Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’ASNR (organisme résultant de la fusion IRSN/ASN) 3
Mercredi
19 février 2025
Séance de 15 h 30
Compte rendu n° 13
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mercredi 19 février 2025
La séance est ouverte à 17 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection) : Mme Géraldine PINA, commissaire, MM. Jean‑Christophe GARIEL, directeur général adjoint en charge de la santé et de l’environnement, Philippe RENAUD, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement, Dominique LAURIER, adjoint au directeur de la santé, Mme Emmanuelle MUR, responsable des relations institutionnelles
Présidence de M. Didier Le Gac, président de la commission d’enquête
puis de Mme Dominique Voynet, vice-présidente de la commission d’enquête
M. le président Didier Le Gac. Je remercie la délégation de l’ASNR pour sa présence. Je rappelle que cette nouvelle autorité est née de la fusion entre l’ancien Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’ancienne Autorité de sûreté nucléaire (ASN), à la suite de la loi votée en mai 2024. L’ASNR est une autorité administrative indépendante chargée du contrôle de la sûreté nucléaire, de la radioprotection et des activités nucléaires. Elle assure également une mission générale d'expertise, de recherche et de formation dans ces domaines.
Je précise que la précédente commission d'enquête, interrompue par la dissolution, avait déjà auditionné l'IRSN le 23 mai dernier. Nous accueillons aujourd’hui plusieurs représentants de l'ASNR que je vais rapidement vous présenter. Mme Géraldine Pina, maître de conférences des universités, médecin nucléaire à la faculté de médecine de Lyon-Est et ingénieur en génie électrique. Vous avez travaillé sur les rayons ionisants et avez été médecin expert auprès du secrétariat pour l'indemnisation des victimes des essais nucléaires entre 2015 et 2018. Vous êtes actuellement commissaire à l’ASNR. M. Jean-Christophe Gariel : vous êtes directeur général adjoint de l’ASNR en charge du pôle santé environnement depuis juillet 2017, après avoir été directeur de l'environnement à l'IRSN pendant plus de cinq ans. M. Philippe Renaud : vous êtes spécialiste de la radioactivité dans l'environnement à l'ASNR, et avez notamment étudié les niveaux de contamination de divers aliments après l'accident de Fukushima. Vous êtes actuellement chargé de mission auprès du directeur de l'environnement au sein de l'ASNR. M. Dominique Laurier, vous êtes docteur en sciences, ancien responsable du laboratoire d'épidémiologie de l'IRSN de 1995 à 2017, et adjoint au directeur de la santé au sein de l'IRSN depuis 2022. Enfin, Mme Emmanuelle Mur, vous êtes là en qualité de responsable des affaires institutionnelles de l'IRSN depuis octobre 2019.
Je vais vous poser trois questions liminaires pour cadrer cette audition avant que les échanges ne se fassent avec les députés ici présents. Lors de votre précédente audition, Monsieur Laurier, vous avez déclaré qu'il n'existait pas de seuil en deçà duquel le risque de contamination serait nul. De même, Madame Laurence Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), a qualifié le seuil de 1 millisievert d'arbitraire et non scientifique. Face à ces incertitudes, pensez-vous qu'il serait raisonnable d'établir une présomption irréfragable de contamination dès lors que les critères de temporalité et de lieu de résidence posés par la loi Morin sont remplis ? La loi devrait-elle être révisée sur ce point précis ?
Vous aviez indiqué que l'IRSN n'avait pas été sollicité pour étudier systématiquement les essais réalisés avant 1975. Qui est habilité à demander de telles études ? Quels sont les principaux enseignements tirés de vos études sur les tirs effectués de 1975 à 1996, notamment concernant l'impact sur les populations polynésiennes ?
Enfin, quelle est votre appréciation scientifique de l'ouvrage « Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » de Sébastien Philippe et Tomas Statius, qui a suscité des controverses comme vous le savez ?
Préalablement à vos interventions, je vous remercie de nous déclarer chacun à tour de rôle tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer, le cas échéant, vos déclarations. Je vous rappelle également que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Géraldine Pina, M. Jean-Christophe Gariel, M. Philippe Renaud, M. Dominique Laurier et Mme Emmanuelle Mur prêtent serment.)
Je vous informe également que Mme Dominique Voynet assurera la présidence de cette audition après mon départ à 18 heures.
Mme Géraldine Pina, commissaire de l’ASNR. Je vais commencer par rappeler les missions de l’ASNR, les actions réalisées avec la Polynésie française, nos missions de recherche d’expertise en radioprotection et de surveillance du territoire puis conclure par les actions spécifiques d’expertise réalisées par l'IRSN et l’ASNR.
L’ASNR, autorité administrative indépendante créée le 1er janvier 2025 par la fusion de l’ASN et de l'IRSN, compte plus de 2 000 collaborateurs œuvrant pour la protection des personnes et de l'environnement. Nos missions principales sont le contrôle des activités nucléaires civiles au nom de l'État, la contribution à l'élaboration d'une réglementation claire, accessible et proportionnée en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, l'apport d'une expertise scientifique et technique, la conduite d'activités de recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, la formation des personnels, l'information du public, le dialogue avec les parties prenantes et le développement d'une culture de radioprotection et de sûreté nucléaire au sein de la population et enfin l'évaluation et le conseil en cas de situation d'urgence radiologique.
Dans le cadre d'une convention de coopération avec la Polynésie française, l’ASNR apporte son soutien pour l'élaboration de la réglementation polynésienne en matière de radioprotection, fournit un appui technique dans le domaine sanitaire, participe à la formation des agents, aide à la conduite d'inspections sur le terrain et assiste dans l'instruction des demandes d'autorisation et d'enregistrement. Sur demande de la Polynésie française, nous pouvons également intervenir en cas d'accident radiologique ou de situation d'urgence.
Concernant la radioprotection, l’ASNR a repris l'ensemble des missions de l'IRSN en matière d'expertise, de recherche et de veille radiologique. Nous évaluons les risques, élaborons des programmes de recherche visant à faire progresser la connaissance et la compréhension des effets des rayons ionisants sur l’homme comme sur l’environnement et assurons une veille permanente en radioprotection, notamment par la surveillance radiologique du territoire national et de la Polynésie française. Nous gérons également les données dosimétriques des travailleurs exposés et des patients et menons une veille scientifique, particulièrement sur les effets des faibles doses.
L’ASNR participe activement aux travaux européens et internationaux en matière de radioprotection. Nous coordonnons notamment le partenariat européen Pianoforte, qui regroupe plus de vingt pays et six plateformes européennes de recherche (Euradose…). Nous sommes impliqués dans plusieurs organisations internationales importantes, notamment la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), le Comité scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) et nous présidons HERCA (Heads of the européean radiological protection competent authorities), l’association des responsables des autorités compétentes en radioprotection en Europe, pour favoriser une harmonisation de la réglementation et des pratiques.
Concernant les essais nucléaires français en Polynésie, 41 essais atmosphériques ont été réalisés entre 1966 et 1974, suivis de 137 essais souterrains à Mururoa et Fangataufa de 1975 à 1996. Les essais atmosphériques ont entraîné une contamination de l'environnement par des radionucléides artificiels, exposant les habitants à la fois par voie externe (principalement par la respiration de particules contaminées flottant dans l’air) et interne (par l’ingestion de denrées qui avaient elles-mêmes été contaminées). Depuis 2002, la surveillance radiologique de la Polynésie française est assurée par l'IRSN puis par l’ASNR, grâce à son laboratoire d’étude et de surveillance de l’environnement, excluant néanmoins les sites de Mururoa et Fangataufa. Cette surveillance implique l'analyse d'échantillons de divers milieux et denrées alimentaires afin d’estimer la dosimétrie existante. Les résultats de la campagne 2021-2022 montrent des niveaux de radioactivité artificielle résiduelle très bas, avec une exposition des populations quasi exclusivement naturelle, estimée à 1,4 millisievert (mSv) par an, soit deux fois moins que dans l'Hexagone où le niveau se situe à 3 mSv par an (chiffres de 2021 et 2022, la France étant soumise à une exposition naturelle à plus de 99 %, qui ne prend pas en compte l’exposition médicale). Les rapports synthétisant ces résultats sont publiés tous les deux ans et transmis à l'UNSCEAR et à la Commission d'information auprès des anciens sites d'expérimentation nucléaire du Pacifique.
L’ASNR participe également aux travaux d'autres instances de l'État traitant des conséquences des essais nucléaires. Elle est notamment représentée à la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) et présidait le conseil scientifique de l'Observatoire de la santé des vétérans jusqu'à sa dissolution en octobre 2024. L'IRSN a également répondu à diverses sollicitations d'expertise, notamment de la part de la Direction générale de la santé (DGS), portant notamment sur les effets de la radioactivité sur les personnes et l'environnement, concernant par exemple les connaissances scientifiques en matière de maladies radio-induites. Elle a également répondu aux sollicitations du Civen pour fournir des estimations de doses efficaces pour les populations de Polynésie pour la période 1975-1981.
En 2021, l'IRSN a contribué à un rapport d'expertise collectif de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires sur la population polynésienne. Parmi les recommandations émises, deux concernaient particulièrement notre domaine. La première demandait d'affiner les estimations de doses reçues par la population et par les personnels civils et militaires. La seconde préconisait de réaliser une veille scientifique, notamment sur les effets des faibles doses pour les pathologies cancéreuses qui ne figurent pas actuellement sur la liste des maladies radio-induites, pour les pathologies non cancéreuses et pour les effets sur la descendance.
En réponse à cette première recommandation, la DGS a sollicité l'IRSN pour mener une étude préliminaire sur l'évaluation des doses reçues par la population à la suite de l'essai Centaure. Cette analyse, basée sur les mesures disponibles, a été présentée au Civen en 2022 et évoquée lors de la précédente audition en mai 2024. Le rapport final, achevé en 2025, vous a été transmis.
Concernant la seconde recommandation sur le maintien d’une veille scientifique, l’ASNR poursuit son activité, en se concentrant particulièrement sur les effets des faibles doses pour les cancers, les effets non cancéreux tels que les maladies cardiovasculaires, et pour les effets sur la descendance. Elle continue également à contribuer à la veille épidémiologique aux niveaux européen et international et mène des recherches sur les sujets des faibles doses. Des synthèses de connaissances sont actuellement en cours de finalisation dans le cadre de l'UNSCEAR et de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) et seront prochainement communiquées.
M. Dominique Laurier, adjoint au directeur de la santé au sein de l’ASNR. Pour bien comprendre la question du 1 mSv, il est nécessaire de revenir aux connaissances actuelles concernant les risques de cancer associés au rayonnement ionisant. Les études épidémiologiques et biologiques d’aujourd’hui démontrent une augmentation du risque de cancer à des niveaux de doses considérés comme faibles en recherche, c'est-à-dire de quelques dizaines à quelques centaines de millisieverts. Cette augmentation se traduit par une fréquence plus élevée de cancers dans les groupes de population ayant reçu des doses de plus en plus impprtantes.
Bien que nous ne soyons pas aujourd’hui en mesure d'affirmer qu'un cancer spécifique est dû au rayonnement ionisant plutôt qu'à d'autres facteurs, une augmentation de la fréquence est tout de même observée au sein de ces populations. Nous ne sommes pas davantage capables de déterminer un seuil, ni en biologie ni en épidémiologie, en-dessous duquel le risque d'augmentation de la fréquence de cancer serait nul. Le système de radioprotection actuel est donc basé sur l'hypothèse d'une relation linéaire sans seuil, extrapolant le risque observé à des doses plus élevées jusqu'aux faibles doses. Cette approche est considérée comme prudente et raisonnable par l’IRSN, cette hypothèse de relation linéaire nous semblant être l’approche la plus raisonnable des choses.
La valeur de 1 mSv a été introduite dans le système de radioprotection en 1991 comme étant la limite de dose pour la population générale. Elle a été choisie non pas comme étant un seuil de risque mais en référence à l'exposition naturelle moyenne (hors radon) d'environ 1 mSv par an dans la population mondiale du fait par exemple des expositions cosmiques et telluriques. À l’époque et encore aujourd’hui, on ne sait pas quel est le risque lié à cette exposition naturelle mais on suppose qu’il est faible. Le seuil de 1mSv a été fixé comme ça : il ne correspond pas à une absence de risque mais à un niveau de risque qui ne soit pas plus que le doublement du risque afférent à la radioactivité existant dans le milieu naturel. Il est donc crucial de comprendre que ce seuil ne représente ni un seuil de risque, ni une valeur en-dessous de laquelle il n'y aurait aucun risque et au-dessus de laquelle tous les cancers seraient radio-induits ; c’est une valeur de gestion introduite par la CIPR (commission internationale de protection radiologique).
Concernant le risque associé à une dose de 1 mSv, il est considéré comme très faible même si on est au-dessus. Les calculs basés sur l'hypothèse d'extrapolation linéaire suggèrent que parmi cent cancers survenant dans une population, nettement moins d'un cancer pourrait être attribué à une exposition de 1 mSv. Pour 1 mSv, on est incapable d’observer le risque existant. En d'autres termes, dans une population exposée à 1 mSv, la grande majorité des cancers serait attribuable à d'autres causes et surviendrait indépendamment de cette exposition. Parmi 100 cancers, nettement moins de 1 serait attribuable à une exposition à des rayonnements ionisants de 1 mSv. Avec une exposition à 1 mSv, la quasi-totalité des cancers serait là de toute façon ; en revanche, on ne peut identifier quelles sont les personnes pour lesquelles il y a une augmentation du risque et dont le cancer pourrait être attribué à une exposition à des rayons ionisants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de la commission d'enquête relative à la politique française d'expérimentation nucléaire, a l'ensemble des conséquences de l'installation et des opérations du Centre d'expérimentation du Pacifique en Polynésie française, a la reconnaissance, a la prise en charge et a l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu'à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation. Ce seuil de 1 mSv est inscrit dans la loi et détermine la décision du Civen d'accorder ou non le statut de victime à un malade. Est-ce bien exact ?
Mme Géraldine Pina. C'est effectivement la valeur de référence qu'applique le Civen.
M. Dominique Laurier. Plutôt que de « seuil », je pense qu’il est préférable de parler de « valeur de référence » utilisée par le Civen ; la valeur de gestion du risque est fixée à 1 mSv. En termes de fréquence, le risque associé est très faible. Il n'y a pas de différence majeure entre une exposition juste en dessous ou juste au-dessus de cette valeur.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J'ai examiné votre rapport récemment remis, qui fait suite aux travaux préliminaires réalisés par l'IRSN en 2021, concernant l'impact radiologique de l'essai Centaure de 1974, l'un des derniers essais atmosphériques. Compte tenu des valeurs moyennes de doses efficaces calculées et des incertitudes importantes associées à ces estimations, est-il oui ou non scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle reçue par une personne à la suite de l'essai ne peut pas être supérieure à 1 mSv ?
M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de l’environnement. La réponse est clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n'ont pu aboutir qu'à des ordres de grandeur, autour du 1 mSv. Les doses estimées sont de l'ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu'il est impossible de discriminer ou d'individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiation. Cette limitation s'applique non seulement à notre étude mais également aux études antérieures.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il n’est donc pas possible de démontrer si une personne a reçu une dose inférieure ou supérieure à cette valeur ? Pourtant, le Civen rejette certains dossiers liés à l'essai Centaure en s'appuyant sur l'argument selon lequel le requérant ou la requérante n'a pas pu recevoir une dose supérieure à 1 mSv. Cette approche vous semble-t-elle scientifiquement justifiable ? Et pour nous, députés non-scientifiques, comment procèdent-ils d’après vous ?
M. Philippe Renaud. Le Civen se base en réalité sur les estimations fournies par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans des rapports produits il y a environ vingt ans. Dans ces rapports, le CEA présente des résultats de calculs bruts, similaires à ceux produits lors de l’étude d'impact d'une installation nucléaire. Le problème que vous posez réside dans la représentativité de ces estimations par rapport aux doses réellement reçues par les individus. C’est là qu’il y a eu un problème. Bien que le calcul en lui-même ne soit pas en cause, le CEA n'avait pas, à l’époque, précisé les incertitudes associées à ces calculs. Par conséquent, ces résultats ont été utilisés pour discriminer les personnes sans prendre en compte les marges d'erreur. Le problème provient donc de l'absence de considération des incertitudes liées à ces résultats de mesure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Votre rapport évoque effectivement ces incertitudes. Aujourd'hui, nous traitons donc de cas individuels, chaque dossier concernant une personne humaine, à partir de l’application de données brutes. Votre rapport indique que les mesures radiologiques et les données initiales ne suffisent pas à elles seules pour estimer les doses reçues par la population et doivent être précisées et complétées par des estimations supplémentaires, notamment de l'incertitude, obtenues par calcul. Vous intégrez ensuite ces données, mesurées et transmises uniquement par le CEA, sans vérification indépendante, dans un système de modélisation dynamique appelé Symbiose. Vous affirmez également que vos résultats restent dans les mêmes zones de résultats que ceux du CEA et de l’ouvrage « Toxique ». Est-ce parce que nous traitons de très faibles doses ?
M. Philippe Renaud. Le lien ne concerne pas les très faibles doses mais plutôt l'insuffisance des mesures disponibles à l'époque pour calculer à elles seules les doses avec précision. De fait, pour combler ces nombreuses lacunes, le CEA a développé une méthodologie comportant des incertitudes. Lorsque nous, nous avons été sollicités pour évaluer les retombées de l'essai Centaure, nous avons opté pour une autre méthodologie qui réduit probablement légèrement le nombre d'incertitudes, mais nos résultats restent de l'ordre du millisievert. Vous noterez que nous avons également fourni des résultats bruts, accompagnés toutefois de commentaires sur leurs limites d'utilisation. Nous avons souligné le fait que nos ordres de grandeur sont similaires à ceux du CEA et des études de Sébastien Philippe, tournant autour d'1 mSv, mais que nous ne pouvons pas réduire davantage ces incertitudes. Les données qui n’ont pas été acquises à l'époque ne pouvant plus l'être maintenant, nous ne pouvons donc que retenir des ordres de grandeur, qui ne permettent pas de différencier les personnes ayant reçu un peu plus ou un peu moins d'1 mSv.
Mme Géraldine Pina. Je souhaite revenir sur ce point. Les résultats que nous vous présentons sont uniquement ceux de l’expertise effectuée par l’ASNR. Nous vous communiquons tout ce qui concerne l’estimation réalisable en fonction des données disponibles et de toutes les hypothèses prises, qui diffèrent selon les études de M. Philippe et celles de l’IRSN, ainsi que les incertitudes qui les accompagnent. L’estimation la plus juste est celle présentée dans notre rapport, mais elle est assortie d’incertitudes allant dans les deux sens, la dose effectivement reçue par une personne pouvant avoir été moindre ou supérieure. Nous ne pouvons pas aller au-delà de cette affirmation.
Par ailleurs, comme vous l’avez mentionné, des personnes s’interrogent sur leurs maladies et le risque qu’elles soient liées aux rayonnements ionisants. Ni l’expertise ni les études épidémiologiques ne peuvent répondre à cette question car, à des niveaux de doses aussi faibles, l’augmentation du risque de cancer n’est pas mise en évidence, même pour des valeurs allant jusqu’à plusieurs dizaines de millisieverts. Ce sont les données que nous pouvons vous apporter en tant qu’experts : le résultat des études épidémiologiques et la zone où nous pouvons difficilement répondre, car elle se situe en-dessous de ce qui peut être mis en évidence en termes d’augmentation de cancer. Quant aux doses, nous vous donnons la meilleure estimation possible et les incertitudes associées.
M. Philippe Renaud. J'aimerais ajouter qu’en tenant compte des incertitudes auxquelles nous faisons allusion, les trois études que nous citons donnent finalement des résultats convergents, concordants. L’étude effectuée par l’ASNR valide les ordres de grandeur établis par le CEA et par Sébastien Philippe, qui constituent précisément la valeur de référence utilisée. Il ne sera vraisemblablement pas possible d'aller plus loin.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Résultats concordants alors même qu’on utilise deux méthodes de calcul différentes ?
M. Philippe Renaud. Oui mais vous pouvez également l’appréhender de façon positive ; les études de l’ASNR valident en quelque sorte les analyses précédemment effectuées tant par le CEA que par Sébastien Philippe. On dit seulement que l’ordre de grandeur a été de 1 mSv, pas de 20 ou 30 mSv ; et il se trouve que ce 1 mSv est également la valeur de référence utilisée. Le problème est là.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les décisions du Civen, basées sur le fait qu’une personne n’a pas ou n’aurait pas reçu une dose d’1 mSv sont-elles alors entendables ?
Mme Géraldine Pina. Nous vous fournissons les meilleures estimations possibles, entachées d’incertitudes. L’estimation dosimétrique individuelle effectuée par le Civen, qui se base sur les analyses du CEA, tout comme les décisions qui en découlent, relèvent de sa propre responsabilité. Nous pouvons seulement vous indiquer que les résultats de l’analyse conduite par l’ASNR concordent, en termes d’ordre de grandeur, avec ceux du CEA.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je comprends donc que les valeurs concordent sans que l’incertitude ne soit prise en compte.
Mme Géraldine Pina. L’étude du CEA comme celle de l’ASNR comportent des incertitudes, qui sont en effet extrêmement difficiles à calculer.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je vous remercie pour cet exposé précis qui nous permet de bien comprendre le déroulement des événements. Vous avez souligné que les estimations sont produites par calcul effectué par le CEA, sans nécessairement être validées par des mesures et des observations directes. Bien que vos explications sur les ordres de grandeur me conviennent pour l'instant, je n'ai cependant pas saisi pourquoi vous avez insisté sur la période entre 1975 et 1996, en précisant que vous n'étiez pas présents avant 1975. J'aimerais donc savoir qui vous a mandatés, ce qui relève du civil et du militaire dans cette affaire et à qui incombait la surveillance de tel ou tel équipement, de tel ou tel atoll. Les scientifiques du Criobe nous ont expliqué hier que la surveillance de l'accumulation de radionucléides dans les espèces animales en haut de la chaîne alimentaire était assurée « par les armées et l'IRSN » nous ont-ils dit. Je souhaite donc savoir qui a analysé quoi, pendant combien de temps, à la demande de qui, où sont les résultats et quelles leçons en ont été tirées. Il serait intéressant de connaître les données dont nous disposons concernant les cailloux, les algues, les organismes unicellulaires, le plancton, les poissons, etc.
Je me demande également si vous avez cherché à reconstituer a posteriori la contamination radioactive du massif corallien en procédant à des carottages. Le pays, à l’occasion d’une commission d’enquête, aurait effectué des analyses dans des coraux. L'IRSN a-t-elle eu cette curiosité ? L'avez-vous fait vous-même et que pouvez-vous nous en dire ?
M. Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint de l'ASNR. Concernant votre question relative à notre saisine, nous avons été sollicités à deux reprises au sujet de la Polynésie. La première fois, c’est le Civen qui nous a mandatés pour la période 1975-1981, afin de réaliser une estimation dosimétrique après la fin des tirs atmosphériques. La seconde fois, c'est la DGS qui nous a saisis en 2021, à la suite de la publication du rapport de l'Inserm, en tenant compte de l’une de ses recommandations relatives à la nécessité d’affiner les estimations dosimétriques. La DGS nous a alors sollicités pour réaliser une étude de faisabilité, qui correspond au rapport que vous avez sous les yeux.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous avez dit tout à l’heure qu’avant 1975, vous n’aviez jamais été « systématiquement saisis » mais en vérité, ce que je comprends, c’est que vous ne l’avez jamais été !
M. Jean-Christophe Gariel. Nous avons été saisis une seule fois avant 1975 pour une étude de faisabilité, que nous avons choisi de focaliser sur l’essai Centaure. Nous savions en effet que cet essai comprenait un maximum de données disponibles et que nous avions donc plus de chances d’aboutir à un résultat.
M. Philippe Renaud. Pendant les années des essais nucléaires français, la surveillance en Polynésie était assurée par le CEA puis, à partir de 1982, par le CEA avec l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN). Dans les années qui ont suivi, l’IRSN, puis l’ASNR maintenant, a pris le relais. Nous avons donc calculé les doses pour la période 1975-1981 en exploitant les données du CEA. Il est important de noter que les estimations effectuées pour cette période sont accompagnées d’incertitudes beaucoup plus faibles que pour les retombées de l’essai Centaure, les calculs étant moins complexes après les essais atmosphériques d’une part. D’autre part, dans la mesure où les données étaient suffisamment nombreuses pour que le recours à la modélisation reste minimal, l’exercice était beaucoup plus simple sur la période 1975-1981 qu'il ne l’est pour reconstituer les doses dues aux essais de 1966 à 1974.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je tiens à préciser, pour que tous les députés comprennent bien, que cela concerne la période après les essais atmosphériques.
M. Philippe Renaud. Effectivement. Je précise que les doses que nous avons calculées pour les essais souterrains sont de l’ordre de plusieurs microsieverts à plusieurs dizaines de microsieverts, c’est-à-dire qu’elles sont nettement inférieures aux valeurs dont nous parlons dans le cadre de l'essai Centaure. Cela s’explique par le fait que les essais souterrains n'ont pas généré dans l'atmosphère de retombées comparables à celles des essais atmosphériques. Par conséquent, les doses ont été beaucoup plus faibles.
M. le président Didier Le Gac. Il y pourtant eu des fuites !
M. Philippe Renaud. En effet, mais sans commune mesure avec les retombées des essais atmosphériques.
Mme Dominique Voynet (EcoS). J'en déduis qu'aucune analyse n'a été effectuée sur des poissons, des algues ou du plancton, car vous évoquez essentiellement l’air et l’eau devant nous.
M. Philippe Renaud. L’ASNR et ses prédécesseurs (IPSN, IRSN) ont réalisé une surveillance complète de tous les milieux, à l’exception des coraux, mais incluant l’air, les sols et les denrées de toute nature, qu'elles soient marines ou terrestres. Avant 1982, c'est le CEA qui effectuait cette surveillance.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je souhaite revenir sur la question des millisieverts et des dossiers des personnes se déclarant victimes des essais nucléaires. Monsieur Laurier, vos propos étaient particulièrement éclairants, chaque mot ayant son importance, notamment lorsque vous qualifiez le millisievert de « valeur de gestion ». Cette expression suggère que cette valeur ne permet pas de déterminer si une personne est malade ou pas, de déterminer si sa maladie est due ou non aux radiations, mais qu’elle est plutôt un outil de gestion administrative, éventuellement permettant de gérer, de filtrer, de gagner du temps... Cela m'interpelle, car c’est pourtant sur cette base que le Civen statue sur les dossiers.
Nous constatons par ailleurs que la commission de suivi des victimes des essais nucléaires ne se réunit pas et nous cherchons à en comprendre les raisons. Cette commission est censée être le cadre dans lequel la liste des maladies radio-induites peut être modifiée et au sein de laquelle le seuil du millisievert peut être potentiellement réévalué. La précision de vos analyses, ainsi que les incertitudes que vous reconnaissez, pourrait-elle avoir un impact sur l'absence de réunions de cette commission, dont vous êtes membre ? Avez-vous cherché à comprendre pourquoi elle ne se réunit pas ? Est-ce lié aux informations que vous avez transmises ?
Cette situation est préoccupante car, derrière les questions posées par notre commission d’enquête, des personnes cherchent à faire valoir leurs droits. En tant que parlementaires, nous sommes chargés de défendre ces droits s'ils sont légitimes et devons donc analyser la situation de manière approfondie pour parvenir à des conclusions justes.
Mme Géraldine Pina. Vous déplorez le fait que la commission consultative ne se réunisse pas, mais je tiens à préciser que ni l’ASNR, ni l'IRSN avant elle, ne décident de la tenue de ces réunions. Notre rôle est d'apporter une expertise ponctuelle lorsqu'elle est sollicitée, ce que nous avons toujours fait et continuerons à faire. Parfois, notre réponse consiste à reconnaître les limites de notre savoir. Bien que je comprenne la frustration des personnes dont les dossiers sont en attente et qui souhaiteraient obtenir davantage d'informations sur la situation en Polynésie et sur l'indemnisation des victimes présumées, ces aspects ne relèvent pas de notre compétence. Nous entendons l'importance de répondre aux interrogations des personnes et de prendre en considération leurs besoins, mais, je le répète, l’ASNR ne décide pas de la convocation de ce comité de suivi.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). J’aimerais maintenant aborder le sujet de la veille sur la descendance. Nous avons récemment rencontré, à l'Assemblée nationale, des hibakusha, les survivants japonais des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Ils étaient accompagnés de leurs descendants, également considérés comme hibakusha au Japon, où l’on estime qu'ils sont également victimes des essais nucléaires ayant impacté leur santé. Où en est la veille sur la descendance ? Comment alimentez-vous le Civen ou d'autres instances avec les éléments que vous avez recueillis sur ce sujet ?
Mme Dominique Voynet, vice-présidente de la commission d’enquête, assure la présidence.
M. Dominique Laurier. Permettez-moi tout d’abord de revenir sur votre question concernant le seuil de 1 mSv qui, comme je l’ai expliqué précédemment, ne représente pas une valeur scientifique. À ces niveaux de doses très faibles, nous n’avons aucune capacité pour affirmer qu'il n'existe aucun effet en dessous et qu'il en existe au-dessus. Nous pouvons seulement dire, en nous basant sur l'hypothèse d'une extrapolation linéaire sans seuil, que plus les doses sont faibles, plus le risque est faible.
L'estimation que j'ai présentée plus tôt doit juste être considérée comme un ordre de grandeur. Pour 1 mSv, dans une population de 100 décès, plus de 99 % se produiraient de toute façon. C’est parce que nous ne pouvons pas affirmer que le risque est nul qu’un système de compensation existe mais il correspond à un risque très faible. Il est important de comprendre que la probabilité d’un cancer radio-induit est très faible pour la majorité des personnes qui entrent dans le système de compensation.
Le seuil de 1 mSv a été proposé par la CIPR il y a plus de trente ans comme valeur limite d’exposition pour le public. C'est une valeur de gestion en radioprotection, visant à limiter l’impact de la radioactivité ajoutée par le fonctionnement des installations nucléaires à un niveau qui restera limité, et qui ne dépassera pas le double de l’exposition naturelle. Elle ne doit donc pas être considérée comme une valeur seuil qui prouverait indubitablement une radio-induction des cancers dès lors qu’elle serait dépassée. Nous savons qu’il existe des associations entre cancers et exposition, notamment pour les cancers de la thyroïde mais, en raison des faibles doses impliquées, le nombre de cas attribuables reste très limité. Notre hypothèse est que le risque existe même à très faibles doses, mais qu’il reste très faible en termes de fréquences ajoutées.
Concernant votre seconde question sur les effets héréditaires ou effets transgénérationnels, c'est effectivement un sujet qui suscite des interrogations depuis longtemps, notamment au Japon à la suite des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, mais également dans d'autres situations telles que Fukushima. Ce sont des questions régulièrement abordées au sein de la CIPR ou de l’UNSCEAR mais il est très difficile d’avoir des connaissances précises sur ce sujet.
Chez les animaux, des études ont montré qu'une irradiation chez des mouches pouvait entraîner une augmentation de la fréquence de certaines mutations chez les descendants. Ces effets transgénérationnels ont également été observés chez des animaux non directement exposés mais dont les parents ont en revanche été exposés avant la conception. La question, depuis longtemps posée, est de savoir si de tels effets sont observables chez l'homme. Les premières études sur les survivants d’Hiroshima et Nagasaki ont ainsi été publiées dans les années 1950 et 1960.
Dans le cadre de la CIPR, j’ai récemment supervisé un groupe de travail sur les effets sur la descendance. Bien que le travail soit encore en cours, nous avons publié plusieurs synthèses des connaissances actuelles, notamment deux articles faisant le point sur toute la littérature relative aux résultats disponibles concernant les populations humaines. Après avoir examiné plus d'une centaine d'articles pertinents, notre conclusion est qu'à ce jour, les résultats épidémiologiques ne démontrent pas d'augmentation du risque chez les descendants de personnes exposées. Il faut cependant noter que la plupart des études disponibles présentent d’importantes limites méthodologiques ; les études de meilleure qualité concluent néanmoins à l’absence d’effets observables chez l’homme.
Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer cette différence entre les observations chez l’animal et chez l’homme, que nous n’aurons pas le temps d’évoquer ici. Notre conclusion, publiée dans deux articles de synthèse fin 2024, est qu’il n’existe pas d’éléments probants qui démontreraient un effet transgénérationnel chez l’homme. Si nous restons prudents au regard des études limitées, nous pouvons toutefois affirmer que, s’il existait un effet très fort, les études auraient été capables de le détecter.
Je suis tout à fait disposé à présenter ces résultats à la commission consultative sur le suivi si vous le souhaitez.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je souhaite revenir sur la question précédente concernant la valeur de 1 mSv, qui est finalement une valeur annuelle pour la radioprotection. Vous avez, Monsieur Laurier, indiqué que, sur une population exposée, un très faible nombre de maladies serait dû au rayonnement ionisant. Cette affirmation s’applique-t-elle à tout type de population et d’exposition ? Lors d’une campagne de tirs nucléaires, même sur un seul tir, l’exposition est en effet très forte sur quelques jours et non répartie sur une année. Il pourrait donc être pertinent d’intégrer les différences entre, par exemple, une population du Haut-Karabakh habituée à une radioactivité naturelle élevée et une population de Polynésie où la radioactivité tellurique est plutôt basse. Cela pourrait expliquer pourquoi certains plongeurs d’une autre origine n'ont développé aucune maladie malgré une exposition au point zéro, alors que d’autres personnes ont développé jusqu’à quatre ou cinq cancers différents. Avez-vous pris en compte ces différences entre les types de population dans vos considérations ?
M. Philippe Renaud. La question est tout à fait pertinente. Les estimations que j'ai présentées sont basées sur des calculs utilisant la dose et le taux de base, lequel qui dépend de la population. Nous avons ici recouru au taux de base français pour calculer la probabilité de survenue de cancers mais nous n'avons pas réalisé d'estimations spécifiques d’un taux de base pour la Polynésie. Il existe par ailleurs des calculs, régulièrement effectués au niveau international, qui montrent que les taux de base peuvent fortement varier selon les régions du monde. Ainsi, pour une même dose, les estimations et la contribution au risque attribuable peuvent différer.
Lorsque vous l’avez auditionné, il m’a semblé comprendre que M. de Vathaire travaillait sur un article présentant un calcul de risque attribuable adapté à la situation polynésienne, qui devrait permettre de répondre plus précisément à vos questions. Les chiffres que j'ai présentés, qui sont à considérer comme des ordres de grandeur, visaient surtout à illustrer le fait que, dans une population exposée à 1 mSv, tous les cancers ne sont pas radio-induits. Seule une faible proportion de ces cancers peut être attribuée à la radioactivité, en supposant que le risque persiste à des doses très faibles.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma première question concerne les critères retenus par le Civen, notamment les aspects de lieu et de temps. Concernant le lieu, l’observation d’une carte superposant l'Europe et les archipels polynésiens permet de constater que la distance entre Moruroa et Tahiti est comparable à celle qui sépare Tchernobyl de Paris. Or, après l'accident de Tchernobyl, il était déconseillé de cueillir des champignons dans les Vosges. Bien que la comparaison entre un accident nucléaire et une explosion nucléaire ne soit pas directe, la question se pose : les critères de lieu retenus par le Civen vous semblent-ils pertinents, ou devrions-nous considérer que tous les atolls de l'archipel sont concernés ?
Par ailleurs, sachant que certains radionucléides produits par les explosions nucléaires ont des périodes de demi-vie se comptant en milliers ou centaines de milliers d'années, le critère temporel retenu par le Civen vous paraît-il raisonnable ?
M. Philippe Renaud. Je ne peux pas répondre directement à l’ensemble de votre question mais je peux apporter quelques précisions. Parmi les essais nucléaires français, seuls cinq ont engendré des doses de l’ordre du millisievert. Cinq autres essais ont également provoqué des retombées, mais avec des doses environ dix fois plus faibles. Ces cinq essais principaux ont été identifiés par le CEA et leurs résultats ont été corroborés par une étude de M. Vladimir Drozdovitch. Ces cinq essais ont entraîné des conséquences plus importantes en raison de conditions météorologiques défavorables. Au lieu de se diriger vers l’Amérique du Sud comme prévu, les masses d’air se sont parfois déplacées trop au nord, affectant Tureia et l’est des Îles Tuamotu, ou trop au sud, touchant les Îles Gambier. Cela concerne quatre des cinq essais. Le cinquième, l’essai Centaure, s’est dirigé vers l’ouest, touchant une grande partie de la Polynésie française, particulièrement les Îles de la Société, dont Tahiti.
En résumé, nous pouvons établir un critère géographique sur la base des quatre essais qui ont affecté Tureia et l'est des Tuamotu, des deux qui ont touché les Gambier et de l'essai Centaure qui a impacté les Îles de la Société et une grande partie de la Polynésie. En comparaison, les retombées des autres essais ne sont pas considérées comme significatives.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Vous avez répondu sur le critère de lieu, mais qu'en est-il du critère de temps ?
M. Philippe Renaud. Les doses dont nous parlons ont été engagées dans les trois mois qui ont suivi chacune des retombées. L’essentiel de ces doses provient de radionucléides (substances radioactives) à très courte durée de vie, notamment les iodes et particulièrement l'iode 131, qui a une période de huit jours. L'essentiel de la dose a donc été engagé dans les trois mois qui ont suivi chacun de ces essais.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma deuxième question, bien que vous n'ayez peut-être pas tous les éléments compte tenu des périodes sur lesquelles vous avez été invités à expertiser, est la suivante : en tant qu'experts en radioprotection, pensez-vous que toutes les précautions possibles ont été prises à l'époque des essais, pour protéger les militaires, les civils travaillant pour les militaires, et les populations ?
Mme Géraldine Pina. Je vous suggère de vous adresser aux responsables de cette époque, l’ASNR n’étant pas compétente pour émettre une opinion sur ces éléments.
Mme Mereana Reid Arbelot. Monsieur Renaud, je souhaiterais une confirmation du chiffre de 31, que je ne comprends pas, ainsi que des précisions sur les cinq « tirs problématiques » mentionnés. Vous confirmez que seuls cinq tirs, dont un ou deux auraient touché Tureia, deux les Gambier et un seul Tahiti, ont posé problème. Or, d’après mes informations, 46 essais atmosphériques ont été réalisés en Polynésie, dont cinq de sécurité, soit un total de 41. De plus, entre Moruroa et l’Amérique du Sud se trouvent les Gambier et, si les tirs étaient censés aller vers l'Amérique du Sud, ils passaient forcément au-dessus, sans compter l’impact sur les populations sud-américaines.
M. Philippe Renaud. 41 essais nucléaires ont en effet été réalisés. Parmi ceux-ci, cinq ont provoqué des retombées dont les doses consécutives ont pu être de l’ordre du millisievert. Cinq autres ont engendré des doses de l’ordre de la centaine de microsieverts. Les 31 essais restants se sont déroulés dans des conditions plus favorables et ont donné des doses encore inférieures. Cela ne signifie pas pour autant une absence de retombées des autres essais sur la Polynésie ! Même si les Gambier et Tureia étaient épargnés, le panache faisait de toute façon le tour du globe et revenait sur la Polynésie, fortement dilué certes, provoquant des retombées d'un niveau considérablement plus faible que celles liées aux cinq essais principaux dont nous parlons.
Les cinq essais les plus problématiques sont Arcturus, Encelade, Phoebe, Centaure et Aldébaran. Rigel ayant eu des retombées nettement moindres, il n'est pas inclus dans ces cinq. Je tiens à préciser que, si les autres essais ont également provoqué des retombées, elles sont sans commune mesure avec celles dont nous parlons et qui ont malheureusement causé ces doses élevées.
Mme Mereana Reid Arbelot. Ces affirmations se basent-elles sur une étude des comptes rendus de l’ensemble des tirs ?
M. Philippe Renaud. L'ASNR a étudié uniquement l’essai Centaure. Les éléments que je vous rapporte sont basés d’une part sur les estimations du CEA et, d’autre part, sur les publications de M. Drozdovitch, celui-ci ayant réalisé plusieurs publications, dont une en 2008 et une en 2020, sur les dépôts radioactifs et les doses à la thyroïde. Bien que nous ne disposions pas des données relatives à l'exhaustivité des essais nucléaires, ces publications constituent une excellente base pour évaluer les retombées de chacun. Globalement, ces données corroborent les affirmations du CEA concernant les cinq essais dont les conséquences ont été les plus dommageables.
Mme Mereana Reid Arbelot. Qui est ce M. Drozdovitch que vous mentionnez ?
M. Philippe Renaud. Il serait regrettable qu’il ne soit pas auditionné, étant l'une des personnes ayant le plus publié sur les retombées des essais français en Polynésie. Dans notre projet de réponse au questionnaire, que nous vous transmettrons ultérieurement, nous mentionnons ses publications dans la prestigieuse revue Health Physics. Comme vous avez pu le constater, le nombre d'études consacrées à cette question est relativement restreint. En plus des travaux du CEA et des nôtres sur Centaure, la contribution de M. Drozdovitch au sujet est considérable.
Mme Géraldine Pina. Nous vous transmettrons les références des publications citées.
Mme Mereana Reid Arbelot. Je tiens également à signaler l'étude de « Toxique » sur Centaure.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je crois savoir qu'avec les essais atmosphériques, la contamination du sol et des cours d'eau par les produits de fission s’élevait à 61 millions de becquerels par mètre carré. Pouvez-vous confirmer cet ordre de grandeur ? De plus, bien que les becquerels et les millisieverts soient des unités différentes, comment passe-t-on de l'un à l'autre ? En effet, 61 millions de becquerels semblent être un chiffre considérable, tandis que 1 mSv paraît négligeable. Or, vous indiquez que sur 41 essais, seuls cinq ont engendré une dose supérieure à 1 mSv. Pourriez-vous nous expliquer cette apparente contradiction de manière concise ?
M. Philippe Renaud. Il faut beaucoup de becquerels pour produire peu de millisieverts, ce qui explique cette apparente contradiction. Concernant les retombées de l'essai Centaure, le CEA a mesuré les activités dans l'air, les dépôts au sol, le rayonnement ambiant ainsi que des mesures sur quelques denrées. En l'absence de mesures suffisantes, notamment sur les denrées, nous pouvons évaluer le transfert des radionucléides dans l'environnement et la contamination des denrées à partir des dépôts radioactifs au sol. Une fois ces données obtenues, nous appliquons des paramètres de scénario pour estimer le temps d'exposition des personnes sur le sol contaminé, leur consommation de denrées locales ou provenant d'autres régions de Polynésie. La contamination des denrées, mesurée en becquerels par kilo, est ensuite multipliée par la quantité ingérée. Nous utilisons enfin un « facteur de conversion de dose » pour déterminer la dose engagée pour chaque becquerel ingéré.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Pouvez-vous préciser si l’ordre de grandeur de 61 millions de becquerels par mètre carré vous semble plausible et si la correspondance avec 1 mSv est cohérente.
M. Philippe Renaud. Cet ordre de grandeur est en effet cohérent. Pour les cinq essais mentionnés, nous avons effectivement atteint des dépôts de l’ordre de 107 becquerels par mètre carré, notamment sur Tahiti après l'essai Centaure et sur Tureia après l'essai Arcturus. Les doses consécutives sont, comme nous l'avons indiqué, de l’ordre du millisievert, et de l’ordre de quelques dizaines de millisieverts pour les doses à la thyroïde.
Mme Dominique Voynet, présidente. Je tiens à vous remercier pour ces éléments qui nous interpellent fortement sur les plans scientifique et politique. Vous pouvez compléter nos échanges par l’envoi de tout document que vous jugerez utile aux travaux de la commission d'enquête. Je vous remercie également de transmettre par écrit vos réponses aux divers questionnaires qui vous ont été envoyés pour préparer cette audition.
La séance s’achève à 18 heures 20.
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Membres présents ou excusés
Présents. – M. Xavier Albertini, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet
Excusés. – M. Alexandre Dufosset, M. Philippe Gosselin