Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, des représentants de l’Association Moruroa e Tatou 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice BAERT, médecin, spécialiste des essais nucléaires 11
Jeudi
20 février 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 16
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Jeudi 20 février 2025
La séance est ouverte à 9 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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M. le président Didier Le Gac. Messieurs, nous vous avions déjà entendus le 28 mai dernier dans le cadre de la précédente commission d’enquête, dont les travaux ont été interrompus par la dissolution de l’Assemblée nationale.
Votre association, créée le 2 juillet 2001, trente-cinq ans jour pour jour après le premier tir nucléaire atmosphérique effectué en Polynésie, poursuit deux objectifs : la vérité et la justice, te parau mau et te parau ti’a en tahitien. Vous accompagnez les familles des travailleurs victimes des essais nucléaires et vous sensibilisez les plus jeunes au fait nucléaire. Vous vous rendez ainsi régulièrement dans des établissements scolaires pour présenter aux élèves l’histoire des essais nucléaires et les sensibiliser à une disparition progressive du nucléaire. Vous l’avez encore fait en janvier dernier au collège d’Afareaitu, plusieurs photos illustrant ce moment sur votre page Facebook.
Quel est votre regard sur la considération portée à la Polynésie pendant la période des essais nucléaires ? Le président de la République a reconnu l’existence d’une dette à cet égard : qu’en pensez-vous ? Voyez-vous une avancée dans l’ouverture progressive des archives ?
Quelles évolutions doivent être apportées à la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dite Morin ?
Pourriez-vous évoquer l’initiative « aller vers », développée par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) en Polynésie ? A-t-elle engendré, là aussi, des avancées concrètes ?
Avant de vous donner la parole, je vous prie de déclarer, le cas échéant, tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Tevaearai Puarai et Tamatoa Tepuhiarii prêtent successivement serment.)
M. Tevaearai Puarai, président de l’association Moruroa e tatou. Enfant de Maohi nui, la Polynésie occupée, je préside l’association Moruroa e tatou depuis la fin du mois d’août 2023. L’association a vu le jour en 2001, à l’initiative de vétérans maohi et également de familles dont des membres avaient travaillé dans des sites d’expérimentations nucléaires français. Ces travailleurs commençaient à l’époque à développer des pathologies graves, qui n’étaient pas reconnues, ni indemnisées par l’État français. La naissance de l’association répondait au besoin urgent de faire entendre la voix des victimes des explosions nucléaires françaises à Maohi nui et d’obtenir une prise en charge médicale, juridique et psychologique. Moruroa e tatou rassemble donc d’anciens travailleurs des sites d’expérimentations, leur famille mais également des membres des jeunes générations. Ces derniers sont préoccupés par l’héritage du nucléaire : plusieurs milliers de personnes sont actuellement impliquées en la matière dans l’ensemble du territoire polynésien, dont la superficie correspond à celle de l’Europe.
Il faut rappeler comment le peuple maohi s’est structuré autour de cette question avant la création de l’association. Pendant des décennies, la Polynésie est restée silencieuse car elle avait peur d’aborder le sujet du nucléaire. Les revendications de l’association Moruroa e tatou, de l’Église protestante maohi et de figures politiques émergentes ont brisé ce tabou et ont posé la question des conséquences des explosions nucléaires françaises. Avant 2021 et le livre-enquête Toxique, le combat pour la reconnaissance des victimes a souvent été laissé aux associations comme la nôtre et à quelques élus engagés. Ce n’est qu’après des décennies de lutte que l’État a commencé à concéder certains droits aux victimes de Maohi nui.
Les missions de Moruroa e tatou se fondent sur les deux grands principes de vérité et de justice, et son action se déploie dans trois directions. Tout d’abord, elle accompagne les victimes : elle les aide à constituer leur dossier d’indemnisation et leur apporte une assistance psychologique et juridique ; elle soutient les survivants des bombes mais également les familles endeuillées qui subissent un préjudice indirect et moral. Ensuite, nous menons un travail de mémoire et de sensibilisation, notamment à travers des interventions en milieu scolaire et auprès de structures religieuses. Nous plaidons également notre cause sur la scène internationale : nous défendons depuis plus de quatre ans aux Nations Unies nos positions sur le nucléaire français et la décolonisation des pensées et nous demandons la réparation complète des conséquences des essais nucléaires. Enfin, nous agissons pour protéger notre environnement, Maohi nui, une terre qui a été impactée, bafouée et meurtrie : nous essayons de sensibiliser au mieux les nouvelles générations, lesquelles se sentent petit à petit concernées par ce combat, et nous assurons également un suivi des zones contaminées ; nous luttons enfin pour le développement de soins justes et adaptés aux pathologies radio-induites.
Pour Moruroa e tatou, le débat ne doit plus porter sur les raisons qui ont conduit la France à choisir la Polynésie comme site d’expérimentations, mais sur la prise en charge des victimes et la réparation des préjudices subis. Il est cependant crucial de rappeler que la France avait d’abord effectué, au début des années 1960, ses explosions nucléaires en Algérie, dans un contexte colonial. Les conséquences environnementales et sanitaires y ont été tout aussi désastreuses qu’à Maohi nui : les populations locales ont également été exposées aux radiations, des terres ont été contaminées et aucune réparation concrète n’a été accordée. Le transfert des explosions nucléaires en Polynésie en 1966 n’a pas marqué une rupture mais bien plutôt une continuité dans une politique qui a toujours nié les effets de la radioactivité sur les populations locales.
Notre priorité actuelle est d’exiger une indemnisation sans condition des victimes et de leurs descendants, l’amélioration du suivi médical des victimes de maladies radio-induites (vous avez dû prendre connaissance de certaines données de l’ICPF, l’Institut du cancer de Polynésie française, et de la CPS, la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française) et la reconnaissance pleine et entière des conséquences sanitaires, socioculturelles et environnementales des explosions nucléaires coloniales. En 2025, ce combat ne doit plus seulement être politique, mais doit avant tout s’apparenter à un devoir de justice et d’humanité qui rassemble et qui fédère toutes les générations à Maohi nui et partout dans le monde.
M. Tamatoa Tepuhiarii, chargé des relations internationales de l’association Moruroa e tatou. Ia ora na à tous. Ia ora na est une expression que vous avez sans doute souvent entendue dans la bouche de Mereana Reid Arbelot, la rapporteure de votre commission, et d’autres autochtones de Maohi nui – Polynésie française. Ces mots ne sont pas simplement une salutation, mais ils portent en eux un vœu profond qui consiste à souhaiter la vie. Ora signifie vie : nous vous souhaitons donc la vie en vous disant ia ora na et nous le faisons avec sincérité et plénitude.
Ces mots résonnent différemment lorsque nous parlons des armes nucléaires. Au-delà des ambitions de suprématie et de puissance, ces armes ont ôté des vies, détruit des existences humaines et ravagé des éléments non humains de notre environnement et du monde maohi, qui englobe les dimensions visibles et invisibles, humaines, non humaines et spirituelles. Malgré la douleur et les injustices, notre peuple continue de souhaiter la vie et n’a jamais cessé de dire ia ora na. Mais combien de vies ont été sacrifiées ? Combien d’ancêtres ou de peuples ont payé le prix des explosions nucléaires ?
En retraçant le combat de Moruroa e tatou hier comme aujourd’hui, nous nous souvenons des paroles d’un militant autochtone qui dénonçait déjà l’aveuglement et le déni : « L’État français a affirmé que les essais nucléaires étaient propres et inoffensifs. Il rejetait les accusations des Tahitiens concernant les maladies liées aux essais et prétendait que les tubages reposant au fond de la mer ne posaient aucun problème. M. Jurien de la Gravière assurait même que les atolls de Moruroa et Fangataufa étaient propres ». Nous connaissons désormais la vérité et l’injustice que nous avons subie. Le peuple maohi n’a pas choisi d’être malade pendant des décennies, il n’a pas demandé à être sacrifié sur l’autel du nucléaire. Le combat n’est plus individuel, il est devenu une cause collective : celle de l’impact des explosions nucléaires sur les peuples maohi et algérien. Nous devons continuer de dénoncer cette injustice historique par nos plaidoyers et notre militantisme, afin d’interpeller la population et l’État français sur les conséquences bien réelles des essais.
Le choix du site des essais nucléaires relève de l’emprise coloniale, c’est un fait établi. D’autres questions, comme celle portant sur la nécessité d’un moratoire scientifique sur les essais, ne se posent plus. Les recherches de Sébastien Philippe ont également apporté les preuves nécessaires dans le dossier du millisievert. La loi Morin est insuffisante et obsolète, car elle restreint toujours la reconnaissance et l’indemnisation des victimes. Ce sont les réalités vécues qui comptent aujourd’hui : des hommes, des femmes et des enfants meurent de cancers et d’autres maladies encore méconnues ou non reconnues. Ces personnes souffrent, suivent des traitements médicaux lourds et complexes.
Nous ne pouvons plus nous contenter d’une reconnaissance symbolique : il est temps aujourd’hui d’exiger une réparation juste, concrète et immédiate. Il est urgent de mettre un terme à la stratégie de la lenteur politique, des discussions interminables, des débats et des négociations sans fin alors que de l’autre côté du monde, des personnes continuent de souffrir de maladies radio-induites et d’autres affections. Nous méritons enfin que ia ora na, nous souhaitons la vie, prenne enfin tout son sens.
M. le président Didier Le Gac. Nous avons déjà abordé la question de la réparation au cours de nos auditions, mais toujours sous l’angle de l’indemnisation de préjudices individuels. Votre association défend-elle l’idée d’un préjudice collectif ? Comment envisagez-vous sa réparation ?
M. Tevaearai Puarai. La réparation des préjudices individuels s’inscrit dans le système d’indemnisation actuel. Le parcours administratif peut se révéler complexe, injuste et décourageant pour les victimes, qui veulent simplement accéder à un droit. L’idée de la réparation d’un préjudice collectif rejoint la demande, que l’association avait déjà fait valoir lors de l’audition du mois de mai dernier, d’une réparation indemnitaire automatique et forfaitaire. Sachant que la majorité des dossiers est rejetée, nous tâchons d’accompagner au mieux les victimes du nucléaire demandant une indemnisation. Certaines d’entre elles n’avaient toujours rien obtenu la veille de leur mort. Il faut répondre avec justesse et rapidité au besoin de ces personnes de voir reconnaître le préjudice qu’elles ont subi. L’association continuera donc de défendre l’indemnisation forfaitaire et automatique, qui répond à une exigence de justice.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ia ora na. Je vous remercie pour vos propos liminaires. Pourriez-vous revenir sur la prise en charge, notamment hospitalière, des malades par la communauté polynésienne, à travers les cotisations à la CPS ?
Quelles améliorations de la loi Morin préconisez-vous ? Privilégiez-vous une simple amélioration ou, plus largement, l’élaboration d’une nouvelle loi ?
Vous avez évoqué les victimes indirectes : pourriez-vous nous donner plus de détails sur la situation de ces victimes « par ricochet » ? Quelle est la différence entre un ayant droit à ce titre et un autre ayant droit qui serait lui-même victime ?
M. Tevaearai Puarai. Selon les données de la CPS, plus de 13 000 personnes sont concernées par les maladies radio-induites. Dans le système actuel, ce sont les cotisations du peuple qui alimentent la CPS et financent donc cette prise en charge. Il faudrait que l’État couvre enfin toutes les dépenses engagées. Tamatoa développera la seconde partie de cette question.
La loi Morin ne prend pas en compte le préjudice moral, à savoir l’ensemble des conséquences psychologiques qui affectent l’environnement familial, notamment la veuve, dont le deuil n’est pas pris en compte, et les enfants des anciens travailleurs. Par ailleurs, l’épouse doit faire vivre les membres de la famille quand son mari, ancien travailleur devenu malade, ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille. Elle remplit le rôle de deux personnes, préjudice qui devrait être reconnu. L’épouse qui dépose une demande le fait en tant qu’ayant droit d’une personne atteinte d’une maladie radio-induite.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Pourriez-vous répéter votre question sur les victimes « par ricochet » ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’aimerais que vous détailliez la différence entre un ayant droit d’une victime directe (son héritier, pour simplifier) et un ayant droit, par exemple un enfant, qui est lui-même une victime en ce qu’il a subi un préjudice né de la maladie de son parent (il s’agit donc d’une victime indirecte). Certains enfants doivent arrêter de travailler pour s’occuper de leurs parents malades : cela peut aussi être considéré comme un préjudice. Pourriez-vous nous donner des exemples de personnes ayant sollicité votre association ?
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je ne connais pas d’exemple concret mais il arrive effectivement, selon la secrétaire de la permanence de l’association, que des ayants droit viennent effectuer des démarches pour leurs parents. On parle de victimes indirectes et de victimes juridiquement reconnues, mais je n’utilise pas vraiment certains termes. Il convient de s’interroger sur ce qu’on appelle, derrière la sémantique, des « victimes » et (même si c’est une autre question) des « survivants ».
M. Tevaearai Puarai. Nous rencontrons différents publics : il ne s’agit plus seulement des anciens travailleurs ou de membres de leur famille qui viennent monter des dossiers. Toute personne atteinte de l’une des vingt-trois maladies radio-induites reconnues par décret peut s’adresser à nous. Pour évoquer un cas concret, je pense à une mère de famille venue à la permanence car son mari était mort sans avoir reçu d’indemnisation alors qu’il avait déposé une demande en 2016.
Les ayants droit n’ayant pas forcément développé aujourd’hui une maladie figurant sur la liste à laquelle j’ai fait référence peuvent avoir subi des préjudices, liés à l’accompagnement d’une victime et au parcours de soins qu’il faut mettre en place (les familles doivent s’organiser en vue d’une telle prise en charge). Par ailleurs, l’association plaide pour la reconnaissance des maladies transgénérationnelles : cela fait partie des améliorations de la loi Morin que nous attendons.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Le Civen utilise un seuil de 1 millisievert dont nous savons désormais quoi penser après nos nombreuses auditions. Le Civen, qui l’a présenté comme un seuil de gestion, nous a dit que s’il n’était pas atteint, le dossier était mis de côté mais que le doute profitait au demandeur. Le Centre médical de suivi (CMS) nous l’a confirmé. Est-ce bien ce que vous constatez ? Le doute profite-t-il au demandeur ou bien le dossier est-il classé si le seuil de 1 millisievert n’est pas atteint ?
Aux États-Unis, le système est très différent : la liste des maladies reconnues est plus longue et l’indemnisation n’est pas nulle ou totale, elle est proratisée en fonction d’un calcul de probabilité reposant sur la corrélation entre l’exposition au rayonnement ionisant et la maladie développée. La loi française devrait-elle évoluer en la matière ?
M. Tevaearai Puarai. La question du seuil de 1 millisievert est revenu en permanence dans les différentes auditions. Je ne peux pas préciser, pour le moment, si l’association a accompagné des personnes se trouvant dans le cas que vous avez évoqué. Mais, je pense que, plus généralement, il ne s’agit pas tant de savoir s’il y a eu des exceptions qui devraient être généralisées que d’affirmer que le seuil existant est trop limitatif ; il ne permet pas aux victimes survivantes de faire aboutir leur demande de reconnaissance, là est le problème.
M. Tamatoa Tepuhiarii. S’agissant des vingt-trois maladies reconnues, j’estime pour ma part que nous avons besoin d’une évolution de la liste, y compris en considérant des pathologies qui ne sont pas radio-induites. Il faudrait procéder à une analyse comparative des systèmes d’indemnisation d’autres pays ou communautés affectés par des explosions nucléaires, comme les États-Unis ou le Japon. En revanche, n’étant pas généticien, je ne saurais dire s’il convient ou non de prendre en compte les mêmes maladies que dans ces pays. J’ajoute qu’adopter des systèmes d’indemnisation différents du nôtre serait certainement compliqué sur le plan juridique.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Au sujet du préjudice collectif, et en réponse à la question de notre président, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de simplifier les règles pour permettre une indemnisation forfaitaire automatique. Cela signifie-t-il que la réparation passe uniquement par une indemnisation financière, qui est tout sauf négligeable, ou attendez-vous aussi de l’État français des prises de position plus symboliques reconnaissant la réalité et l’ampleur du préjudice ? Dans l’affirmative, sous quelles formes ?
Par ailleurs, vous avez indiqué que la protection de l’environnement du fenua (pays) faisait partie de vos missions, ainsi que la réparation d’une terre meurtrie. Qu’entendez-vous par là ? Je présume que vous ne vous intéressez pas seulement à la pollution radioactive des atolls.
Enfin, vous avez évoqué d’emblée une dimension spirituelle assez large, en parlant de conséquences visibles comme non visibles, humaines comme non humaines. Pourriez-vous nous en dire plus sur les conséquences des essais, qui ont touché à beaucoup de représentations, de symboles, de perceptions, pour les Polynésiens, de la manière dont leurs terres et eux-mêmes sont traités ?
M. Tevaearai Puarai. Permettez-moi d’abord de vous remercier pour ces questions, qui nous ramènent à l’essentiel de notre combat : le lien à la terre mère. Il faut regarder la situation avec les yeux d’un autochtone pour comprendre l’engagement de notre peuple, qui affirme pleinement son identité. Notre lien fort à la terre, meurtrie, et à l’environnement n’est pas que culturel : il est spirituel ; c’est la corde sensible qui nous pousse à agir.
Nous avons parlé de simplification des démarches et de réparations collectives, mais notre objectif dépasse évidemment les seules indemnisations, même si elles sont un droit. Nous voulons que soit réparée la dignité d’un peuple qui a été mis sous silence et qui souffre d’un fort sentiment de culpabilité pour avoir participé à ces expérimentations. Encore aujourd’hui, notre peuple se pose des questions sur les choix qui ont été faits et sur leurs conséquences persistantes, lesquelles ne sont pas seulement environnementales et sanitaires, mais aussi socioculturelles. Le bouleversement qu’ont représenté les essais nucléaires a conduit des familles autochtones polynésiennes vers un environnement qui n’était pas le leur et où elles n’avaient pas l’habitude de vivre.
Voilà pourquoi nous abordons ce combat d’une manière très globale. Nous cherchons à sensibiliser les jeunes générations au contexte de l’époque afin qu’ils fassent les bons choix en tant que leaders maohi de demain.
Quant à la réparation de notre terre meurtrie, nous attendons des actions concrètes de la part de l’État. Nous voulons une réparation entière et juste, ce qui inclut bien sûr la prise en charge des patients, mais aussi le nettoyage et le suivi, de façon complète, des sites d’expérimentations et de nos eaux. Notre territoire est aussi étendu que l’Europe, ce qui signifie que l’océan est ce qui relie les terres et les peuples polynésiens. Or cet océan a été intoxiqué, bafoué, ce qui nécessite aussi des actions concrètes.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je confirme que nous n’attendons pas qu’une indemnisation financière. Le nucléaire a eu des impacts multiples (économiques, culturels, sociaux, environnementaux, sanitaires), si bien que la réponse ne peut être aussi simple.
Nous attendons, cela a été dit, une prise en charge médicale importante qui doit comprendre une dimension psychologique, jusqu’à présent insuffisamment prise en compte en matière de préjudice. Même si les Polynésiens ne parlent pas forcément du nucléaire ou de leurs éventuelles maladies, leur expérience sociale en est affectée, y compris au sein des familles et au niveau des communautés.
J’insiste aussi sur la nécessité d’une prise en charge funéraire, même quand la mort n’est pas liée à un cancer ou à une maladie radio-induite, à l’image de ce que propose le Japon.
S’agissant de notre approche, qui s’attache au visible et au non visible, à l’humain et au non humain, elle relève d’une construction identitaire et culturelle propre aux peuples autochtones de Maohi nui – Polynésie française. Tevaearai Puarai vient de le dire, il existe une connexion, qui n’est pas seulement visible, mais aussi invisible avec l’environnement, un lien fort entre l’humain, la terre et la mer. Ainsi, les explosions nucléaires, qu’elles aient eu lieu en mer, dans l’air ou sous terre, n’ont pas emporté des conséquences que sur l’environnement, mais aussi sur ce qui nous relie à lui. Quand nous parlons de non humain, nous faisons référence à l’environnement. Vous imaginez bien à quel point notre lien spirituel, généalogique (entre la terre, la mer et l’humain) et de respect envers l’environnement a été affecté.
Notre association s’emploie aussi à sensibiliser à la question du colonialisme nucléaire. Bruno Saura a présenté dans un de ses livres la période des essais nucléaires comme une période de modernisation et de violence, deux notions qui ont un rapport avec le colonialisme. Il convient de souligner le bouleversement sociétal que cette période a provoqué : nous devons rappeler aux nouvelles générations le lien qui les relie à leur terre, car elles n’en ont pas nécessairement conscience (ils ont peut-être perdu certaines de ces valeurs identitaires). Moruroa e tatou est aussi là pour sensibiliser à l’impact du nucléaire sur le lien entre l’humain, la terre, la mer et l’environnement.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Messieurs, j’ai bu vos paroles !... Parler de l’humain, cela fait du bien à l’Assemblée nationale… Vous pouvez voir mon émotion !
Le prix Nobel de la paix a été attribué cette année aux hibakusha, les survivants des explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, pour leur travail de témoignage sur ce qu’ils ont vécu. Une telle reconnaissance internationale pourrait vous aider dans votre combat.
J’ai eu l’occasion de vous croiser à la quatrième commission des Nations Unies, qui traite notamment de la décolonisation. Comme vous, je milite pour que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires intéresse la France. Je dis bien « intéresse » car, à tout le moins, notre pays pourrait devenir État observateur. Il faut toujours rappeler que les armes nucléaires sont illégales en droit international et que nos efforts en faveur du désarmement doivent être permanents. Même si le climat ambiant et l’état des rapports de force dans le monde pourraient ne pas pousser dans cette direction, c’est parfois dans les moments compliqués qu’il est possible d’avancer.
Pour revenir au peuple polynésien et à la réparation qui lui est due, mon groupe a défendu, il y a quelques jours, une proposition de loi visant à assurer une prise en charge intégrale des soins liés au traitement du cancer. Je pense aux autres maladies suscitées par les séances de chimiothérapie ou encore aux perruques dans lesquelles des patients investissent pour garder leur dignité. Par ce texte, nous avons affirmé qu’il fallait prendre en charge l’ensemble des conséquences. Je mesure que nous n’en sommes pas encore là en Polynésie. Eu égard à son gigantisme et à sa difficulté d’accès, ce territoire mériterait peut-être un inventaire des besoins, si vous m’autorisez cette expression. Il faudrait que nous connaissions toutes les conséquences des maladies radio-induites dans le vécu des personnes, afin qu’elles soient bien prises en compte dans le cadre de la prise en charge.
Lors de votre précédente audition, antérieure à la dissolution, vous aviez abordé la question de la localisation du Civen en soulignant la nécessité d’une plus grande proximité afin d’améliorer les relations et de favoriser la constitution des dossiers. En effet, nous sommes surpris par le décalage entre le nombre de personnes potentiellement atteintes de maladies radio-induites et le nombre de dossiers d’indemnisation déposés. L’écart est encore plus important en ce qui concerne le Sahara algérien : la Polynésie a un lien avec l’État central français et nous avons une langue en partage. Néanmoins, le décalage horaire et géographique complique l’accès de chacun à ses droits. Nous cherchons, depuis le début des auditions, quel serait le meilleur moyen de faciliter les choses. Il y a eu la politique de « l’aller vers », pour se rapprocher des Polynésiens, mais est-elle suffisante ? Quelles devraient être les étapes suivantes ?
M. Tevaearai Puarai. Je vous remercie pour vos mots et votre reconnaissance. Quand on parle de l’humain, qui pourrait rester insensible ? Tout l’objet du combat de l’association depuis sa création par nos aînés, aujourd’hui disparus, est de remettre l’humain et la dignité du peuple maohi au cœur de ces questions, en pensant aussi, plus généralement, à tous les peuples qui ont subi et continuent de subir du mépris et des injustices.
Bien entendu, rapprocher l’instance de suivi et de traitement des dossiers d’indemnisation qu’est le Civen, en le délocalisant en Polynésie, est une demande récurrente de l’association. Non seulement les démarches s’en trouveraient simplifiées, car les auditions, notamment, ont lieu à des heures pas toujours simples pour des personnes malades, mais une telle mesure redonnerait leur place aux Polynésiens dans leur quête de justice. Cela rendrait aux victimes une certaine dose de confiance dans la loi qui doit permettre de réparer leur préjudice et de leur apporter une forme de reconnaissance. Surtout, il faut des actions concrètes pour permettre d’accéder dans de bonnes conditions aux dispositifs actuels. Les Polynésiens attendent tous une réelle reconnaissance et une réelle réparation.
Installer le Civen en Polynésie serait donc une consécration après des années de lutte, ainsi qu’un moyen de redonner toute leur place aux Polynésiens dans le labyrinthe bureaucratique actuel et de lutter contre la lenteur administrative, imposée par la configuration que nous connaissons actuellement.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Je vous remercie également pour vos mots. Si nous disons « l’humain » et non « l’homme », comme on le fait souvent, c’est parce que nous accordons de l’importance aux questions de genre : la femme et tout type de genre sont ainsi inclus.
La mission chargée de « l’aller vers » a été mise en place en 2021, onze ans après l’adoption de la loi Morin : c’est un parfait exemple de la stratégie politique de la lenteur. Par ailleurs, on oublie souvent que les actions entreprises dans ce cadre avaient déjà commencé grâce aux associations. Moruroa e tatou existe depuis bien plus longtemps, tout comme l’association 193. Nous aidions déjà à compléter les dossiers d’indemnisation. L’État propose désormais une autre voie, mais nous devons questionner la stratégie de la lenteur pour chercher à l’éviter dans le cadre des démarches administratives et politiques que nous souhaitons, en toute humilité.
La mission « aller vers » dispose d’un budget bien plus important que celui des associations. Elle a les moyens de se déplacer dans les îles, de rencontrer plus de monde, donc d’avoir plus d’impact, mais cela n’empêche pas les associations loi 1901 à but non lucratif de prendre leur courage à deux mains et de s’organiser en comités, sur les différents archipels, pour se rapprocher davantage des populations. À cet égard, si nous sommes favorables à un rapprochement du Civen, nous n’oublions pas que le centre administratif, politique et économique est certes Tahiti, mais qu’il existe aussi d’autres îles. Il reste à voir quelles stratégies concrètes, et correctes, pourraient être déployées pour que toutes les populations concernées, dans tous les archipels, bénéficient bien d’un accompagnement administratif en vue de leur indemnisation.
M. le président Didier Le Gac. En Polynésie, l’homme et l’environnement sont intimement liés. Le lien est fusionnel ; l’un de vous l’a même qualifié de spirituel.
Nous sommes un certain nombre à avoir été surpris d’entendre des représentants du Criobe (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement) nous dire que les essais nucléaires n’avaient pas tellement laissé de traces dans l’environnement. Nos interlocuteurs ont, au contraire, souligné que la nature était très forte et qu’elle avait quasiment pu retrouver son état antérieur aux essais. Quelles sont vos relations avec ces scientifiques ? Que pensez-vous de leurs conclusions au sujet des conséquences des essais nucléaires sur l’environnement ?
M. Tevaearai Puarai. On peut se demander si le Criobe a réellement mené des recherches à l’appui de ces affirmations ou hypothèses : nous n’avons pas vu émerger de tels travaux. J’ai donc quelques doutes.
Le lien avec notre terre s’apparente à celui entre l’enfant et sa mère. La pratique consistant à planter dans la terre, sous un manguier ou un arbre à pain, le placenta à la naissance de l’enfant symbolise le rattachement à la terre en même temps qu’elle affirme l’identité maohi. Le lien avec la terre mère, qui s’instaure dès la naissance, est puissant.
M. Tamatoa Tepuhiarii. Le lien intime, fusionnel qui unit l’autochtone à la terre n’est pas idéalisé, il est une réalité. Les communautés autochtones ressentent concrètement dans leur vie cette connexion.
Je me pose de très nombreuses questions sur la position du Criobe. Je n’ai pas entendu parler de travaux de recherche publiés par cet institut au sujet de l’impact environnemental des explosions nucléaires à Maohi nui ou dans une de ses îles. Je m’interroge également sur la méthodologie qui permet d’émettre de telles hypothèses. Enfin, cette position n’est pas sans rappeler un discours très colonial qui niait l’impact des bombes nucléaires pour l’environnement ou pour les peuples du Pacifique au motif que l’océan reprendrait le dessus et que l’environnement se régénérerait (la radioactivité disparaîtrait donc). Le même discours a d’ailleurs été tenu au Japon après la catastrophe de Fukushima pour justifier le déversement de déchets nucléaires dans les eaux du Pacifique.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous, au nom de votre association, effectué des demandes de déclassification d’archives ? Avez-vous essuyé des refus et, si oui, de quoi s’agissait-il ?
M. Tevaearai Puarai. Pas plus que nos aînés, à ma connaissance : la déclassification des archives militaires était une revendication bien antérieure à 2021. Nous n’avons pas fait de demandes supplémentaires pour l’instant.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mauruuru maitai (merci beaucoup). Ici nous sommes loin du fenua (pays), mais nous l’emportons avec nous à chaque fois que nous nous déplaçons. Vous avez très bien dépeint le lien de chaque Polynésien avec sa terre ; le Maohi est indissociable de son environnement.
Vos propos sont vraiment importants car ils rendent plus vivante la description de la situation. En tant que responsables politiques, nous sommes là pour porter la parole des Polynésiens mais il demeure toujours un biais.
Alors que notre commission d’enquête s’intéresse beaucoup aux faits historiques, je retiens de cette audition que vous vous tournez vers l’avenir. Nous devrons nous en inspirer et veiller à être efficaces. Vous avez notamment souligné qu’il ne fallait pas revenir sur la question du choix des sites. C’est malheureusement un passage obligé pour la commission, mais sachez que votre message a été bien reçu.
Vous êtes les Maohi de demain, nous ne sommes que des passeurs. Nous allons faire de notre mieux. À bientôt.
M. Tevaearai Puarai. Mauruuru maitai (merci beaucoup). Nous vous encourageons vraiment à privilégier une approche humaine pour traiter le sujet dont est saisi votre commission d’enquête. Les éléments scientifiques et historiques, bien que foisonnants, ne doivent pas l’occulter. Songez à l’enfant de la terre, au père et à la mère de famille, à la sœur, à la tante. Faites-le avec toute votre âme !
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous entendons maintenant M. Patrice Baert, médecin, spécialiste de la radioprotection et ancien responsable du centre médical de suivi (CMS) des vétérans polynésiens des essais nucléaires.
Monsieur Baert, vous avez participé, en tant qu’expert du ministère des Armées, aux travaux de la commission parlementaire sur les mesures destinées à réserver l’indemnisation aux personnes dont la maladie est causée par les essais nucléaires, dont le rapport a été remis le 15 novembre 2018. Votre audition est importante à nos yeux car votre discours tranche assez nettement avec ce que l’on entend dire généralement, par exemple par le pédopsychiatre Christian Sueur.
Dans une étude épidémiologique transgénérationnelle lancée avec Bruno Barrillot, cofondateur de l’Observatoire des armements en 2008 et de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) en 2001, décédé en 2017, Christian Sueur avait lancé l’alerte au sujet de l’impact des essais nucléaires sur les habitants de la Polynésie et leurs enfants. Dans un entretien publié dans Le Parisien le 21 janvier 2018, il a notamment déclaré : « L’attitude du pouvoir politique est criminelle, et la collaboration des autorités sanitaires, avec ces mensonges d’État, ne l’est pas moins ».
Ces mots très forts, vous n’y souscrivez pas. En janvier 2018, vous avez déclaré : « C’est vrai que nous avons vu des enfants avec des troubles du comportement, mais nous n’avons pas détecté d’anomalies particulières chez eux ». Pour vous, certains troubles constatés parmi les enfants polynésiens sont plutôt dus à des particules de plomb issues de voitures brûlées, piégées dans de l’eau de pluie et ainsi ingérées.
Vous enfoncez le clou en publiant chez L’Harmattan en janvier 2025 Essais nucléaires en Polynésie française : une histoire de mensonges et de contre-vérités, dont la quatrième de couverture indique : « Patrice Baert remet ici en question le dogme actuel sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française ». Le seul mot « dogme » ne peut que faire réagir.
Qu’avez-vous voulu démontrer dans votre livre ? Quelles sont les principales conclusions auxquelles vous êtes parvenu, et sur quelles bases – études scientifiques, témoignages, archives déclassifiées ?
En tant que médecin, considérez-vous que les dangers des essais nucléaires effectués en Polynésie ont été exagérés auprès des vétérans civils ou militaires ayant travaillé au centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et de la population polynésienne ? Si tel n’est pas le cas, quel est à vos yeux le bon curseur pour en admettre l’existence et ouvrir ainsi droit à l’indemnisation des victimes, laquelle est au cœur de notre commission d’enquête ?
Avant de vous entendre, je vous remercie de déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations, et vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrice Baert prête serment.)
M. Patrice Baert, médecin, spécialiste des essais nucléaires. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, permettez-moi d’abord de vous remercier de l’honneur qui m’est fait de m’exprimer devant la Représentation nationale à propos d’un sujet sur lequel j’ai particulièrement travaillé.
Ancien médecin-militaire, vous l’avez rappelé Monsieur le président, j’ai servi dans la Marine nationale à bord des sous-marins nucléaires et me suis spécialisé par la suite en radiopathologie et radioprotection, ce qui m’a conduit à devenir instructeur quatre années à l’École des applications militaires de l’énergie atomique, puis médecin-chef du centre médical de suivi des vétérans du CEP à Papeete de 2015 à 2018. J’ai ensuite rejoint le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) avant de quitter l’armée pour ensuite rejoindre pendant deux ans l’antenne du CEA à Saclay en tant que médecin du travail. J’ajoute qu’en 2018, j’ai été désigné par le ministère des Armées en qualité d’expert pour participer aux travaux de la commission EROM. J’ai ainsi contribué à la rédaction du rapport de cette commission, qui a été remis le 15 novembre 2018 au Premier ministre Édouard Philippe. J’ai également occupé les fonctions de vice-président de l’AMTSN, l’Association des médecins du travail des salariés du nucléaire, jusqu’en 2023.
Je déclare ne plus faire partie du service de santé des armées (SSA), même à titre de réserviste, ni entretenir aucune relation avec le CEA. Je collabore aux travaux de recherche du professeur Renaud Meltz et suis membre du conseil scientifique du dictionnaire du CEP.
De toutes mes affectations, de tous les postes que j’ai occupés, celui du centre médical de suivi (CMS) aura été le plus marquant. J’ai malheureusement constaté chez nombre de vétérans un sentiment de « culpabilité » et de crainte. Cette peur d’avoir été contaminé et de transmettre la maladie à ses proches, comme ce fut le cas d’un vétéran qui me confia se trouver dans l’impossibilité de consommer son nouveau mariage en raison du décès de sa précédente épouse en raison d’un cancer de l’utérus. « Tu sais Taote, m’avait-il dit alors, moi je crois que c’est à cause de Moruroa que mon épouse est décédée du cancer et que c’est moi qui l’ai contaminée ». Je lui demandais alors comment il avait pu se forger de telles certitudes. Il me répondit qu’il avait entendu et lu dans certains médias les propos de représentants d’associations qui expliquaient que les cancers étaient le résultat des essais nucléaires et que ces maladies se transmettaient de génération en génération.
Pour comprendre comment ce vétéran avait pu en arriver à croire qu’il avait provoqué la mort de sa première épouse, et pour voir comment je pouvais le convaincre du contraire, j’ai interrogé plusieurs vétérans des essais, notamment au CMS, puis au CEA. J’ai ainsi pu rencontrer le premier médecin du CEP ainsi que le dernier médecin du CEA à avoir participé aux essais. Je me suis plongé dans les archives du DSCEN, dans certaines archives du CEA auxquelles j’ai pu avoir accès. Je crois avoir lu tous les rapports et questions parlementaires sur les essais nucléaires, tous les livres qui en traitent, y compris parfois des romans, et accumulé une bibliographie scientifique considérable sur les essais américains, soviétiques, britanniques et bien sûr français. J’ai parcouru les données médicales accessibles concernant les cancers en Polynésie française et plus généralement celles du Pacifique sud. À partir de ces échanges, de ces lectures, j’ai pu confronter les propos de certaines associations, personnalités politiques, journalistes, certains écrits (le livre « Toxique » mais aussi les ouvrages de Bruno Barrillot) avec des éléments factuels et des données vérifiables que j’ai regroupés dans l’ouvrage que vous avez bien voulu citer, Essais nucléaires en Polynésie française. Une histoire de mensonges et de contre-vérités.
Grâce à ce travail de recherche, j’ai découvert que ce qui était présenté comme une catastrophe sanitaire n’était corroboré par aucune des études épidémiologiques qui ont été réalisées, par aucune donnée du registre des cancers, ni aucune production scientifique digne de ce nom. Pire, j’ai découvert que les chiffres sur les incidences des leucémies et des cancers de la thyroïde polynésiens figurant dans le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée de la Polynésie française sur les conséquences des essais nucléaires étaient faux et qu’ils étaient le résultat d’un mélange inapproprié de données épidémiologiques non comparables. Ces données ont ensuite été reprises la même année par le Conseil économique, social et culturel de la Polynésie (CESC) et en dans la proposition de loi présentée par Madame Christiane Taubira en 2008, relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Car, en dépit de ce qu’affirment les représentants de l’Association 193, il existe bien un registre des cancers polynésiens. Celui-ci a même été instauré fin 1980 par le médecin général Chastel, alors directeur de la santé publique. Il n’existe en revanche aucun registre occulte ou caché par les médecins militaires ; c’est un pur fantasme qui ne repose sur aucun élément tangible. Il existe en revanche des rapports annuels d’activité de la santé publique polynésienne, rapports dont j’ai pu retrouver la trace dans les archives publiques de la Polynésie française (elles sont à ma connaissance inexploitées, certaines ayant même été perdues, semble-t-il). Il existe aussi de nombreuses études épidémiologiques, celles de Florent de Vathaire que vous avez auditionné, celle de SEPIA-Santé, celle du CEA (car oui, il existe un rapport sur la surveillance radiologique des employés du CEA et de leurs sous-traitants) ; il faut également signaler l’expertise collective de l’INSERM, sachant qu’il existe également de nombreuses publications scientifiques sur la recherche de pathologies transgénérationnelles dans la descendance de populations irradiées. Une synthèse sur les vingt dernières années a d’ailleurs été publiée en 2024, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) l’a encore rappelé hier devant votre commission d’enquête. Il existe également trois thèses de médecine, dont une sur les leucémies polynésiennes et une autre sur la prise en charge des cancers de la thyroïde par les médecins de Tahiti et Moorea. Mais les résultats convergents de toutes ces études et ces travaux scientifiques restent le plus souvent ignorés, considérés comme insuffisants, voire erronés. Alors, il est demandé toujours plus d’études, de rapports, de commissions... Mais les faits sont têtus : rien ni personne à ce jour ne peut apporter la preuve scientifique qu’il existerait une épidémie de cancers en Polynésie française en relation avec les essais nucléaires réalisés au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP). Dans sa synthèse portant sur la période 2015-2019, comportant une rétrospective depuis 1985, l’Institut du Cancer de Polynésie française (ICPF) déclarait : « l’augmentation des nouveaux cas de cancers en Polynésie française est le résultat d’une amélioration de l’exhaustivité du registre, mais également du vieillissement de la population, de l’essor démographique et de l’amélioration des moyens diagnostics ». Mes analyses ont permis d’arriver aux mêmes conclusions.
S’agissant des effets sur les enfants, en 2016, juste avant la visite présidentielle de François Hollande à Tahiti, Bruno Barrillot publiait un article dans les Cahiers de l’Observatoire des Armements, intitulé « les atteintes aux enfants ». Il y affirmait que les essais nucléaires auraient perturbé le sex-ratio, provoqués une hécatombe infantile à Mangareva, de nombreuses fausses-couches et malformations chez les enfants des vétérans et des Polynésiens. Toutes ces affirmations sont également fausses ou entachées d’erreurs d’appréciation. J’en apporte la preuve dans le livre que j’ai publié début janvier ; ces mensonges ont pourtant été relayées par tous les médias polynésiens ! Tout comme ils ont relayé, en 2018, les théories du docteur Christian Sueur, pédopsychiatre, concernant le lien entre des enfants atteints de troubles du spectre autistique et la présence de grands-parents à Moruroa. Théories pourtant rejetées par l’IRSN, par deux experts de l’INSERM et même par l’Association des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire. Mais ces théories ont pourtant ressurgi dans un documentaire présenté au Festival international du film océanien de 2023 et à l’Assemblée nationale le 19 janvier 2024, à l’initiative du groupe GDR.
J’en suis donc arrivé à la conclusion que l’angoisse des vétérans et de leurs familles était certes le résultat de l’absence de suivi médical post-exposition qui aurait dû être mis en place par l’État et par le CEA dès la fin des années 1980, du silence de l’État, qui s’est trop longtemps abrité derrière le secret Défense. Mais c’est aussi et surtout le résultat de fausses affirmations colportées par certaines associations de défense des victimes, les médias et certains élus. Je citerai ici les propos d’une Polynésienne indemnisée, elle et sa mère par le CIVEN pour une leucémie : « Je suis triste que les associations antinucléaires, l’Association 193, Moruroa e tatou et l’Église protestante Maohi, après des années de lutte en faveur des victimes, s’enrôlent peu à peu dans la stratégie des partis politiques prônant l’indépendance. Les victimes des essais nucléaires servent de faire valoir à la lutte pour l’indépendance, les maladies radio-induites ne devenant plus qu’un prétexte. »
Mesdames et messieurs les députés, vous avez à plusieurs reprises posé la question concernant le seuil de 1 millisievert (mSv). Permettez-moi de vous donner mon opinion sur la loi Morin. Cette loi est le fruit d’un intense lobbying mené par des pacifistes et des antinucléaires qui se sont appuyés sur des chiffres trafiqués pour prétendre qu’il existait une nécessité d’indemniser un préjudice qui, en réalité, n’a jamais été démontré scientifiquement. Dire cela sera considéré par certains comme du « négationnisme », mais je leur oppose des faits, des données scientifiques alors qu’eux ne s’appuient que sur des témoignages, certes la plupart du temps sincères, mais sur des témoignages inévitablement biaisés. D’autres diront que mon passé de médecin militaire et d’employé du CEA me disqualifie sine die pour aborder ou traiter ce sujet ; je l’entends. Mais j’entends s’exprimer dans cette commission des intervenants militants et d’autres qui se déclarent indépendants, comme M. Sébastien Philippe, alors que, comme l’a rappelé Madame Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen, celui-ci présente « de gros conflits d’intérêts ».
La loi Morin a eu pour avantage d’unifier les voies de recours qui, avant 2010, étaient disparates. Elle a, à ses débuts, été encadrée par l’existence de lieux, de dates et d’un comité composé de médecins et de scientifiques. Mais, bâtie sur une hypothèse erronée, la loi ne pouvait produire d’indemnisations. Elle a donc été modifiée, amendée à plusieurs reprises pour lui faire produire ce pour quoi le législateur l’avait votée, quitte à s’éloigner ainsi de toute rationalité scientifique ou médicale. L’adoption du 1 mSv est donc venue réintroduire une capacité de rejet que l’amendement adopté dans le cadre de la loi Érom (loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer) avait supprimé. Ce seuil n’a d’autre utilité que de faciliter la gestion administrative d’une loi qui, à la suite des nombreux ajustements, a perdu toute rationalité scientifique (je me permets de rappeler les propos de Mme Marie-Ève Aubin, ancienne présidente du Civen, qui a qualifié la loi Morin d’« usine à gaz »). La loi Morin a effectivement totalement dérivé de sa rédaction initiale, passant d’une appréciation individuelle fondée sur une approche médicale rationnelle à une approche désormais purement juridique et administrative. Il en résulte aujourd’hui une bataille autour de ce 1 mSv, clé du déclenchement ou non d’une possible indemnisation. Ce faisant, on oublie que ce seuil légal n’est pas un seuil scientifique (l’IRSN puis l’ASNR l’ont rappelé), mais une grandeur de précaution et non de dangerosité ! Car on ne bascule pas de l’absence de cancer selon que l’on se situerait d’un côté ou de l’autre de ce seuil. En 2018, j’étais le seul membre de la commission Érom à m’être élevé contre l’adoption de ce seuil de dose. La même année, j’interrogeais la ministre des Outre-mer sur les moyens de parvenir à établir un bilan sanitaire des essais nucléaires français. Elle me répondit à l’époque que ce seraient évidemment les décisions du Civen qui établiraient ce bilan ; j’avoue que j’en fus profondément choqué.
Car le bilan sanitaire et sociétal d’une période ou d’une activité humaine repose sur le travail des scientifiques, des médecins, des sociologues et des historiens. Il n’appartient pas au législateur de dire « l’Histoire », de « dire la Science » par les résultats de la mise en application d’une loi ou d’un comité qui prend aujourd’hui ses décisions sur la base d’un seuil de gestion du risque qui n’est en rien un seuil crédible de survenue de maladies. Car, à ce compte, Monsieur le Président, je recommanderais que tous les fonctionnaires qui sont affectés dans le Finistère bénéficient d’une prime de risque liée à leur exposition au radon. Je rappelle à cette commission que, selon l’ASNR, la population française reçoit chaque année une dose de 4,5 mSv dont 3 mSv/an du fait du rayonnement naturel, la moitié étant due au radon. Peut-être faudrait-il également suggérer à la présidente de l’Assemblée nationale de volontairement et courageusement limiter les déplacements en avion des députés ultramarins afin que ceux-ci ne reçoivent pas une dose évitable du fait du rayonnement cosmique. En 2018, j’avais calculé, à partir des éléments transmis par une sénatrice polynésienne, que celle-ci recevait annuellement une dose de 3 mSv du fait de ses voyages entre Papeete et Paris. Cette dose le classe parmi les travailleurs du nucléaire de catégorie B.
Mesdames et Messieurs les députés, arrivant à la fin de ma présentation, je suis en mesure de mettre à votre disposition tous les documents et rapports de synthèse nécessaires pour vous éclairer sur ce sujet, qui est à la fois politique, sociale, mais aussi scientifique. La plupart se trouvent dans cet ouvrage que j’ai rédigé. Il est sans concession vis-à-vis de l’État qui, à l’époque des essais atmosphériques, a pris le parti de taire les retombées sur des zones habitées et il est également sans concession pour les « victimisateurs » qui ont contribué et contribuent encore aujourd’hui à terroriser les Polynésiens, les vétérans et leurs descendants.
Car l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme étant « un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Si l’implantation du CEP a effectivement bouleversé la société polynésienne, favorisant l’éclosion de maladies cardiovasculaires, de goutte, de diabète, et de facteurs évitables de cancer (tabac, alcool, obésité, infections sexuellement transmissibles), il existe également un facteur qui contribue à altérer leur bien-être mental et donc leur santé : c’est le fait de leur rabâcher continuellement qu’ils sont tous contaminés, eux et leur descendance, et ce, jusqu’à la fin des temps.
Je tiens, à nouveau à remercier Madame la rapporteure Mereana Reid-Arbelot qui a accepté que je sois auditionné. Je suis à présent prêt à répondre à vos éventuelles questions et vous remercie de votre attention.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Docteur, merci pour votre présence aujourd’hui et pour votre introduction, effectivement sans concession ! Vous déplorez l’influence des médias, souvent néfaste d’après vous. L’an dernier, vous avez présenté sur LinkedIn « Un article de Pierre d’Herbès très pertinent qui souligne le lien évident entre le sujet des conséquences des essais nucléaires en Polynésie française, le milieu politico-universitaire (Sciences Po, LFI, EELV), des associations militantes pour le désarmement nucléaire et l’Azerbaïdjan ».
On lit dans l’article en question, publié dans la revue Conflits le 30 mai 2024 : « Il y a deux semaines, le 14 mai, alors que la Nouvelle-Calédonie s’enfonçait dans le chaos, Mereana Redi (sic) Arbelot, rapporteur de la commission sur les essais nucléaires français, procédait aux premières auditions. Compte tenu des circonstances et des liens avérés entre le Tavini, le groupe GDR et Bakou : la séquence résonne de façon ambiguë. Il est probable que le sujet sera dopé médiatiquement dans les prochains mois à mesure que se dérouleront les auditions de la commission d’enquête sur les essais nucléaires. L’action médiatique et digitale des parties prenantes devra donc être décortiquée ».
Considérez-vous que la commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie française soit un instrument de déstabilisation de la France ?
Faites-vous une distinction entre dissuasion nucléaire, réparation des conséquences des essais nucléaires et ingérence étrangère ? Ou considérez-vous que le débat public ne peut se saisir de l’un de ces enjeux sans polluer les autres ou être pollué par eux ?
En d’autres termes, prenez-vous cette commission d’enquête au sérieux ?
M. Patrice Baert. Madame la rapporteure, je vous ai remerciée de m’avoir invité à m’exprimer. Je considère que le débat sur les essais nucléaires a été trop longtemps cadenassé. S’exprimer à ce sujet, c’était s’exposer à des difficultés, notamment parce que les médias ne s’informaient pas directement auprès des scientifiques ayant des choses à en dire. Votre commission d’enquête permet d’inviter divers partis à s’exprimer ; ce faisant, elle contribue à déverrouiller utilement le débat sur les essais nucléaires, ce dont je vous remercie encore. Je considère qu’elle constitue une avancée pour aborder ce sujet particulièrement épineux.
Les écrits du journaliste Pierre d’Herbès mêlent des sujets de dissuasion et d’accès ou non à l’indépendance de la politique française avec des sujets en rapport avec le nucléaire. Il est libre de ses propos, qui n’engagent que lui. Je considère qu’ils ont le mérite d’aborder un sujet qui est au croisement des enjeux d’ingérence, de dissuasion et de santé publique.
J’ai trouvé cette approche intéressante car elle permet de prendre un peu de recul sur ces sujets. Il me semble pertinent de les aborder sans se cantonner au prisme de la prise en charge des victimes des essais nucléaires. Nous ne partageons probablement pas les mêmes opinions sur certains points. Mais je ne vous en remercie pas moins d’ouvrir ce débat et de permettre à la Représentation nationale de s’en saisir.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’un des objectifs de notre commission d’enquête est de proposer un élargissement de l’accès à l’information, notamment aux archives. L’accès aux archives du CEA en particulier demeure très restreint. Cela peut susciter des incompréhensions, ou ce que vous appelez des fantasmes car ce que l’on ignore, on est tenté de l’imaginer. Qu’en pensez-vous ?
M. Patrice Baert. Sur ce point, nous sommes d’accord ! C’est pourquoi je participe aux travaux de Renaud Meltz, que je trouve très pertinents. Les Polynésiens doivent pouvoir comprendre ce qui s’est passé sur leurs terres, leurs atolls et leurs îles. On a peur de ce que l’on ne connaît pas. Ce défaut de connaissance offre un terreau de questionnements particulièrement fertile sur lequel prolifèrent les discours anxiogènes dont j’ai pu mesurer les effets sur les vétérans.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Docteur, merci de votre présence devant nous. Vos propos « décoiffent », si vous m’autorisez l’emploi de ce terme, surtout à l’aune des précédentes auditions. Je suis député communiste. Mon parti, dans l’Histoire, n’a jamais eu de tabou sur la bombe atomique, allant jusqu’à considérer qu’elle contribuait à la paix et était un élément de défense sérieux de notre pays. Notre point de vue a changé. L’évolution du monde démontre que cette arme de non-emploi, qu’il est d’ailleurs illégal de posséder pour de nombreux pays, n’est peut-être plus adaptée à la situation (je conçois toutefois que vous souteniez le contraire, compte tenu du contexte mondial).
Quoi qu’il en soit, nous parlons d’une arme, donc de quelque chose qui a été conçu pour faire mal, pour tuer, pour laisser des traces ! J’ai du mal à croire que sa mise au point par explosions successives n’en ait laissé aucune. La science que vous invoquez a démontré à plusieurs reprises, sinon qu’elle n’est pas toujours fiable à 100 %, du moins que nous ne disposons pas toujours de tous les éléments nécessaires à l’affirmation d’une certitude. Pour ma part, j’ai du mal à croire que des explosions atomiques ne laissent aucune trace sur le territoire où elles ont lieu ni sur les êtres humains qui y travaillent et qui le peuplent.
Lorsque j’étais maire, j’étais membre de l’association Maires pour la paix, dont les coprésidents étaient les maires de Hiroshima et de Nagasaki. Ils m’ont appris qu’à l’université de Kyoto, les étudiants peuvent former des couples avec des étudiants venant de partout ailleurs, sauf de Hiroshima, même plusieurs décennies après le bombardement atomique. Fantasme ou non, les habitants de Hiroshima sont rejetés parce que la science a montré qu’ils ont une probabilité plus élevée que les autres de donner naissance à des enfants présentant des malformations et des problèmes de santé.
En vous écoutant, je me demande qui nous sommes, avec quel vécu, pour dire ceci ou cela. Notre commission d’enquête est née de l’incertitude dans laquelle nous sommes face aux personnes qui sont malades en Polynésie.
Dans ma circonscription, au Havre, nous avons dû gérer une situation similaire, celle des affections liées à l’amiante. Longtemps, les entreprises et les chantiers navals ont prétendu que les maladies n’étaient pas dues à l’amiante, mais au mode de vie des dockers et des employés du port (qu’ils ne seraient peut-être pas malades s’ils avaient bu moins d’alcool, mieux mangé, moins fumé). Nous avons enfin fini par faire admettre, non sans mal, que certaines pathologies étaient dues aux fibres d’amiante. Il est toujours très difficile de faire en sorte que justice soit rendue aux gens afin qu’ils puissent percevoir des indemnités.
Je considère que le doute doit profiter aux Polynésiens, ce qui est aussi une façon, pour notre pays, de les remercier d’avoir prêté leurs terres, si l’on peut dire, pour la défense de notre pays. En l’absence de certitude absolue, qui à mon avis est hors d’atteinte, les demandes des Polynésiens me semblent légitimes. Il serait digne que nous reconnaissions et soldions, les uns et les autres, la dette (je rappelle que le mot est du Président de la République) que nous avons à l’égard des Polynésiens, pour autant que l’on puisse parler de dette s’agissant de vies humaines.
Tel est mon état d’esprit dans cette commission d’enquête. Je prends note de vos observations, mais je n’en tire aucune certitude. Il est légitime de s’interroger mais, en ce qui me concerne, le doute demeure. Je n’en lirai pas moins votre livre avec intérêt !
M. Patrice Baert. L’arme nucléaire est théoriquement une arme de non-emploi. Un seul pays en a fait une arme d’emploi, les États-Unis. Je comprends que le doute demeure ; pour ma part, je n’ai pas de certitude. Je me suis plongé dans de nombreux documents et publications et j’en ai retiré la position suivante, qui est partagée notamment par Dominique Laurier : la majorité des victimes indemnisées ne le sont pas pour des cancers radio-induits. Rien, dans le registre des cancers de la Polynésie française, ni dans les études d’épidémiologie, comme l’a dit l’Inserm, ne me permet d’affirmer avec certitude qu’il existe un excès de cancers susceptible d’être rattaché aux expérimentations nucléaires.
Des études devraient pouvoir se poursuivre. Si demain elles apportent la preuve du contraire, je serai le premier à le reconnaître. Ma démarche est scientifique ; je ne suis pas un suppôt de l’atome. Être spécialiste de radiopathologie et de radioprotection n’implique pas que je doive acquiescer dès lors qu’il s’agit de nucléaire.
Le cas de l’amiante n’est pas comparable, dans la mesure où le mésothéliome pleural, les plaques d’asbestose sont le signe d’une exposition à l’amiante : leur présence établit un lien direct avec l’exposition. Or, comme vous l’a dit l’ASNR, il est impossible à ce jour de distinguer un cancer radio-induit d’un cancer qui ne l’est pas.
Le doute doit-il profiter aux personnes qui se considèrent comme victimes ? Peut-être. Je souscris à l’idée que nous avons une dette envers les Polynésiens et que nous devons les remercier pour les essais menés au CEP, qui nous ont beaucoup appris. En revanche, je suis dubitatif sur l’idée que cela passe par une loi d’indemnisation individuelle, qui ne garantit aucunement qu’elle bénéficie à des gens souffrant effectivement d’un cancer radio-induit et qui ne s’avère satisfaisante s’agissant ni des montants d’indemnisation, ni des modalités de reconnaissance du statut de victime. La personne qui a écrit Je m'appelle Airuarii n’est pas soulagée par le seul fait d’avoir été reconnue victime.
Si nous voulons remercier les Polynésiens, je suggère plutôt de transformer la dette de la France en une démarche positive et collective profitant véritablement aux générations futures. La présidente de l’ICPF a rappelé devant vous que les projets qu’elle mène sont financés à 100 % par le territoire lui-même. J’avais signalé dès 2018 à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) la nécessité de doter la Polynésie française d’un PET-scan : voilà ce qui pourrait être un exemple positif de reconnaissance de la dette de la France envers la Polynésie française. Il serait également très intéressant de faire de Tahiti la plaque tournante de la prise en charge oncologique dans le Pacifique Sud, financée par la France.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Dans votre propos liminaire, vous avez parlé pendant quinze minutes des associations et pendant deux secondes du mensonge d’État. Vous vous demandez pourquoi les pouvoirs publics sont restés silencieux concernant les retombées des tirs. Considérez-vous que l’État a menti à la population avant, pendant et après les essais nucléaires en Polynésie française sur ce sujet ? Considérez-vous que l’attitude de l’État appelle à une responsabilité et à une prise en charge spécifique pour ce territoire et les populations concernées ? Autrement dit, s’il n’y a pas de raison sanitaire pour indemniser, quelle politique selon l’État doit-il mener en Polynésie française sur ce sujet ?
M. Patrice Baert. Comme je l’ai dit, l’État s’honorerait d’assumer ses mensonges et sa responsabilité vis-à-vis du peuple polynésien en investissant dans la prise en charge des cancers qui surviennent et qui vont inévitablement continuer d’augmenter, compte tenu de l’évolution démographique, du vieillissement de la population et de l’amélioration des techniques de diagnostic. Avec une telle politique de santé publique, on éviterait aux Polynésiens d’être envoyés en Nouvelle-Zélande ou en France, loin de leurs familles, pour être soignés.
M. le président Didier Le Gac. Votre discours « décoiffe », comme l’a dit Jean-Paul Lecoq. Je dirais même qu’il ébranle puisque vous êtes en train de nous dire que toutes les décisions d’indemnisation du Civen sont nulles et non avenues. S’il n’y a aucun lien entre les essais et les cancers, la liste des vingt-trois maladies radio-induites, que nous voudrions allonger, n’a aucune raison d’être. L’existence même du Civen ne serait donc que politique ?
M. Patrice Baert. Le Civen résulte de la loi Morin, adoptée avant même que l’on ait pu vérifier l’existence d’un préjudice. Celui-ci n’a d’ailleurs pu être démontré par aucune des études réalisées postérieurement non plus. On a mis la charrue avant les bœufs. Un peu comme le système d’indemnisation américain, le Civen s’est d’abord fondé sur une évaluation au cas par cas, effectuée par des médecins, en fonction du lieu et du temps passé, c’est-à-dire selon une méthode plutôt scientifique. Tout cela a été balayé lorsque la loi est devenue irréfragable : en 2017, le Gouvernement a créé la commission de la loi Érom, pour essayer d’encadrer la possibilité de rejeter certaines demandes pouvant être abusives. Pour ce faire, le Civen a proposé de s’appuyer sur un élément légal du code de la santé publique, le seuil de 1 mSv, ce qui évacue complètement la notion d’approche médicale individuelle. On pourrait tout aussi bien considérer, comme le font certains systèmes d’indemnisation de pays ayant procédé à des essais nucléaires, que si vous êtes présent en un lieu, à une date et que vous avez une pathologie, vous êtes indemnisé. Ce ne serait pas moins scientifique que les décisions prises actuellement sur la base de ce 1 mSv purement administratif.
M. le président Didier Le Gac. Nous sommes à peu près tous d’accord sur la valeur de ce 1 mSv !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour que la commission soit parfaitement informée, je vais me permettre de lire un passage de votre livre (page 75) à propos de l’iode qui a été livré à Mangareva.
« La troisième preuve est une directive technique du même médecin-colonel Martin-Sibille, envoyée le 24 juin 1966 aux deux médecins en mission aux Gambier, leur annonçant l’arrivée par avion d’un litre de Lugol, "dans le cas très improbable où vous vous trouveriez sous une retombée". L’iode stable contenu dans cette solution d’iodure de potassium, appelée Lugol, permettait de saturer la glande thyroïde et évitait ainsi la fixation d’iodes radioactifs contenus dans les produits de fission des retombées. Cette directive recommandait en outre de n’administrer ce Lugol qu’aux seuls personnels du CEP et indiquait que, si, pour des raisons psychologiques, les médecins étaient amenés à administrer du Lugol à des personnes civiles, cette mesure devait être faite avec "tact et discernement pour éviter toute revendication ou panique", tout en restant extrêmement discret. Pourtant, deux jours après cette livraison initiale de Lugol pour le personnel du CEP, un stock de 20 litres supplémentaire, destiné cette fois à la population civile de l’île, fut livré en secret à Rikitea par un hydravion Bermuda. Le 2 juillet 1966, lorsque le tir "Aldébaran" occasionna des retombées radioactives sur Mangareva, les autorités militaires du CEP prirent la décision de ne pas révéler à la population la présence de contamination de l’environnement et le stock de Lugol ne fut donc pas utilisé ».
Je voudrais avoir votre réaction devant la commission.
M. Patrice Baert. C’est la preuve que je suis sans concession pour les uns comme pour les autres. Même en tant qu’ancien médecin militaire, je peux écrire que des moyens de protection des populations avaient été mis à disposition, que des moyens d’évacuation avaient été planifiés et que, le 2 juillet 1966, il a été décidé de ne pas les mettre en œuvre. Ce faisant, je corrobore des éléments révélés par Renaud Meltz dans son livre Des bombes en Polynésie en donnant des informations techniques montrant qu’il aurait été possible de distribuer préventivement ce Lugol aux populations civiles, sous quelque prétexte que ce soit, et de prémunir ainsi certains habitants, notamment des enfants, contre le développement ultérieur de cancers de la thyroïde. Je pense que nous sommes d’accord sur ce point.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lorsqu’il a été décidé d’effectuer des essais nucléaires, que ce soit en Algérie ou en Polynésie d’ailleurs, quel était selon vous le niveau de conscience du risque potentiel pour les populations ? Les autorités militaires, compte tenu de l’état de leur connaissance du sujet, étaient conscientes qu’elles faisaient peser un risque sur les populations. Certains élus locaux, comme le député John Teariki, s’étaient alarmés des conséquences néfastes possibles de ces essais. Mais les niveaux d’information étaient très inégaux et la population restait largement ignorante des risques encourus. Comment réagissez-vous à cela, à ce risque pris pour la Polynésie française et sa population ?
M. Patrice Baert. Je pense que John Teariki connaissait les conséquences de Castle Bravo, le tir effectué en 1954 par les États-Unis dans l’atoll de Bikini, sur les populations des îles Marshall, lorsqu’il s’est exprimé devant la représentation polynésienne et le général de Gaulle. En tout cas, elles étaient connues.
Notre société actuelle a tendance à mélanger les notions de danger et de risque. Le danger, c’est quelque chose qui est susceptible de provoquer un détriment. La radioactivité, en fonction de la dose reçue, est susceptible de provoquer un détriment. Elle constitue par conséquent un danger. Le risque, c’est la probabilité que ce danger se réalise.
Qu’est-ce qui a pu contribuer, dans le cas de l’essai Aldébaran, à décider de ne pas déclencher des opérations de prévention telles que des évacuations, des mises à l’abri ou des distributions de Lugol ? Pour en avoir discuté avec d’anciens médecins du CEP et des membres du CEA présents à l’époque, je pense qu’il a été considéré que le niveau de risque flirtait avec la limite, mais ne le dépasserait probablement pas. La décision a été prise a priori. Des mesures ont été faites par la suite : envoi du navire La Coquille ; prélèvements effectués sur l’île et dans le lagon ; spectrométrie gamma réalisée sur la population civile et les militaires sur place et à Moruroa. Après calculs approximatifs et sans écarter toutes les incertitudes, on en a déduit que la dose de radioactivité était de l’ordre de 5 mSv, limite fixée à l’époque pour les populations civiles.
On s’est accommodé du fait d’avoir flirté avec la ligne rouge, on a estimé avoir eu raison de ne pas déclencher des opérations de prévention. Cela arrangeait les responsables de l’époque, qui ont d’ailleurs expliqué par la suite qu’ils avaient ainsi évité des réactions politiques et psychologiques qui auraient pu compromettre la poursuite des essais. Renaud Meltz l’a mis en évidence du point de vue historique dans ses travaux. Comme je l’explique dans mon livre, la décision a été prise par des personnes représentant l’autorité du CEP, avec le concours du conseil médical qui pouvait les entourer. Ils ont fait le pari que cela passerait. On peut débattre de cette appréciation du risque, la critiquer. Compte tenu de pathologies qui ont pu apparaître, éventuellement attribuables à cette exposition, on peut considérer qu’il aurait été plus prudent de donner des éléments de protection et de prévention aux populations, notamment dans les îles Gambier. Personnellement, en tant que médecin du travail, je suis très attaché à la prévention.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les mises à l’abri n’étaient de toute façon pas possibles en 1966, puisque l’abri n’a été construit qu’en 1968.
Vous parlez de retombées de 5 mSv, mais c’est oublier toute la contamination interne, par l’eau et la nourriture – j’ose espérer que nous avions quand même affaire à des experts qui ne l’ignoraient pas à l’époque. Or on n’a pas du tout dit aux gens de ne pas manger les légumes ou de ne pas boire l’eau. À mon avis, les 5 mSv sont très en-deçà de ce que la population mangarévienne a subi après le tir Aldébaran du 2 juillet 1966.
M. Patrice Baert. La dose que je vous donne est celle qui apparaît dans les archives de l’époque, après que des habitants et des militaires avaient bénéficié d’une spectrométrie gamma destinée à mesurer le niveau de contamination. Vous avez raison, le niveau de contamination dépend des retombées directes et aussi de l’ingestion de produits eux-mêmes affectés par ces retombées. C’est cela qui a été mesuré et indiqué dans les rapports dont je fais état. L’ASNR peut aujourd’hui aboutir à un calcul différent ; à l’époque, ce sont ces doses qui apparaissent dans les archives et qui ont rassuré a posteriori les autorités du CEP, sur le mode : « on reste dans les seuils fixés, on s’en sort bien » !
M. le président Didier Le Gac. Il faut lever les doutes, pour les personnes directement concernées par les essais et pour leurs descendants, en s’appuyant sur des faits et en adoptant une démarche scientifique. Nous sommes bien d’accord sur ce point. Vous avez évoqué des études épidémiologiques. Or certains vétérans et habitants auditionnés nous ont affirmé qu’aucune étude épidémiologique à grande échelle n’avait été réalisée. À quand remonte la dernière étude de ce type ? Ne serait-il pas pertinent d’en faire une aujourd’hui à grande échelle ?
M. Patrice Baert. J’ai été très surpris d’entendre ces personnes affirmer qu’il n’y avait pas eu d’étude épidémiologique. Ce sont les mêmes, bien souvent, qui prétendaient qu’il n’y avait pas de registre des cancers de la Polynésie française, ou qu’il ne serait apparu qu’en 2021. Je ne comprends pas ce genre d’affirmations et je note que, quand elles sont proférées, on ne demande pas aux intéressés de prouver leurs dires.
Il existe bien un registre, ainsi que des études épidémiologiques. Florent de Vathaire est un des premiers à avoir mené de telles études. Il a beaucoup travaillé sur la mortalité et la morbidité, même si le temps lui a sans doute manqué. Ensuite, une étude très intéressante de Sépia-santé a été menée sur 26 000 vétérans (excusez du peu !). Ce qui est regrettable dans cette étude, c’est qu’en l’absence de données fiables sur leur identité, certains Polynésiens n’ont pas pu y être inclus, notamment parce que le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès veut avoir des éléments absolument indubitables. Mais en 2016, époque où j’étais en Polynésie, Florent de Vathaire a poursuivi son travail sur les cancers de la thyroïde, dont les résultats ont été publiés assez récemment. Il a ainsi pu démontrer qu’environ 2 % de ces cancers pouvaient être liés aux doses reçues du fait des retombées radioactives. Voilà une étude épidémiologique qui apporte des éléments factuels.
Sur les pathologies transgénérationnelles, on peut se référer à deux études majeures, même si elles n’ont pas été effectuées en Polynésie. L’étude Yeager, faite sur des enfants de liquidateurs de la centrale de Tchernobyl, avec un séquençage complet du génome, n’a pas montré d’augmentation des mutations génétiques. Quant à l’étude réalisée par Rhona Anderson, de l’université de Brunel, sur les vétérans britanniques des essais nucléaires, elle n’a pas été citée par l’Aven, ce qui n’est peut-être pas surprenant. Les chercheurs ont sélectionné trente trios, c’est-à-dire le vétéran, sa compagne et un enfant biologique, et ont cherché à savoir, comme Meredith Yaeger, si des mutations apparaissaient chez les descendants. Le résultat, particulièrement rassurant, est mentionné dans la méta-analyse faite par l’ASNR et le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), dont a parlé Dominique Laurier lorsque vous avez auditionné les représentants de l’ASNR. Il est vrai que certaines études transgénérationnelles datent un peu et peuvent être entachées d’erreurs méthodologiques, mais les deux que je viens de citer sont récentes et bien menées.
Faudrait-il entreprendre ce genre d’étude en Polynésie ? En tant que scientifique, je considère que la science doit continuer d’avancer. Je ne fais que constater. Encore une fois, s’il est démontré que le génome des Polynésiens est plus particulièrement radiosensible, qu’une étude menée sur des trios de vétérans et des données de la cohorte du CMS donne des résultats statistiquement significatifs, je trouverai cela particulièrement intéressant.
Que la science avance, donc, mais par pitié, que l’on cesse de lancer des annonces alarmistes et d’inquiéter tout le monde avant même d’avoir réalisé les études ! En Polynésie, il y a des gens qui vivent dans l’idée qu’ils sont foutus de toute façon et qui deviennent hermétiques aux messages de prévention de l’ICPF. Pourquoi un Polynésien veillerait-il à ne pas fumer ni boire, à éviter d’être obèse, à se faire vacciner contre l’hépatite B ou contre le papillomavirus si tous les cancers de Polynésie sont liés aux essais ? Si le danger n’est plus évitable, son comportement n’y changera rien. Tout cela brouille le message de l’ICPF et des services de la santé publique polynésienne. Cela ne rend pas service aux Polynésiens.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous affirmez que le registre des cancers existe depuis 1980 et qu’il est beaucoup plus étayé que d’aucuns le disent. Pourquoi n’a-t-il pas été créé avant 1980 ? Et par ailleurs, où pouvons-nous le trouver ?
En outre, pourriez-vous nous donner ce rapport du CEA sur le bilan de santé que vous avez mentionné ?
M. Patrice Baert. Les services de la santé publique polynésienne, dirigés à l’époque par des médecins militaires, avaient collaboré dès 1979 avec la Commission du Pacifique Sud pour élaborer des fiches de renseignements sur les cancers diagnostiqués en Polynésie française. À la suite de la huitième conférence des directeurs de la santé du Pacifique Sud, le médecin général François Chastel a créé le registre du cancer polynésien, qui commence en 1981.
Pourquoi est-il apparu à cette époque-là ? Bruno Barrillot et d’autres ont considéré que c’était dans le but de cacher volontairement les cancers qui auraient pu survenir : c’est absolument faux. Dans l’Hexagone, les premiers registres du cancer sont apparus en 1975, par exemple dans le Doubs ou le Haut-Rhin ; celui de la Nouvelle-Calédonie date de 1977. En réalité, ils ont tous été créés à la même époque. La déclaration a été rendue obligatoire à partir de 1984 ou 1985 (ce serait à vérifier), quand les autorités de santé publique se sont rendu compte que des médecins, en particulier du secteur privé, ne déclaraient pas les cancers (par excès de travail, parce que les fiches étaient nominatives). Quand j’étais en Polynésie française, l’un des anciens directeurs de la santé m’a dit que les médecins militaires, ceux qui étaient à Mamao, à Jean-Prince et dans les différents dispensaires, étaient ceux qui déclaraient le plus systématiquement les cancers en Polynésie française avant que la déclaration ne devienne obligatoire.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je réitère ma demande concernant le rapport du CEA. Et, avant que ne se mette en place le CEP, savez-vous s’il y a eu un état des lieux de la santé des Polynésiens ? Si c’est le cas, est-il accessible pour les chercheurs et la commission ?
M. Patrice Baert. Le rapport appartient au CEA. Si vous recevez des responsables du CEA, je vous suggère de le leur demander. Sinon, je peux vous le transmettre.
S’agissant du point zéro sanitaire, quelques jours avant le premier essai nucléaire du 2 juillet 1966, la direction des centres d’expérimentations nucléaires s’est tout à coup réveillée et a décidé de faire un bilan de la santé des Polynésiens vivant aux alentours des sites d’expérimentation pour disposer d’un état de lieux au cas où des pathologies apparaîtraient. Ce bilan a été demandé aux médecins militaires du CEP, sachant qu’ils étaient à l’époque bien séparés des médecins militaires de la santé publique. Cela n’aurait pas dû leur incomber mais c’est bien eux qui l’ont réalisé, comme me l’a confirmé le premier médecin du CEP que j’ai rencontré à Tahiti.
Des missions ont été envoyées sur les atolls de Tureia, Pukarua, Reao et sur les îles Gambier pour examiner la quasi-totalité de la population, dresser des fiches de consultation, réaliser des numérations et formules sanguines par prise de sang. Nous disposons donc d’un état sanitaire de cette population d’où ressortent les pathologies de l’époque : lèpre, filarioses, tuberculose, pathologies cutanées, quelques malformations (notamment chez deux enfants à Tureia). En 2006, ces fiches ont été remises à la direction de la santé de la Polynésie française, dans le cadre de la politique de transparence décidée en lien avec le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Le médecin-chef Frédéric Poirrier a remis ces documents, qui faisaient partie de sa base d’archives, au docteur Jacques Raynal.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle est votre appréciation du suivi médical et de la gestion du risque entre 1966 et 1980, date de l’établissement du registre des cancers ?
M. Patrice Baert. Pour la gestion du risque, des médecins militaires étaient déployés dans les atolls situés aux alentours des sites d’expérimentation, au bénéfice des populations et des militaires présents sur place. Bruno Barrillot écrit d’ailleurs que la présence des médecins militaires a beaucoup contribué à réduire le taux de mortalité infantile à Mangareva, dans l’archipel des îles Gambier. L’examen du registre d’état civil m’a en effet permis de constater que l’on est passé au fil des ans d’une mortalité infantile dramatique à un taux d’environ 13 ‰, contre 26 ‰ à la même époque en Polynésie française. La présence des médecins militaires a donc aussi contribué à sécuriser la situation sanitaire des populations autour des sites d’expérimentation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos propos me font penser au cahier tenu par l’ancienne institutrice de Rikitea, où elle notait scrupuleusement tous les problèmes de santé rencontrés par ses élèves. Le médecin de Rikitea, qui tenait son propre registre, connaissait l’existence de ce cahier qu’elle appelait « le carnet du dispensaire ». Après le tir Aldébaran, elle avait remarqué que certains enfants avaient des pathologies assez étranges, telles qu’une perte de cheveux ou des problèmes de peau. Un jour, les militaires sont venus lui prendre son carnet et elle ne l’a jamais revu. Savez-vous où pourrait aujourd’hui se trouver ce cahier ?
M. Patrice Baert. Elle m’a raconté elle-même cette histoire et j’ai lu son témoignage dans Témoins de la bombe : mémoires de 30 ans d’essais nucléaires en Polynésie française. En parlant avec Raymond Bagnis, décédé depuis, j’ai appris qu’il avait récupéré ce carnet en 1968 ou 1969, alors qu’il était allé à Mangareva avec toute une équipe pour enquêter sur des flambées de ciguatera. Dans son carnet, l’institutrice avait noté de petites épidémies de diarrhées, mais aussi des lésions cutanées, des rhagades qui, d’après Raymond Bagnis, étaient liées à la ciguatera. Il avait récupéré ce carnet qui représentait une source très intéressante pour connaître le nombre d’enfants atteints et les périodes au cours desquelles ils avaient été touchés. L’un des vétérans, que je suivais, avait fréquenté l’école de Rikitea où l’on servait du poisson (vecteur de la maladie) à la cantine. Ce sont certes des témoignages mais ce n’est pas une preuve factuelle. En tout cas, voilà les éléments que je peux vous apporter.
M. le président Didier Le Gac. Même si vous nous avez dit ce que vous en pensiez, je vais me référer au livre Toxique. Les auteurs citent le docteur Million, ancien médecin militaire présent lors de l’expédition de La Coquille et du premier tir du 2 juillet 1966, déclarant qu’il serait peut-être nécessaire de minimiser les chiffres réels de la contamination de manière à ne pas perdre la confiance de la population. Tout est dit ! D’où la perte de confiance, les interrogations sur les informations cachées et les éventuels mensonges. Dès 1966 donc, ce médecin militaire, l’un de vos aînés, parlait de contamination. Vous nous avez appelé à distinguer les notions de risque et de danger, mais on ne peut que constater que le manque d’information a engendré une perte de confiance.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous nous donner plus de précisions concernant le rapport du CEA, notamment sa date de rédaction, pour que nous puissions nous le procurer ? Quant au carnet du dispensaire, où pourrait-on le retrouver ?
M. Patrice Baert. Je ne peux pas vous dire ce que Raymond Bagnis a fait du carnet. L’a-t-il gardé dans ses documents personnels ou laissé à l’Institut Louis Malardé ? Je n’en sais rien. Quant au rapport du CEA, il s’agit d’un rapport intitulé « Suivi des travailleurs polynésiens du site d'expérimentation du Pacifique. Exploitation des archives du service médical du CEA » ; il est daté du 7 mars 1998 et a été rédigé par MM. Maximilien, Potot et Nowacki. Ce rapport répertorie depuis 1962 le suivi des premiers employés du CEA et des sous-traitants. On y apprend quelle était la moyenne d’âge du recrutement, quel était le temps passé sur les sites, quel était le nombre d’examens de suivi réalisés, quels étaient les résultats de ces examens. C’est une analyse statistique anonymisée, d’où le caractère surestimé de son classement en « confidentiel médical ». Il présente indéniablement un intérêt historique et sanitaire. Il a le mérite d’exister et d’avoir été réalisé par des médecins du CEA. Les historiens et les médecins doivent pouvoir s’en saisir en toute transparence parce qu’il apporte des informations, dont certaines ont d’ailleurs servi pour la rédaction de mon livre.
Une dernière chose quant à la citation qui m’a été prêtée au début de cet entretien : elle est issue d’un article publié dans Libération, rédigé par une pigiste qui, depuis lors, ne s’est pas cachée de ses opinions. Je n’ai jamais dit que les maladies et troubles du développement ou du spectre autistique étaient en rapport avec une exposition au plomb ! Mes propos ont été détournés ! Nous discutions de l’approche du docteur Sueur imputant ces troubles envahissants du développement aux essais nucléaires, à la radioactivité, à la contamination ou à des mutations. Or il existe beaucoup d’autres hypothèses en matière d’exposition des parents qui peuvent aboutir à la suspicion de trouble du spectre autistique. Je faisais valoir que d’autres expositions, y compris chimiques, pouvaient être incriminées (une étude venait de le confirmer). Il serait bon d’avoir une approche qui envisage plusieurs sources d’exposition au lieu de ne n’en retenir qu’une d’emblée. Il faut adopter la méthodologie et les critères de la science pour ne pas obtenir un résultat teinté d’idéologie. C’est mon opinion. Aucun de mes écrits ou propos ne se détache de cette approche scientifique, rationnelle et cartésienne.
M. le président Didier Le Gac. Merci infiniment pour cette audition. N’hésitez pas à nous transmettre tous les documents que vous jugeriez utiles pour compléter vos propos.
La séance s’achève à 11 heures 55.
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Présents. - M. Emmanuel Fouquart, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean‑Paul Lecoq, Mme Dominique Voynet
Excusés. - M. Alexandre Dufosset, M. Philippe Gosselin