Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, de M. Serge PLANES, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du CRIOBE et M. Bernard SALVAT, professeur honoraire de l’École pratique des hautes études de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du CRIOBE              3

 


Mardi
18 février 2025

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 12

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mardi 18 février 2025

 

La séance est ouverte à 18 heures.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Audition, ouverte à la presse, sur les conséquences environnementales des essais nucléaires : M. Serge PLANES, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du CRIOBE (centre de recherche sur les milieux coralliens et insulaires) (en visioconférence) et M. Bernard SALVAT, professeur honoraire à l’École pratique des hautes études de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du CRIOBE

 

M. le président Didier Le Gac. Nous accueillons M. Serge Planes, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et ancien directeur du Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement), ainsi que M. Bernard Salvat, professeur honoraire à l’École pratique des hautes études (EPHE), au sein de l’Université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du Criobe.

Les essais nucléaires, qui ont eu lieu dans l’atmosphère jusqu’en 1974, puis de façon souterraine, ont considérablement affecté la faune, la flore et, de manière générale, les milieux physiques. Ils ont provoqué par endroits un affaissement de la croûte terrestre susceptible d’entraîner un risque de submersion, laquelle serait évidemment très dommageable pour la population. Nous avons déjà évoqué cette question, qui a été mise en évidence à plusieurs reprises.

La ciguatera, à savoir les maladies dues à la consommation de poisson empoisonné par l’ingestion de plancton contaminé, a des conséquences sanitaires graves. Ce phénomène, observé notamment à partir de novembre 1966 sur l’atoll de Hao, aurait été à l’origine de 271 contaminations entre juin 1968 et juin 1969 et de 24 000 contaminations entre 1960 et 1984, principalement dans les archipels des Tuamotu et des Gambier.

En l’espace de trente ans, comme l’indique le livre Toxique, les Français ont réalisé 392 forages à la surface ou dans le lagon, qui ont servi de puits pour les bombes, les déchets et les forages secondaires. On lit, page 99 du même ouvrage : « L’atoll n’est plus que béton et ferraille, rouille et crevasses. » Le passage aux essais souterrains, en 1975, a ébranlé la structure même de Mururoa. Certains essais ont provoqué d’importantes fissures et plusieurs tsunamis : on peut citer, notamment, l’essai Tydée, de juillet 1979, ainsi que l’essai Priam de 1978 et l’essai Nestor de 1977.

Un rapport établi en mai 1967 par le service mixte de contrôle biologique (SMCB) avait conclu, à l’unanimité des scientifiques participants, que le plancton de la zone des atolls était bien contaminé.

Messieurs, c’est pour mieux appréhender les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie que nous vous accueillons. Le Criobe, que vous avez dirigé, a été créé en 1971 et se trouve sous la triple houlette du CNRS, de l’EPHE et de l’université de Perpignan. C’est un laboratoire mondialement reconnu pour ses travaux de recherche sur les récifs coralliens.

Pouvez-vous nous dire, pour commencer, si les dommages environnementaux inévitablement créés par les essais nucléaires ont été immédiats ou progressifs et, surtout, s’ils sont irréversibles ? Comme nous l’avons lu dans plusieurs publications, des scientifiques estiment qu’une certaine régénération a pu se produire avec le temps, voire que la nature s’est reconstituée d’elle-même. Par ailleurs, il nous a été dit que des scientifiques s’étaient vu récemment refuser l’accès à certaines zones ayant servi aux essais, alors qu’ils souhaitaient y mener des travaux de recherche. Vous êtes-vous heurtés à ce type d’obstacles, et existent-ils encore ?

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer chacun tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ».

 

(M. Bernard Salvat et M. Serge Planes prêtent successivement serment.)

 

M. Bernard Salvat, professeur honoraire à l’EPHE au sein de l’université de Perpignan, fondateur et ancien directeur du Criobe. Je précise d’abord que le Criobe, en tant que tel, n’a pas eu de contact avec les militaires ni avec la Dircen (direction des centres d’expérimentations nucléaires). Ces contacts ont été le fait de chercheurs du Criobe, dans le cadre de conventions avec la Dircen, qui ont pu se rendre sur les sites à différentes reprises, avant et après les tirs. Il s’agit, essentiellement, de trois anciens directeurs du Criobe : moi-même, y compris pour la période antérieure aux tirs, René Galzin, spécialiste des poissons, et Serge Planes.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au cours de quelles années ces contacts ont-ils eu lieu ?

M. Bernard Salvat. Ça dépend des personnes mais en ce qui me concerne, ils ont commencé en 1965, donc avant les tirs, et ma dernière mission remonte à 2014.

M. le président Didier Le Gac. Vous avez donc connu la période antérieure aux tirs et celle postérieure ?

M. Bernard Salvat. Oui. Les tirs, qu’ils aient été aériens ou souterrains, ont eu énormément de conséquences immédiates, d’ordre géologique ou biologique. Les modifications sont toujours irréversibles, mais cela ne signifie pas pour autant que les dégradations ont perduré : d’autres peuplements ont eu lieu avec le temps. La nature, les espèces ont peu à peu reconquis les espaces dégradés, ce qui a permis de revenir à une situation que l’on peut qualifier, à présent, d’à peu près normale.

Vous nous avez demandé, dans votre questionnaire écrit, si nous avions été empêchés de nous rendre sur des sites proches de Mururoa (je suppose que vous faites référence aux atolls périphériques). Je n’ai jamais eu vent d’un quelconque empêchement ! Les liaisons aériennes avec tous les atolls périphériques dotés d’un aéroport fonctionnent. René Galzin, Serge Planes et moi-même nous sommes rendus sur ces atolls périphériques, nous y avons travaillé et nous avons encore publié récemment des travaux à leur sujet. Je pense aux atolls très proches de Mururoa ou de Fangataufa, notamment les Gambier, Morane (où Serge Planes s’est rendu) ou Marutea Sud, atoll sur lequel j’ai également travaillé.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’objet de la question était de savoir si vous aviez été interdit d’accès à certaines zones de Mururoa et de Fangataufa, autrement dit aux sites d’essai mêmes.

M. Bernard Salvat. Pardonnez-moi, je ne pensais pas que la question de M. le président rejoignait celle figurant dans le questionnaire écrit. Mais pour répondre à votre question immédiate, je ne me suis jamais heurté à la moindre interdiction pour me rendre sur quelque site que ce soit, à Mururoa ou à Fangataufa. J’ai toujours eu accès aux endroits où j’avais décidé d’aller travailler pour étudier les effets dans le temps des tirs sur la faune, aussi bien en plongée dans le lagon que sur la barrière corallienne.

M. le président Didier Le Gac. De manière générale, quelles ont été, selon vous, les conséquences des essais nucléaires sur la faune et la flore ? Quelles observations avez-vous faites en trente ans à ce sujet ?

M. Bernard Salvat. C’est essentiellement à Fangataufa que j’ai étudié les conséquences des expérimentations sur le milieu vivant. Il s’agit d’un atoll beaucoup plus petit (sa surface est d’environ 10 kilomètres sur 5) que Mururoa. Les expérimentations menées à Fangataufa, que ce soit sur barge ou sous ballon, se sont toujours déroulées au même endroit, face à un PEA (poste d’enregistrement avancé) alors qu’elles étaient beaucoup plus difficiles à appréhender à Mururoa, où de multiples tirs ont eu lieu en plusieurs endroits du lagon. Je me suis donc concentré sur Fangataufa et j’ai assuré, essentiellement, un suivi des peuplements du lagon et du récif extérieur, surtout concernant quelques groupes d’invertébrés, dont des mollusques (je précise aussi que nous étions plusieurs à participer à ces missions).

Quatre tirs importants, quoique d’une puissance inégale, ont été réalisés sur Fangataufa. En 1966, le premier tir, Rigel, a été réalisé, de mémoire, à trois ou quatre mètres d’altitude à partir d’une barge : même si sa puissance n’excédait pas 200 kilotonnes (ce qui en fait, pour ainsi dire, un tout petit pétard), il a causé des dégâts considérables dans le lagon, avec en particulier des retombées radioactives ont eu lieu sur le nord de l’atoll. La boule de feu est entrée dans le lagon, avec tous les effets que vous pouvez imaginer, qu’il s’agisse des conséquences de l’onde de choc ou des effets thermiques et mécaniques. Certains pâtés coralliens, qui s’élèvent depuis le fond du lagon, à près de quarante mètres, et vont pratiquement jusqu’à la surface de l’eau, ont été crevassés, fissurés. En outre, l’onde de choc a fait exploser la vessie natatoire des poissons du lagon, entraînant leur mort immédiate. La température très élevée de l’eau a par ailleurs entraîné, à l’approche du point zéro, la mort des mollusques, des échinodermes, des crustacés. À mesure que l’on s’éloigne du lagon (en allant par exemple vers le nord de Fangataufa, où a été creusée la passe artificielle), les effets sur la faune sont évidemment moindres : tout n’est donc pas tué, cassé ou brisé.

En 1968, Canopus, qui a atteint 2 mégatonnes, a été le tir le plus puissant réalisé au cours des expérimentations à Fangataufa. Ayant été effectué sous ballon, il a eu des effets considérables sur la faune et la flore terrestres : absolument tout a été brûlé par l’onde de choc, par la chaleur et par le flash. Le tir Rigel, lui, n’a pas modifié substantiellement la faune et la flore terrestres. Canopus a eu peu d’effets sur le lagon lui-même, mais a entraîné des conséquences importantes sur les peuplements des récifs extérieurs, autrement dit de la couronne de l’atoll face à l’océan. Les organismes se trouvant sur le platier, qui, long de 100 ou 200 mètres, précède le tombant profond, étaient recouverts de quelques centimètres d’eau, donc lorsqu’ils n’étaient pas à nu. Le tir Canopus ayant eu lieu à marée basse, ces organismes ont particulièrement souffert : des populations entières de certaines espèces ont été éliminées de la surface de l’atoll. Tout ce que je vous dis là est le fruit d’observations qui, pour le lagon, ont été faites en plongée et, pour le récif extérieur, ont été réalisées à pied, dans des transects perpendiculaires au récif. Des ramassages ont été opérés et des comptages établis ; on a décrit la distribution de toutes les espèces avant et après le tir.

Ces observations se sont poursuivies jusqu’en 1997 ou 1998. Concernant Fangataufa, j’ai pu mettre en lumière, notamment pour les récifs extérieurs, la variation des peuplements au cours de six périodes, entre 1965 (avant les tirs) et 1999. Ces résultats ont fait l’objet de publications scientifiques de niveau international, en anglais. Ils montrent qu’avec le temps, la nature reprend ses droits et que les espèces reviennent à peu près à la même place et selon la même distribution qu’avant les tirs. Il peut toutefois y avoir des variations : il arrive que des espèces très proches se succèdent.

M. Serge Planes, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Criobe. Pour ma part, je précise que j’ai été le directeur du Criobe de 2007 à 2019. J’ai participé à plusieurs travaux sur les impacts des essais à Moruroa ; je ne me suis jamais rendu, pour ma part, à Fangataufa. J’ai accompli une première mission d’observation et de découverte à l’invitation de l’armée et une deuxième mission qui avait pour objet d’étudier la manière dont se déroulait la recolonisation des platiers tassés par la récurrence des essais, notamment souterrains.

J’ai travaillé sur Moruroa, essentiellement, à partir de deux types de données. Les premières, collectées par le professeur René Galzin, portaient sur l’abondance des poissons. Lorsque mon collègue a procédé à cette collecte, nous ne disposions pas d’informations sur la localisation précise des essais. Par la suite, nous avons eu accès à ces données. Je n’ai pas vraiment fait l’objet de restrictions à cet égard, mais en matière de publication (j’y reviendrai).

Mon premier travail a donc consisté à comparer les comptages de poissons, réalisés de façon aléatoire dans le lagon de Moruroa, au cours de cinq années de référence. A posteriori, j’ai croisé ces données avec les tirs souterrains uniquement, qui avaient pu être réalisés (je ne me suis intéressé qu’aux tirs souterrains). Je me suis penché sur l’effet de l’onde de choc, qui est la principale conséquence que produit, en surface, un tir souterrain. L’onde de choc entraîne un crépitement de l’eau et la mort de tous les poissons ayant une vessie gazeuse (des poissons tels que les murènes, qui n’en disposent pas, ne sont pas directement affectés). Cette onde est d’une force telle qu’elle provoque la mort quasi instantanée de l’ensemble des poissons sur un diamètre d’environ deux kilomètres. Quoique substantielle, cette surface demeure néanmoins relativement limitée à l’échelle d’un atoll comme Moruroa.

Nous avons publié le résultat de nos travaux dans Ecology, qui est une revue assez prestigieuse ; l’étude a été jugée d’un intérêt suffisant pour être reprise, par la suite, dans Science. Ce travail montrait que, dans les cinq ans suivant un essai nucléaire, ce dernier avait un impact visible sur la zone concernée puisqu’il entraînait la disparition de toute la population de poissons, qui était peu à peu remplacée. Au-delà de cinq à six ans, on n’arrivait plus à démontrer que le tir avait produit un impact sur la faune de poissons, sur la base des analyses statistiques que nous avions établies.

Le deuxième type d’études que j’ai réalisées concernait les platiers effondrés. Au fur et à mesure des essais, les ondes de choc ont exercé des effets sur le corail, qui est la partie la plus haute de l’atoll. Le corail ayant une matrice poreuse, cela a entraîné un tassement. Ce tassement a fait que d’anciennes routes, qui entouraient partiellement l’atoll, se sont retrouvées sous l’eau, jusqu’à deux mètres de profondeur. Nous avons étudié la recolonisation naturelle à partir de cette situation qui s’apparentait en quelque sorte à une montée du niveau de la mer, même si, en l’occurrence, il s’agissait d’une baisse du niveau de l’atoll. Je suis retourné sur les lieux pour préparer le travail et j’ai laissé sur place une étudiante pendant trois semaines. Je disposais évidemment de l’accord des services des armées, avec lesquels tout s’est déroulé dans un climat de grande concertation.

Ce travail, réalisé en 2010, a mis en évidence l’affaissement, qui peut aller jusqu’à deux mètres, de certains platiers et a montré que le corail a très rapidement recolonisé les lieux. Des colonies, que l’on a pu dater, remontaient à douze ou quatorze ans. On constate que la recolonisation succède toujours à une période de latence de quatre ou cinq ans. Nous avons observé des massifs coralliens qui étaient en très bonne santé et qui poussaient sur les anciennes routes submergées vingt ans auparavant.

Les essais ont eu des conséquences immédiates s’agissant de la mortalité des poissons. Toutefois, comme l’a dit Bernard Salvat, la nature reprend ses droits et, s’il n’y a pas d’autre impact dans la zone, la recolonisation des poissons se déroule assez rapidement, en cinq à six ans. À plus long terme, les essais ont certes entraîné un tassement de l’atoll mais, là encore, la nature retrouve ses droits : les routes submergées ont été très rapidement colonisées par du corail, bien que de façon partielle (on distinguait encore les anciennes structures). Le corail étant l’organisme constructeur de ce type de récifs, une fois qu’il est présent, les poissons reviennent, et les invertébrés, comme l’ensemble de la faune, se développent à nouveau. Le tassement, l’effondrement partiel de l’atoll est irréversible, mais il n’empêche pas la recolonisation du milieu et le renouveau de l’écosystème.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les conséquences pour l’environnement sont-elles différentes selon que les tirs souterrains sont effectués sous lagon ou sous atoll ? Certains ont évoqué l’apparition de crevasses ou de failles et pas seulement un tassement de l’atoll : ces failles existent-elles ?

Par ailleurs, comment se fait le repeuplement ? Vous avez indiqué qu’une durée de cinq à six ans était nécessaire pour assurer le renouvellement des poissons. Or il se passait moins de cinq à six ans entre chaque campagne de tirs, parfois même seulement quelques jours. Des catastrophes pour l’environnement se sont donc succédé pendant trente années sans laisser le temps à la nature de reprendre le dessus.

Quelles étaient les conséquences des tirs pour les animaux tels que les tortues et les raies ? On sait, par exemple, que les requins du lagon en mouraient. Et enfin, que devenaient les cadavres d’animaux dans les jours suivant un tir ?

M. Bernard Salvat. Dans l’évolution classique d’un édifice corallien comme un atoll, la présence de failles est normale. Ces édifices, qui ont quelques millions d’années, se déplacent à la vitesse de dix centimètres par an vers le nord-ouest, suivant des cheminements au cours desquels les atolls se modifient naturellement. Des failles nouvelles ont pu être créées ou amplifiées à la suite des tirs souterrains mais des failles existent sur tous les atolls, quels qu’ils soient.

Vous souhaitez savoir s’il existe une différence entre les effets des tirs souterrains selon qu’ils ont lieu sous la couronne de l’atoll (c’est-à-dire sous les îlots, ou motus) ou au centre du lagon. Tout d’abord, les expérimentations nucléaires ont été faites dans la masse basaltique et non dans la masse corallienne, donc en très grande profondeur. Quand il s’agit d’un tir sous la couronne corallienne ; il s’en suit un ébranlement des flancs de l’atoll qui donnent sur l’océan. Dans les années 1970, cela a par exemple provoqué des glissements de terrain : une lentille de plusieurs millions de mètres cubes de la pente externe a dévalé vers le fond de l’océan. Ce phénomène n’affecte que la partie corallienne de l’édifice, absolument pas la partie basaltique dans laquelle sont coincés les produits radioactifs.

Le glissement d’une partie de l’atoll vers les fonds océaniques est très différent du tassement évoqué par Serge Planes. Ce tassement a consisté en une perte d’altitude d’environ un mètre de certaines parties du platier de Moruroa mais ce n’est pas l’édifice entier qui s’est affaissé mais seulement une partie de la couronne, sur la bordure de Mururoa. Ces quelques kilomètres sur la bordure de Moruroa ont été submergés et ensuite recolonisés par les coraux.

M. Serge Planes. En ce qui concerne les aspects cumulatifs des tirs et leurs conséquences sur les chaînes trophiques, je peux vous montrer une carte qui donne une image de ce qu’il s’est réellement passé à Mururoa (elle a été déclassifiée pour que je puisse l’utiliser).

 

 

 

Cette carte fait apparaître en noir la localisation de tous les puits forés dans la masse basaltique et dans lesquels un test a été effectué avec un forage et la descente d’une charge nucléaire ; comme vous le voyez, ils se répartissent soit sur la couronne corallienne, soit au milieu du lagon. Sont également représentées, en gris avec des lettres et des chiffres, les stations dans lesquelles nous avons étudié l’abondance des poissons, à la fois dans des zones où il n’y a jamais eu un seul test (Z25) et dans d’autres (4S ou autre) où de nombreux tests ont été effectués. Nous avons ainsi pu évaluer les effets cumulés.

Ce que l’on observe, c’est que chaque tir fait systématiquement repartir l’écosystème à zéro puisqu’il éradique la faune des poissons. Toutefois, les tests, bien que nombreux, n’ont pas couvert la totalité du lagon : l’éradication ne s’est donc pas produite à cette échelle, mais seulement dans les zones, plus limitées, des tirs. De plus, si les effets disparaissent en cinq à six ans, il suffit d’un nouveau tir pour remettre l’écosystème à zéro. C’est donc le dernier tir qui est le plus impactant. L’effet cumulatif est dû à la répétition, et non à l’accumulation des conséquences des tirs.

Les transferts d’autres espèces sont également assez limités parce que la zone d’impact elle-même est relativement restreinte. Si une tortue se trouve en dehors de la zone grisée que vous avez vue à l’écran, l’impact est très minime.

Nous avons étudié la taille des poissons et des organismes repeuplant les zones où avait eu lieu une éradication. Nous avons trouvé à la fois des individus de petite taille venus coloniser un espace libre, où la prédation est moindre, et des individus de grande taille qui viennent s’installer dans des zones vierges, ce qui conduit à homogénéiser les densités.

Les mécanismes écologiques et biologiques assurent donc une compensation très rapide : la nature est ainsi faite. Après un feu de forêt, la récupération est plus ou moins rapide. Si un arbre de cinquante ans brûle, il faudra attendre cinquante ans pour en retrouver un autre, mais s’il s’agit d’un roseau, qui a une espérance de vie de deux ans, il faudra deux ans compte tenu de la dynamique de cette espèce. Le processus est comparable pour les poissons, qui ont en outre la capacité de se déplacer et de recoloniser les espaces.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). La réserve naturelle de l’estuaire de la Seine, qui se trouve dans ma circonscription, a subi des pollutions ayant entraîné un changement de sexe des poissons. Des scientifiques avaient pourtant mis en garde contre la pollution dans la baie de Seine et ses conséquences sur les crevettes et les coquilles Saint-Jacques.

Si je rappelle cela, c’est parce que j’ai du mal à concevoir que les explosions nucléaires aient eu si peu d’impact sur la faune et la flore. Avez-vous constaté des mutations chez certaines espèces, par exemple chez les mollusques, ou dans la flore terrestre et sous-marine ? Y a-t-il eu des problèmes de reproduction ou de densité ? Certes, la nature reprend ses droits mais le fait-elle exactement de la même manière ?

De même, j’ai du mal à imaginer que les tirs, compte tenu de leur puissance et de leur nombre, n’aient pas laissé des traces ou des failles dans la croûte terrestre (j’ai pu observer chez moi les conséquences de l’utilisation de la dynamite pour casser la falaise afin d’en extraire de la craie). Je sais qu’il ne doit pas être simple de le vérifier car les moyens techniques et scientifiques à notre disposition ne nous permettent peut-être pas de bien appréhender la situation ; à vous de nous le dire.

M. le président Didier Le Gac. Je vous rappelle également la question de Mme la rapporteure sur ce que deviennent les poissons morts et sur les conséquences pour la chaîne alimentaire.

Dans le prolongement de l’intervention de M. Lecoq, avez-vous pu mesurer la radioactivité chez les poissons et dans la faune survivante ?

M. Serge Planes. Je vais reprendre vos trois questions en commençant par le devenir des poissons morts. La nature utilise très rapidement la matière organique à disposition. Les poissons morts ont été très rapidement consommés par des prédateurs (requins, murènes notamment) et par ce que l’on appelle la faune détritivore, comme les crabes, qui n’est pas éradiquée au même titre que les poissons puisque n’ayant pas de vessie gazeuse. Je ne pourrais pas vous dire exactement le temps que cela prend mais, ayant connu des anoxies dans certains lagons (qui entraînent une mortalité massive de la faune), j’ai constaté que l’élimination de tous les cadavres prenait entre une semaine et dix jours. Je rappelle aussi que les essais nucléaires s’inscrivent dans un cercle d’environ deux kilomètres de diamètre, ce qui est à la fois important et peu important à l’échelle de l’atoll de Moruroa.

La nature reprend ses droits après un événement catastrophique, qu’il soit naturel comme un cyclone ou anthropique comme un essai nucléaire ou une pollution, mais elle ne revient jamais exactement comme elle était. C’est une certitude : on ne revient pas à l’état précédent. Un nouvel équilibre se met en place dans lequel certaines espèces ne dominent plus comme avant, tandis que d’autres saisissent cette opportunité pour devenir plus abondantes. Plus l’écosystème est diversifié (c’est le cas dans les récifs coralliens), plus les fonctions de chaque espèce, qui peut être détritivore ou herbivore, par exemple, peuvent être assurées par une autre espèce, dans le cadre d’un nouvel équilibre. Cela aura des conséquences notamment financières quand des espèces sont utilisées en tant que ressources halieutiques. Il en va ainsi de la coquille Saint-Jacques : elle peut être remplacée par une autre espèce ayant la même fonction de filtreur mais présentant beaucoup moins d’intérêt économique (il n’y a toutefois pas d’activité de ce type à Moruroa).

Concernant les traces des explosions nucléaires, je n’en ai pas observé personnellement mais mon prédécesseur à la tête du Criobe, René Galzin, a constaté la présence de failles remontant, pour certaines, jusqu’à la surface. Il n’y a aucun doute que la calotte calcaire a été fragilisée par les explosions des essais. Un atoll est un ancien volcan qui s’est coiffé de calcaire au fur et à mesure de sa descente par subsidence dans la croûte terrestre. Les essais ont toujours été effectués dans la partie basaltique, donc dans l’ancien volcan, mais il a fallu percer 800 mètres de calcaire pour arriver au niveau du basalte. Il est certain que ces 800 mètres de calcaire au-dessus de l’ancien volcan ont été fragilisés par des tassements, qui ont donc créé des failles.

Pour autant, n’étant pas géologue, il m’est difficile de m’avancer mais je sais que les services des armées ont mis en place un des plus complexes réseaux de capteurs existant au niveau national pour mesurer le moindre mouvement de ces failles. Le risque existe. Un mur de protection a d’ailleurs été bâti autour de la zone vie au cas où une partie conséquente des flancs de l’atoll s’effondrerait et provoquerait une vague de type tsunami. Vous avez donc raison, monsieur le député, de dire qu’il y a des failles. Même si, avec le temps, elles se combleront de sédiments, les failles demeureront du point de vue de la structure tectonique et elles constituent une fragilité pour l’atoll.

M. Bernard Salvat. Les tortues ont subi le même sort que les poissons lors des expérimentations nucléaires mais cela n’a pas empêché cette espèce de revenir les années suivantes pour nidifier à Moruroa et à Fangataufa : le cycle continue.

Vous avez évoqué, monsieur le président, le problème de la ciguatera. Pour les chercheurs, il ne fait pas de doute que celle-ci n’a rien à voir avec les expérimentations nucléaires en termes de radiation ! C’est la construction d’infrastructures qui, en modifiant le milieu naturel corallien, a provoqué le développement d’une algue toxique qui est ensuite ingérée par les poissons consommés par l’homme, cette algue provoquant ce qu’on appelle la « gratte » ou la ciguatera. Des travaux ont été publiés sur cette question, notamment par le docteur Bagnis, de l’Institut Louis Malardé. Dans les îles Gambier, il a été démontré que c’était la construction de l’aéroport qui avait provoqué des flambées de cette maladie. Cela tient donc non aux tirs mais aux atteintes au milieu naturel, comme il peut s’en produire dans d’autres îles, à Tahiti ou ailleurs.

S’agissant des mutations, nous n’en avons observé dans aucune espèce d’invertébrés. Les problèmes de radioactivité intéressent essentiellement l’homme. La majorité des habitants des récifs coralliens, hormis les poissons, sont des invertébrés, qui se fichent totalement de la radioactivité ! Lors des tirs, la mortalité est due à l’onde de choc, au flash et à la température, et non à la radioactivité. Pour tuer une holothurie avec des rayonnements ionisants, il faudrait utiliser 10 000 fois la dose nécessaire pour tuer un homme. Pour les poissons, c’est peut-être un peu différent mais je ne crois pas qu’ils soient très sensibles à la radioactivité non plus. La question de la chaîne alimentaire, jusqu’à l’homme, renvoie à une autre dimension, bien entendu.

Le problème des failles rejoint celui du glissement des lentilles de calcaire qui, sur le bord de l’atoll, partent vers l’océan. Au nord-ouest de Moruroa, la faille existante s’est agrandie. La radioactivité sur les deux atolls et la géodynamique sont surveillées par l’État et font l’objet de rapports publics établis par le CEA-DAM (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives – direction des applications militaires). Vous avez soulevé la question de la présence de produits radioactifs dans la masse de l’édifice corallien. Le problème des failles a été examiné en détail en juin 1982 par la mission conduite par Haroun Tazieff, à laquelle j’ai participé, puis en octobre 1983 par la mission internationale Atkinson. Selon leurs conclusions, le risque que des failles et des glissements de terrain puissent mettre au jour des produits radioactifs était négligeable. En effet, les restes des expérimentations nucléaires souterraines se trouvent au sein de la masse basaltique et non pas corallienne. De plus, il faudrait que les lentilles qui partent vers le fond de l’océan ne soient pas seulement calcaires mais également basaltiques. Or les expérimentations souterraines ont été faites à des profondeurs telles que c’est peu probable. Enfin, si certaines failles se sont agrandies à Moruroa, le glissement de terrain que l’on a observé en 1970 ne s’est pas reproduit depuis.

M. Serge Planes. Sur les cinq à sept espèces de poissons que j’ai pu étudier en tant que généticien des populations, aucune ne présentait des variations spécifiques à l’atoll de Moruroa, du moins en ce qui concerne les gènes sur lesquels j’ai travaillé. De ce que j’ai pu constater, la diversité génétique est en tout point comparable à celle que l’on trouve ailleurs.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Avez-vous étudié l’évolution du capital génétique des coraux, et êtes-vous absolument certain que celui-ci n’a connu aucune dégradation ?

Par ailleurs, a-t-on travaillé sur la question de l’accumulation, au fil du temps, de matières radioactives en haut de la chaîne alimentaire ? Je pense, par exemple, aux dorades coryphènes, aux murènes et aux thons.

M. Serge Planes. Cette surveillance, d’abord assurée par le SMSR (Service mixte de sécurité radiologique), relève désormais de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection). Un suivi est réalisé tous les ans sur une série d’animaux. À ma connaissance, toute accumulation de radioactivité ne pourrait résulter que des premiers essais, aériens ou sur barge. Dès lors qu’ils ont été enterrés, ils ont eu lieu dans la masse basaltique et la radioactivité produite par les tirs s’est trouvée piégée dans une grosse boule de verre formée sous l’effet de la chaleur. Or le verre est un des matériaux qui empêchent le mieux la diffusion de la radioactivité (il a d’ailleurs été utilisé dans les laboratoires, au début de la génétique, en cas de travail avec des marqueurs radioactifs).

Quant à l’impact des essais sur les coraux, il est marginal et principalement dû à l’onde de choc, qui entraîne une fragmentation des colonies, notamment des coraux branchus qui vont être fragmentés en petits morceaux. Sachez à cet égard que les plus gros projets de restauration corallienne consistent justement à fragmenter les grosses colonies (ce que l’on appelle le bouturage), car les petites colonies sont plus dynamiques ! Le corail est un organisme un peu particulier, dit « clonal » : il existe une part de reproduction sexuée, mais de nombreux individus au sein d’une colonie sont des clones les uns et des autres. Quelques mutations génétiques aléatoires se produisent de façon naturelle. Y en a-t-il plus à Moruroa qu’ailleurs dans le Pacifique ? Je ne crois pas qu’une étude ait été menée sur ce sujet. En tout état de cause, nous n’avons observé aucune mutation particulière à Moruroa et l’impact serait plus limité pour les communautés coralliennes en raison de la part de la clonalité.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Les résultats des études de l’IRSN (de l’ASNR désormais) sur la radioactivité tout au long de la chaîne alimentaire sont-ils publics ? Le cas échéant, quels sont-ils ?

Puisque vous nous avez indiqué que des forages avaient été pratiqués dans la couche basaltique, est-ce qu’une reprise de l’activité volcanique pourrait conduire à la dispersion de la radioactivité piégée dans le basalte ?

L’implantation corallienne dans les deux zones les plus touchées par les essais, selon votre carte, est-elle absolument normale et identique à ce qu’elle est dans d’autres parties de l’atoll ?

Enfin, les déchets continuent-ils aujourd’hui de fragiliser et de contaminer les espèces animales et végétales locales ?

M. Bernard Salvat. S’agissant de la libération des produits de fission, la seule éventualité serait que l’atoll de Moruroa vienne à repasser au-dessus d’un point chaud actif, comme il en existe dans la région (vers l’archipel des Australes, Tahiti ou les Marquises), ce qui pourrait en quelque sorte le faire exploser. Je n’ai pas en tête les trajectoires mais à raison d’un déplacement des atolls d’environ dix centimètres par an vers le nord-ouest, l’échelle temporelle serait de plusieurs millions d’années.

M. Serge Planes. J’ajoute que la température de la lave, qui atteint 1 000 à 1 500 degrés Celsius, a tendance à stabiliser certains éléments. La seule possibilité de libérer les grosses boules de verre contenues dans le basalte serait néanmoins qu’elles rencontrent une activité volcanique. Compte tenu de la vitesse de déplacement des atolls, cela n’arriverait pas avant plusieurs dizaines de milliers d’années.

Comme je l’ai dit, c’est l’ASNR qui est actuellement chargé, dans le cadre de la mission Turbo, de mesurer chaque année la radioactivité, notamment au sein de la chaîne trophique, à Mururoa, Fangataufa et sur les atolls voisins (jusqu’aux Gambier). L’ASNR est un établissement public industriel et commercial, régi par le droit privé, mais il est placé sous la tutelle du ministère de la défense : il est certainement possible, au moins pour les parlementaires, de consulter les rapports en adressant une demande au ministère.

S’agissant de la concentration des essais, il faut raisonner en trois dimensions : on doit aussi prendre en considération la profondeur – les tirs avaient lieu de 800 à 1 000 mètres sous terre. Dans ces zones, on sort de mon domaine de compétence en tant que biologiste. Pour ce qui est de la faune, je peux simplement confirmer que l’impact est uniquement dû à l’onde de choc, qui génère un crépitement de l’eau en surface entraînant la mort de tous les animaux dont la respiration passe par des vessies gazeuses.

Je ne suis pas compétent non plus pour répondre à la question portant sur le traitement des déchets radioactifs, qui concerne l’ASNR et le CEA.

M. le président Didier Le Gac. Je précise à l’attention de tous que nous entendrons les représentants de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) demain, à dix-sept heures.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je précise que si la surveillance de la radioactivité en Polynésie française est assurée par l’ASNR, celle des sites de Moruroa et Fangataufa dépend uniquement du CEA, dans le cadre de la mission Turbo.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). C’est une précision importante !

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Par ailleurs, cette mission Turbo n’analyse pas la radioactivité des coraux et des algues, pourtant chahutés par des événements climatiques de plus en plus brutaux. Monsieur Planes, les coraux ont-ils pu emmagasiner des éléments radioactifs lors des essais atmosphériques ? Le cas échéant, la manipulation ou la casse des coraux pourrait-elle entraîner la libération de ces éléments ?

M. Serge Planes. Avec l’évolution des structures, le partage des responsabilités n’est pas toujours très clair, même pour quelqu’un qui travaille depuis plus de trente ans en Polynésie.

Il y a une dizaine d’années, il avait été commandé de travailler sur un très gros massif corallien de Porites de plus d’un mètre, qui a fait l’objet d’un prélèvement dans l’archipel des Gambier, faute d’autorisation de le faire à Moruroa. Il s’agissait de regarder si les coraux avaient accumulé de la radioactivité au cours des essais atmosphériques, sur barge ou sous ballon. Ces gros récifs poussant de huit à dix millimètres par an, les coraux en question avaient environ un siècle. J’étais uniquement chargé de préparer la carotte et de la rapporter en métropole : je n’ai jamais eu connaissance des résultats de l’étude, mais ils doivent exister.

M. Bernard Salvat. Les résultats de la mission Turbo, qui mesure la radioactivité tout au long de la chaîne alimentaire, du plancton aux carnassiers en passant par de très nombreux invertébrés, comme les bénitiers et les holothuries, sont publics. Ils ont mis en évidence une décroissance de la radioactivité qui, d’ailleurs, viendrait plutôt des tirs chinois effectués après 1974 que des tirs français.

M. Emmanuel Fouquart (RN). Les militaires basés à Moruroa avaient interdiction de pêcher dans le lagon. Quels risques y avait-il à consommer ces poissons, et est-ce toujours interdit ?

M. Bernard Salvat. Il était effectivement interdit à tous les missionnaires et à ceux qui travaillaient sur les sites de consommer non seulement les poissons, mais aussi tous les invertébrés, notamment ceux qui vivent sur la bordure corallienne, du côté de l’océan, où une simple pêche à pied permet de récolter des mollusques et de s’en nourrir. Cette interdiction était encore en vigueur à la fin des années 1990, lors de mes dernières missions, mais elle était d’autant plus difficile à expliquer aux Polynésiens que la radioactivité est invisible. Et je suis intimement convaincu dans mon for intérieur que certains travailleurs ont récolté et consommé, de bonne foi, des invertébrés, notamment les turbos, ces gros escargots qui sont récoltables à la main sur le récif extérieur et qui sont localement un mets de choix.

M. Serge Planes. À ma connaissance, ce n’est pas tant la radioactivité que les flambées de ciguatera dues à la construction de grosses infrastructures à Mururoa (ports, digues, quais) qui ont justifié cette interdiction.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ignorais que les langoustes étaient vecteurs de la ciguatera !

M. Serge Planes. Lorsque les doses sont très importantes, les invertébrés sont atteints. Certaines personnes ont ainsi été contaminées après avoir consommé du bénitier par exemple. On l’a vu plus récemment lors de la construction de l’aéroport de Raivavae, aux Australes : pendant plusieurs années, il n’était plus possible de consommer du poisson pêché dans le lagon. Lorsque des travaux d’ingénierie sont relativement localisés, il ne faut pas manger les poissons issus de cette zone (leur espace d’activité est assez limité) ; lorsque les travaux sont quasiment réalisés à l’échelle d’un atoll, comme à Moruroa, il peut en résulter des flambées plus importantes de ciguatera, susceptibles de toucher jusqu’aux invertébrés.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Jusqu’à présent les auditions se sont concentrées sur la santé humaine, et sur le fameux seuil de gestion de 1 millisievert. Il fait l’objet d’une reconstitution, à partir de la dose reçue directement au moment des essais et de celle reçue indirectement, par l’ingestion d’eau ou d’aliments. Avez-vous mesuré la radioactivité des poissons et, plus largement, des espèces pouvant être consommées ? Le cas échéant, avez-vous informé de ces résultats les autorités chargées de reconstituer la dose à laquelle les personnes ont été soumises ?

M. Bernard Salvat. Les missions auxquelles j’ai participé de 1965 à 1997 étaient organisées conjointement par le SMCB, chargé de réaliser des prélèvements, et par le SMSR, chargé de la question de la radioactivité chez les humains. Dans toutes les missions, des prélèvements ont été effectués à différents niveaux de la chaîne alimentaire et analysés, et les résultats ont été publiés par le CEA (je précise qu’ils ne sont pas confidentiels). Ces études ont conclu à la décroissance des radioéléments, en particulier ceux qui avaient une période très courte.

M. Serge Planes. J’ajoute que si la radioactivité de MM. Salvat et Galzin était systématiquement mesurée avant et après leurs missions à Mururoa ou à Fangataufa, je n’ai, pour ma part, fait l’objet d’aucune mesure lorsque je me suis rendu à Moruroa, en 2007 et 2009. Considérait-on que ce n’était plus la peine ? Je l’ignore.

M. Elie Califer (SOC). La chaîne alimentaire a plus ou moins fait l’objet d’un contrôle dès le départ. Mais existait-il des protocoles de mise en sécurité et de traitement pour les déchets radioactifs dès les années 1960 ?

M. Bernard Salvat. Pas à ma connaissance, mais dans ce domaine, elle est limitée.

M. Serge Planes. Je ne suis pas non plus au courant, d’autant que je suis arrivé plus tardivement. Ces sujets étaient traités exclusivement par le CEA et les services des armées.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si l’on doit vraiment à la ciguatera l’interdiction de consommer les poissons localement, je suis étonnée que cette question ne soit pas abordée dans le cadre de la mission Turbo, qui se limite à l’évaluation de la radioactivité dans le plancton, les poissons, les crustacés, l’eau de coco, les graviers et l’eau des atolls. Les poissons se nourrissant eux-mêmes des algues et des coraux des récifs, je suis également surprise que ceux-ci ne fassent pas l’objet d’analyses, et ce au nom de la protection de l’environnement (comme on me l’a expliqué en 2024, il faudrait casser un mètre carré de récif et ce ne serait pas bien pour l’environnement…).

M. Serge Planes. En effet, la mission Turbo ne mesure, ni n’étudie la ciguatera, ce type de recherches étant principalement du ressort de l’Institut Louis Malardé en Polynésie. Le professeur Raymond Bagnis a beaucoup étudié le lien entre l’aménagement du port ou du lagon et les poussées de ciguatera. Il est désormais établi avec une quasi-certitude que la sédimentation provoquée par de tels travaux d’aménagement entraîne le développement d’algues toxiques qui entrent dans la chaîne alimentaire par le biais des poissons ou invertébrés consommés par les habitants. Selon les militaires, c’est surtout en raison des risques de ciguatera que la consommation de poissons et d’invertébrés du lagon et des récifs de Moruroa et de Fangataufa a été interdite, ce qui n’a pas été le cas dans les atolls voisins, comme Marutea et ceux du groupe Actéon, où les gens allaient aussi récolter du coprah.

Quant au corail, il n’est pas inclus dans les suivis réalisés par la mission Turbo et le CEA, sans doute parce que cela n’était pas prévu dans le protocole initial. Les chercheurs reprennent souvent le même protocole par la suite, sans rien modifier, pour avoir une antériorité des observations et pouvoir mesurer d’éventuelles transformations au fil du temps. Pour ma part, j’ai été un peu déçu de ne pas avoir les résultats du carottage effectué aux îles Gambier car, à mon avis, c’est le moyen de revenir cinquante ou soixante ans en arrière et de voir si l’on trouve trace d’une accumulation radioactive emprisonnée dans la partie centrale du corail. Les gros massifs de corail grandissant par l’extérieur, le centre n’est qu’une accumulation de couches de carbonate de calcium (de calcaire) où il n’y a plus rien de vivant, à part quelques individus foreurs. Vous avez raison, il serait peut-être intéressant d’avoir ces résultats. C’est Jacky Bryant, ministre de l’environnement de Polynésie à l’époque, qui m’avait commandé ce travail.

M. le président Didier Le Gac. Ne nous avez-vous pas indiqué que vous l’aviez remis au CEA ?

M. Serge Planes. Il faudrait que je regarde dans mes archives pour vous répondre plus précisément sur la date du prélèvement et l’organisme auquel je l’ai remis. Dans mon souvenir, il s’agit d’un service indépendant, localisé à Grenoble, censé faire des mesures de radioactivité. Ce n’était pas un service des armées parce que le prélèvement avait été effectué aux îles Gambier et non pas à Mururoa.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ne s’agirait-il pas de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) ?

M. Serge Planes. C’est tout à fait possible.

M. le président Didier Le Gac. Nous allons auditionner M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique à la Criirad, le 5 mars. Si cela vous revient d’ici là, n’hésitez pas à nous communiquer l’information.

M. Bernard Salvat. J’aimerais faire deux commentaires, l’un sur la ciguatera, l’autre sur les coraux.

La mission Turbo ne s’intéresse pas à ce phénomène connu que sont les flambées de ciguatera (le terme montre bien que tout cela n’est que temporaire), à savoir le développement occasionnel, qui ne dure parfois que quelques mois, d’une algue toxique ingérée par les poissons, puis par l’homme. Son caractère très temporaire rend la ciguatera difficile à étudier par la mission Turbo qui surveille, année après année, des espèces telles que le bénitier ou les holothuries où l’on trouve des radioéléments. La détection d’éventuelles flambées de ciguatera à Fangataufa ou Moruroa demande des moyens gigantesques que n’arrive d’ailleurs pas à réunir l’Institut Louis Malardé. Autrefois, on savait qu’une zone était ciguatérique quand quelqu’un était tombé malade après avoir mangé un poisson qu’il y avait pêché. La zone était alors interdite jusqu’à ce que quelqu’un s’affranchisse de cette interdiction sans tomber malade après avoir consommé le fruit de sa pêche. À ce moment-là, on disait que la flambée était terminée.

Pourquoi les coraux ne sont-ils pas dans les espèces cibles ? En 1965, avant le premier tir, nous avons mené deux missions à Mururoa et à Fangataufa, destinées à découvrir le milieu corallien, nommer les espèces et connaître leur répartition. À l’époque, les récifs de Polynésie étaient totalement inconnus. Nous avons ensuite étudié les effets des tirs sur la faune et la flore. L’un de nos objectifs était de recommander au SMCB les espèces cibles à suivre du point de vue radioactif (invertébrés et poissons se retrouvant dans la chaîne alimentaire). Ces espèces devaient être abondantes, faciles à récolter et présentes partout à Mururoa et Fangataufa, ce qui était le cas du bénitier, de la nacre, des holothuries, de certaines espèces de poissons herbivores ou carnivores. Si le corail n’a pas été sélectionné dans les espèces cibles, c’est probablement parce qu’il est difficile à manipuler pour faire les détections de radioéléments. Ce n’est pas mon domaine, mais je pense qu’il est plus facile de prendre un bifteck de poisson que la chair vivante des coraux !

M. le président Didier Le Gac. Il me reste à vous remercier, messieurs, pour votre participation à nos travaux. N’hésitez pas à nous apporter par écrit toute information complémentaire que vous jugerez utile.

 

La séance s’achève à 19 h 40.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Elie Califer, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, Mme Dominique Voynet