Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de vétérans, victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française : MM. Michel Cariou, Jean-Louis Camuzat, Michel Lachaud 2
Mardi
4 mars 2025
Séance de 16 h 30
Compte rendu n° 17
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 4 mars 2025
La séance est ouverte à 16 h 35.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, de vétérans, victimes des essais nucléaires effectués en Polynésie française : MM. Michel Cariou, Jean-Louis Camuzat, Michel Lachaud.
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour cette série d’auditions qui, après une première table ronde ayant eu le même objet, vont nous permettre d’entendre ou de réentendre successivement cette fois-ci trois vétérans qui ont travaillé sur les sites de Moruroa et de Fangataufa au moment où la France procédait à ses tirs nucléaires. Je tiens immédiatement à souligner que les trois personnes qui s’exprimeront aujourd’hui le feront à titre personnel et non au nom ou pour le compte de l’association à laquelle ils appartiennent ou ont pu appartenir.
Je vous présente immédiatement notre premier invité, qui interviendra par visioconférence et que nous avons déjà entendu le 21 janvier dernier. Michel Cariou, je rappelle que vous êtes aujourd’hui à la retraite, mais vous avez été officier de la marine atomicien et spécialiste de radioprotection. C’est au titre de ces diverses qualifications que vous avez été affecté au service mixte de sécurité radiologique (SMSR) à Moruroa, de janvier 1966 à février 1973. Durant ces sept années, vous avez participé à trente et un tirs nucléaires, tous atmosphériques.
Puisque nous vous avons déjà entendu il y a un mois et demi environ, et si vous en êtes d’accord, je pense qu’il n’est pas nécessaire que vous repreniez vos propos relatifs à vos diverses affectations ou portant sur l’accomplissement des tirs auxquels vous avez assisté.
Je préférerais que vous abordiez plus en détail les informations et les recommandations que vous avez pu recevoir à l’époque pour vous protéger des tirs. Ces conseils ou ces directives étaient-ils précis ou vagues ? Ont-ils évolué avec le temps, l’expérience ayant éventuellement pu conduire la haute hiérarchie militaire à renforcer les mesures de protection ? Qu’avez-vous par ailleurs pu constater dans la manière dont la population polynésienne que vous étiez amené à côtoyer se protégeait ou était avertie des tirs qui allaient survenir ? En résumé et de façon concrète, comment avez-vous vécu cette époque ?
Mais, avant de vous donner la parole et comme cela a déjà été fait lors de votre précédente audition, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Cariou prête serment.
M. Michel Cariou, vétéran des essais nucléaires. J’ai effectivement travaillé au SMSR et ma participation aux essais nucléaires s’est déroulée en deux parties. Dans un premier temps, de 1966 à 1968, j’étais à bord du De Grasse, bâtiment affecté à l’état-major du SMSR et conseiller radiologique auprès du général André, le chef du SMSR. Dans un second temps, durant les années 1970 à 1972, j’étais basé à Mahina, à Tahiti, où j’étais responsable d’un groupe qui s’occupait des bateaux contaminés destinés à être réparés à Fare Ute, le port militaire de Papeete. J’avais également sous ma responsabilité le centre de décontamination du matériel. Enfin, durant cette période, j’étais également adjoint au chef du SMSR.
Comment ai-je vécu cette époque ? Je me suis déjà exprimé auprès de vous à ce sujet mais je vais quand même vous donner quelques détails supplémentaires. Le principal problème auquel nous étions confrontés ne concernait pas véritablement la prévision. Si je peux m’exprimer ainsi, nous avions tout prévu, y compris les tenues que devaient porter les participants militaires ou civils dans les cas difficiles, lorsque la contamination était présente. En revanche, il était compliqué de faire appliquer ces normes aux marins, particulièrement aux mécaniciens, en raison des températures élevées auxquels ils étaient confrontés au cœur des navires. Les protections radiologiques allaient jusqu’au port des masques MP 51 équipés de filtres contenant du charbon actif contre les iodes et permettant d'isoler les poussières radioactives. Tout était donc prévu, mais l’application véritable des normes sur le terrain n’était pas parfaite, c’est le moins que l’on puisse dire.
S’agissant des tirs, nous distinguions les tirs « propres » et les tirs « sales ». Les tirs étaient considérés comme sales lorsque la boule de feu touchait le sol. Cette boule de feu, au départ, avait une progression de 330 mètres par seconde, induisant un effet aspirateur. Cette boule de feu arrachait donc des particules du sol et des particules d’eau qui se mélangeaient à ce moment-là en produits de fission radioactifs. En conséquence, des particules plus grosses retombaient sur le sol, notamment sur le lagon de Moruroa et ensuite, éventuellement, sur des atolls et des îles qui ne devaient pas être touchés. Mais manifestement, il y a eu des accidents.
Les ingénieurs météo avec lesquels je discutais à bord du De Grasse ne cachaient pas les problèmes posés par les vents de surface entre le niveau de la mer et une altitude de 3 000 mètres. Ces ingénieurs ne savaient pas la veille, voire seulement quelques heures avant le tir, la direction que prendraient ces vents de surface. Or, à partir du lieu du tir, ces vents conditionnaient les retombées. Les tirs étaient organisés dans un secteur où il n’y avait pas d’îles ou d’atolls habités. La première île à risque était Tureia, à la droite du secteur « blanc » qui ne touchait aucune population. De fait, parmi les îles touchées, Tureia a été celle qui a été le plus affectée. Mais l’on peut également mentionner Mangareva.
Sur les quarante-trois tirs atmosphériques, vingt-deux ont touché le sol, soit ce que l’on pouvait appeler des tirs « à problème ». En outre, quatre tirs sur barge ont également été organisés. Or ces derniers constituaient, de loin, les pires tirs qui aient pu être effectués ! Pardonnez-moi l’expression, mais ces tirs étaient une véritable « saloperie », selon l’expression que nous utilisions au SMSR à l’époque. En effet, ils provoquaient une contamination au sol, mais aussi une contamination dans la fameuse « plume », c’est-à-dire dans le cadre des retombées. Cette contamination était très importante et a d’ailleurs été relevée dans le compte rendu secret de la saison 1966 réalisé par le général André auprès du général Thiry, le directeur du centre d’essais. Dans celui-ci, il notait que « la contamination des lagons par les tirs sur barge est importante et constitue un des problèmes majeurs de ce genre de tirs ».
Ces tirs « sales » entraînaient donc le dépôt de produits radioactifs, de l’ampleur de Tchernobyl. À Tchernobyl, les produits de fission qui ont posé problème sont exactement les mêmes qui interviennent quand une bombe explose. Selon que les tirs étaient plus ou moins « sales », se produisaient alors des « petits » ou des « grands » Tchernobyl. En résumé, sur les quarante-trois tirs atmosphériques qui ont eu lieu, quatre tirs sur barges ont été très contaminants et vingt-deux autres ont touché le sol.
En termes de produits radioactifs, trois d’entre eux étaient particulièrement notables. Il y avait d’abord de l’iode 131, que nous avons l’habitude de présenter sous forme de gaz, et qui se déplace sur le sol à partir du point zéro. IL faut savoir qu’environ 300 produits de fission radioactifs sont créés au moment d’un tir ; or, parmi ces 300 produits de fission, certains n’ont que quelques secondes de vie, d’autres quelques heures. En revanche, l’iode 131 est constitué de tellures solides, d’une période radioactive d’un jour. Peu après leur dispersion, ces tellures solides se transformaient en gaz : les tellures déposés au point zéro se désintégraient lentement en iode 131, dont la période radioactive est de huit jours, sur toute la surface de Moruroa. En conséquence, toutes les personnes présentes à Moruroa ont respiré des bouffées d’iode 131, en fonction de la direction des vents. J’en ai personnellement respiré, ce qui a occasionné chez moi le déclenchement d’un cancer de la thyroïde, au début de ma retraite. J’ai donc subi en deux temps une ablation de la thyroïde à l’hôpital des armées à Brest. Depuis cette intervention, je suis d’ailleurs un traitement de substitution.
Les deux autres produits sont le césium 137, un émetteur gamma, et le strontium 90, un émetteur bêta, lequel constitue selon les spécialistes le produit le plus dangereux, et de loin. En réalité, il s’agit du strontium-yttrium, puisque le strontium, dont la période radioactive est de vingt-huit ans, se transforme en yttrium 90, lequel a un jour de période radioactive. Le strontium 90 et l’yttrium 90 sont donc deux particules bêta émises. Le strontium 90 se fixe dans les os pour une durée biologique de cinquante ans. De son côté, la période biologique est de soixante-dix jours pour le césium 137.
Le service de santé des armées (SSA), en relation avec le SMSR, se concentrait sur surtout sur le césium 137, « facile » à détecter dans l’organisme, car il émettait en gamma. Il suffisait alors de passer les personnes suivies dans un « cercueil », une cabine allongée d’anthropogammamétrie, qui mesurait les rayonnements gamma émis par l’organisme. Cet examen permettait alors de déterminer si les personnes étaient contaminées et, dans l’affirmative, le niveau de la contamination en question. Mais puisque ce césium 137 connaît une période biologique de soixante-dix jours, tout examen postérieur à cette période ne permettait pas de détecter les personnes réellement contaminées, d’autant plus que la sensibilité des machines employées était toute relative.
Par ailleurs, il est très onéreux de détecter le strontium 90. Il faut prélever des urines pendant vingt-quatre heures, qui sont ensuite conditionnées en laboratoire pour en faire de la matière sèche et à partir de celle-ci, à travers le calcul de la dose d’irradiation, déterminer si le patient est contaminé. Il est souvent question de « rayonnements ionisants ». Lorsque le strontium 90 est fixé dans les os, il émet des particules bêta, dont une est très énergique, la particule bêta de l’yttrium, qui représente 2,27 millions d’électronvolts (MeV).
Or nous sommes tous constitués à 70 % d’eau. Une goutte de deux millimètres de diamètre contient un trilliard de molécules d’eau. Quand les os sont contaminés par le strontium 90, des radicaux libres se forment. Or, ces radicaux libres sont très nocifs et se dirigent alors vers l’ADN, lequel est constitué de quatre bases : l’adénine, la guanine, la thymine et la cytosine. Les séquences de l’ADN, les gènes, sont alors attaquées. Mon épouse, qui était affectée à un laboratoire d’analyse du SMSR à Mahina, a été contaminée par le strontium 90 présent dans les tartres des bateaux, qui a déclenché chez elle une leucémie myéloïde chronique.
Elle ainsi souffert d’un « chromosome Philadelphie », une anomalie chromosomique acquise des cellules souches hématopoïétiques, qui est associée à la leucémie myéloïde chronique. Des chercheurs américains ont ainsi mis en évidence ce chromosome Philadelphie, résultat d’une translocation réciproque entre les chromosomes 9 et 22, sous l’effet des radicaux libres eux-mêmes fabriqués par le strontium 90, qui irradient l’eau présente autour du squelette.
À partir d’une molécule d’eau H2O, le radical libre entraîne une modification de la structure moléculaire pour se transformer en peroxyde d’hydrogène (H202), soit de l’eau oxygénée qui se déploie ensuite dans l’organisme. Mais d’autres radicaux libres très nocifs se forment également et impactent l’ADN et l’ARN dans les cellules, l’ARN étant le messager de l’ADN, qui récupère les informations pour ensuite fabriquer des protéines au niveau des cellules.
En résumé, les rayonnements ionisants correspondent à une ionisation de l’eau de l’organisme, soit la formation de radicaux libres très réactifs et très nocifs, dont l’eau oxygénée formée dans l’eau de l’organisme et qui impacte toutes les cellules.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces explications techniques, qui permettent de mettre en lumière des points assez factuels. Je souhaite vous poser une question, que je poserai également aux autres auditionnés qui se succéderont cet après-midi après vous. Avez-vous suivi l’audition par la commission du docteur Patrice Baert, qui s’est déroulée le 20 janvier dernier ? Ancien médecin de la marine nationale, il est spécialiste du nucléaire, a travaillé à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et a écrit le livre Essais nucléaires en Polynésie française, Une histoire de mensonges et de contre-vérités. Dans son livre de plus de 300 pages, il démontre que les essais ne comportaient aucun risque. Comment recevez-vous ce livre ?
M. Michel Cariou. Je n’ai pas lu le livre, ni suivi l’audition de ce médecin, que je ne connais pas. Mes propos sont factuels et reposent sur des événements que j’ai personnellement vécus. Au SMSR, nous mesurions les résultats des essais sur le terrain. En 1972, un prélèvement de mes urines a été réalisé sur vingt-quatre heures, pour vérifier si j’avais été contaminé. De fait, il est apparu que j’avais été contaminé au strontium 90. Dès lors, je souhaiterais que M. Baert m’explique comment cette contamination s’est trouvée à forte dose dans mes os, si ce n’est en raison de mon exposition. Je conçois que cette réponse ne vous conviendra peut-être pas, mais c’est celle qui me vient à l’esprit, aujourd’hui.
M. le président Didier Le Gac. Je vous rassure ; il n’existe pas de « bonnes » ou « mauvaises » réponses !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. . Monsieur Cariou, je vous remercie de participer à cette nouvelle audition, qui nous permet de compléter la précédente. Je souhaite revenir sur la radioprotection et le suivi médical auxquels vous avez fait allusion. Comment les personnels travaillant sur site étaient-ils protégés ? Existait-il différents niveaux de protection ? Comment cette protection s’opérait-elle de manière schématique, selon que les personnels travaillaient sur les bateaux ou dans des bureaux sur l’atoll ? Certaines personnes ont ainsi déposé des dossiers d’indemnisation, mais il leur a été répondu que puisqu’elles travaillaient dans des bureaux qui n’étaient pas équipés de dosimètres, il était impossible d’attester de leur exposition à un certain seuil de rayonnements ionisants.
Ensuite, pouvez-vous évoquer le suivi médical dont vous avez fait l’objet ou dont d’autres personnes de votre connaissance ont pu faire l’objet ? Je pense à la fois à vos années de service, mais également ultérieurement, lorsque vous avez quitté les sites de Moruroa ou de Fangataufa.
M. Michel Cariou. La contamination à Moruroa était à petite dose, mais elle était permanente, quotidienne. Au fil des jours, des semaines et des années, elle a fini par porter ses effets. Si je peux prendre une comparaison, pensez à une empoisonneuse qui, tous les jours, injecte un peu de poison dans la soupe de son mari ; au bout de plusieurs mois ou années, celui-ci en décèdera inévitablement.
Telle était la situation à Moruroa. C’est peut-être la raison pour laquelle le médecin dont a parlé le président Le Gac tout à l’heure considère qu’il n’y avait aucun risque. La contamination générale était une contamination latente, de faible niveau. Mais les effets finissent par se produire quand vous êtes exposé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, jour et nuit à cette contamination, que vous respirez ces poussières lorsque vous vous baignez dans le lagon. De fait, il est certain que le lagon avait été affecté : dans les bateaux placés sur le lagon, les circuits d’eau de mer étaient très fortement contaminés. Ce n’est pas pour rien que nous demandions aux mécaniciens de prendre de très nombreuses précautions lorsqu’ils travaillaient, lesquelles incluaient le port de tenues spécifiques ou de masques MP 51 dotés de filtres.
Je me suis déjà exprimé à ce sujet. Comment voulez-vous faire respecter strictement cette obligation à des mécaniciens qui travaillent pendant des heures dans une atmosphère particulière chaude et étouffante ? Les personnes qui étudient les documents à partir de Paris n’étaient pas sur place, elles n’ont pas pu voir ce qu’il s’y passait.
Pour répondre exactement à votre question, la contamination était donc de faible niveau, mais les personnels y étaient exposés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Or la période des tirs pouvait durer de trois à six mois. Nous vivions cette contamination sur un format long ; elle s’est donc accumulée au fil du temps. Le SMSR disposait d’un document listant les organes les plus sensibles après un tir : il s’agit d’abord des intestins, puis de la thyroïde, des poumons et des os. Chaque tir successif provoquait donc une accumulation de « choc-tirs », de petits Tchernobyl comme je les ai appelés tout à l’heure. La contamination existait donc bien, même si elle n’était pas très élevée à chaque épisode.
Ensuite, je pense que la surveillance médicale a été affectée par un grave problème, en lien avec le strontium 90, qui se fixe dans les os pour cinquante ans. Au bout de cette période, 86 % de la radioactivité seulement a disparu ; il en reste donc encore à hauteur de 14 %. À l’heure où je vous parle, mes os contiennent certainement une petite de dose de strontium 90. Comme je vous l’ai expliqué, il était compliqué et onéreux de déterminer cette radioactivité. À titre d’exemple, j’ai effectué tous les tirs à partir de 1966, mais ce n’est qu’en juillet 1972 que j’ai pu obtenir cette vérification de contamination, soit seulement sept ans plus tard. Encore convient-il de préciser que j’ai bénéficié de cette surveillance parce que j’étais un professionnel qui avait sous ses ordres des techniciens du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). J’étais en quelque sorte « privilégié », je disposais des mêmes diplômes que les techniciens du CEA. Mais combien de personnes ont été contaminées sans avoir pu bénéficier de cette vérification ? En résumé, les participants sur place à Moruroa ont fait l’objet d’une surveillance médicale toute relative. Imaginez ce qu’il en a été des populations locales !
L’eau du lagon était contaminée, mais la baignade était autorisée. Il y avait 10-4 à 10-6 curie (Ci) par mètre cube d’eau. Je rappelle qu’un curie représente 3,7 × 1010 désintégrations par seconde. Lors d’une baignade, dans un mètre cube d’eau, il y avait donc plus ou moins 10 000 particules ou rayonnements gamma émis par seconde. La baignade était autorisée, car il était impossible d’empêcher des personnes qui passaient jusqu’à six mois sur un atoll de se baigner dans un lagon aux eaux paradisiaques. La question était d’ordre humain, mais aussi psychologique.
Il en a été de même pour Tureia. Les autorités étaient conscientes que des retombées radioactives pouvaient toucher l’atoll, ce qui s’est d’ailleurs produit. Mais était-il envisageable, dans le cadre de la prévision des tirs à venir pendant plusieurs années, d’extraire la population pour l’envoyer à Papeete ? En réalité, cela était impossible.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie. Vous nous avez montré un tableau du SMSR, mais à votre connaissance, existe-t-il d’autres documents ? Je pense notamment à des documents qui témoignent des niveaux de suivi, dans la mesure où nous avons compris que les personnes qui dépendaient du CEA bénéficiaient peut-être d’un traitement différent par rapport aux militaires ou aux travailleurs civils qui n’étaient pas directement engagés au CEA. Existe-t-il de la même manière des documents qui témoignent de la décision de ne pas déplacer les populations afin de ne pas provoquer d’inquiétudes au sein de celle-ci ?
M. Michel Cariou. J’imagine que de tels documents existent, mais je ne les ai pas en ma possession.
S’agissant des personnes surveillées, laissez-moi évoquer un cas à Mahina, qui disposait d’un laboratoire du SMSR, dans lequel la contamination était présente, puisqu’il était chargé d’analyser tous les prélèvements issus de Moruroa ou de Hao. En effet, à Hao était installé un centre de décontamination du matériel « riche » en provenance de Moruroa.
Au sein de ce laboratoire, trois femmes travaillaient en compagnie de mon épouse. Elles avaient été embauchées en tant que secrétaires dactylos, mais elles étaient en réalité des « petites mains » au sein de ce laboratoire, lequel recevait les films dosimètres qui venaient de Moruroa, pour les analyser. Les films dosimètres des individus n’étaient pas fortement contaminés, ce qui n’était pas le cas des films provenant des zones radioactives, notamment du point zéro. Ces femmes n’avaient pas été informées de la dangerosité de ces films, qu’elles ouvraient à l’aide d’une simple paire de ciseaux.
Mon épouse a travaillé pendant deux ans et demi dans ce laboratoire, mais n’a pas effectué de visite médicale à Tahiti durant cette période. Une fois qu’elle a quitté le service, elle n’a bénéficié d’aucune surveillance ni de prise de sang afin de vérifier une éventuelle contamination. Elle ne portait pas de films dosimètres ; elle n’avait pas été classée en tant que personnel non directement affecté aux rayonnements ionisants (PNDA). Cette population fait, malgré tout, l’objet d’une surveillance.
Je rappelle qu’il existait une classification, qui distinguait les personnels, selon qu’ils étaient des personnels directement affectés aux rayonnements ionisants (PDA), des PNDA qui pouvaient néanmoins être conduits à pénétrer dans des zones chaudes, et enfin la catégorie « public ». À cette catégorie appartenait donc mon épouse et ses trois collègues, mais également les Polynésiennes qui étaient embauchées à Mahina et qui prenaient en charge à main nue les matériels expédiés. Vraisemblablement, ces dernières ont sans doute également été affectées par des contaminations.
Le SMSR était un service technique, composé de techniciens et des physiciens. Selon moi, la responsabilité la plus importante pèse sur le service de santé, qui n’a pas assuré la surveillance du personnel. C’est pourquoi il me semble très curieux que le médecin que vous avez auditionné estime qu’aucune contamination n’avait eu lieu. Je vous ai montré que la contamination existe. J’ai été moi-même contaminé et cette contamination n’est pas venue du ciel ; j’ai été contaminé par du strontium 90 et du cérium 144. Mais je n’étais pas le seul : Polynésiens, civils, militaires, nous travaillions tous à Moruroa, qui était un laboratoire à ciel ouvert, puisque des bombes atomiques y ont explosé les unes après les autres. Encore une fois, vous devez être conscients que chaque bombe « sale » équivalait à un Tchernobyl !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À ce stade, je souhaite formuler deux remarques ou questions, auxquelles vous pouvez réagir. Vous parlez de Tchernobyl, tout en évoquant des contaminations permanentes, mais faibles. Pour nous, non spécialistes, ces deux affirmations semblent quelque peu contradictoires. En effet, nous envisageons une contamination forte après l’explosion d’une bombe, quand vous évoquez de votre côté une contamination lancinante, permanente, mais plutôt faible. Pouvez-vous nous fournir de plus amples éclairages ?
Ensuite, pouvez-vous également évoquer les conditions dans lesquelles vous viviez, c’est-à-dire les autorisations et les interdictions, notamment concernant la baignade ? Existait-il une interdiction de consommer les poissons ou les fruits de mer ? Vous avez souligné qu’il était compliqué d’interdire la baignade dans les eaux du lagon à une personne venue de l’Hexagone. Mais les Polynésiens vivent avec l’océan. Ils pêchent les poissons, mangent des fruits de mer, mangent des noix de coco et boivent leur eau.
M. Michel Cariou. Au moment de l’explosion, il n’existait absolument aucun risque : toutes les personnes étaient situées à une distance suffisante pour ne pas être contaminées ou irradiées. En revanche, après un tir, la poussière radioactive se dépose sur le sol, puis est balayée par le vent pour finalement atterrir dans le lagon, qui récupère ces granules et l’eau contaminée. Il faut donc distinguer les effets directs des tirs (aucune personne n’a été irradiée directement par le tir) des effets secondaires, à travers la contamination qui se déposait. Le même phénomène s’est produit à Tchernobyl, quand des poussières radioactives se sont échappées et ont contaminé une partie de l’Europe.
Ensuite, madame la rapporteure, cela n’est pas à vous que je vais apprendre que sur un atoll, on ne peut interdire aux Polynésiens de pêcher des poissons, de boire de l’eau de coco, ou de les manger. Certains d’entre eux avaient conscience du danger et pêchaient seulement à l’extérieur du récif.
M. Alexandre Dufosset (RN). Je vous remercie pour votre témoignage. Dans le cadre de notre commission, nous avons eu l’occasion d’auditionner le service de santé des armées (SSA), composé de personnels reconnus dans le monde entier comme des personnels hautement qualifiés, en qui nous pouvons avoir confiance. Vous avez mentionné la contamination lente, qui était non détectable durant votre service. Le SSA avait-il assuré un suivi médical de cette contamination, un accompagnement dans la durée ?
M. Michel Cariou. Ma réponse sera simple et rapide : le SSA n’a pas assuré un tel suivi. En outre, nous n’avons bénéficié d’aucune surveillance par la suite.
M. le président Didier Le Gac. Il n’existait pas à l’époque ce qu’on appelle aujourd’hui le suivi médical post professionnel.
M. Michel Cariou. C’est exact.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup, Monsieur Cariou, pour cette deuxième audition. J’espère que vous avez pu approfondir le sujet et partager avec nous les informations que vous n’aviez pas eu le temps de faire durant la première commission.
Nous accueillons maintenant M. Jean-Louis Camuzat, également par visioconférence. Monsieur Camuzat, vous êtes également un vétéran, ayant assisté notamment en 1969 et 1970 à plusieurs essais atmosphériques effectués sous ballon, c’est-à-dire d’essais où les bombes étaient placées dans des nacelles accrochées à des sortes de dirigeables gonflés à l’hélium. Cette technique de tir devait en principe empêcher la boule de feu créée par l’explosion de toucher le lagon et devait ainsi créer moins de contamination que les tirs sur barges notamment.
Les questions que nous pouvons vous poser sont nombreuses. Quand êtes-vous exactement arrivés en Polynésie ? À quels tirs avez-vous assisté ? Quelles règles deviez-vous alors respecter en termes de sécurité avant, pendant et après les tirs ? Avez-vous vu cette réglementation évoluer avec le temps et si oui, dans quel sens, avec quels éléments ? Quels étaient vos contacts avec la population polynésienne et savez-vous si celle-ci était avertie des tirs qui allaient être effectués ? Pouvez-vous nous faire part également du ressenti de la population polynésienne à l’égard des personnels de l’armée française notamment qui étaient sur place ?
En un mot, et comme nous le demandons à chaque vétéran que nous auditionnons, nous souhaiterions que, en votre qualité de témoin puisque vous étiez sur place dès 1969, vous nous racontiez comment vous avez vécu cette époque. Je précise que vous vous êtes auditionné à titre personnel, mais que vous avez été membre de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) pendant longtemps. Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Camuzat prête serment.
M. Jean-Louis Camuzat, vétéran des essais nucléaires. Je vous remercie de m’auditionner aujourd’hui. Je témoigne en tant qu’ancien président national de l’Aven de 2020 à 2023. J’ai fait partie des appelés du contingent et ai effectué mon service dans la marine nationale à partir de juillet 1969. Je suis parti sur les sites d’expérimentation à bord du bâtiment Maurienne de novembre 1969 à fin juillet 1970. J’ai ainsi assisté à la campagne de 1970, qui a porté sur cinq essais nucléaires. Il s’agissait de tirs atmosphériques sous ballon, qui me semblent avoir été les plus contaminants et donc les plus dangereux.
S’agissant de cette expérience, il faut convenir qu’assister à un essai nucléaire constitue quelque chose d’assez exceptionnel ! On pourrait même dire que cela comporte une dimension esthétique, mais nous étions loin d’imaginer les conséquences que ces tirs entraîneraient sur notre santé et sur celle de notre descendance. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en reparler au cours de l’audition.
Ensuite, nous ne disposions pas de protections particulières sur les navires ; nous étions tous vêtus de shorts, de chemisettes, et nous étions chaussés de sandalettes. Nous vaquions à toutes les occupations que nous voulions effectuer sur le site en dehors des heures de service : nous nous promenions, nous nous baignions, faisions de la plongée sous-marine, jouions au tennis ou au football... Des tournois de football étaient ainsi organisés avec des équipes représentant chaque bateau. Comme vous l’imaginez, nous ne disposions pas d’une belle pelouse comme celle du Paris Saint-Germain ; nous jouions directement sur le corail, ce qui occasionnait à la fois des nuages de poussière importants, mais également des cicatrisations longues lorsque nous avions le malheur de nous blesser en tombant sur le récif.
D’après moi, nous ne disposions pas du tout de consignes, dans la mesure où nous n’avions pas bénéficié de formation préliminaire. Quand nous étions informés qu’un tir allait être effectué, nous quittions l’atoll de Moruroa sur nos bateaux car nous faisions partie des postes d’appareillage, et nous partions au large dans le lagon. Quand le tir était effectué, la seule consigne que nous recevions consistait à placer notre tête dans notre avant-bras, afin que l’éclair provoqué n’endommage pas nos rétines. En revanche, dès que l’explosion avait eu lieu, tout le monde se retournait et nous regardions le nuage se déployer, voire nous nous prenions en photo devant lui ! Quoi qu’il en soit, il ne nous était pas demandé de respecter une quelconque consigne de sécurité particulière. Ensuite, au bout de quelques heures, nous revenions à quai, puis nous faisions ce que nous voulions sur le site et dans le lagon, comme si rien ou presque ne s’était passé.
Nombre d’entre nous étions des appelés du contingent. Nous n’étions au courant de rien ; nous n’étions informés qu’au dernier moment de l’imminence de l’explosion. Nous suivions l’acheminement depuis les bateaux où nous nous trouvions, puisque le site était entièrement vidé de l’ensemble de son personnel. Pour ma part, j’ai assisté à cinq essais nucléaires de puissance plus ou moins importante, mais je ne peux pas vous en dire beaucoup plus.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie. Par la suite, un regroupement de vétérans s’est opéré en France sous l’égide de l’Aven, que vous avez présidée. Ces vétérans de métropole avaient pour point commun d’avoir développé une maladie particulière. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de l’Aven, ainsi que les combats que vous avez menés ? Surtout, comment avez-vous établi un lien entre ces maladies déclarées des vétérans et les essais nucléaires ?
M. Jean-Louis Camuzat. J’ai rejoint l’Aven dès ses débuts en 2001, avant de présider l’association plus tard, association que j’ai quittée en 2023 à la fin de ma présidence. Pendant plus de vingt-trois ans, j’ai donc œuvré à la défense des vétérans et à la reconnaissance de leur préjudice.
Je tiens par ailleurs à ajouter un élément qui me semble important. Je soutiens pleinement l’action de nos amis polynésiens pour la recherche de la vérité, mais je souhaiterais également que l’on y associe tous les vétérans métropolitains du Sahara et de Polynésie qui ont été envoyés sur site. S’agissant de mon parcours au sein de l’Aven, j’ai connu toutes les étapes, du simple correspondant départemental jusqu’à sa présidence. J’ai également eu l’opportunité de connaître toutes les avancées de l’association, en tant que référent juridique.
J’ai aussi permis que certains dossiers d’indemnisation soient constitués, avant de les gérer jusqu’à leur aboutissement. À cette occasion, nous nous sommes aperçus que de très nombreux personnels étaient malades, jusqu’à ce que la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français (dite « loi Morin) définisse les maladies dites radio-induites, en acceptant le principe d’une reconnaissance pour les vétérans. À ce sujet, je souhaiterais revenir sur le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), lequel suscite un certain nombre de problèmes.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je tiens à vous rassurer, à l’exception de l’audition de M. Arakino, nous n’avons entendu que des vétérans en provenance de l’Hexagone. Nous avons également prévu d’aller en mission en Polynésie, où nous aurons l’occasion d’entendre des travailleurs qui œuvraient sur le site.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Monsieur Camuzat, vous avez attisé ma curiosité. En effet, au début de votre intervention, vous avez indiqué que les effets des essais se ressentaient également sur la santé des descendants. Pouvez-vous davantage détailler cet aspect ?
Par ailleurs, je suis surpris par la description des tenues que vous portiez lors des tirs. Vous ne disposiez d’aucun vêtement de protection, n’est-ce pas ?
M. Jean-Louis Camuzat. Absolument aucun, je le confirme. Permettez-moi de vous montrer un document pour vous prouver mes dires. J’ignore s’il s’affiche bien à l’écran, mais je pourrai vous le transmettre par écrit. Vous pouvez bien constater sur la photographie que je vous montre que nous ne portions aucune protection particulière. Encore une fois, la seule consigne que nous recevions consistait à tourner le dos à l’éclair et à blottir notre tête dans notre avant-bras pour ne pas subir de contact visuel avec le flash, lequel était dangereux pour la rétine. Pour le reste, nous n’avons jamais reçu de consignes de sécurité particulières.
M. le président Didier Le Gac. Pouvez-vous aborder à présent la question des descendants ? Des maladies se sont-elles transmises de manière intergénérationnelle ?
M. Jean-Louis Camuzat. Au-delà des vingt-trois cancers reconnus pour les vétérans, je déplore que le Civen soit devenu une « machine à ne pas indemniser ». Son dernier rapport établit ainsi que seulement 48 % des dossiers ont été acceptés. J’y vois là un problème majeur, dans la mesure où tous les vétérans qui déposent un dossier ont été présents sur les sites à un moment donné et sont atteints d’un des vingt-trois cancers référencés. Dès lors, on ne peut que s’interroger : comment se fait-il que si peu de vétérans soient indemnisés ?
Comme je vous l’indiquais préalablement, j’ai été référent juridique pour l’Aven et j’ai personnellement suivi différents dossiers, principalement en Loir-et-Cher, mon département d’origine. Je pense notamment au cas d’un vétéran décédé précocement alors qu’il n’avait qu’une quarantaine d’années. Son épouse et ses ayants droit ont tout entrepris pour obtenir une indemnisation ; ils ont constitué un dossier, dont j’ai eu la charge. Il leur a été très difficile d’apporter des preuves et des témoignages, compte tenu de l’âge précoce du décès de leur époux et père. Pourtant, cette personne a bien travaillé sur le site, et a été affectée d’une des vingt-trois maladies retenues dans la loi Morin. Malheureusement, la demande a été rejetée à la fois par le Civen et le tribunal administratif. Je vous cite un exemple, mais je connais personnellement de très nombreux cas similaires concernant des vétérans.
Par ailleurs, nous avons réalisé un recensement des enfants et petits-enfants de vétérans, qui établit qu’un très grand nombre d’entre eux développent des pathologies identiques, des malformations, ou souffrent de retards. Des documents avaient été transmis, une enquête avait d’ailleurs été menée, mais j’ignore à ce jour l’état de son avancement. Quoi qu’il en soit, je m’étais appuyé sur cette démarche à la suite de la table ronde organisée à l’Élysée par le Président de la République. À cette occasion, le Président Macron s’était engagé à ce qu’une étude soit réalisée, propos qu’il a ensuite confirmé lors de son déplacement en Polynésie. Malheureusement, j’ai le sentiment que la situation n’évolue pas dans ce domaine. Mais il est certain que de très nombreux enfants et petits-enfants sont malades.
M. le président Didier Le Gac. Avez-vous lu le livre du docteur Baert, Essais nucléaires en Polynésie française, Une histoire de mensonges et de contre-vérités ou entendu son audition devant notre commission d’enquête, il y a une quinzaine de jours ?
M. Jean-Louis Camuzat. J’ai suivi un certain nombre d’auditions, mais pas celle-ci. Je n’ai pas non plus lu son livre. En revanche, je dispose d’une bibliographie assez nourrie sur ces questions, qu’il s’agisse de la publication de Toxique par Disclose ou des livres édités par l’Aven. Mais je m’appuie surtout sur ma « bible », un document édité par le ministère de la Défense, préfacé par Mme la ministre Alliot-Marie et intitulé « La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie ». En effet, ce document fournit de très nombreux détails sur les différents tirs effectués. Je l’ai très fréquemment utilisé dans mon travail au cours des vingt-trois dernières années.
M. le président Didier Le Gac. Je vous précise donc que M. Baert, ancien médecin de la marine nationale, considère que les conséquences des essais ne sont pas plus nocives que celles liées à la présence de radon en Bretagne.
M. Jean-Louis Camuzat. Tout peut être contesté. En revanche, il est indéniable qu’un très grand nombre de vétérans ont été ou sont aujourd’hui malades, atteints par l’un des vingt-trois cancers de la liste annexée à la loi Morin. Cette liste devrait d’ailleurs évoluer, mais j’ignore quand la commission de suivi se réunira. Cette densité est quand même très parlante. Aujourd’hui, on nous dit que les risques ne sont pas plus élevés qu’en Bretagne. Hier, on nous disait que l’on courait plus de risque en portant une montre à quartz sur l’avenue des Champs-Élysées qu’en étant présent à Moruroa. Cela me fait quand même un peu sourire…
M. le président Didier Le Gac. Vous avez souligné également que des améliorations pouvaient être apportées concernant l’Aven. Voulez-vous en dire un mot ?
M. Jean-Louis Camuzat. Des améliorations peuvent toujours être apportées, dans toute organisation. Je pense que l’équipe actuelle réalise un bon travail.
M. le président Didier Le Gac. Pardonnez-moi, je pensais au Civen.
M. Jean-Louis Camuzat. La commission de suivi devrait logiquement se réunir deux fois par an. Malheureusement, elle n’est pas réunie depuis 2020 ou 2021, de mémoire, à l’époque où M. Véran était ministre de la santé. Face à cette carence, les vétérans se posent légitimement des questions.
Par ailleurs, le sujet des victimes dites « par ricochet » avait été soulevé, mais il ne semble pas que ce dossier progresse. La loi Morin établit l’indemnisation du vétéran, mais elle ne prévoit rien pour l’épouse ou les enfants qui ont pourtant subi un préjudice majeur. Il me semble que ce problème est quand même très important. En outre, l’étude transgénérationnelle qui avait été évoquée tarde à se concrétiser. Un espoir était apparu à travers le lancement d’une étude par le professeur de Vathaire, mais j’ai l’impression que celle-ci a avorté. Nous n’en entendons plus parler.
Mme Dominique Voynet (EcoS). À chaque audition ou presque, on nous rappelle que la seule précaution qui était transmise oralement aux personnes sur place consistait à leur indiquer qu’elles ne devaient pas consommer de poisson. Je pense ici à la fois aux militaires, mais aussi aux populations polynésiennes, pour lesquelles le poisson constitue l’une des bases de leur alimentation. Cette même interdiction vous avait-elle été formulée ?
M. Jean-Louis Camuzat. Nous consommions effectivement du poisson, mais il ne s’agissait pas de poisson pêché sur place. Celui-ci était certainement congelé et nous parvenait par convoi aérien. Personnellement, je n’ai jamais mangé de poisson en provenance du lagon ou de l’océan. En revanche, nous voyions fréquemment les Polynésiens incorporés dans la Marine ou travaillant comme personnel à terre pêcher et manger leurs propres poissons. Je l’ai vu, de mes propres yeux.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Je pose cette question à dessein. Nous avons précédemment organisé une audition, durant laquelle la personne auditionnée nous a longuement parlé du strontium 90. Or selon la voie d’administration, l’impact des radioéléments n’est pas identique. Par exemple, le plutonium est surtout dangereux par inhalation, quand la nocivité du strontium intervient essentiellement lors de son ingestion.
Par ailleurs, de nombreuses études ont été conduites sur le plan international pour évaluer la teneur en strontium 90 des dents des jeunes enfants. Ces études permettent ainsi de mener une première approche de la contamination transgénérationnelle. Elles ont notamment été effectuées au Nevada ou au Japon, mais j’ignore si tel a été le cas en Polynésie. Si cela n’a pas été fait, il me semble pertinent de pouvoir conduire de telles études, même tardivement.
M. Jean-Louis Camuzat. Cette idée me semble effectivement intéressante et mériterait d’être approfondie. Il existe certainement un grand nombre d’éléments qui ont été mis de côté alors même qu’ils recèlent des informations importantes. Je partage tout à fait votre avis.
M. le président Didier Le Gac. Monsieur Camuzat, nous allons bientôt conclure cette audition. Souhaitez-vous nous apporter des éléments complémentaires ou souligner un certain nombre de points qui vous paraissent essentiels ?
M. Jean-Louis Camuzat. Je souhaiterais que la loi évolue, que le Civen indemnise mieux les vétérans et que les victimes par ricochet soient un jour reconnues. De fait, il existe de nombreuses voies d’amélioration dans le cadre de la loi Morin. Si cette dernière a le mérite d’exister, car elle offre la possibilité aux vétérans d’obtenir une réparation, il demeure selon moi un trop grand nombre d’éléments superficiels.
Ensuite, le rôle des associations doit également être valorisé. Au-delà de l’Aven, je pense aux associations polynésiennes ou à la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom). Nous menons tous le même combat pour les vétérans ou les victimes des essais nucléaires et ces associations doivent se rapprocher, afin que leur action aboutisse à des résultats tangibles. Lorsque je présidais l’Aven, j’avais ainsi le sentiment que chacun travaillait de son côté, même si j’ai noué personnellement des relations avec les associations polynésiennes. À l’heure actuelle, ces associations agissent de manière isolée ; il conviendrait de les réunir autour d’une même table.
À ce sujet, je salue le travail entrepris par votre commission d’enquête. Les auditions que vous menez sont susceptibles de faire évoluer la situation. Sans cela, la situation ex ante demeurera. Le temps joue contre nous : dans quelques années, les derniers vétérans disparaîtront, les indemnisations cesseront et tout le monde sera satisfait.
M. le président Didier Le Gac. Nous tenons tous à vous rassurer sur ce point. Cette commission d’enquête ira à son terme. Avant l’été, Mme la rapporteure remettra son rapport et je suis certain que celui-ci contiendra de nombreuses propositions, notamment sur l’amélioration de l’indemnisation.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Camuzat, je vous remercie pour votre témoignage.
M. Jean-Louis Camuzat. En dernier lieu, je souhaite vous faire part d’une remarque. J’ai suivi l’audition de Mme Florence Mury devant votre commission. Je rejoins complètement l’analyse qu’elle formule concernant un effondrement éventuel de l’atoll de Moruroa et une possible vague-submersion sur l’île de Tureia. Si cet effondrement devait malheureusement se matérialiser, qu’adviendrait-il de la radioactivité enfouie dans le puits sous l’atoll de Moruroa et celui de Fangataufa ? Qu’adviendrait-il de la radionucléide alpha enfermée dans ces puits qui ont été creusés pour enfouir les déchets ? Il ne faut pas oublier que si un tel événement survenait, nous assisterions à un déferlement de la radioactivité dans le Pacifique.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cette remarque. Nous pourrons évoquer ce point demain, lors de l’audition de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad). J’ajoute que vous pourrez adresser des éléments complémentaires que vous jugerez utiles à la commission d’enquête, par courrier ou par courriel.
M. Jean-Louis Camuzat. J’en prends note. Je vous remercie de m’avoir auditionné. Je vous adresserai des informations complémentaires.
La séance est suspendue pendant dix minutes.
M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux et accueillons maintenant M. Michel Lachaud, en présentiel cette fois-ci. Sauf erreur, monsieur Lachaud, vous avez travaillé au sein de la marine nationale de 1960 à 1982. Officier marinier de spécialité « électro mécanicien de sécurité » (EMSEC), vous avez également obtenu un diplôme de technicien en radioprotection, ce qui vous a ensuite valu d’être affecté au SMSR sur l’atoll de Hao entre le 28 juillet 1969 et le 24 septembre 1970.
Vous avez ensuite été employé sur le bâtiment de soutien logistique (BSL) La Rance à Mururoa du 9 août 1972 au 9 août 1973 puis sur le transport de chalands de débarquement (TCD) Orage, du 21 juin 1976 au 16 décembre 1976, chargé de rapatrier en métropole du matériel de Mururoa ayant servi aux essais nucléaires.
Monsieur Lachaud, nous souhaiterions, comme pour vos devanciers, que vous nous racontiez comment vous avez vécu les tirs auxquels vous avez pu assister. Quelles règles vous demandait-on de respecter en termes de sécurité avant, pendant et après les tirs ? Avez-vous vu cette réglementation évoluer avec le temps et si oui, dans quel sens, avec quels éléments ? Cette réglementation était-elle différente suivant le poste que vous avez pu occuper (par exemple, sur l’Orage, étant au contact de matériels sans doute irradiés, avez-vous reçu des consignes spécifiques) ? Quels étaient vos contacts avec la population polynésienne et savez-vous si celle-ci était avertie des tirs qui allaient être effectués ? Savez-vous si un suivi médical a été assuré pour vous et les Polynésiens à l’époque ?
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer à votre tour tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
M. Lachaud prête serment.
M. Michel Lachaud, vétéran des essais nucléaires. Monsieur le Président, madame la rapporteure, messieurs et mesdames les parlementaires, je vais vous exposer mon vécu sur l’atoll d’Hao puis à Moruroa, à bord d’un bâtiment de la marine. Mais au préalable, je voudrais vous faire part d’un propos liminaire. J’ai été représentant de la Fédération nationale des officiers mariniers (Fnom) pendant plus de dix-sept ans, de 1993 à 2010. Dès que le problème des essais nucléaires et de leurs conséquences a fait surface, la Fnom a immédiatement interpellé le ministre de la Défense.
Une première question lui a été posée lors de la soixante-sixième session du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM) en décembre 2002. Je rappelle par ailleurs que l’Aven a été créée en 2001. Cette question était la suivante : quelles sont les conséquences des essais nucléaires aériens sur la santé ? Au cours de cette séance plénière, la ministre a répondu que le Gouvernement suivait ce sujet de très près et qu’il ferait preuve d’une entière transparence sur les constats effectués.
Une autre question a été posée en décembre 2007, à propos de l’Observatoire de la santé des vétérans, qui venait d’être créé. Il a alors été demandé au ministre ce que devenait l’enquête sur une éventuelle surmortalité des personnes qui avaient participé aux essais nucléaires. La réponse est arrivée assez tardivement, avec les résultats de l’enquête Sepia-Santé sur une période qui allait de 1966 à 1996, dont les résultats ont été publiés le 18 juin 2013.
En 2009, il a été question de la prise en compte de l’atoll de Hao et de l’île de Tahiti dans les zones géographiques concernées par les tirs aériens puisque, apparemment, des retombées avaient été constatées. En juin 2010 a été demandée la prise en compte de la commune de Mahina comme site répertorié dans le décret d’application de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des vétérans des essais nucléaires. Puis la loi du 18 décembre 2013, dans son article 53, a modifié la formule « zone exposée de Polynésie », pour lui substituer la formule beaucoup plus large de « tout le territoire ».
En raison de mon vécu personnel, je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle, compte tenu de la grande similitude dans l’indemnisation des victimes de l’amiante dans la marine nationale et celle des victimes des essais nucléaires. Dans les deux cas, les délais sont très longs. Pour mémoire, je rappelle que j’ai été auditionné le 13 septembre 2018 par la commission sénatoriale sur la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant d’autres dispositions en matière sociale et économique (dite loi Erom), qui était présidée par la sénatrice Lana Tétuani. J’ai également été auditionné le 22 novembre 2018 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dans le cadre d’une expertise collective consacrée aux conséquences sanitaires des essais nucléaires en Polynésie française.
J’en viens à présent au séjour en Polynésie, sur l’atoll de Hao. Le site du SMSR se trouvait environ à quatre kilomètres au sud du village d’Otepa. Le SMSR avait pour mission de veiller à la sécurité radiologique et biologique du personnel, en particulier le personnel PDA (personnel directement affecté à des travaux sous rayonnement ionisant), ainsi qu’au contrôle de l’ensemble du matériel contaminé et décontaminé. La partie dédiée à la radioprotection était constituée d’un technicien supérieur en radioprotection et de trois techniciens en radioprotection. Nous disposions également d’une équipe de décontamineurs composée d’une douzaine de légionnaires, dirigés par deux sergent-chefs espagnols. Pour ma part, je dirigeais l’équipe de surveillance radiologique composée de trois officiers de la marine et de l’armée de l’air et de quatre militaires du rang. Régulièrement, nous organisions des stages d’aide décontamineur. En effet, il était très difficile de faire comprendre au personnel que nous étions confrontés à des rayonnements ionisants, qui ne se voyaient pas, ne se sentaient pas, ne se touchaient pas.
La base arrière du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) était une structure centrale. En période de tir, l’atoll de Hao comptait au minimum 3 000 personnes, en incluant le personnel militaire interarmées, le personnel civil de la Défense et la population locale (600 personnes). La piste de l’aéroport de Hao était l’une des plus grandes du Pacifique, avec 3 380 mètres de longueur, et elle accueillait tous types d’avions. Au bout de la piste se trouvait la zone du centre de décontamination des aéronefs et du personnel (CDAP). Elle se situait à environ 100 mètres de la route qui reliait l’aéroport du village d’Otepa à la structure du CEA. Cette zone accueillait tous les avions et hélicoptères contaminés ; et en particulier les avions Vautour qui effectuaient des pénétrations pilotées dans les nuages des tirs nucléaires, entre quarante-cinq minutes et une heure après l’explosion. De retour à la base, ces avions rejoignaient la zone CDAP. Ils portaient sous les ailes des filtres que nous extrayions, dont nous mesurions le rayonnement avant de les placer dans un château de plomb. Ces filtres étaient ensuite convoyés, jusqu’à la zone du CEA pour y être analysés.
Au SMSR, il existait une « zone contrôlée » (zone chaude), qui s’appelait la zone du centre d’intervention et de décontamination des matériels (CID). Elle comportait un vestiaire, une laverie qui était chargée de laver toutes les tenues contaminées du personnel qui avait été exposé ou avait travaillé à la décontamination. Dans cette zone, il était obligatoire de travailler en tenue chaude, c’est à dire vêtu d’une combinaison, d’un film de dosimètre, de gants et de masques.
Quels faits avons-nous constatés ? Quand les Vautour rentraient de pénétration pilotée, nous mesurions la radioactivité émise. La plus importante radioactivité émise que j’ai enregistrée était de 450 rads, soit 4,5 sievert, ce qui correspond à une dose létale de 50 % : cela signifie que quelqu’un qui resterait devant une telle source pendant une heure aurait 50 % de chance de décéder. En conséquence, nous réalisions très rapidement la mesure avant de replacer les filtres dans le château de plomb, pour éviter d’être irradiés trop longtemps. Si la mesure durait seulement entre deux secondes et deux secondes et demie, ce délai suffisait à diffuser une certaine dose dans nos corps.
Dans cette zone CDAP, une fois que les filtres étaient mesurés, mis en château de plomb et convoyés vers le CEA, il fallait s’occuper du pilote, qui avait été lui aussi irradié, puis décontaminer l’avion. Ces opérations duraient un certain temps, en tenue chaude complète, y compris avec masque, sous une température de 35 à 40 degrés ; travailler dans ces conditions n’était pas évident.
À la demande de l’état-major, il m’est également arrivé de réaliser, en compagnie de personnels de l’armée de l’air, des prélèvements sur les ailettes des compresseurs d’un réacteur de Vautour ayant effectué une pénétration pilotée. L’armée de l’air s’était chargée de démonter le réacteur jusqu’à l’apparition des ailettes, puis nous avons conduit des relevés très précis sur des compresseurs basse pression et haute pression. Nous portions alors des tenues et des gants, mais travaillions sans masque. Ces prélèvements étaient réalisés à l’aide de petits morceaux de coton que nous disposions ensuite dans un petit récipient transparent en plastique, avant de les refermer immédiatement. Entre 100 et 150 prélèvements ont été réalisés. J’ai également été responsable des essais concernant l’étude des tartres en août 1969.
Une autre mission nous incombait également : l’accueil des DC-8 ou KC-135 de l’armée de l’air qui acheminaient les éléments de la bombe à Hao avant d’être convoyés au centre du CEA. Ces avions étaient interdits de couloirs aériens en raison de la matière qu’ils transportaient. Ils partaient de métropole et effectuaient une seule escale en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, où la piste avait été aménagée pour prévenir tout éventuel crash. Lorsqu’ils arrivaient, nous convoyions les éléments de la bombe jusqu’à la zone du CEA, de nuit.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Savez-vous d’où ces avions partaient en métropole ?
M. Michel Lachaud. Je l’ignore, je ne m’en souviens plus.
Ensuite, le collègue de la Fnom que vous avez auditionné a certainement évoqué l’épisode de la contamination du train avant d’un DC-6, dont j’étais l’agent contrôleur. Ces avions servaient à tout en Polynésie, ils transportaient à la fois des passagers, mais aussi du fret. Cet épisode de contamination du train avant est intervenu un jeudi ou un vendredi, jour où les permissionnaires allaient sur Tahiti. Les avions effectuaient des rotations entre Papeete, Moruroa et Hao et lors d’un contrôle de routine, nos appareils de détection ont émis des crachotements très marqués. Après une inspection de tous les éléments, nous avons identifié que seul le train avant était affecté, mais de manière significative. Pour être sûrs de notre fait, nous avons d’ailleurs effectué des mesures à trois reprises.
À l’époque, selon la dose établie, trois usages de l’avion étaient possibles : l’usage normal, l’usage restreint et l’usage interdit. En l’espèce, la dose était telle que nous avons dû classer l’avion en usage interdit. Je suis alors allé informer le commandant de bord pour lui signifier que l’avion ne pouvait pas redécoller, à la stupeur générale, d’autant plus qu’il convoyait un général qui venait de réaliser une tournée d’inspection à Moruroa. Finalement, le commandant du CEP a donné l’ordre de laisser redécoller l’avion, qui a ensuite rejoint la base 190 de Tahiti-Faa'a. Une semaine plus tard, j’ai été convoqué par l’amiral commandant du CEP, à qui j’ai expliqué les événements. Celui-ci m’a alors demandé de conserver une discrétion absolue sur cet épisode. Que s’est-il passé ? Je n’en sais rien mais j’en conclus qu’il est certain que la piste de Moruroa avait été contaminée, vraisemblablement après un tir ; je ne me souviens plus duquel. Par ailleurs, il est surprenant que seul le train avant ait été contaminé, à l’inverse des deux autres. Cela signifie que la contamination avait porté sur un espace très particulier de la piste.
Il me revient également un autre épisode en mémoire. Un jour, je me suis rendu en début d’après-midi au CID, où j’ai découvert deux légionnaires en train de manipuler à main nue, sans protection, des coraux enfermés dans un fût de 200 litres. Il s’agissait de coraux en provenance de Moruroa, qui étaient naturellement contaminés. Je leur ai enjoint de poser immédiatement ces coraux avant de procéder à des contrôles, qui ont confirmé qu’ils avaient été contaminés en raison du contact avec leurs mains.
Je tiens également à insister sur les douches que prenaient les personnels après chaque intervention en zone contaminée, soit sur des matériels, soit sur des personnels eux-mêmes contaminés. En dépit des précautions que je prenais et des tenues chaudes que je portais, j’ai été personnellement contaminé à plusieurs reprises. Nous prenions donc des douches supposées nous nettoyer, à l’occasion desquelles nous pouvions être confrontés à un problème encore plus dangereux. La contamination vient particulièrement se nicher dans les cheveux et il suffisait de boire un peu d’eau ruisselant sur le crâne pour ingérer cette contamination, qui rejoignait alors l’estomac, provoquant une irradiation interne suivant le radioélément ingéré. Ce phénomène est certainement intervenu à plusieurs reprises.
En résumé, les conditions de travail étaient particulièrement difficiles, notamment lorsqu’il s’agissait de décontaminer les aéronefs, et en particulier les Vautours. Nous répétions tous les jours les consignes de sécurité et vérifions que tous les personnels étaient bien équipés avant de procéder aux décontaminations.
J’ai ensuite travaillé à Moruroa sur le bâtiment La Rance. À cette époque, on cherchait un site pour mener des expérimentations souterraines. Nous avons participé à une mission aux Marquises d’octobre à décembre 1972, qui avait pour objet de réaliser des forages et des expertises sur l’île de Eiao. Cette campagne n’a pas été concluante et le site de Fangataufa a finalement été retenu. Les années 1972 et 1973 ont également été connues pour les croisades maritimes menées par les antinucléaires. J’ai assisté à un seul tir, le tir « Euterpe » du vendredi 20 juillet 1973. L’explosion est intervenue à neuf heures trente, et deux heures plus tard, La Rance se trouvait déjà dans le lagon. Les équipes de décontamineurs et les équipes du SMSR avaient été disposées pour contrôler les doses et, à cette occasion, nous avons pu observer de nombreux poissons morts en surface.
J’ai demandé au département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires mon bilan radiologique en 2011. J’ai effectué une spectrométrie gamma, à l’occasion de laquelle les rayonnements alpha et beta ne sont pas détectés. Dans mes urines, on a découvert du thorium 232, du ruthénium 106, de l’uranium 238, du strontium 90, du cérium 144 et des traces de plutonium. Officiellement, sur la période de mon affectation au SMSR, j’ai reçu une dose de 85 millirems (mrem) soit 0,85 millisieverts (mSv) aux normes actuelles. Les normes en vigueur aujourd’hui sont de 1 mSv/an pour la population et de 20 mSv/an pour les travailleurs du nucléaire.
En conclusion, des zones d’ombre demeurent concernant mon dossier, puisqu’il manque notamment tout le mois d’avril 1970. Je suis par ailleurs « inconnu » pour les tirs Andromède (15 mai 1970), Cassiopée (22 mai 1970), Dragon (30 mai 1970) et Licorne (3 juillet 1970). Je constate également que les normes en vigueur à notre époque étaient bien moins restrictives que les normes actuelles. De plus, j’ai certainement été affecté bien au-delà de la mesure de 0,85 mSv officielle. Ne serait-ce que pendant les deux à trois secondes où nous mesurions les filtres des Vautours de retour de la pénétration pilotée, nous avions déjà encaissé 125 mrem.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ce témoignage très précis et essentiel pour nous.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite vous interroger sur la zone de nettoyage des aéronefs et sur la piste de Hao, compte tenu de votre témoignage concernant un DC-6 en provenance de Moruroa, dont le train avant avait été contaminé.
Quel était l’état du train avant des Vautours qui avaient traversé le nuage pour recueillir des informations ? Où la contamination se diffusait-elle ? J’ai en effet en mémoire des photos de personnels alignés sur une piste, en train de brosser le sol. Pouvez-vous m’en dire plus ? Savez-vous si cette photo est liée aux tâches de nettoyage des aéronefs qui étaient effectuées à Hao ?
M. Michel Lachaud. J’ai oublié de vous préciser un élément. Les réacteurs de Vautours qui avaient été démontés pour réaliser des prélèvements étaient ensuite placés dans un coffre bétonné et mouillés dans les hauts-fonds au large de l’atoll de Amanu, situé au nord-est de Hao.
Ensuite, je n’ai pas eu l’occasion de contrôler des Vautours de retour de pénétration pilotée, cette opération ayant été assurée par des collègues. Je précise que les trains avant des avions de guerre sont rentrés lorsqu’ils effectuent des pénétrations pilotées et ne sont sortis que peu de temps avant leur atterrissage. En conséquence, je n’ai pas connu d’épisode de contamination sur des trains avant de Vautours.
En revanche, il est exact que la décontamination était effectuée avec des balais-brosses en fonction des zones contaminées, à l’issue des contrôles. Je précise d’ailleurs que chaque avion était contrôlé avant et après la décontamination. Les parties contaminées étaient nettoyées, au besoin donc avec des balais-brosses. À ce titre, je peux dresser un parallèle avec la décontamination qui concernait les personnels. Si à l’issue de trois douches, nous étions encore contaminés, nous réalisions une décontamination « fine », qui consistait à nous couper les cheveux.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Où cette contamination était-elle dirigée une fois l’opération de décontamination effectuée ?
M. Michel Lachaud. La contamination était filtrée, puis stockée dans un caisson placé en dessous.
Mme Dominique Voynet (EcoS). Que devenait ce caisson, par la suite ?
M. Michel Lachaud. Je l’ignore.
M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je vous remercie pour votre témoignage. Vous avez notamment indiqué que les personnels ne semblaient pas informés de la dangerosité ou des risques qu’ils encouraient. Je pense en particulier à l’épisode concernant les légionnaires qui inspectaient les coraux.
Existait-il une politique de communication bien établie sur les sites pour rappeler les dangers d’une radioactivité potentielle, ainsi que les précautions à suivre, à l’image de celles qui figurent dans la réglementation du travail affichée dans les ateliers ? Cette réglementation était-elle visible de tous ? Vous avez également évoqué des légionnaires espagnols. Cette information était-elle également disponible dans leur langue ? Lors de précédentes auditions, il nous a en effet été indiqué que des Portugais travaillaient également sur place.
Pour moi, ces éléments sont d’importance et suscitent un certain nombre d’interrogations. En effet, nous évoquons les conséquences des essais nucléaires pour les anciens de l’armée française, les travailleurs polynésiens, les travailleurs algériens, les vétérans du Sahara et de Polynésie, mais nous ne sommes pas forcément informés de la nationalité des autres travailleurs qui sont intervenus sur les différents sites. J’ignore le nombre de travailleurs espagnols présents, de même que la nationalité d’autres travailleurs présents sur place.
M. Michel Lachaud. Je précise que seuls les deux sergent-chefs de la Légion étrangère étaient de nationalité espagnole. La douzaine de légionnaires sur place était régulièrement informée ; nous leur prodiguions des cours et des stages de décontamination. Mais nous avions beau agir de la sorte, il était difficile de faire prendre conscience aux gens de l’existence d’un danger radioactif qui était invisible, inodore, impalpable. Les deux légionnaires que j’ai surpris en train de manipuler des coraux avaient pourtant été préalablement instruits comme les autres.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite revenir sur les propos tenus par mon collègue Jean-Paul Lecoq. Certains travailleurs polynésiens parlaient très mal le français, voire quasiment pas. Des personnels faisaient-ils office de traducteurs ? Les documents étaient-ils traduits en langue polynésienne ?
M. Michel Lachaud. De mémoire, trois Polynésiens travaillaient avec nous, lorsque j’étais sur place, à Hao. Tous les trois comprenaient le français, selon des niveaux certes différents. L’un des trois était peut-être moins à l’aise avec notre langue, mais les deux autres lui traduisaient les instructions s’il ne les avait pas bien comprises. Sur les trois, l’un parlait particulièrement bien le français ; j’ai travaillé avec lui sans rencontrer un seul problème.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces personnels informaient-ils également les populations sur place ? Vous nous avez en effet indiqué que le site du SMSR se trouvait environ à quatre kilomètres du village d’Otepa. Il devait donc exister des interactions avec les villageois. L’information concernant les risques ou la dangerosité des tâches effectuées sur l’atoll était-elle transmise aux populations, dans les deux langues ?
M. Michel Lachaud. Il m’est difficile de répondre à votre question. Comme je l’ai indiqué, à l’époque des tirs, 3 000 personnes étaient présentes sur l’atoll d’Hao, qui est de petite taille. Je sais en revanche que les trois Polynésiens qui œuvraient avec nous étaient en contact avec la population ou avec d’autres Polynésiens qui travaillaient par exemple pour les services de restauration. Ces trois Polynésiens étaient informés des dangers, mais je ne peux pas vous dire si le bouche-à-oreille fonctionnait.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie d’être venu jusqu’à nous. Comme vous l’avez indiqué, vous avez déjà été auditionné, notamment au titre de vos fonctions à la Fnom. Je vous précise que notre commission d’enquête rendra son rapport au mois de juin. Madame la rapporteure y formulera certainement des propositions pour améliorer le fonctionnement de l’indemnisation. À ce titre, votre témoignage nous sera particulièrement utile. Vous pourrez par ailleurs nous faire parvenir tout élément complémentaire que vous jugerez utile par courrier ou courriel.
M. Michel Lachaud. Dans l’immédiat, je souhaite revenir sur un élément. Lors de mon propos liminaire, j’ai évoqué les similitudes dans l’indemnisation des victimes de l’amiante dans la marine nationale et celle des victimes des essais nucléaires. Nous savons que jusqu’en 1996, les bâtiments de la marine nationale ont été amiantés. En conséquence, tous les personnels qui ont développé une maladie liée à l’amiante devraient être indemnisés.
J’ai également rappelé que la loi du 18 décembre 2013 dans son article 53, avait modifié la formule « zone exposée de Polynésie » pour la remplacer par « tout le territoire ». Tout le personnel qui a travaillé en tant que PDA, participé aux tâches ou subi les retombées et développé une maladie due au rayonnement ionisant devait être indemnisé. Enfin, qu’en est-il des touristes qui étaient en Polynésie au moment des explosions ? C’est également une question qui se pose.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.
L’audition de M. Christian Percevault en visioconférence n’a pu avoir lieu en raison d’un incident technique.
La séance s’achève à 19 h 05.
Présents. – M. Alexandre Dufosset, M. Emmanuel Fouquart, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet