Je vais répondre à votre question non pas sur est-ce qu’il est encore temps mais plutôt sur ce qu’on peut faire dans le temps qui nous reste. Thomas a raison de souligner le manque de données dans certains cas. Mais, je vous prie de m’excuser car je me répète, je pense qu’il est important de rechercher le rapport du tir Sirius de 1966, l’un des plus contaminants qu’ait connu la Polynésie française. En apprendre davantage sur ce tir serait déjà une avancée significative vers une meilleure estimation des effets des essais.
M. Thomas Fraise. Je pense qu’il est toujours temps d’agir par principe car il existe des documents. Même si nous ne pouvons pas faire émerger l’intégralité des faits, de nombreux documents sont disponibles et méritent d’être exploités. Le cas contraire remettrait en question la nature du travail du CIVEN, dont le rôle est de faire émerger une certaine vérité par rapport à la contamination des personnes.
Quant à la santé des Polynésiens, j’ai vu dans les archives du cabinet militaire au moins une note sur leur état de santé avant l’arrivée du CEP, avec des statistiques relatives notamment aux leucémies. Je ne sais pas si cette note a été consultée, ni quelle est sa pertinence dans le tableau global, mais il semble exister des informations dans les archives politiques et territoriales hors les seuls documents militaires.
M. Frantz Gumbs (Dem). Avons-nous des éléments pour indiquer, compte tenu de l’étendue de la Polynésie, quelles zones ont été touchées par des radiations ? De plus, des pays voisins auraient-ils pu être impactés par les vents dispersant les déchets issus des tirs ?
M. Thomas Fraise. Il est vrai que la contamination n’est pas répartie uniformément sur l’ensemble du territoire polynésien. Elle est plus forte à proximité des sites d’essais, puis se distribue en fonction des vents au moment des différents essais. Une cartographie de cette distribution est, me semble-t-il, disponible sur le site des Moruroa Files et il y a sans doute des études qui font le point sur cette cartographie.
Concernant les retombées sur les États voisins, à ma connaissance, il n’y a pas eu de doses supérieures aux seuils de sécurité sur les territoires souverains à proximité pour les essais en Polynésie. Cependant, la Nouvelle-Zélande et l’Australie ont protesté contre les essais atmosphériques car certains éléments issus des tirs ont pu atteindre leurs territoires, tout cela ayant d’ailleurs conduit à une saisine de la Cour internationale de justice en 1973 et à la prise de mesures conservatoires en juin 1973 par la cour afin de protéger l’Australie. Pour les essais en Algérie, je crois que l’essai Gerboise bleue a suscité une controverse sur la possibilité que le nuage ait pu atteindre des États au sud du Sahara avec des doses élevées, mais je ne peux pas l’affirmer avec certitude.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Il y a eu une controverse sur le tir Tamouré, effectué le 19 juillet 1966 à environ 100 kilomètres à l’est de Moruroa, donc plutôt vers l’Amérique du Sud. Au Chili, des retombées radioactives assez importantes avaient été relevées, mais cette information reste à confirmer.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie tous les deux pour votre participation à cette audition et votre éclairage qui nous a beaucoup enrichi.
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II. - Audition, ouverte à la presse de M. Hervé Ra’imana Lallemant, professeur de droit, chercheur associé à l’université de la Polynésie française
M. le président Didier Le Gac. Nous vous sollicitons aujourd’hui, M. Hervé Ra’imana Lallemant, en tant que professeur de droit public pour éclaircir certains aspects institutionnels de la Polynésie et le régime juridique concernant les vétérans y ayant travaillé entre 1966 et 1996. Je vais vous poser deux questions principales.
Premièrement, pouvez-vous nous présenter succinctement la situation institutionnelle de la Polynésie française en tant que collectivité territoriale régie par l’article 73 de la Constitution ? Précisez notamment l’impact de ce statut sur les compétences de la Polynésie concernant l’organisation des essais nucléaires, le démantèlement des installations du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et la remise en état de certains sites.
Deuxièmement, en tant que spécialiste du droit de l’environnement, pourriez-vous nous éclairer sur les problèmes juridiques liés à la remise en état ou à la réparation des dommages environnementaux causés par les essais en Polynésie ? Pouvez-vous également donner votre avis sur le régime juridique de réparation des dommages subis par les vétérans, issu de la loi Morin ?
Avant de vous donner la parole, je vous invite à déclarer tout autre intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter serment en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
(M. Hervé Ra’imana Lallemant prête serment.)
M. Hervé Ra’imana Lallemant, professeur de droit, chercheur associé à l’université de la Polynésie française (en visio). Je vous remercie pour votre invitation et je vais essayer d’être bref pour replacer la Polynésie dans son paysage institutionnel. La Polynésie française, régie par l’article 74 de la Constitution, est une collectivité d’outre-mer dotée d’une large autonomie au sein de la République, comparable à celle de la Nouvelle-Calédonie sur certains aspects. Au niveau de l’Union européenne, elle a le statut de pays et territoire d’outre-mer (PTOM) ; ses habitants sont donc citoyens européens, mais le droit dérivé de l’Union européenne ne s’y applique pas directement. Elle figure également sur la liste des territoires non autonomes de l’Organisation des Nations Unies (ONU), entraînant des discussions annuelles à la quatrième commission de l’Assemblée générale.
L’évolution institutionnelle de la Polynésie a été mouvementée, particulièrement en lien avec les essais nucléaires. À la fin des années 1950, elle a bénéficié d’une certaine autonomie après une longue période où elle n’existait pas en tant que tel (on parlait plutôt alors d’établissement français d’Océanie), avant de connaître un recentrage des pouvoirs vers l’État central avec une ordonnance du 23 décembre 1958. Certains historiens et politologues estiment que ce changement institutionnel était lié à la préparation future des essais nucléaires, pour permettre une installation plus facile du CEP sur le territoire, bien que ce point fasse débat.
La Polynésie a retrouvé une autonomie administrative importante à partir du 12 juillet 1977, avec le « statut d’autonomie de gestion », qui a établi le principe de compétence générale pour la Polynésie, l’État ne conservant que des compétences d’exception explicitement listées. Cette évolution s’est ensuite renforcée avec le statut du 6 septembre 1984, dit « statut d’autonomie interne », qui a notamment instauré un chef de l’exécutif local élu par l’Assemblée polynésienne en lieu et place du haut-commissaire.
Des évolutions ultérieures ont eu lieu en 1996 vers davantage d’autonomie ; en 2000, on a essayé d’introduire la Polynésie dans la Constitution mais la révision a échoué, faute pour le Congrès d’avoir été réuni. Finalement, il a fallu attendre la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 pour que la Polynésie figure désormais parmi les collectivités d’outre-mer.
Depuis ce jour, la Polynésie française est intégrée à l’article 74 de la Constitution, qui permet un statut sur mesure pour les collectivités d’outre-mer. La Polynésie bénéficie d’une large autonomie, avec un système institutionnel et juridique complexe, ce qui a des implications pour les citoyens, les autorités publiques et les institutions nationales. Son statut actuel est défini par la loi organique de 2004. La Polynésie dispose de compétences très étendues par rapport à d’autres collectivités d’outre-mer, tandis que l’État conserve des compétences listées mais transversales. La spécialité législative s’applique en Polynésie, les lois nationales devant expressément mentionner leur application en Polynésie pour y être étendues, sauf exception. Enfin, la Polynésie peut adopter des « lois du pays », qui sont des actes réglementaires à valeur législative.
Concernant les essais nucléaires, ils relèvent de la compétence exclusive de l’État en matière de Défense nationale ; la Polynésie n’a pas de pouvoir décisionnel sur ce sujet. Les sites d’expérimentation, Moruroa et Fangataufa, sont gérés directement par l’État. Une tentative de rétrocession a été adoptée au Sénat mais n’a jamais été présentée à l’Assemblée nationale.
L’environnement est une compétence polynésienne, sauf pour Moruroa et Fangataufa qui restent sous contrôle de l’État, le droit polynésien de l’environnement ne s’appliquant donc pas sur ces deux atolls. Il est assez remarquable de constater que les conséquences environnementales des essais nucléaires ont été beaucoup moins étudiées que les impacts sanitaires, qui ont été assez naturellement privilégiés du fait de l’existence de victimes notamment. Les études environnementales se sont principalement concentrées sur la stabilité géologique des atolls et les risques pour les populations voisines, plutôt que sur l’impact écologique global. Nous savons par ailleurs qu’il existe un stockage définitif de matières radioactives à Moruroa contrairement à ce que dicte le droit international (mais des stockages ont eu lieu dans des trous ensuite bétonnés d’où un caractère « définitif » des enfouissements avéré), à l’image d’autres États dans le monde ayant également conduit des essais nucléaires.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. J’aimerais avoir plus de détails sur les étapes du transfert de compétences en matière de santé de l’État à la Polynésie française. Pouvez-vous nous expliquer comment cela se passait avant 1977, puis nous décrire le processus de transfert ? Il me semble que jusqu’à la fin des essais, la santé était encore largement gérée par l’armée, avec de nombreux médecins militaires. Pourriez-vous nous éclairer sur ce sujet ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Concernant les compétences en matière de santé publique, en 2025, la santé est aujourd’hui clairement une compétence de la Polynésie française. Cette répartition des compétences a d’ailleurs soulevé plusieurs questions de mise en œuvre lors de la pandémie de covid-19, révélant la nature transversale de l’État et les difficultés d’articulation qui en découlent.
Il est très clair que la Polynésie est compétente en matière de santé publique depuis le statut du 12 juillet 1977, qui a transféré plusieurs compétences de l’État à la Polynésie française, lui permettant ainsi de gérer notamment la santé publique. Cependant, pour Moruroa et Fangataufa, l’État continuait de gérer avec son propre personnel tous les aspects liés à ses installations militaires sur ces deux atolls, y compris dans le domaine de la santé. Le droit polynésien de la santé publique ne s’y appliquait pas.
Des règles nationales s’appliquaient, notamment pour la protection contre les radiations, en application de plusieurs décrets pris dans les années 1960, ou concernant les prises de mesures de radioactivité pour les personnels travaillant sur ces atolls. Même si elle bénéficiait donc d’une compétence de principe depuis 1977 dans le domaine de la santé publique, la Polynésie n’avait et n’a toujours aucun contrôle sur Moruroa et Fangataufa en raison de leur statut particulier.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Pouvez-vous nous dire quelles étaient les conséquences budgétaires pour la Polynésie de ce changement, qui a conduit à ce qu’elle bénéficie d’une compétence de principe en matière de santé, qu’il s’agisse de la prévention ou la prise en charge des maladies de sa population ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Le principe en matière de décentralisation veut que le transfert de compétences s’accompagne en principe d’un transfert des moyens humains et financiers, bien que ce ne soit généralement pas le cas en pratique. C’est évidemment ce qui s’est passé ici. Le CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) a engendré d’importants transferts financiers vers la Polynésie, représentant environ 75 % du produit intérieur brut en 1966 selon certains économistes ayant travaillé sur le sujet, comme Bernard Poirine. Cette situation a complètement transformé la société polynésienne en une véritable économie de services.
Depuis 1977, la prévention globale des populations relève de la compétence de la Polynésie. Les conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires ont été très tardivement médiatisées et prises en compte en tant que telles. Même après la reprise des essais, certains discours continuaient de minimiser leur nocivité. On sait également que le mécanisme d’indemnisation des victimes n’a été mis en place que très tard, comme dans d’autres pays dotés de l’arme nucléaire. Il y a eu un peu partout des tentatives de minimiser les conséquences des essais au profit de la recherche et du développement de nouvelles armes nucléaires. À ma connaissance, il n’y a pas eu de campagne de prévention particulière à l’époque des essais atmosphériques ; la prise de conscience est venue beaucoup plus tard, avec l’accroissement des connaissances sur ces conséquences.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). La Polynésie a-t-elle fait valoir des droits à indemnisation auprès de l’État français pour les conséquences environnementales, sociétales et culturelles des essais nucléaires sur son territoire ? Si oui, à quelle hauteur ces indemnisations ont-elles eu lieu ? Dans la négative, savez-vous si elle a l’intention ou si certains ont l’intention de le faire ? Avez-vous des informations sur un travail effectué dans ce domaine ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Depuis plusieurs années, et c’est d’ailleurs un sujet très apolitique, il a existé un travail de lobbying politique auprès du Gouvernement central pour l’indemnisation des conséquences des essais nucléaires. Les demandes concernent principalement la prise en charge financière des personnes atteintes de cancers radio-induits auprès de la Caisse de prévoyance sociale (CPS). Des demandes ont été faites à l’État pour une assistance, voire une prise en charge totale des coûts de santé publique liés à ces cancers.
Il y a eu un soutien par convention de la CPS, mais qui est distinct de la question des essais nucléaires ; une convention pour le régime de solidarité a permis des transferts de plusieurs millions d’euros de l’État vers la Polynésie, mais sans être directement liés aux essais.
L’État pourrait très bien prendre en charge certaines dépenses au nom de la solidarité nationale, mais cela reste aujourd’hui budgétairement complexe. En tout cas, hormis les transferts financiers liés à l’exploitation du Centre d’expérimentation du Pacifique, il n’y a pas eu de réparation ou d’indemnisation spécifique pour la collectivité en lien direct avec les essais nucléaires.
Mme Dominique Voynet (ÉcoS). Je pense que la question de Jean-Paul Lecoq portait plus largement sur les réparations collectives que le pays aurait pu demander pour prendre en compte toutes les conséquences à court, moyen et long terme des essais nucléaires sur la société polynésienne.
Ma question concerne la reprise des essais nucléaires en 1995, période où les conséquences étaient mieux connues et la société polynésienne plus critique. Cette reprise semble avoir été conditionnée à la prolongation de la manne du CEP et des crédits accordés à la CPS. Quel est votre point de vue sur cette période ? Que retrouve-t-on dans les archives récentes ? Comment interprétez-vous l’attitude des élites polynésiennes, notamment des élus, leur docilité même face à la reprise des essais ?
Concernant les archives, disposez-vous uniquement de dossiers individuels de la CPS pour la période passée, ou avez-vous aussi des résultats d’études qui auraient pu être menées par des médecins polynésiens, des agents de santé communautaire, des pasteurs, des enseignants dans les communautés touchées par les essais ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je n’ai personnellement pas eu accès aux archives sur ce sujet, notamment parce que ce n’est pas le cœur de mes recherches ; il faudra plutôt s’adresser à des collègues comme Renaud Meltz ou Jean-Marc Regnault qui ont travaillé sur ces éléments. En tant que juriste, je m’appuie davantage sur le travail de mes collègues chercheurs pour développer des hypothèses juridiques d’évolution.
Concernant les demandes de réparation collective, elles ont effectivement été formulées de manière assez transpartisane et contemporaine, mais n’ont pas été suivies d’effets de la part de l’État central.
Quant à la reprise des essais nucléaires en 1995, elle ne s’est pas faite de manière pacifique. Je rappelle notamment que des émeutes ont eu lieu à Papeete, à l’époque. L’exécutif local soutenait le Gouvernement central sur la reprise des essais, la théorie officielle étant que les essais avaient été arrêtés trop tôt et qu’il était nécessaire de terminer la recherche avant l’interdiction totale.
Au niveau de la population, il existait une opposition assez forte contre cette reprise même si d’autres problèmes, notamment sociaux, étaient également présents. Au niveau international, la région Pacifique, qui se définit comme une zone anti-nucléaire, a également connu une forte opposition. Cependant, la décision relevait de la volonté de l’État central.
Je tiens à préciser que Moruroa et Fangataufa ne sont pas des zones qui relèvent de la compétence de la Polynésie française. La décision de reprendre les essais nucléaires était donc unilatérale de la part du Gouvernement central, juridiquement aisée au titre des compétences de l’État. Cependant, socialement, il y a eu des frictions. La bonne entente entre l’exécutif polynésien et celui de la République a conduit à une certaine collaboration. Les messages de prévention diffusés à l’époque étaient très rassurants sur les essais nucléaires souterrains, lesquels différaient grandement des essais atmosphériques ; la reprise n’a donc pas fait l’objet d’une présentation médiatique défavorable par la majorité de nos élus. Il y avait donc une coopération entre les Gouvernements local et central, des frictions au niveau des populations et un discours qui se voulait rassurant mais qui fut très critiqué a posteriori en raison des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie.
M. le président Didier Le Gac. Je vous précise, ainsi qu’à l’attention des membres de la commission, que les historiens Jean-Marc Regnault et Renaud Meltz, que
vous avez mentionnés, seront auditionnés par la commission, respectivement le 11 février
et le 5 mars 2025.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je souhaiterais que Monsieur Lallemant apporte des précisions sur les dispositifs financiers mis en place après la fin des essais. Le CEP démantelé, une manne financière a de fait totalement disparu. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ces dispositifs ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je vous prie d’excuser mes connaissances techniques limitées sur ce sujet. Globalement, la question de la transition économique s’est posée avant même la fin des essais du CEP. Des plans de transition ont été mis en place pour permettre à la Polynésie de s’adapter à son démantèlement, avec d’importants transferts financiers directs et indirects, puisque les personnels très importants qui étaient sur place contribuaient à faire tourner l’économie locale. Initialement, ces sommes n’étaient pas votées de manière transparente par le Parlement. La Polynésie a été intégrée ultérieurement de manière classique dans la loi de finances.
Je vous recommande encore une fois de consulter les travaux de Bernard Poirine, qui s’est beaucoup intéressé à cette transition post-essais nucléaires, la principale difficulté ayant consisté à passer d’une économie très particulière, celle du CEP, à une économie plus autonome. Je pense qu’on a plutôt essayé de repousser au maximum la limite pour maintenir ce système qui n’existe plus aujourd’hui.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Pour compléter, je précise qu’un fonds de 150 millions d’euros annuels, appelé la dotation globale de développement économique (DGDE), a été mis en place par l’État pour reconvertir l’économie polynésienne après les essais nucléaires. En 2010, ce fonds a été réformé et divisé en trois instruments financiers : la dotation globale d’autonomie (DGA) de 11 milliards de francs pacifiques allant directement au budget de la Polynésie française, environ 6 milliards pour des instruments financiers pour des équipements structurants (marinas, ports…), et enfin une dotation aux communes. Aujourd’hui, avec ces 11 milliards allant directement au budget, nous nous éloignons de l’objectif initial de reconversion économique. Il y a eu des tentatives, sous la Gouvernement de Manuel Valls, pour réduire ce fonds de 11 milliards ; mais nous nous battons chaque année pour maintenir cette dotation, qu’on appelle la « dette nucléaire ». Concernant les indemnisations, le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) gère directement avec les personnes concernées ; le budget a été plus que doublé ces cinq dernières années avec l’annulation du risque négligeable. L’État finance également la dépollution des atolls.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. Je voudrais ajouter que nous allons interroger Monsieur Poirine, notamment sur l’utilisation de la DGDE. Comme l’a mentionné ma collègue Madame Sanquer, cette dotation a effectivement été scindée en trois instruments financiers ; nous allons nous intéresser à l’utilisation de ce dispositif budgétaire entre sa création et sa division en trois. Une partie est actuellement dédiée au fonctionnement du pays, alors qu’initialement l’idée était de financer le développement et les investissements. La commission examinera cet aspect sur l’utilisation des fonds.
Mme Nicole Sanquer (LIOT). Concernant le remboursement de notre caisse de prévoyance sociale par l’État, je voudrais compléter la réponse de M. Lallemant. Suite à une mission sur le suivi des conséquences des essais nucléaires, nous avons obtenu en 2019 un engagement d’Édouard Philippe de travailler sur ce sujet. Actuellement, la difficulté réside dans le fait que nous n’arrivons pas à nous accorder en Polynésie française sur le montant de la dette. Il existe plusieurs évaluations, provenant soit du conseil d’administration de notre Caisse de prévoyance sociale, soit des mouvements anti-nucléaires ou d’autres acteurs politiques. Le principal obstacle réside donc dans l’évaluation du montant à réclamer à l’État pour rembourser la CPS.
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Je souhaite également apporter un complément sur le mécanisme d’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Ce dispositif, adopté alors que je travaillais au Sénat, a connu une histoire mouvementée avec de nombreuses évolutions. La suppression de la notion de risque négligeable par la loi Égalité réelle outre-mer (« loi EROM ») a été un combat difficile, mené conjointement à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Initialement, le mécanisme prévoyait une indemnisation pour les personnes présentes à certains lieux et dates précis, atteintes d’un cancer radio-induit figurant sur la liste annexée à la loi Morin de 2010. La notion de risque négligeable permettait de renverser cette présomption, conduisant à très peu d’indemnisations. Sa suppression a entraîné leur augmentation et des décisions juridictionnelles favorables. Par la suite, une nouvelle possibilité de renverser la présomption a été introduite, basée sur le fameux « 1 millisievert ».
Actuellement, le Conseil d’État tend à favoriser les victimes, mais les recours ne sont pas systématiquement gagnés. Pour améliorer ce régime, certains proposent de nouveau un renversement de présomption, revenant à la situation post-loi EROM. Cette approche aurait des conséquences financières importantes et impacterait fortement le rôle du CIVEN. Bien que les indemnisations augmentent, de nombreux rejets persistent, ce qui reste difficile à comprendre pour les personnes atteintes de maladies radio-induites.
M. le président Didier Le Gac. J’aimerais vous poser une question plus globale : en tant que résident de Polynésie connaissant bien les institutions et le fonctionnement du pays, qu’attendez-vous réellement d’une commission comme la nôtre ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. J’attends simplement que cette commission fasse avancer le débat. Tous les rapports réalisés par des institutions nationales sur ce sujet peuvent servir de base, d’inspiration et d’éléments de négociation pour nos institutions locales, quelle que soit leur coloration politique. Ces travaux bénéficient aux Polynésiens dans une situation complexe et traumatisante. Plus nous disposons de données, d’enquêtes et de rapports, à la fois dans le domaine de la recherche et dans le domaine institutionnel, plus nous pourrons collectivement faire progresser ces problématiques, tant sur le plan sanitaire qu’environnemental.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d’enquête sur la politique française d’expérimentation nucléaire. J’ai une question complémentaire concernant le statut des atolls de Moruroa et Fangataufa. Vous avez mentionné leur exclusion de la zone de compétences de la Polynésie et leur surveillance en permanence par l’armée. En tant que députée de Polynésie, des concitoyens ayants-droit de ces atolls me sollicitent, affirmant que leurs familles en étaient propriétaires avant la cession de ces atolls effectuée le 6 février 1964 au bénéfice de l’État français. Quelles sont leurs options juridiques ? Peuvent-ils envisager une réinstallation à Moruroa et Fangataufa ou un système de dédommagement ?
M. Hervé Ra’imana Lallemant. Effectivement, la délibération du 6 février 1964 a cédé les atolls de Moruroa et Fangataufa à l’État français. Il est intéressant de noter qu’elle prévoyait déjà leur rétrocession aux propriétaires initiaux ! Bien qu’une proposition de loi ait été déposée sur ce sujet de la rétrocession, je pense que cela relève du domaine de la loi, voire de la loi organique pour certains aspects juridiques ; toute modification concernant la rétrocession devra donc passer par le Parlement.
Concernant les ayants-droit, le sujet est complexe. À l’époque de la cession, ces atolls étaient présentés comme inoccupés, une affirmation récemment remise en question. Des traces d’habitations et de cimetières ont été découvertes, notamment à Moruroa, prouvant une présence humaine antérieure à leur cession et à leur exploitation en vue des essais. Cette nouvelle information complique très fortement la situation juridique des ayants-droit potentiels. Je dois admettre qu’une réinstallation semble extrêmement difficile aujourd’hui, compte tenu de la situation rendue dangereuse par les essais réalisés sur place. La loi de rétrocession prévoyait d’ailleurs le maintien d’une présence continue de l’armée française sur place pour poursuivre les analyses, les mesures et maintenir une forme d’interdiction d’accès, en raison de la dangerosité potentielle des lieux.
Concernant les indemnisations, deux voies sont possibles : une institutionnelle, en adressant les demandes à l’exécutif central, et une juridictionnelle, en conseillant aux personnes concernées de consulter un avocat. Cependant, je pense qu’une indemnisation des habitants ou de leurs ayants-droit ne sera possible que par la création d’une norme spécifique au niveau étatique. Cette question juridique mérite d’être approfondie.
M. le président Didier Le Gac. L’audition est à présent terminée ; je vous remercie tous pour votre participation.
La séance s’achève à 18 heures 45.
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Présents. - M. Emmanuel Fouquart, M. Moerani Frébault, M. Frantz Gumbs, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Nicole Sanquer, Mme Dominique Voynet
Excusé. - M. Philippe Gosselin