Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, du Commissariat à l’énergie atomique – Direction des applications militaires : M. Jérôme DEMOMENT, directeur des applications militaires ; M. Philippe SANSY, directeur adjoint des applications militaires ; M. Jean-François SORNEIN et M. Laurent BOURGOIS, experts              2

 


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 14 h 30

Compte rendu n° 19

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 12 mars 2025

 

La séance est ouverte à 14 h 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Audition, ouverte à la presse, du CEA / DAM (Commissariat à l’énergie atomique – Direction des applications militaires) (en présentiel) : M. Jérôme DEMOMENT, directeur des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) ; M. Philippe SANSY, directeur adjoint des applications militaires ; M. Jean-François SORNEIN et M. Laurent BOURGOIS, experts

M. le président Didier Le Gac. Nous recevons des représentants de la direction des applications militaires (DAM) du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives a été créé le 18 octobre 1945, à la sortie de la Seconde guerre mondiale, et la direction des applications militaires a succédé en septembre 1958 à la direction des techniques nouvelles. Elle est chargée de missions au service de la défense et de la sécurité de la France. C’est elle qui conçoit, fabrique et garantit la sûreté et la fiabilité des têtes nucléaires de la dissuasion, qui élabore les chaufferies de propulsion nucléaire des bâtiments de la marine nationale, notamment les fameux sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE), et qui apporte un appui technique aux pouvoirs publics dans la lutte contre la prolifération nucléaire et le terrorisme.

Vous vous en doutez, nous avons beaucoup de questions à vous poser comme en témoigne l’imposant questionnaire que Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure de notre commission d’enquête, vous a fait parvenir. Je souhaite pour ma part vous en poser deux de façon liminaire.

La première, essentielle pour comprendre et pour savoir si tous les éléments importants sont connus, concerne l’accès à vos archives. Plusieurs chercheurs que nous avons auditionnés ou dont nous avons consulté les ouvrages ont affirmé que la plupart de vos archives étaient fermées. Le CEA est pourtant un établissement public industriel et commercial (Epic), donc une personne morale de droit public, placé sous la tutelle d’un ministère. Les responsables des Archives nationales nous ont précisé que le CEA ne leur avait jamais versé de documents, alors qu’il relève de leur périmètre puisqu’il dépend d’un ministère, en l’occurrence celui de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, et qu’il en a, à ce titre, le droit.

Pour quelles raisons êtes-vous rétifs à l’ouverture de vos archives ? Votre position fait naître des interrogations voire des suspicions à votre égard. Même si vous avez créé une commission interne de déclassification en février 2020, quels progrès comptez-vous faire en la matière ?

La seconde question porte sur l’ouvrage Toxique, coécrit par Sébastien Philippe et Tomas Statius, que nous avons reçus lors de notre première audition. Le CEA a jeté la suspicion sur cet ouvrage qui a pourtant été validé scientifiquement par les pairs internationaux des auteurs (l’un est journaliste mais l’autre est professeur à Princeton) et par plusieurs chercheurs et organismes scientifiques, en France et à l’étranger. Que reprochez-vous à cet ouvrage et quelle est votre position sur le large consensus qui accorde le plus grand sérieux à cette étude ?

Avant que vous n’interveniez, je vous demande de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jérôme Demoment, Philippe Sansy Jean-François Sornein et Laurent Bourgois prêtent successivement serment.)

M. Jérôme Demoment, directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Je suis très honoré de contribuer aux travaux de cette commission d’enquête de la Représentation nationale et je vous remercie de me donner l’occasion d’apporter l’éclairage de la Direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA/DAM) sur les essais nucléaires réalisés en Polynésie française. Pour ce faire, je suis accompagné de trois collègues dont les compétences et l’expérience contribueront à vous apporter les réponses les plus précises possibles. M. Philippe Sansy est mon adjoint ; il préside, à ce titre, la commission de déclassification de la DAM et représente la direction dans toutes les commissions de déclassification du service historique de la défense (SHD) ; M. Jean-François Sornein, ingénieur de formation et spécialiste en géologie et géophysique, a fait toute sa carrière au CEA, dont vingt-neuf ans au sein de la DAM, et a été directement impliqué dans le dispositif de préparation et de suivi des essais nucléaires au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) ; enfin, M. Laurent Bourgois, lui aussi ingénieur de formation, a passé trente-quatre années de sa carrière au CEA, dont les dix-sept dernières à la DAM, où il a travaillé dans le domaine de la radioprotection et du calcul d’impact, dans lequel il est un expert reconnu. À nous quatre, il me semble que nous serons en mesure de couvrir l’ensemble des thèmes qui feront l’objet de vos questions.

La DAM offre une expertise de haut niveau au sein du CEA et au service des programmes nucléaires de défense. Ces derniers sont composés des armes nucléaires, des chaufferies nucléaires embarquées dans les bâtiments de la marine nationale (SNLE et porte-avions) et des activités de production et de recyclage des matières nucléaires indispensables aux armes et aux chaufferies. Les équipes de la DAM ont acquis, au fil des décennies, une expertise reconnue sur l’ensemble des technologiques impliquées dans le processus d’acquisition d’une dissuasion nucléaire. C’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui experte nationale dans la lutte contre la prolifération et le terrorisme nucléaire.

Dès sa création en 1958, elle a reçu comme mission de concevoir et de fabriquer les armes nucléaires françaises en garantissant leur sûreté, leur performance et leur fiabilité. Elle est également chargée de leur démantèlement en fin de vie opérationnelle : elle récupère à cette occasion la matière fissile pour la recycler et la réutiliser dans les armes futures. Cette capacité permet à la France de ne plus avoir à produire de nouvelles matières fissiles pour sa dissuasion depuis le milieu des années 1990.

Depuis la première prise d’alerte nucléaire par les forces aériennes stratégiques il y a un peu plus de soixante ans, la direction des applications militaires contribue à l’exercice de la dissuasion nucléaire française par le Président de la République. Ce dernier, qui incarne la stratégie de dissuasion nucléaire au nom du peuple français, a encore eu l’occasion la semaine dernière de souligner la place de ces enjeux dans le contexte international que nous connaissons.

La mission de la DAM est hors du commun, elle porte des exigences très fortes et elle est conduite par des Françaises et des Français comme les autres. Ces exigences ont profondément structuré, hier comme aujourd’hui, la culture des personnels de la direction. Cette culture ne repose pas sur le secret, mais sur un engagement de très haut niveau et une recherche de l’excellence scientifique et technique, seuls à même de relever les défis les plus ambitieux. Dans le contexte géopolitique actuel, nous mesurons pleinement la reconnaissance que nous devons montrer envers tous ceux qui ont contribué à doter la France d’une dissuasion nucléaire crédible et souveraine, ce qui n’aurait pas été possible sans les essais nucléaires. En juillet 2021, le Président de la République a mis en lumière la reconnaissance et la dette de la Nation envers la Polynésie française où 193 essais nucléaires ont été réalisés entre 1966 et 1996.

Pour répondre aux attentes et aux questions exprimées lors des auditions précédentes, j’ai choisi de ne pas limiter mon propos au champ strict de responsabilité et de décision de la structure que je dirige et j’apporterai des éclairages sur les domaines liés à l’activité propre de la DAM.

La France a dû effectuer des essais nucléaires pour mettre au point ses premières armes nucléaires, car cette tâche est d’une grande complexité. Il est impossible de prévoir le comportement de la matière dans les conditions extrêmes de fonctionnement d’une arme nucléaire à partir des références que l’on trouve usuellement sur terre : seule la réalisation d’un essai en vraie grandeur permet de comprendre et de maîtriser toutes les facettes d’une arme nucléaire. La France a réalisé 210 essais nucléaires, dont 193 en Polynésie française. Pour mettre au point les armes répondant aux besoins exprimés par les armées dans le contexte de la Guerre Froide, la DAM a défini un concept, appelé « formule nucléaire », dont elle a testé le fonctionnement par un essai en grandeur nature. Cette formule a ensuite été optimisée par un processus itératif de calculs de prédictions et de réalisations d’essais nucléaires, afin de devenir in fine un objet militarisé pouvant équiper un missile sous un avion ou être embarqué dans un sous-marin. Des essais de sécurité ont également été menés pour garantir la sûreté de l’arme, laquelle repose en particulier sur l’impossibilité de déclencher son fonctionnement nucléaire en cas de situation accidentelle ou d’agression extérieure.

La mise au point d’une arme nucléaire exige la réalisation de plusieurs essais nucléaires en amont. Chaque essai était exploité au maximum : une instrumentation complète était déployée pour récupérer un maximum d’informations. Grâce à toutes ces données et au fur et à mesure de la réalisation des essais, les équipes de la DAM ont amélioré leur maîtrise du fonctionnement de l’arme et développé des modèles numériques de plus en plus précis pour prédire les performances des armes : c’est ce que l’on appelle la « démarche de simulation ». Pendant le moratoire des essais nucléaires, décidé en 1992, la DAM a élaboré une méthode inédite permettant de concevoir et de garantir le fonctionnement des armes nucléaires françaises par la simulation, sans recourir à un nouvel essai nucléaire. Cette méthode a nécessité la conduite d’une ultime campagne d’essais, destinée à tester une formule « robuste », compatible avec la démarche de simulation, c’est-à-dire capable de fonctionner même si la définition s’écarte un peu d’un point de référence. Cette formule a été testée avec succès lors de la dernière campagne d’essais, réalisée en 1995 et 1996, ce qui a permis au président de la République de décider, en 1996, l’arrêt définitif des essais nucléaires et de lancer le programme Simulation. La France est le seul pays à avoir rendu cette décision irréversible en démantelant ses installations d’essais.

La capacité à modéliser le fonctionnement de l’arme est régulièrement améliorée grâce aux résultats obtenus dans les installations expérimentales du programme Simulation, par exemple le laser mégajoule (LMJ) implanté près de Bordeaux. Il est indispensable de veiller à ce que la modélisation reproduise fidèlement le fonctionnement de l’arme : cette vérification s’opère en comparant les résultats des simulations avec les données issues des essais nucléaires passés. La France dispose d’une dissuasion performante, crédible et souveraine justement parce qu’elle a pu effectuer ces 210 essais nucléaires. Le renouvellement des armes repose sur la capacité à confronter régulièrement nos calculs aux mesures des essais nucléaires passés. Celles-ci constituent des données vivantes, régulièrement utilisées par les équipes de la DAM et essentielles à la pérennité de la dissuasion nucléaire française.

En matière d’essais nucléaires, une claire répartition des rôles entre le CEA et les armées a été tracée au milieu des années 1950 et appliquée à partir de 1960. La direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen), organisme mixte des armées et du CEA créé en 1964, était chargée de la conception, de l’organisation, de la réalisation et de l’exploitation du CEP, ainsi que de la préparation et de l’exécution des essais. La Dircen était dirigée par un officier général, dont l’un des adjoints était le directeur des essais de la DAM. Dans les sites d’essais nucléaires, la DAM était responsable de l’ensemble des programmes scientifiques : fabrication des engins à tester, diagnostic de mesure, développement des techniques de déploiement, préparation de l’expérience, enregistrement, dépouillement et exploitation des mesures.

Le personnel du CEA apportait également ses compétences en matière de surveillance et de contrôle de la radioactivité, en contribuant aux deux services mixtes qui ont été régulièrement évoqués lors des auditions que votre commission a conduites : le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB). Ces services étaient composés de personnels aux profils très variés et de haut niveau d’expertise. Le SMSR était chargé de la radioprotection du personnel et ses effectifs variaient entre 200 et 400 personnes, selon le besoin des différentes campagnes d’essais. Le SMCB, qui comptait 80 agents, était responsable de la surveillance biologique de l’ensemble de la Polynésie française et des prélèvements d’échantillons des produits entrant dans la ration alimentaire des populations vivant dans les différents archipels.

La Dircen dirigeait la conduite opérationnelle des expérimentations à travers une unité militaire, le groupe opérationnel des essais nucléaires (Goen). La réalisation de l’essai était autorisée en fonction de différents critères, parmi lesquels les conditions météorologiques de vent à différentes altitudes étaient déterminantes. Les prévisions, vérifiées et recalées par des mesures régulières effectuées jusqu’à quelques heures avant le tir, devaient être telles qu’aucune fraction du nuage de l’explosion, qui se développait à une hauteur dépendant de la puissance de l’engin testé, ne devait survoler une île ou un atoll habité. Le personnel du CEA élaborait la prévision de la forme du nuage et le service météorologique du CEP fournissait les données météorologiques. Ce service s’appuyait sur les moyens de son homologue de l’aviation civile en Polynésie française, lesquels reposaient sur treize stations réparties dans l’ensemble de la Polynésie, et sur les moyens spécifiques du Goen, constitués de dix stations météorologiques dédiées aux expérimentations nucléaires et situées dans les îles et les atolls proches du CEP. Trois navires spécialisés et des avions de l’armée de l’air complétaient le dispositif. En 1966, près de 180 personnes appartenant à la Météorologie nationale, à l’armée et à la fonction publique territoriale de la Polynésie française étaient impliquées dans l’activité météorologique du CEP.

Le choix de la Polynésie française comme futur site d’essais nucléaires date du 27 juillet 1962 en conseil de défense. Les 193 essais effectués se répartissent en 46 essais aériens, dont 5 essais de sécurité réalisés sur tour, et 147 essais souterrains, dont 10 essais de sécurité. Le mode de confinement souterrain était inadapté aux essais de forte puissance, nécessaires pour accéder, à l’époque, à la capacité thermonucléaire, elle-même indispensable à la dissuasion française dans le contexte de la Guerre Froide. Les essais ont d’abord été aériens, à la surface du lagon, avec l’engin placé sur une barge : ce mode opératoire, qui conduisait à des effets radiologiques sur le point de tir, fut définitivement remplacé à partir de 1968 par des essais en altitude, une fois mise au point la technique d’essais instrumentés sous ballon captif. Les essais en altitude sont plus complexes à cause du déport plus important des mesures depuis le ballon, mais ils minimisent les effets radiologiques au sol et entraînent beaucoup moins de retombées directes en envoyant une grande partie des radioéléments générés par l’explosion nucléaire dans la haute atmosphère. C’est dans cette configuration qu’ont été effectués les premiers essais thermonucléaires. Les essais sont devenus souterrains à partir de 1975, une fois mises au point les techniques de forage et d’instrumentation jusqu’à plus de 1 000 mètres de profondeur : les essais ont ainsi pu être réalisés dans la couche basaltique, laquelle garantit un confinement durable de la gangue de lave qui entoure les produits générés pendant l’explosion nucléaire. Les essais nucléaires réalisés en Polynésie française ont bénéficié d’une démarche continue de progrès et de développements technologiques très ambitieux.

S’agissant de l’impact des essais nucléaires sur la population et l’environnement de la Polynésie française, l’enjeu se concentre autour des 41 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1974. Les prévisions des retombées radioactives s’appuyaient sur les calculs effectués par le personnel du CEA sur les caractéristiques possibles du nuage radioactif généré par l’explosion nucléaire et sur les calculs réalisés par le personnel du SMSR sur les retombées potentielles générées par la propagation de ce nuage, en fonction des prévisions et des mesures météorologiques élaborées avant le tir. Si les prévisions et les mesures actualisées jusqu’au moment de l’essai, qui intégraient des incertitudes, faisaient apparaître un risque de passage de tout ou partie du nuage radioactif sur une île ou un atoll habité, l’essai était différé. Cela s’est fréquemment produit. Sur les 41 essais nucléaires aériens, 25 d’entre eux ont fait l’objet de reports dus aux conditions météorologiques, parfois pendant plusieurs jours.

Il est arrivé une dizaine de fois que le trajet des différents fragments du nuage de l’explosion ne soit pas totalement conforme aux prévisions : le système de surveillance radiologique a détecté ces changements de trajectoire, dont les impacts ont été étudiés en détail dans les documents diffusés depuis l’arrêt des essais. Pour six d’entre eux, les écarts ont conduit à des retombées plus importantes sur des îles habitées : sur l’archipel des Gambier après les essais Aldébaran et Rigel en 1966 et Phoebe en 1971, sur l’atoll de Tureia après les essais Arcturus en 1967 et Encelade en 1971, et sur Tahiti, plusieurs jours après l’essai Centaure en juillet 1974. La surveillance radiologique générale de l’environnement en Polynésie date de 1962, quatre ans avant le premier tir. Elle était réalisée par le laboratoire de surveillance radiologique (LSR), issu du CEA et désormais rattaché à l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR).

La problématique de l’impact radiologique des essais sur l’ensemble de la Polynésie, au-delà de la surveillance opérationnelle dans les zones proches des essais, a été une préoccupation des autorités et du CEA dès le départ. Le dispositif de suivi des retombées radiologiques, déployé par les deux services mixtes, le SMSR et le SMCB, et auquel le CEA participait, a fonctionné durant toute la période des essais et a été maintenu depuis, alors même que les instances internationales ne le jugeaient pas nécessaire. Ce suivi se poursuit par la surveillance effectuée par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans l’ensemble de la Polynésie française, hors Moruroa et Fangataufa. Pour ces deux sites, une surveillance continue de la radioactivité ambiante et des aérosols est assurée et des campagnes annuelles de prélèvements, dites « missions turbo », sont conduites par le département de suivi des centres d’expérimentations nucléaire (DSCEN) de la direction générale de l’armement (DGA) avec la participation active de la DAM. Chaque année, plus de 350 échantillons sont prélevés et le résultat des analyses est publié en ligne. Ces mesures montrent que la radioactivité n’est présente qu’à l’état de trace et que les quantités mesurées sont stables voire en légère baisse d’une année sur l’autre.

Le suivi porte également sur le comportement géomécanique des atolls de Moruroa et de Fangataufa. Pour Moruroa, il existe un dispositif de suivi continu depuis la métropole par les services de la DAM. Les études montrent que les atolls se sont stabilisés et qu’ils ne présentent pas de mouvements anormaux. L’objectif des mesures réalisées pendant les campagnes d’essais était double. Tout d’abord, nous souhaitions détecter toute retombée sur les atolls habités de Polynésie, grâce à des stations de mesure permanentes de l’activité de l’air et à des stations mobiles ou des bouées après les essais, afin de prendre des mesures de protection pendant le passage du nuage telles que la mise sous abri. Ensuite, il fallait suivre dans les éléments de base de l’alimentation toute apparition de radioactivité pouvant conduire à une exposition dépassant la dose annuelle réglementaire de l’époque pour pouvoir prendre, selon les règles de l’époque, des mesures de restriction de consommation : cela n’a jamais été le cas à ma connaissance.

J’insiste sur le fait qu’il s’agissait, conformément aux lois et règlements en vigueur, d’appliquer non pas une logique fondée sur le principe de précaution, qui n’existait pas encore, mais bien une logique opérationnelle, de maîtrise du risque, suivant des principes de prudence : un dispositif permettait d’identifier des situations imprévues dans lesquelles on appliquait des dispositions opérationnelles permettant de respecter les seuils accidentels définis par la Commission consultative de sécurité (CCS), conformément à la réglementation en vigueur. Des dispositions étaient prévues pour gérer les cas « au pire », même ceux jugés très peu probables.

Les deux risques d’exposition principaux étaient d’une part l’exposition directe au rayonnement des produits du nuage, par inhalation ou exposition externe pendant les quelques heures du passage du panache, d’autre part l’exposition interne par ingestion d’aliments ou de boissons contaminés par les dépôts au sol durant les semaines qui suivaient le passage du nuage.

L’exposition interne était celle que l’on savait alors le moins bien prédire par le calcul. C’est la raison pour laquelle un dispositif de surveillance de l’environnement, des aliments naturels et des eaux de boissons, doté de moyens très significatifs et à la pointe de la technologie de l’époque, a été mis en place par le SMCB, tout particulièrement dans les zones susceptibles d’être touchées par des retombées directes, afin que l’alerte soit donnée en cas de situation normale, pour permettre une gestion opérationnelle du risque.

Les estimations de l’impact radiologique sur les populations ont été menées à la demande du ministère des armées dès la fin des essais, sur la base de l’ensemble des mesures acquises via le dispositif de surveillance opérationnelle tout au long de la période des essais. Ces évaluations ont été reprises régulièrement au fur et à mesure que les connaissances sur les calculs de dose progressaient et que les outils et les méthodes s’amélioraient. C’est ainsi qu’en 2006, un travail détaillé a conduit aux publications que vous connaissez, dont l’ouvrage du ministère de la défense La dimension radiologique des essais nucléaires en Polynésie. À l’épreuve des faits, qui présente une description détaillée des quarante et un essais atmosphériques et de leurs retombées, ainsi qu’une évaluation précise de l’impact radiologique sur les populations des six essais ayant eu les retombées les plus importantes.

Ces calculs de 2006, effectués par le CEA selon une méthode validée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ont été réexaminés en 2021 pour les estimations ou données mises en avant dans le livre Toxique, que vous avez cité. Cela a permis de confirmer la pertinence des évaluations du CEA.

Vous connaissez ces résultats : les doses reçues sur l’ensemble du corps dans la durée ont été au maximum de l’ordre de 10 millisieverts (mSv), pour certaines personnes ; la plupart ont reçu une dose bien inférieure à 5 mSv, dose réglementaire maximale acceptable pour le public à l’époque. Le principal contributeur à ces doses est l’alimentation et la boisson durant les semaines qui ont suivi les essais, l’exposition atmosphérique au moment du passage du nuage étant restée très faible, bien inférieure au seuil qui conduit actuellement à décider de mettre à l’abri les populations, notamment dans les situations accidentelles qui pourraient survenir au voisinage d’une centrale nucléaire.

Je réponds par avance à une attente qui ressort des auditions précédentes : où sont les données brutes dont le CEA s’est servi pour réaliser ses calculs de 2006 ? Quelles données sont disponibles ? Quelles données n’avons-nous pas fournies, et pourquoi ?

Nous n’avons pas fourni, et nous ne devrons jamais fournir, ce que l’on appelle le « terme source », c’est-à-dire la composition précise du nuage immédiatement après l’explosion, comportant de l’ordre du millier de radioéléments différents. C’est une donnée extrêmement proliférante : à partir de ces éléments, il est toujours possible aujourd’hui de remonter à la constitution précise de l’arme tirée à l’époque.

Nous ne nous sommes pas retranchés derrière cette contrainte forte de protection de l’information pour ne rien communiquer ; nous avons fourni, pour les six essais ayant eu le plus d’impacts, la composition en pourcentage et en activité des quelques dizaines de radionucléides représentatifs du terme source, du point de vue du risque radiologique, au moment de l’arrivée du panache sur les zones habitées. Ce travail a été fait parce qu’il y avait un enjeu pour la précision des estimations. Ces données sont à la fois nécessaires et suffisantes pour effectuer un calcul de la dose intégrée dans le temps tenant compte de cette composition et notamment des différentes activités et périodes radioactives. Ces données sont accessibles et ont été citées par Sébastien Philippe, et utilisées récemment par l’ASNR dans son étude.

Les hypothèses retenues pour la consommation alimentaire et les habitudes de vie par tranche d’âge conditionnent également les calculs d’estimation de dose. Ces données, établies sur la base des relevés et enquêtes auprès des populations effectuées à l’époque des essais, avaient été fournies à l’AIEA et elles sont également accessibles aujourd’hui.

Les mesures d’activité atmosphérique, la composition détaillée des rations alimentaires et les mesures d’activité de l’eau ou des aliments retenues pour les calculs ont été extraites de la masse des relevés de mesure du SMCB et du SMSR. La pertinence et la représentativité de ces données, ou le raisonnement utilisé pour reconstituer des valeurs raisonnablement majorantes lorsque les données étaient lacunaires, sont des éléments clés du point de vue de l’intégrité de la démarche scientifique. Ces données ont également été fournies et sont accessibles.

Les informations permettant de savoir comment et sur quelle base les estimations de dose de 2006 ont été réalisées sont donc publiques et accessibles.

Depuis 2013, de nombreux documents ont été déclassifiés, dont beaucoup d’archives du SMCB et du SMSR qui permettent de vérifier que ces hypothèses sont bien fondées et que le caractère raisonnablement pénalisant de l’estimation est avéré. Toute cette matière permet un travail d’analyse scientifique critique et, le cas échéant, d’identifier les situations particulières qui pourraient nécessiter des analyses complémentaires lorsque des hypothèses plus précises sur la localisation des personnes sont disponibles.

La gestion opérationnelle du risque était une priorité ; elle respectait dès l’origine un principe de prudence. L’importance qualitative et quantitative du dispositif mis en place en atteste. Les évaluations de l’impact des retombées ont fait l’objet de travaux importants, dont les résultats ont été publiés en 2006. Les données d’entrée de ces calculs, la méthode et les hypothèses retenues sont maintenant accessibles et donc vérifiables. Chacun peut ainsi les évaluer, ce qu’a fait Sébastien Philippe, et en constater l’intégrité scientifique.

En ce qui concerne les archives, depuis les premières déclassifications en 2013 et tout particulièrement depuis 2021, le volume de documents communiqués au public pouvant permettre de se forger une opinion sur les sujets contestés augmente, ce qui nourrit d’ailleurs les débats. Contrairement à ce qui a pu être dit lors de certaines auditions, la direction des applications militaires participe à cet effort de transparence. Concernant les expérimentations nucléaires en Polynésie, je l’ai rappelé, l’exécution, les choix opérationnels, la surveillance radiologique de l’environnement ou de l’alimentation relevaient d’organismes mixtes, auxquels le CEA participait mais dont les archives sont détenues par le SHD ou le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN).

Depuis les décisions prises par le Président de la République en juillet 2021 et l’installation de la Commission nationale d’ouverture des archives qui s’en est suivie, l’effort de la direction des applications militaires a prioritairement porté sur sa participation au processus de déclassification des archives du SHD, via la mobilisation de plusieurs experts qui contribuent à l’avis de communicabilité.

Le bilan en 2024 fait apparaître un total de 12 799 documents expertisés, dont ceux de la DAM ; seuls 194 documents ont été déclarés incommunicables.

Les archives (courriers, notes internes) relatives aux expérimentations nucléaires détenues par la DAM sont pour la plupart de nature différentes de celles du SHD. Cela est dû à la nature des travaux réalisés par la DAM lors des essais, intimement liés à la nature de l’essai et aux mesures réalisées. Elles sont par nature proliférantes ou toujours couvertes par le secret-défense. Je le disais, elles sont encore très largement utilisées par les équipes de la DAM dans le cadre du programme Simulation. C’est la raison pour laquelle, sous le contrôle de l’administrateur général du CEA, les archives de la DAM sont, depuis la fin des essais en 1996, considérées comme opérationnelles (ce sont des « archives intermédiaires ») et restent détenues par la DAM. Cette position particulière est prévue par le code de patrimoine ; elle n’est en rien dérogatoire par rapport à la loi, qui établit maintenant clairement l’incommunicabilité des archives proliférantes, même celles qui pourraient revêtir un intérêt historique. Cela justifie à mon sens les précautions prises par le CEA dès la fin des essais.

La direction des applications militaires a lancé dès 2019 un processus complémentaire ad hoc visant à répondre aux besoins urgents dans le cadre des travaux relatifs au futur centre de la mémoire des essais en Polynésie française, menés notamment par le professeur Renaud Meltz. Nous avons ainsi fourni des inventaires d’archives audiovisuelles, des inventaires d’objets susceptibles de présenter un intérêt mémoriel et créé en février 2020 une commission ad hoc, pilotée par Philippe Sansy. C’est dans ce cadre que 380 documents issus des archives de la DAM ont été à ce jour déclarés communicables et transmis. Ils ont été ou sont en train d’être mis en ligne sur la page dédiée aux essais nucléaires du site Mémoire des hommes du ministère des armées.

En complément des transferts vers les archives du CEA, la direction des applications militaires a l’intention de continuer à répondre aux sollicitations immédiates des chercheurs, en leur permettant d’accéder à des documents qui peuvent avoir été directement classifiés. M. Taiiarui a évoqué, je crois, des échanges avec les historiens de la DAM ; nous lui avions proposé de venir dans nos locaux consulter des documents. C’est évidemment quelque chose que nous ne nous refuserons pas de faire à l’avenir.

Nous mesurons l’atout que représente pour la France et les Français le fait de disposer d’une dissuasion nucléaire crédible, qui nous apporte sécurité et souveraineté dans un monde plus que jamais incertain. Nous n’aurions pu disposer d’une telle capacité sans avoir réalisé les 193 essais nucléaires effectués en Polynésie française. Même si certains ont maintenant 60 ans, leurs résultats sont encore essentiels et servent régulièrement aux équipes de la DAM pour concevoir les futures armes nucléaires françaises. Ils contribuent ainsi directement à la pérennité de notre dissuasion.

La maîtrise de l’impact radiologique de ces essais sur les populations de la Polynésie française a été, dès l’origine, une priorité. L’importance du dispositif mis en place à l’époque, tant en qualité qu’en quantité, en atteste. Destiné à répondre à une logique de gestion opérationnelle du risque, en cohérence avec les connaissances de l’époque et dans le respect des réglementations en vigueur il y a soixante ans, il suscite aujourd’hui des interrogations, car les choses ont beaucoup changé : les exigences ne sont plus les mêmes, et il est fort probable que, si l’on devait encore gérer de telles activités, la logique serait différente. Mais, à l’époque, le dispositif appliquait les standards les plus exigeants : c’est dans ce contexte qu’il doit être apprécié.

Depuis la fin des essais nucléaires, un travail très important a été réalisé pour évaluer leur impact radiologique sur les travailleurs du CEP comme sur les populations de la Polynésie française. Ces évaluations ont fait l’objet de mises à jour régulières, afin de bénéficier des avancées scientifiques, et de pouvoir se situer à l’état de l’art. Toutes ces évaluations ont été rendues publiques et sont accessibles. Les méthodes utilisées ont également été rendues publiques et soumises à l’avis des instances internationales. Au-delà des méthodes et des résultats, la totalité des données utilisées pour les calculs sont publiques et disponibles ; elles permettent une analyse scientifique critique ainsi qu’un débat contradictoire.

La direction des applications militaires s’inscrit depuis 2019 dans la démarche d’ouverture des archives. Je peux comprendre que la dynamique soit encore perçue comme trop timide. Ce constat trouve une partie de ses raisons dans la nature très sensible des documents détenus par la DAM. Mais je réaffirme ici la volonté de poursuivre l’effort.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous précisez que la surveillance radiologique constituait une préoccupation constante, voire une priorité. Pourtant, lors du tir Aldébaran par exemple, une quantité de lugol (donc d’iode) suffisante pour la population des îles Gambier avait été prévue, mais n’a pas été distribuée. De même, après le tir Centaure, en 1974, le nuage radioactif a survolé les îles les plus habitées. Pourtant, les populations des îles du Vent n’ont pas été prévenues ; on n’a pas dit aux gens de ne pas sortir, d’éviter de consommer des produits qui pourraient être contaminés, alors que le délai de quarante-huit heures aurait pu permettre cette information. Vous saviez dès le tir que le nuage n’avait pas atteint l’altitude prévue et ne prendrait donc pas la direction prévue.

Qui a décidé de ne pas distribuer le lugol, de ne pas informer la population ? Pourquoi ? À quel niveau ces décisions sont-elles prises ?

M. Jérôme Demoment. S’agissant des conséquences du tir Centaure, le fait que le nuage ne se soit pas déplacé tout à fait comme prévu a été assez rapidement identifié. La logique qui a été adoptée, et que j’ai essayé de vous expliquer, était de se forger une opinion, à partir des mesures réalisées, sur le niveau de doses que les populations allaient probablement recevoir et de vérifier si ces doses restaient en deçà des seuils accidentels tels qu’ils étaient définis à l’époque par la Commission consultative de sécurité. Les évaluations faites juste après le tir, au moment où le nuage s’est déplacé vers Tahiti, ont rapidement montré des valeurs certes bien réelles mais qui restaient significativement inférieures aux seuils d’accident.

On retrouve dans les archives des débats sur la nécessité d’informer, ou pas, les populations. Le niveau de dose était jugé faible, ce qui s’est avéré par la suite. Le seuil de mise sous abri en cas d’accident dans une centrale nucléaire est de 10 mSv, le seuil d’évacuation de 50 mSv : les doses reçues à Tahiti sont inférieures à ces valeurs. L’analyse qui a été faite était, je pense, qu’une information aurait pu avoir des conséquences préjudiciables (mouvements de foule, très grand stress de la population…). Les avantages et les inconvénients ont été pesés, et la décision a été prise de ne pas communiquer l’information aux populations.

Quant à savoir à quel niveau et par qui précisément la décision a été prise, c’est forcément au sein de la direction opérationnelle de la Dircen et du Goen, mais je suis bien en peine de vous répondre précisément.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après vous, on a choisi de ne pas informer les populations pour ne pas les stresser ? Le contexte n’est pas celui d’un accident dans une centrale nucléaire mais d’un tir atmosphérique d’une arme nucléaire. Considérez-vous le tir Centaure comme réussi ou raté ?

M. Jérôme Demoment. Il est clair qu’il ne s’est pas déroulé comme prévu : un tir qui se serait déroulé correctement n’aurait pas provoqué de passage du panache sur des zones habitées. Il a conduit à ce que l’on appelait à l’époque une « situation accidentelle ».

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous le qualifier ? Était-il réussi ou raté ?

M. Jérôme Demoment. Du point de vue de l’impact sur la population, on peut dire qu’il était raté. Du point de vue technique, il a apporté des éléments.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous parlons, ici, des populations. Il y a un principe de précaution à respecter, non ?

M. Jérôme Demoment. Je l’ai dit dans mon propos liminaire, le principe de précaution n’existait pas à cette époque. La logique du référentiel d’alors était qu’un tir qui se déroule correctement ne doit pas conduire à des retombées sur des zones habitées ; sinon, on est dans une situation accidentelle et on réalise rapidement des mesures de radioactivité sur l’ensemble du territoire afin d’évaluer le niveau de dose qui pourrait être reçu par les populations, donc la nécessité d’informer, voire de protéger.

M. Laurent Bourgois, expert auprès de la direction des applications militaires. L’utilisation de lugol, c’est-à-dire d’iode stable, n’était pas à l’époque une méthode établie et maîtrisée ; on en connaissait mal les effets secondaires, notamment chez les enfants.

Son utilisation n’a été généralisée qu’après l’accident de Tchernobyl, en 1986. Les premiers textes réglementaires français sont publiés en 1997. Les critères pour la prise d’iode stable sont établis en 1999 à 100 mSv à la thyroïde. Cette valeur n’a pas été atteinte lors de l’essai Aldébaran notamment.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous dites que l’utilisation du lugol n’a été maîtrisée qu’après 1986. Mais, en 1966, au moment du tir Aldébaran, il y a 20 litres de lugol qui ont été embarqués dans La Coquille, le bateau qui allait, juste après le tir, vérifier l’état de santé des populations. Comment expliquez-vous cela alors ?

M. Laurent Bourgois. Les premières études sur l’iode stable remontent aux années 1950 ou 1960 : l’idée est de saturer la thyroïde avec de l’iode stable afin de diminuer la dose d’iode radioactive fixée par l’organisme. Mais le lugol reste un médicament, dont il est nécessaire d’étudier les effets secondaires. Ce n’est qu’en 1986 que les gens ont vraiment étudié l’iode stable sous cet angle du médicament.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mais alors, pourquoi en avaient-ils emporté 20 litres ? Je ne comprends pas.

M. Jérôme Demoment. Ce produit était considéré comme pouvant servir à gérer certaines situations. Le débat a eu lieu, les gens se sont posé la question. L’argument déterminant a, je pense, été le niveau de dose estimé : les retombées d’Aldébaran étaient bien inférieures au niveau d’un accident. L’analyse en termes de bénéfice et de risque pour l’utilisation du lugol, médicament dont les effets secondaires n’étaient pas maîtrisés, a mené à ne pas distribuer le produit.

M. Yoann Gillet (RN). Je ne connais pas la Polynésie, et je suis un politique, pas un scientifique : je vais donc essayer de prendre un peu de hauteur et vous parler sereinement.

Je salue le CEA et ses personnels, dont l’expertise est mondialement reconnue.

Merci tout d’abord pour votre propos liminaire extrêmement riche et didactique.

Les populations locales ont été traumatisées par les essais nucléaires, c’est indéniable : il faut respecter l’ensemble des protagonistes de cette histoire. J’ai constaté qu’aucune étude (ni celle de l’Inserm, ni celles de l’Observatoire de la santé des vétérans) n’a pu démontrer une surmortalité chez les personnels militaires mobilisés lors des essais nucléaires. Mais la population s’interroge, à juste titre ; le traumatisme est encore bien présent, tant que les gens déjà nés à l’époque que chez leurs descendants. C’est à cela, je pense, que le président de la République faisait référence en parlant de notre dette.

S’agissant des archives, vous disiez que les données du terme source permettraient de reconstituer la composition de l’arme. Anticipant de futures interventions auxquelles on peut s’attendre, je comprends que les adversaires de l’arme nucléaire pourraient avoir envie que certaines données soient communiquées, afin d’affaiblir voire de supprimer la dissuasion nucléaire française. Mais la situation internationale démontre le caractère indispensable de cette dissuasion.

Vous n’êtes pas militaires, mais pouvez-vous revenir sur l’importance de conserver le secret autour de la dissuasion nucléaire ? Quelles données permettraient à d’autres pays, éventuellement ennemis, de reconstituer notre arme ? Que contient précisément ce terme source dont nos adversaires ne disposeraient pas ? Encore une fois, n’étant pas scientifique, je ne sais pas ce que ces mots recouvrent.

M. Jérôme Demoment. Le risque premier posé par le fait de rendre public ce type d’informations n’est pas tant d’affaiblir la dissuasion française que de permettre à divers acteurs internationaux d’avoir une dissuasion crédible et de constituer une menace.

Le « terme source » désigne la somme de tous les radioéléments générés au moment du fonctionnement de l’arme pendant les réactions nucléaires. Ces données sont par définition très sensibles : si elles ne permettent pas d’obtenir le design complet de l’arme, leur connaissance permet en revanche de savoir précisément quels matériaux fissiles ont été utilisés et quelle disposition a été mise en place pour arriver à des armes optimisées. Cela aiderait à développer des armes plus performantes, plus légères, plus petites, qui pourraient être placées dans un missile plus facile à développer. La priorité est de ne pas simplifier la tâche de quelqu’un qui souhaiterait se doter d’une dissuasion nucléaire au moyen d’armes optimisées et plus facilement intégrables dans un système.

Pour éviter de simplifier la tâche de quelqu’un qui voudrait se doter d’une dissuasion performante, les informations à protéger sont nombreuses : le terme source, directement lié à la réaction ayant lieu pendant l’essai nucléaire ; tous les composants de l’arme, dont beaucoup sont spécifiques et ont donné lieu à des développements pendant de très nombreuses années en France. Telles sont les données que nous protégeons.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Nous avons auditionné d’anciens militaires présents lors des essais atmosphériques. Vous avez rappelé les conditions dans lesquelles ils étaient réalisés, les bombes étant d’abord placées sur des barges, puis montées par des ballons. Eux nous ont parlé de « bombes sales » (sans en préciser le nombre), qui n’avaient pas pu être levées suffisamment haut pour éviter des retombées.

Par ailleurs, ils nous ont décrit leurs conditions de travail : la protection des militaires, des travailleurs civils et des populations n’était pas forcément au rendez-vous. Je crois savoir que seuls cinq essais atmosphériques sont considérés comme étant susceptibles d’avoir dépassé la dose de 1 mSv : vu la manière dont cela se faisait, j’ai du mal à croire que seuls cinq essais aient été supérieurs à ce seuil.

On a compris ce qu’il fallait penser du seuil retenu par le Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires). Son calcul, dans lequel vous intervenez, présente deux caractéristiques majeures. Tout d’abord, la reconstitution de la dose reçue s’appuie sur des synthèses transmises par le CEA à l’époque et non sur des mesures précises pour chaque personne, alors que les victimes vont plaider individuellement auprès du Civen. Ensuite, la formule de calcul a été validée par l’AIEA. Certains nous ont dit qu’ils aimeraient pouvoir en discuter ; il ne s’agit pas forcément de tout remettre en cause mais d’en débattre avec des experts indépendants. Que pensez-vous de cette proposition ?

M. Jérôme Demoment. La notion de « bombe propre » a pu générer des polémiques que je comprends parfaitement. Aucun essai nucléaire générant une retombée radioactive ne peut être considéré comme propre. L’expression a été utilisée dans le Livre blanc sur les expérimentations nucléaires de 1973, établi par l’État dans un contexte de pression diplomatique forte sur la France, qui poursuivait alors ses essais nucléaires. La notion d’essai « particulièrement propre » a été explicitée : elle était comparée aux essais sur barge qui, eux, généraient des retombées assez importantes d’éléments qui avaient été brassés dans le nuage radioactif et s’étaient ensuite déposés à la surface. Pour répondre clairement à votre question, dès qu’un essai génère une retombée, il est difficile de parler d’essai propre, et ce n’était pas du tout la notion défendue à cette époque.

S’agissant de la protection des opérateurs, les différents témoignages ont fait état d’un sentiment qu’il y avait deux poids, deux mesures dans la façon dont les gens étaient équipés et protégés. Certes, les personnes déployées sur le dispositif pouvaient porter des protections différentes mais l’important est de savoir à quel moment elles intervenaient : une personne qui, du fait de son profil et de ses compétences, par exemple quelqu’un du CEA, était au contact direct, très proche du point de tir et donc soumise, juste après le tir, à un rayonnement important, disposait en effet de moyens de protection adaptés pour lui permettre de faire face à cette situation, qui était très transitoire. Après l’explosion et une fois le nuage passé, elle pouvait se déplacer et être amenée à croiser d’autres personnes (des militaires, des Tahitiens) qui, n’ayant pas du tout le même profil, n’étaient pas engagées au même moment pour faire la même chose. Ces personnels étaient donc amenés à se croiser alors qu’ils n’avaient pas les mêmes moyens de radioprotection, mais ils n’étaient pas soumis aux mêmes doses, à la même configuration le jour de l’essai.

La définition des moyens de protection était la même pour tout le monde, quelle que soit l’origine de la personne, son organisme de rattachement. La seule chose qui faisait foi, c’était l’analyse du poste de l’opérateur : ses moyens de protection étaient définis en fonction de ce qu’il allait faire, du moment et de l’endroit où il allait intervenir, et non de son organisme d’origine.

S’agissant des doses, lorsque tout se déroulait normalement, le nuage radioactif ne devait pas générer de retombées sur les parties habitées. Seuls les essais pour lesquels il y a eu un écart par rapport aux prévisions, les conditions météorologiques faisant que le nuage radioactif a survolé transitoirement des zones habitées, ont généré des retombées ; c’est la raison pour laquelle leur nombre peut sembler restreint. Je l’ai indiqué dans le document de 2006 : les retombées des quarante et un essais ont été évaluées et c’est bien cela qui a permis de faire le tri entre les essais ayant eu un impact et ceux qui n’en ont pas eu.

M. Laurent Bourgois. La méthode de calcul consiste à prendre les valeurs de l’époque dans les postes de contrôle radiologique dans les atolls habités.

Il existe plusieurs types de mesures. Tout d’abord, nous sommes capables de mesurer la radioactivité dans le nuage quand il passe : c’est ce que l’on appelle l’activité volumique, qui permet d’accéder à la dose prise par inhalation d’une fraction du nuage. Ensuite, nous déterminons l’exposition externe, lorsque le nuage passe au-dessus de vous. C’est une mesure classique effectuée directement et non par un laboratoire. Puis on calcule la radioactivité déposée au sol par le nuage, qui sera beaucoup plus importante s’il y a eu des pluies. Cela nous donne l’exposition externe par le sol, celui-ci devenant une source. Toutes ces mesures relèvent du SMSR.

Le SMCB mesure quant à lui les bio-indicateurs relatifs aux poissons, au coprah, à l’eau de coco, etc. Il s’agit de déterminer la dose due à leur ingestion. Il est donc très important de connaître la ration alimentaire de l’époque car la dose diffère fortement selon que l’on mange 2 ou 50 kilogrammes de coprah. Nous la calculons non pas en interrogeant les personnes pour savoir quelles quantités elles pensent avoir mangées à l’époque des tirs mais en nous fondant sur des documents d’époque. Ceux-ci émanent du SMSR ainsi que de divers organismes qui avaient fait le tour des atolls pour savoir quelle était la ration alimentaire que prenaient les habitants. La méthode consiste à additionner les contributions de chacun des atolls pour obtenir ce que l’on appelle la dose efficace.

M. Jérôme Demoment. Le calcul n’était pas individuel parce qu’on ne disposait pas des données pour chaque personne. Nous avons essayé d’adopter l’approche la plus représentative possible des situations réelles, en étant raisonnablement majorant pour pouvoir couvrir les incertitudes évoquées par différents acteurs, dont l’ASNR lors de son audition. L’idée n’était pas de trouver le pire des cas en fixant tous les paramètres dans la position la plus défavorable car cela n’était pas jugé représentatif de la réalité. Il ne s’agissait pas non plus de ne retenir que les valeurs positives ou les scénarios les plus optimistes. L’objectif était, sur la base des témoignages, des enquêtes de rations alimentaires et des mesures de différents éléments, de construire un scénario couvrant les habitudes locales et les modes de vie des personnels pour en déterminer une dose applicable à un collectif de population raisonnablement pénalisant.

Mme Dominique Voynet (EcoS). L’avantage, quand on discute avec des scientifiques, c’est que l’on est confronté à des données objectives, ou du moins objectivables, qui ne dépendent pas des convictions personnelles ou politiques des personnes qui les examinent ; c’est assez rassurant.

Je ne cherche pas à reconstruire des responsabilités, ni à mettre quiconque en accusation. Toutefois, je m’interroge car nous avons reçu de nombreux témoignages de personnes disant qu’elles n’avaient jamais porté de dosimètre, ni d’équipement individuel de protection, ou bien qui avaient constaté que les abris des civils n’étaient pas les mêmes que ceux proposés aux militaires. On nous a aussi rapporté des témoignages sur les procédures de lavage des appareils de décontamination, par exemple à Hao, qui laissent penser que des personnels ont pu être exposés à de la radioactivité ayant ruisselé ou s’étant écoulée dans l’océan. En outre, des déchets ont été laissés sur place, lagonisés ou océanisés. J’aimerais donc en savoir plus sur votre stratégie de traitement des déchets.

Plus largement, comment les protocoles de surveillance des populations et des agents ont-ils été élaborés ? Ont-ils évolué au fil du temps ? N’était-il pas déraisonnable de faire voler des avions avec des êtres humains au milieu du nuage pour aller récupérer des données sur les radionucléides ? Était-il normal d’océaniser des déchets au large d’Amanu, le petit atoll au nord de l’unique passe de Hao, là où la plupart des poissons entrent et sortent ?

Deuxième sujet, j’aimerais explorer avec vous la question de la chaîne de décision. Qui décide de quoi ? Qui sait quoi ? Comment cela est-il organisé entre le ministère de la recherche, le ministère des Armées, le Premier ministre, le Président de la République et les agents de terrain ? Il se trouve que j’ai été membre d’un Gouvernement et que je faisais partie des nombreuses cotutelles du CEA. L’un de ses directeurs m’avait dit que cela l’arrangeait d’avoir beaucoup de tutelles parce que c’était comme s’il n’en avait aucune (on connaît bien cette mécanique). Or je ne me souviens pas avoir jamais reçu la moindre information sur le suivi radiologique des atolls ou sur le suivi des essais nucléaires. J’aimerais savoir comment on décide, comment on surveille.

Je pense par exemple à l’acheminement sur zone des différentes composantes de la bombe. Comment cela se passe-t-il depuis les lieux de production des têtes nucléaires jusqu’à un aéroport militaire, puis jusqu’en Polynésie ? A-t-on toujours sollicité l’accord des États qu’on survolait ? Je ne suis pas sûre que vous le sachiez mais il est intéressant de reconstituer le trajet et de savoir comment on a travaillé.

M. Renaud Meltz, historien que vous connaissez bien, nous a dit que les gens du CEA étaient extraordinairement compétents, qu’ils avaient le sentiment d’avoir fait des choses exceptionnelles, et qu’il n’était pas exclu que cela ait pu les conduire à considérer qu’on pouvait parfois s’affranchir des règles communes. Avec un regard rétrospectif, confirmez-vous que cela a pu arriver ou bien avez-vous toujours tout fait valider par le pouvoir politique, par votre tutelle ou par les ministères qui vous pilotaient ?

Mon dernier point concerne la déclassification de certains documents. Je comprends parfaitement ce que vous dites s’agissant de la nécessité de garder confidentielle la liste des radionucléides et de leur dosage dans le terme source ; il en va de même pour les données personnelles. En revanche, est-il impossible de rendre publics les fameux protocoles ? Pourquoi les habitants de Tureia n’ont-ils jamais obtenu les résultats de la spectrométrie gamma qu’ils ont passée à la recherche de strontium 90 ? Il n’y a aucune raison de pas rendre publics les résultats de ces analyses.

Si l’on veut un consensus national sur une arme dont vous nous dites qu’elle est indispensable à l’autonomie de la défense française et à sa sécurité, le CEA a d’assez jolies marges de progression dans la qualité de son dialogue avec la société civile, qui ne cherche pas à vous maltraiter en utilisant la science. Nous avons besoin de savoir car nous sommes curieux !

M. Jérôme Demoment. Pour ma part, j’ai beaucoup de chance car je n’ai qu’une seule tutelle : celle du ministère des Armées. Elle est claire et nos échanges ont le mérite d’être très formalisés ; les militaires ont une grande qualité : ils sont très organisés. L’information était totalement partagée entre le CEA et le ministère des Armées, dans une organisation qui avait le mérite d’être claire, avec des responsabilités à différents niveaux. En aucun cas, ce caractère multitutelles ne peut être un désavantage, au contraire : c’est une chose essentielle quand on veut mener une activité opérationnelle et être efficace.

Je souhaite par ailleurs réagir aux propos de M. Meltz. J’ai passé trente ans à la DAM, j’y ai effectué toute ma carrière et je peux affirmer qu’à aucun moment les salariés du CEA n’ont développé le sentiment d’être au-dessus des lois ou d’exercer une activité qui ne serait pas soumise à des règlements et dont il ne faudrait rendre compte à personne ! Nous aurons prochainement l’occasion de visiter ensemble le centre de Valduc, où les équipes sont soumises à des dizaines d’inspections et de contrôles, à des règles concernant la sûreté nucléaire, la sécurité pyrotechnique, la radioprotection. Je trouve cela tout à fait normal. Nous avons des devoirs et nous devons rendre des comptes. Je peux vous assurer que chaque salarié de la DAM est parfaitement conscient du caractère sensible de ses activités et des conséquences qu’elles peuvent avoir. Il est exact que la culture de la protection de l’information est profondément ancrée en chacun des agents mais ils ne se sentent pas pour autant au-dessus de la loi ni déchargés de toute obligation d’information sur leurs activités.

S’agissant des transports, ils étaient réalisés dans le respect des réglementations en vigueur ; nous aurons l’occasion d’en discuter plus précisément quand vous viendrez à Valduc. Je ne connais pas tout mais je peux vous affirmer que la France survolait des territoires qui étaient les siens : il n’y avait pas de transit. De plus, on ne transportait pas l’arme constituée : il n’y a pas eu de transport d’une bombe dans un avion survolant la moitié de la planète. C’est d’ailleurs une des raisons expliquant que la destination polynésienne n’était pas envisageable dans un premier temps : il fallait disposer de moyens d’allonge aérienne permettant de faire les escales sur le territoire français, afin de ne pas avoir à survoler un territoire étranger pour transporter les matériels qui devaient rejoindre le site d’expérimentation nucléaire.

Concernant le sentiment que les populations avaient sur le dosimètre et sur les moyens de protection, il est clair, avec le recul, que nous sommes probablement passés à côté de quelque chose en matière d’information. Nous devons progresser pour être capables de donner aux gens une information qui les rassure sur ce qui a été fait. Je suis convaincu que ces témoignages ont été faits en toute bonne foi mais si des gens se sont croisés sur le site des essais avec des moyens de protection différents, c’est parce qu’ils ne sont pas intervenus au même moment pour faire les mêmes choses. La définition des moyens de protection reposait sur des règles identiques pour tout le monde, quel que soit l’organisme de rattachement ou la provenance des personnels. Nous pourrons vous fournir des informations plus précises mais il n’y a pas de doute sur cette question.

S’agissant du traitement des déchets, il est vrai que cela peut surprendre, en 2025, de parler d’océanisation et de lagonisation. Je n’ai pas de jugement personnel sur cette question mais je rappelle que, jusqu’au début des années 1980, la pratique courante était la dilution : les essais étaient aériens, on diluait dans la haute atmosphère et on mettait les déchets au fond de l’océan. La dilution des déchets radioactifs était admise par tous. Cette pratique s’est arrêtée en raison d’une prise de conscience au niveau international qui a entraîné une évolution de la réglementation et une interdiction de la dilution. La France s’est mise en conformité avec cette réglementation : elle a arrêté d’océaniser et de lagoniser les déchets produits sur le site du CEP et a ensuite procédé à leur enfouissement sur le site de Moruroa.

Je considère que les choses ont été gérées de façon raisonnable et plutôt rigoureuse. Il existe deux types de déchets. Tout d’abord, les produits issus de la réaction nucléaire lors des essais souterrains ont été enfouis au fond du puits et sont maintenus dans la couche basaltique. Ensuite, les déchets industriels générés par l’activité menée sur le site ont fait l’objet d’un enfouissement dans deux puits sur l’atoll de Moruroa, à des profondeurs importantes, aux alentours de 1 000 mètres. Leur confinement est géré de la même façon que pour l’engin nucléaire que l’on testait en souterrain, en profondeur, avec un bouchon en béton et en prenant toutes les mesures permettant d’assurer que l’entreposage des déchets radioactifs présente des garanties de confinement dans la durée.

Au-delà de mon appréciation personnelle, tout le dispositif de suivi des atolls de Moruroa et de Fangataufa (plus de 350 mesures régulières de la radioactivité sous toutes ses formes dans les atolls, leur voisinage proche et un peu plus loin) montre que la radioactivité est présente à l’état de trace, à des niveaux qui ne sont pas supérieurs à ceux que l’on trouve dans les autres régions de la Polynésie. Cela confirme que la libération de radioéléments depuis les déchets et depuis les puits de tir n’a pas lieu et que nous assurons un bon confinement de ces éléments.

Je vous propose d’entendre Jean-François Sornein, qui a vécu les essais très directement et qui peut donc vous expliquer quels moyens de protection étaient fournis sur le terrain et apporter un éclairage sur le transport.

M. Jean-François Sornein, expert auprès de la direction des applications militaires. J’ai vécu les essais souterrains de 1979 jusqu’à la fin. Je n’ai pas participé aux expériences aériennes mais j’ai recueilli beaucoup de témoignages de collègues qui les avaient vécues. Sur le plan des équipements de protection, j’ai travaillé sur les post-forages : on allait, après l’essai, prélever des laves fondues par le tir pour les besoins du diagnostic radiochimique et pour accéder au fonctionnement détaillé de l’engin. Cela se terminait par une phase où l’on était « en chaud » puisque le forage pénétrait dans la cavité pour prélever les laves. En général, on mettait une quinzaine de jours à arriver jusqu’à la cavité ; si le forage était plus difficile, cela pouvait prendre un mois. Tout cela se faisait avec des techniques qui permettaient de gérer la radioprotection correctement. Les équipes comprenaient des techniciens, des foreurs, des ingénieurs, dont beaucoup étaient polynésiens. Nous avions tous les mêmes pratiques : passage à la cabine vestiaire-douche mobile en entrant, prise d’équipement, travail, sortie avec contrôle douche. De ce point de vue, nous étions tous équipés de la même façon, que l’on soit du CEA ou de Forex Schlumberger, par exemple. Nous vivions ensemble, en collectivité, avec les mêmes règles et avec une très bonne compréhension par tous (on y veillait sur ce genre de chantier) des principes de la radioprotection. C’était une expérience vraiment très collective.

Il est vrai que les contraintes radiologiques n’étaient pas les mêmes que pour les essais aériens. Certains se sont étonnés, de bonne foi, d’avoir pu se tenir en short et en sandalettes sur le pont d’un bateau ; il n’y a pourtant aucun rayonnement ionisant à 20 kilomètres, puisqu’ils sont arrêtés très rapidement. S’il y a bien un flash de lumière qui apparaît, il n’est besoin ni de dosimétrie ni de protection autre que celle des rétines. Cette approche était donc tout à fait adaptée aux expositions (plus limitées que du temps des essais aériens) pouvant survenir au cours des essais souterrains, notamment sur les postes liés au forage.

Je l’ai souvent constaté, les éléments d’armes arrivaient par des voies différentes, et cette précaution était respectée jusqu’au dernier moment. Ils n’étaient rassemblés qu’une fois le conteneur rendu au-dessus du point zéro, ou bien sur la barge. Des équipements de radioprotection assez simples, car les éléments étant protégés jusqu’au bout, étaient prévus pour toutes ces procédures. Pour éviter tout détournement de matière, un contrôle de la protection physique des éléments était également assuré à toutes les étapes.

J’ai participé au transport retour des prélèvements radiochimiques dont il fallait renvoyer quelques kilogrammes vers le laboratoire de Bruyères-le-Châtel. Les DC-8 de la compagnie de transport aérien ministérielle prenaient en charge un petit château de plomb contenant la lave dans un conteneur adapté. Un premier vol nous menait de Mururoa à Hao, où nous faisions le plein, puis nous volions jusqu’à Pointe-à-Pitre. Une seconde étape nous permettait de rejoindre la métropole. Le trajet était le même dans l’autre sens, et les règles étaient tout aussi rigoureuses, y compris lors de l’escale à Pointe-à-Pitre.

M. Jérôme Demoment. Vous nous avez aussi demandé s’il était raisonnable de laisser un avion traverser le nuage et nous avez interrogés sur le nettoyage des appareils. Il est important de rappeler que des protocoles étaient définis et que les retours d’expérience des opérations étaient analysés. L’approche consistait à évaluer systématiquement le rapport bénéfice-risque : l’opération était-elle absolument indispensable ? Pouvait-on s’en passer ? Faire autrement ? Lors des commissions consultatives de sécurité notamment, le déroulement du processus était analysé afin de déterminer les éventuelles adaptations à y apporter, en fonction de la contrainte opérationnelle liée à l’obtention des informations d’une part, et des difficultés de mise en œuvre d’autre part.

M. Laurent Bourgois. Nos services médicaux disposent encore des résultats des mesures anthropogammamétriques des travailleurs du CEA et de ceux des entreprises extérieures, mais pas des résultats concernant la population : ceux-ci doivent être détenus par l’armée ou par la collectivité de Polynésie.

M. Jérôme Demoment. Le CEA dispose des examens médicaux de l’ensemble de ses salariés, y compris polynésiens. Ces éléments sont accessibles et peuvent être transmis sans aucun problème aux personnels intéressés.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’ai rencontré en décembre dernier, sur l’atoll de Anaa, deux anciens travailleurs polynésiens sur le CEP, parmi les derniers encore en vie. Alors qu’ils ont travaillé pour le CEA puis pour le CEP pendant plusieurs années, dès 1963, ils ne perçoivent toujours aucune pension : les sous-traitants qui les employaient ayant disparu, leurs demandes sont restées sans réponse. Le fait que vous disposiez de leurs dossiers médicaux signifie qu’il existe bien une trace de leur travail. Comment expliquez-vous cette situation ?

Le passage des essais atmosphériques aux tirs souterrains a-t-il été préparé ? Une étude préalable des sols a-t-elle été menée ? Quand les forages ont-ils commencé ? Pour quelle raison est-on passé des tirs sous atoll aux tirs sous lagon ? Est-ce parce qu’il n’y avait plus de place sous la couronne corallienne de Mururoa pour un 153ème puits, comme me l’a récemment expliqué un ancien travailleur ? Vous n’avez pas assez insisté, par ailleurs, sur le fait que des forages annexes devaient être réalisés à la diagonale du forage principal pour pouvoir récupérer les données.

Peut-on affirmer qu’il n’y a plus de risques radiologiques en surface depuis 1975 ? J’aimerais à cet égard que vous nous parliez des quarante-deux fuites intervenues pendant la phase d’essais souterrains, que le CEA a reconnues.

Qu’avez-vous à dire, enfin, au sujet de Meknès ?

M. Philippe Sansy, directeur adjoint des applications militaires. Il faut distinguer deux catégories de personnels. Nous disposons des dossiers médicaux complets de ceux qui avaient un contrat de travail avec le CEA, qu’ils soient métropolitains ou polynésiens : nous en avons environ 13 000, dont 4 500 de métropolitains. Nous sommes encore parfois sollicités pour délivrer des attestations visant à faire valoir des droits. Les personnes ayant travaillé directement pour le CEA peuvent donc s’adresser à nous ; nous ferons les recherches nécessaires pour les retrouver.

S’agissant des personnels qui travaillaient pour les entreprises sous-traitantes, il est assez rare en revanche que nous en ayons trace. Ils peuvent s’adresser à nous mais il est peu probable que nous puissions leur répondre : leurs dossiers médicaux ont été repris par l’Association interprofessionnelle des centres médicaux et sociaux de santé au travail de la région Île-de-France (ACMS), vers laquelle ils doivent se tourner. Cette démarche est néanmoins plus difficile à mener, surtout à distance. Sans doute y a-t-il là un point à creuser.

M. Jean-François Sornein. À partir de 1971-1972, on s’est dit qu’il serait bien de passer aux essais souterrains et on a fait pour cela plusieurs reconnaissances. La première a eu lieu à Eiao, une île inhabitée des Marquises. Le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) y a mené une campagne de forages en 1972-1973 pour le compte du CEA, dans le but de trouver un site adéquat sur une île haute. Cette campagne a montré que les formations géologiques d’Eiao étaient peu propices à la réalisation de travaux souterrains et au confinement d’essais nucléaires.

S’est alors posée la question de réaliser les essais à Moruroa, dont on ne connaissait que la petite partie émergée et il a fallu reconnaître le massif. On savait qu’il y avait un édifice volcanique en sous-sol mais on ne connaissait ni l’épaisseur de la couronne corallienne ni la qualité des terrains. La couronne, qui n’était déjà pas considérée comme un milieu favorable aux essais, serait-elle facile à forer ? Les puits seraient-ils stables et utilisables ? Plusieurs forages de reconnaissance ont été réalisés à Fangataufa et Moruroa, selon des techniques minières classiques qui ont permis d’atteindre 1 100 mètres en une huitaine de points au total. De premières campagnes géophysiques ont permis par ailleurs de comprendre la géométrie du massif volcanique et ont confirmé que la faible perméabilité des terrains les rendait propices à la réalisation d’essais souterrains bien confinés.

Les premiers forages de grand diamètre ont été réalisés sous la couronne corallienne de Fangataufa en 1974, tandis que la campagne d’essais aériens se poursuivait à Moruroa. Puis les deux premiers essais souterrains ont eu lieu en 1975. Ils ont permis de mesurer les sollicitations sismiques auxquelles allaient être soumises les personnes et les installations en surface. Alors qu’il y avait très peu d’installations permanentes à Moruroa du temps des essais aériens (puisqu’on quittait l’atoll à chaque fois), il avait en effet été décidé d’installer une base vie. On a ainsi pu déterminer la distance qu’il fallait respecter entre cette base et le tir pour ne pas endommager les installations, et définir des règles de protection. Avec ces premiers essais à Fangataufa, on a pu caler les modèles dans ce milieu très particulier.

Une fois les deux premiers tirs qualifiés du point de vue technique, on a fait la même chose sous la couronne corallienne de Moruroa qui est assez longue (une quinzaine de kilomètres d’un côté, plus de vingt-cinq de l’autre) mais aussi très étroite. Cette configuration imposait d’implanter les tirs en ligne et non en damier. Pour éviter toute intersection entre zones fracturées, et pour conserver des zones de terrain non affectées, une distance minimale à respecter entre deux puits avait été fixée. Au final, un essai pouvait être réalisé tous les 500 mètres : la place était donc assez limitée.

Après quelques années, il a été envisagé de passer sous lagon. Cela a pris du temps, car il a fallu faire construire des équipements spécifiques comme la plateforme autoélévatrice Tira – tir sous lagon. Celle-ci pouvait être déplacée par flottation et remorquage, ses trois pieds montés sur crémaillère pouvant ensuite se poser au fond du lagon. Au-dessus, un derrick permettait de réaliser des forages de grand diamètre. Le projet de passer au tir sous lagon, qui s’appelait également Tira, a démarré en 1977 environ. Lorsque je suis arrivé pour la première fois à Moruroa en octobre 1979 en tant que géologue, j’ai suivi les premiers forages visant à reconnaître les 200 à 250 mètres de couronne corallienne sous le lagon. Il s’agissait d’évaluer la nature des matériaux volcaniques (un peu plus sableux et moins indurés que ceux de la couronne récifale) pour déterminer si un forage de grand diamètre pourrait s’y tenir seul ou s’il faudrait le tuber pour éviter qu’il ne soit rebouché par les sables.

Le premier tir opérationnel a finalement eu lieu en 1981. Les moyens dédiés aux activités sous lagon ont progressivement été augmentés et une deuxième barge est arrivée, la barge de forage et de manutention. À partir de 1986, l’ensemble des tirs ont ainsi pu être réalisés sous lagon. Il restait de la place sous la couronne, mais cela offrait des possibilités beaucoup plus larges et permettait une gestion assez souple des points de tir et des contraintes d’implantation : il fallait en effet vérifier la qualité géologique du terrain, respecter la distance entre deux tirs et ne pas réaliser de trop nombreux forages à l’avance, de crainte qu’un tir ne les fasse ébouler.

Voilà pourquoi nous sommes passés aux essais sous lagon à Moruroa, avant de travailler à une extension à Fangataufa à partir de 1986-1987. À partir de 1983, nous avions en effet observé que, dans la zone nord de Moruroa, les tirs avaient provoqué une déstabilisation des formations profondes de calcaire crayeux qui sont à la base de la couronne récifale. Nous avons réalisé des forages pour comprendre ce qui se passait. Le calcaire avait commencé à se déformer très légèrement, entraînant un mouvement en substance. De ce fait, nous avons limité les sollicitations dans cette zone et réalisé les essais de forte énergie à l’autre extrémité de l’atoll ; en passant dans le lagon de Fangataufa, nous avons même pu les réduire considérablement.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Les essais portent des noms comme Licorne, Cassiopée ou Centaure. Comment ces noms étaient-ils choisis ? Ne servaient-ils pas à minimiser les essais ou à rassurer la population ? On peut imaginer que des sigles, des numéros ou des noms scientifiques auraient été plus inquiétants.

Madame la rapporteure vous a par ailleurs demandé si, selon vous, l’essai Centaure avait été raté ou réussi. Quant à moi, j’aimerais savoir si vous le considérez comme un accident. À plusieurs reprises en effet, vous avez évoqué les normes relatives aux accidents nucléaires pour justifier les mesures prises ou non à la suite de cet essai.

Si le principe de précaution ne figurait pas encore dans la Constitution au moment de ces essais, l’esprit de précaution existait déjà : pourquoi ne pas avoir préparé et alerté les populations ?

Enfin, les coquillages étaient-ils intégrés aux mesures réalisées dans l’eau et la nourriture autour de Moruroa ? Si oui, selon quelles modalités ?

M. Jérôme Demoment. Je n’ai pas assisté au processus de choix des noms mais je puis vous assurer qu’il n’avait aucunement pour objectif de rassurer la population polynésienne. Lorsque nous réalisons des expériences au Laser Mégajoule, nous leur donnons aussi des petits noms qui sortent du schéma scientifique et technique ; ce n’est pas pour rassurer le personnel du CEA. Il s’agit simplement d’une tradition.

L’essai Centaure a-t-il été un accident ? Par rapport au schéma défini que je vous ai présenté dans mon propos liminaire, il a clairement donné lieu à une situation que l’on peut considérer comme accidentelle puisqu’elle n’était ni nominale, ni conforme aux prévisions. Si cette situation n’a pas donné lieu à une information, c’est parce que des mesures avaient été réalisées et que les niveaux de dose générés par le passage du nuage sur Tahiti avaient été jugés suffisamment faibles pour ne pas devoir entraîner des mesures de précaution, de prévention et encore moins d’évacuation. Pour répondre à votre question, on ne peut pas dire que l’essai se soit effectivement déroulé de façon normale. Il a été mis dans la catégorie des situations accidentelles gérées par le référentiel en place.

Quant à l’esprit de précaution, il était présent. Quand bien même elles étaient jugées peu probables et n’ont jamais été rencontrées, les situations accidentelles qui auraient pu entraîner la mise à l’abri ou l’évacuation des populations étaient prises en compte et ont conduit à prévoir les moyens nécessaires. La prudence était de mise et toutes les éventualités étaient envisagées afin que les situations soient in fine acceptables pour les habitants. Je ne sais pas si elle était guidée par l’esprit de précaution ou par autre chose mais il y avait une volonté de minimiser, dans la mesure du possible, l’impact sur les populations.

Il me semble enfin que l’ensemble des composants de la ration alimentaire, y compris les coquillages, faisaient l’objet de mesures.

M. Laurent Bourgois. Les mollusques étaient effectivement pris en compte, notamment le turbo et le bénitier. Nous enlevions la partie mangeable, la calcinions et l’analysions en laboratoire, par exemple à Mahina. Je précise que si le turbot est un poisson plat, le turbo est un mollusque très prisé en Polynésie.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. On l’y appelle maoa.

M. Philippe Gosselin (DR). Je reviens à la ration alimentaire. Peut-on considérer qu’il y avait, pour chaque tir ou pour chaque secteur de tir, un homme ou une femme type qui aurait été représentatif de la consommation supposée de l’époque et qui pourrait, encore aujourd’hui, servir de référence ?

Par ailleurs, même si l’on risque toujours l’anachronisme à juger les choses d’hier avec les références d’aujourd’hui, estimez-vous, en conscience, que toutes les règles de l’art en vigueur en matière de protection et d’information ont été respectées ? Ne pouvait-on pas estimer, même dans les années 1960 ou 1970, que le fait d'entreposer des déchets dans les bas-fonds pouvait poser problème ?

M. Jérôme Demoment. J’ai effectivement le sentiment que les procédures appliquées étaient tout à fait conformes aux règles de l’art d’alors. La Polynésie française n’a fait l’objet d’aucun traitement particulier : on y appliquait la philosophie et les modes de gestion qui avaient cours partout ailleurs, y compris dans les laboratoires gérés par le CEA en métropole. Les règles appliquées étaient strictement conformes à l’état d’esprit et aux standards qui prévalaient.

Quant à l’alimentation, le souci de définir un scénario type suffisamment représentatif a notamment conduit, en 1971, à dépêcher des militaires dans un atoll, où ils ont observé les mêmes habitudes alimentaires et ont bu aux mêmes sources que la population locale, afin de pouvoir, après un essai nucléaire, mesurer la dose qu’ils avaient reçue et vérifier que les hypothèses correspondaient bien à la réalité. L’objectif était de recueillir des éléments permettant de définir précisément des profils alimentaires aussi proches que possible de ceux des populations locales.

M. Laurent Bourgois. Je ne crois pas qu’on puisse parler d’individu type, mais plutôt d’atoll type : d’un endroit à l’autre, on mange plus ou moins de coprah ou de poisson, on boit plus ou moins d’eau de coco. Il faut donc plutôt raisonner à l’échelle d’une zone en opérant une distinction entre les adultes et les enfants, pour lesquels la ration alimentaire est évidemment différente.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je peux vous assurer que personne ne mange de coprah ! Venant d’un organisme censé s’être penché sur la supposée ration alimentaire type des Polynésiens, cette approximation m’étonne…

M. Emmanuel Fouquart (RN). Les essais se sont déroulés entre 1966 et 1996. Durant cette période, j’imagine que le protocole de sécurisation des tirs a évolué, surtout après le premier accident. A-t-il été réévalué, modifié, amélioré ? Le passage des tirs aériens aux tirs souterrains s’inscrivait-il dans cette démarche de sécurisation ?

Par ailleurs, des personnes auditionnées nous ont indiqué que le CEA ne reversait pas ses documents aux Archives nationales. Disposez-vous d’un véritable service de stockage de vos archives, accessible aux chercheurs qui voudraient consulter des documents sur place ?

M. Jean-François Sornein. La première étape de l’évolution du protocole de suivi des tirs, que je n’ai pas vécue personnellement, fut le passage des tirs sur barge aux tirs sous ballon, qui constituait déjà une amélioration très notable en matière de radioprotection. L’arrivée des essais souterrains a ensuite permis de changer complètement de dimension radiologique locale.

Mme la rapporteure nous avait interrogés sur les fuites observées dans le cadre de ces essais. Pour les réaliser, on faisait descendre dans le sol un conteneur renfermant des instruments de mesure et à l’extrémité duquel était fixé l’engin explosif. Un faisceau de câbles remontant les informations était cimenté dans le puits, avant d’être détruit par l’explosion. Les extrémités de ce faisceau étaient alors soumises à une pression de gaz dans la cavité-cheminée, ce qui pouvait donner lieu à des fuites précoces, le gaz remontant par les gaines jusqu’à la surface. Bien que les quantités ainsi émises soient très limitées, et généralement composées de gaz rares à vie courte, il fallait tout de même les gérer. Nous avons donc pris des précautions, notamment en améliorant la résistance des câbles aux fuites. Une vingtaine de fuites précoces ont été enregistrées, sans jamais poser de problème de radioprotection et en entraînant des rejets très limités de gaz à vie courte, sans conséquences environnementales.

Un deuxième type de fuite pouvait survenir lors des opérations de post-forages, au cours desquelles il nous fallait accéder à la cavité-cheminée. Les conditions étaient généralement favorables au bon confinement des rejets, puisque la cavité n’était alors pas encore remise en eau : selon le procédé classique, on injectait de l’eau par les tiges de forage pour refroidir l’outil et évacuer les débris de roche, mais, dans la zone fracturée proche de la cavité, toute l’eau injectée s’infiltrait sans remonter, ce que les foreurs appellent le « régime de perte ». Il n’y avait donc généralement pas de retour d’eau vers le plancher de forage. Des remontées pouvaient toutefois se produire dans certaines circonstances. L’eau de lagon qu’on venait de déverser étant, dans ce cas, en partie diluée par l’eau séjournant dans la cavité-cheminée, potentiellement chargée d’un peu de tritium et surtout d’iode, il fallait alors prendre des mesures de radioprotection adaptées. Les techniques de post-forage ont donc été améliorées pour éviter ou limiter autant que possible ce type de rejets. Une vingtaine d’opérations ont entraîné des remontées d’eau contenant de l’iode 131 à vie courte, que nous sommes progressivement parvenus à réduire fortement.

Au total, une quarantaine de forages ont donc bien donné lieu à un petit rejet radiologique au moment du post-forage, dans des proportions toutefois dérisoires par rapport aux quantités de radionucléides piégés à long terme dans les cavités-cheminées.

M. Philippe Sansy. S’agissant des archives de la DAM, il est vrai que nous ne versons pas de documents aux Archives nationales car ces dernières délèguent au CEA la gestion de ses propres archives en vertu d’une convention passée en 1985. La DAM ne dispose pas à proprement parler de service d’archives, mais celui du CEA regroupe, à Fontenay-aux-Roses, les documents accessibles au public. Il est effectivement équipé d’une salle de lecture.

La DAM conserve quant à elle surtout des archives intermédiaires, qui peuvent être consultées par les salariés et qui sont principalement composées de documents techniques couverts par les protections du secret. Lorsque nous sommes sollicités, directement ou par le service des archives du CEA, nous appliquons un processus dont nous savons qu’il est parfois jugé trop long. Puisqu’il a également été souligné que nous ne faisons pas d’inventaires, je précise que ceux-ci ne concernent que les archives définitives et qu’ils recensent en outre des dossiers complets, et non chacun des documents qui les composent.

À la réception de la demande, nous effectuons une recherche en renseignant tous les mots-clefs qui nous ont été communiqués, étant entendu que notre travail se limite aux documents dont nous sommes l’émetteur : nous ne recherchons pas ceux qui relèvent d’autres administrations ou ministères. Ces documents sont alors soumis à plusieurs experts, comme ce fut le cas dans le cadre des travaux de déclassification du SHD. La décision de déclassifier un document potentiellement sensible, signée par le directeur des applications militaires ou par moi-même, ne saurait en effet être prise sur la base d’une seule opinion : elle engage notre responsabilité et doit donc reposer sur une combinaison d’avis d’experts. La commission du SHD regroupait ainsi des experts du CEA/DAM, du DSCEN et de la division forces nucléaires. Une fois ces avis recueillis, la déclassification est éventuellement prononcée.

J’ajoute que nous n’étudions pas seulement des documents vieux de plus de cinquante ans, mais aussi ceux susceptibles de faire l’objet d’une dérogation. La DAM ne dispose pas d’une salle de lecture ; si le demandeur ne peut pas se rendre dans le bureau central des archives, nous pouvons scanner les documents et les lui transmettre sous format PDF, puisqu’ils ne sont plus considérés comme sensibles.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Il ressort des éléments que vous avez publiés en 2006 que certains personnels avaient pu recevoir des doses supérieures à 5 mSv, voire à 10 mSv. S’agit-il d’une estimation collective (à l’échelle d’un atoll, par exemple) ou individuelle ? Le cas échéant, le CEA s’est-il montré proactif pour en informer les personnes concernées ?

Certains des intervenants qui vous ont précédés ont évoqué l’effet « travailleur sain », c'est-à-dire le fait que les militaires sont sélectionnés en vertu de qualités susceptibles de les rendre plus résistants aux radionucléides que le reste de la population. Les travailleurs civils employés par le CEA ont-ils suivi un processus de recrutement qui pourrait laisser penser qu’ils seraient également concernés par cet effet ?

Il nous a également été indiqué que le CEA avait traduit un important document rédigé aux États-Unis et consacré aux conséquences des essais nucléaires, sans que la DGA en fasse grand cas. Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ?

M. Jérôme Demoment. Les éléments publiés en 2006 ne portent pas sur des individus : ils concernent les différentes zones qui, pour des raisons principalement liées à la météorologie et à la configuration des sites, enregistraient des niveaux de retombées plus élevés. Les valeurs maximales que j’ai évoquées ont été identifiées pour des zones données et s’appliquent à l’ensemble des personnes qui y étaient présentes à ces périodes.

Je ne crois pas que l’effet « travailleur sain » concerne le CEA, pour une raison simple : les deux critères de recrutement appliqués étaient la motivation de la personne et sa maîtrise des compétences ou du savoir-faire nécessaires pour réaliser l’activité proposée. Aucun critère médical ou physique n’entrait en ligne de compte. La population recrutée par le CEA ne présentait donc, à mon sens, aucune caractéristique particulière.

M. Laurent Bourgois. Le document auquel vous faites référence est probablement un livre rédigé par le Département de la défense américain et traduit en français en 1964, sous le titre Effet des armes nucléaires. Il traite uniquement des effets militaires du nucléaire, c'est-à-dire des effets prompts survenant entre 0 et 1 seconde après l’usage de l’arme, et non des effets du nuage a posteriori.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Il est un site dont on ne parle jamais : celui de Moronvilliers, situé me semble-t-il dans la Marne ou dans la Meuse (peut-être cela vous dit-il quelque chose), où le CEA aurait testé des détonateurs d’armes nucléaires. Plusieurs tonnes d’uranium y seraient entreposées dans des conditions quelque peu opaques. Avez-vous des informations à ce sujet ?

Dans son propos introductif, le président vous demandait de réagir à la publication de l’ouvrage Toxique en 2021. Vous n’avez pas répondu précisément : vous reconnaissez que les données sur lesquelles M. Philippe s’est appuyé étaient correctes mais, dans le même temps, vous avez fait distribuer dans les archipels, en décembre 2022, un livre visant à expliquer, justifier ou rassurer sur les essais nucléaires.

M. Jérôme Demoment. Je n’ai jamais dit que les données utilisées par les auteurs de ce livre étaient correctes : j’ai expliqué qu’ils avaient accès aux données du terme source des six essais ayant occasionné les retombées les plus importantes et qu’ils avaient pu intégrer ces éléments dans leurs calculs. Leur publication n’inclut toutefois pas l’ensemble des éléments nécessaires pour savoir comment ils ont conçu leur processus d’évaluation. Les auteurs ont mis en cause les analyses du CEA, qualifiant les doses calculées « d’enveloppe ». C’est sur ces points que nous avons essayé d’expliquer, le plus factuellement possible, en quoi leurs assertions étaient fausses et pourquoi les calculs de 2006 étaient toujours valables.

Pour répondre au président, s’il est vrai que le CEA a pu sembler se braquer dans sa réponse, ce fut aussi lié à la façon dont les choses ont été présentées. Je peux tout à fait comprendre qu’on se pose des questions sur les calculs effectués en 2006 mais, ce qui a été dit, c’est que le CEA avait menti ! Il ne faut donc pas s’étonner que les réactions aient pu être un peu abruptes. Au-delà de cet épisode, qui est maintenant derrière nous, il n’en reste pas moins que le CEA a communiqué l’ensemble des éléments nécessaires pour que chacun puisse, en toute bonne foi, analyser la pertinence de nos analyses. L’enquête Toxique a contesté certains résultats. Dans le document rédigé en 2022, nous nous sommes attachés à répondre aux assertions qui s’appuyaient sur des éléments suffisamment précis et à expliquer pourquoi les hypothèses sous-tendant le calcul initial ne devaient pas être remises en cause.

Quant au site de Moronvilliers, je vous confirme qu’il me dit quelque chose d’assez précis ; je ne doute d’ailleurs pas que vous sachiez parfaitement où il est positionné. Ce site du CEA a été utilisé, pendant plusieurs dizaines d’années, pour tester des détonateurs, c'est-à-dire des dispositifs permettant de mettre à feu l’explosif pour enclencher la réaction nucléaire. Nous n’y avons jamais réalisé d’essais nucléaires. Évidemment, pour que les tests soient représentatifs, il fallait positionner, autour du détonateur, certains des éléments présents dans l’arme, y compris des matériaux toxiques, dont de l’uranium (pas de l’uranium enrichi, mais de l’uranium naturel). Nous avons également été amenés à utiliser des matériaux pouvant contenir du béryllium. Au total, 2,7 tonnes d’uranium ont été utilisées à Moronvilliers. Ces quantités ont été déclarées aux autorités dès 1997, comme le CEA le fait pour tous ses sites.

Ces matières sont entreposées dans des conditions définies pour assurer leur confinement et éviter qu’elles ne se transfèrent dans l’environnement, ce dont nous nous assurons en conduisant des campagnes de prélèvements et d’essais sur le site et dans son voisinage proche. En 2023, nous avons même décidé de forer trois puits autour du site et d’y installer des piézomètres, afin que des organismes indépendants puissent faire leurs propres mesures. Ainsi, le CEA, en plus de communiquer les résultats de ses mesures dans le cadre des commissions locales d’information (CLI) et de tenir ses données à la disposition de la préfecture et des maires des communes environnantes, permet à des organismes extérieurs d’effectuer leurs propres prélèvements aux environs du site pour se forger une opinion contradictoire. Ces mesures révèlent l’absence de transfert des éléments toxiques entreposés à Moronvilliers dans les nappes phréatiques ou les cours d’eau environnants.

M. Yoann Gillet (RN). À quelles autorités avez-vous déclaré la présence de ces matières dangereuses ?

Vous avez indiqué dépendre de différents ministères de tutelle. Quel genre d’informations transmettez-vous à chacun d’entre eux ?

M. Jérôme Demoment. Comme je l’ai déjà précisé, la DAM, qui est la seule direction du CEA que je connaisse pour y avoir fait toute ma carrière, est soumise à la seule tutelle du ministère des Armées. Notre communication s’adresse donc exclusivement à ce dernier. Le site de Moronvilliers était géré par les équipes de la DAM et relevait donc de ce même ministère.

Les matériaux issus des activités qui y ont été conduites ont fait l’objet d’une déclaration à l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) dès 1997. Un inventaire de ces éléments est régulièrement tenu à jour et communiqué à ses instances. Les résultats des mesures sont quant à elles transmises à la sous-préfecture de la région, et, au moins une fois par an, en CLI, à l’ensemble des maires des communes environnantes.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour répondre à Sandrine Rousseau, la population n’ayant pas eu connaissance des opérations conduites, les noms des tirs n’ont certainement été choisis pour la rassurer : nous n’étions informés ni de l’imminence des essais, ni des noms qui leur étaient donnés.

Les experts que nous avons auditionnés confirment qu’il est impossible, au regard des données qui sont présentées sous forme de moyennes et des incertitudes associées aux calculs, d’affirmer catégoriquement qu’une personne a bien reçu une dose inférieure à 1 mSv, notamment dans le cas du tir Centaure. Comment expliquez-vous, alors, que le Civen y parvienne ?

Vous mentionnez six essais ayant donné lieu à des retombées plus importantes, mais les autres tirs en ont aussi causé. Dans la mesure où la dose reçue correspond au cumul de tous les rayonnements, il me paraît essentiel de prendre en considération l’ensemble des essais. Pourquoi vous être concentrés sur six d’entre eux seulement ?

Monsieur Sornein, vous avez déclaré que le CEA a décidé, en 1971, qu’il « serait bien » de passer aux essais souterrains. Qu’entendez-vous par là ? Que s’est-il passé pour que les autorités décident de faire évoluer les procédures ? Était-ce le résultat de la pression internationale ?

Enfin, vous ne m’avez pas répondu à propos de Meknès.

M. Jérôme Demoment. Située sur le polygone de Moruroa, Meknès était une installation conçue pour mener des expériences de détonique complémentaires aux essais : on faisait réagir des explosifs avec de la matière nucléaire. Après chaque expérience, du personnel décontaminait le local, une cellule fermée et étanche dans un bunker. Effectivement, un incident a eu lieu ; je suppose que c’est l’objet de votre question. Lors d’une opération de décontamination avec des solvants, une étincelle a provoqué une inflammation assez violente des gaz, blessant très grièvement des opérateurs (deux, de mémoire), dont l’un est décédé des suites de ses brûlures. Cet accident n’était aucunement lié à la radioactivité.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous parlons non d’un « incident » mais d’un accident.

M. Jérôme Demoment. Quelqu’un y a perdu la vie : il s’agit d’un accident grave. Si j’ai dit « incident », je vous prie de m’en excuser.

M. Jean-François Sornein. Ce que j’ai connu de près, c’est le programme créé en 1972 pour étudier la faisabilité du passage aux essais souterrains en Polynésie. Je ne suis pas bien placé pour exposer l’architecture des causes politiques et techniques de la décision, mais il s’est fait en 1975. Techniquement, ce n’était pas facile : il fallait non seulement vérifier la possibilité d’effectuer des forages profonds à Moruroa et à Fangataufa, mais aussi réinventer toutes les techniques de mesure. Les essais aériens étaient fondés sur des mesures optiques des événements des premières microsecondes : il fallait trouver de nouveaux types de capteurs. Je ne sais pas pourquoi la décision a été prise, je sais que les essais souterrains ont été possibles en 1975, date à partir de laquelle ils ont été les seuls utilisés ; il n’y a pas eu de période de recouvrement.

M. Laurent Bourgois. Vous nous interrogez sur les calculs de dose. Dans l’ouvrage paru en 2006, nous avons indiqué non des valeurs précises, mais des fourchettes afin de prendre en compte tous les aspects. Selon nous, la méthode de calcul que je vous ai décrite, essentiellement fondée sur des mesures, minimise les incertitudes. Une autre méthode, de calcul formel, consisterait à modéliser mathématiquement le nuage de Moruroa, puis son transport par le vent, sa retombée et le transfert aux aliments ; c’est très compliqué et cela crée beaucoup d’incertitudes. Nous sommes allés directement à la ration alimentaire pour donner les valeurs présentes dans les aliments et nous les avons mesurées.

S’agissant de l’annualité de la dose de 1 mSv, nous avons effectué les calculs par tir. Nous avons repéré les six tirs non conformes en raison de la météo. Il faudrait demander au Civen sa méthode de sommation des calculs. Je suis presque sûr que, pour les atolls qui ont connu plusieurs essais, ils additionnent par année les contributions de chaque tir.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les rapports de tir des quarante et un essais atmosphériques effectués sont-ils tous disponibles ? Les membres du Civen en ont-ils connaissance ?

M. Laurent Bourgois. Je suis sûr qu’ils ont les notes de calcul qui ont permis d’écrire l’ouvrage de 2006. Je pense qu’ils s’en sont servis pour établir des résultats par année et par atoll.

M. Jérôme Demoment. L’ouvrage de 2006 évalue les retombées de la totalité des quarante et un tirs. Par une règle de trois et une comparaison, on doit pouvoir estimer la part des tirs les moins-dosants, à partir des six dont les retombées ont été les plus fortes, qui ont fait l’objet d’une évaluation des doses la plus précise possible.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Qui a élaboré ces notes et calculé les cumuls de doses ?

M. Laurent Bourgois. Les notes par tir, que nous connaissons bien, sont au CEA. Les auteurs de Toxique les citent dans leurs publications scientifiques. Établies en 2006, elles ont permis de faire les calculs publiés dans l’ouvrage de la même année.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. N’y a-t-il pas un conflit d’intérêts ? Le CEA a tout réalisé, de l’organisation des tirs aux calculs (même si l’AIEA a validé ces derniers) en passant par la récolte de données. Tout était centralisé par la même institution, sans arbitrage. Qu’en pensez-vous ?

M. Jérôme Demoment. À l’époque des essais, le CEA était effectivement présent à tous les niveaux, de la spécification des besoins aux mesures radiologiques, en passant par la réalisation de l’expérience. Le nucléaire civil et militaire montait en puissance. Les connaissances et les compétences n’étaient pas pléthoriques ; elles étaient réunies dans un seul organisme, le CEA, responsable des missions afférentes. Dès qu’il était question de nucléaire, les personnes compétentes s’y trouvaient. Cela peut laisser penser qu’il était juge et partie. Avec le temps, l’organisation a évolué et d’autres ont développé ces compétences. L’ASNR par exemple est indépendante du CEA. Dès leur création, ces organismes ont été intégrés au dispositif, notamment pour établir des mesures contradictoires permettant des vérifications. Aujourd’hui, le CEA n’est plus seul à effectuer des mesures de suivi radiologique autour des atolls. Il faut poser la question à la lumière du contexte des années 1960.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous sommes bien là pour étudier les faits dans leur contexte. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’être ingénieur en génie nucléaire pour définir la ration alimentaire d’un Polynésien ni pour constater que, dans certains atolls, les habitants boivent uniquement l’eau de pluie, premier réceptacle des retombées.

M. Jérôme Demoment. Vous avez raison, le CEA n’est pas plus compétent que bien d’autres en la matière ; aussi n’a-t-il pas défini les hypothèses. Il s’est fondé sur des enquêtes de l’Orstoml (l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer), devenu en 1998 l’IRD (l’Institut de recherche pour le développement). Aucun lien n’existait entre le CEA et l’Orstom. J’ai par ailleurs évoqué les expériences menées avec du personnel militaire envoyé sur place pour y vivre une semaine ou deux, observer les pratiques et voir ce que cela pouvait donner. Nous avons rendu publiques les hypothèses choisies, mais nous n’en sommes pas à l’origine.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous avez dit que Meknès était un « incident » ; lorsque la rapporteure a relevé l’emploi du terme, vous avez convenu que c’était en effet un « accident », parce qu’il y a eu un mort. En fait, deux personnes sont mortes : l’une tout de suite, l’autre plus tard ; deux autres ont été blessées gravement. Survenu en 1979, l’accident a été suivi d’un grand silence : si l’on n’avait pas retrouvé par hasard des archives établissant les faits, on n’aurait jamais su ce qui s’était passé. Le CEA n’a reconnu l’existence de l’accident qu’en 1993. Combien d’événements de ce genre sont survenus au fil du temps ? Voilà ce qui nourrit le doute dans la population polynésienne. N’auriez-vous pas intérêt à partager plus largement les informations, pour permettre l’écriture d’une histoire commune ? On ne vous reproche pas de ne pas avoir su ce que la science ignorait à l’époque des essais. Mais le moment est venu de jouer franc jeu. Le débat sur la dissuasion nucléaire n’est plus ce qu’il était au moment de la chute du mur de Berlin ; on peut parler plus sereinement.

Meknès n’est donc pas tout à fait ce qui vient d’être dit. Confirmez-vous que cet accident a conduit à ouvrir le site de Moronvilliers ?

M. Jérôme Demoment. Les deux endroits ont abrité des opérations de détonique, mais Moronvilliers a ouvert bien avant Meknès : il n’y a aucun lien de cause à effet. Encore une fois, je vous prie d’excuser l’emploi du mot « incident » : il n’y a aucune ambiguïté, les conséquences sur les travailleurs impliqués ont été bien assez graves pour affirmer qu’il s’agissait d’un accident ; il n’est évidemment pas question de le minimiser.

Vous voulez que nous partagions une vision commune ? J’y souscris pleinement. C’est l’un des intérêts de la présente commission.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. L’expérience de Tureia, en 1971, visait à analyser les conséquences du régime alimentaire sur la contamination. Elle impliquait trois personnes, deux plongeurs polynésiens auxquels une alimentation était imposée et un pharmacien qui pouvait se nourrir librement. Pourquoi cette différence de traitement ?

Comment expliquer que les implantations du CEA en métropole entrent dans la catégorie des installations nucléaires de base secrète (INBS), qui entraîne une obligation d’information, mais que les sites du CEA en Polynésie n’en relèvent pas ?

M. Jérôme Demoment. Je ne saurais vous répondre au sujet de l’expérience de Tureia. Nous vous communiquerons une explication ultérieurement.

Certaines installations nucléaires métropolitaines du CEA sont classées INBS du fait de la nature de leurs opérations et de la quantité de matière manipulée. Quant à celles de Mururoa et Fangataufa, elles n’appartiennent pas au CEA mais au ministère des armées ; elles relèvent des installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid) car elles contiennent des déchets non manipulés et non gérés. À ce titre, elles sont soumises à une obligation d’information.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les archives militaires révèlent que certaines opérations d’océanisation des déchets n’ont pas respecté rigoureusement les protocoles, notamment en ce qui concerne le béton et les vinyles.

Par ailleurs, les cartes des sites de tir mentionnent les puits de stockage PS1 et PS2 dans la zone Denise. Où se trouve le PS2 ? Est-il resté à l’état de projet ? À quelle date a-t-on décidé de réaliser ces puits, quand ont-ils été forés et comment ont-ils été remplis ? Lors de notre visite à Mururoa, l’on nous a expliqué que les déchets les plus toxiques étaient placés au fond et que les puits étaient remplis au fur et à mesure des tirs, ce qui ne paraît pas cohérent.

Enfin, un objet a été trouvé il y a quelques jours dans le lagon de Hao ; il semble s’agir d’un réservoir d’aéronef. Comment réagissez-vous à cette découverte ?

M. Jérôme Demoment. Elle nous a surpris, comme beaucoup. Le CEA a été chargé d’apprécier l’éventuelle contamination résiduelle de ce matériel afin de guider les équipes qui le récupéreront. Nous avons estimé que le risque radiologique était très faible, vu la durée pendant laquelle le réservoir est resté dans un environnement marin, s’il est par ailleurs confirmé qu’il provient d’un avion employé lors des essais. La contamination résiduelle nous paraît suffisamment faible pour que la procédure habituelle soit appliquée.

M. Jean-François Sornein. Je n’ai pas en tête les dates précises des forages ; nous pourrons vous les communiquer. Nous avions prévu de réaliser des puits de stockage profonds et de 84 pouces de diamètre, plus larges que les forages grand diamètre (FGD) classiques de 60 pouces, afin que leur fond ait une capacité importante. Il y avait deux outils de forage grand diamètre dans la couronne récifale de Mururoa. Quand ils n’étaient pas employés pour un forage destiné à un tir, nous les ramenions derrière la zone Denise pour creuser des puits de stockage. Ceux-ci n’ont donc pas été réalisés en une seule fois mais progressivement, quand les machines étaient disponibles.

L’implantation des puits a été décidée au centre du CEA et du ministère des Armées de Villacoublay. Il était prévu que PS2 soit assez proche de PS1 ou PS3 ; je ne sais plus lequel a été utilisé en premier. On n’avait toutefois pas anticipé que le forage et l’utilisation de PS1 ou PS3 pourraient avoir des conséquences sur le futur PS2. Quand on fore en grand diamètre, en effet, on aspire l’eau et les débris de roche par le train de tige, ce qui peut créer une aspiration dans les terrains environnants. Nous avons décidé de ne pas forer PS2 car il était trop près d’un autre puits qui commençait à se remplir, pour ne pas provoquer une circulation autour des déchets. PS2 est peut-être mentionné sur des vieilles cartes, mais il n’a jamais été foré. Les deux autres puits ont été creusés par étapes ; nous pourrons vous en communiquer le déroulement. Ils étaient profonds et larges, de sorte que leur fond soit suffisamment vaste. Nous les avons exploités au fil des besoins, en plaçant dans les parties profondes les produits de type émetteurs alpha, avec différents bouchons. Les inventaires de ces puits sont décrits dans les bilans de l’Andra, qui sont mis à jour tous les deux ans.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces déchets provenaient-ils des tirs souterrains ou atmosphériques ?

M. Jean-François Sornein. Ils provenaient en partie de la décontamination des sites des essais de sécurité, en zone Colette, au-delà de la zone Denise. Cela représentait des volumes non négligeables de roche contaminée au plutonium.

Une autre partie, moins importante, était constituée de déchets techniques issus de post-forages et de prélèvements dans les cavités. Il arrivait en effet que les carottages effectués dans les cavités produisent davantage de lave que nécessaire (quelques dizaines de kilos, alors que nous n’avions besoin que d’un ou deux). Nous y faisions les prélèvements nécessaires au diagnostic radiochimique des laves de tir, après quoi les matières étaient conditionnées et enfouies dans les puits.

M. le président Didier Le Gac. Qu’en est-il du démantèlement de ces sites ? J’ai une modeste expérience en la matière, puisque dans ma circonscription du Finistère, la centrale nucléaire de Brennilis, qui a fonctionné une quinzaine d’années, n’est plus en service depuis 1985 et commence seulement à être démantelée par EDF. L’ASNR est mobilisée, de même qu’une CLI qui associe la population et les élus, et qui se réunit régulièrement. EDF vise un retour à l’herbe en 2040. L’opération est remarquablement cadrée. Qu’est-il prévu pour les sites polynésiens ?

M. Jérôme Demoment. Les sites ont été démantelés entre 1996 et 1998 : tout ce qui pouvait être retiré et décontaminé l’a été, afin de ne pas laisser une friche industrielle mais une zone gérable et viable, la plus proche possible d’un état normal. Nous ne pourrions toutefois pas la ramener à l’état initial, vu le contenu des puits. Les sites sont sous emprise militaire et resteront inaccessibles à long terme car des sondages dans le sol pourraient révéler des informations proliférantes. Des militaires veillent à ce qu’aucune personne non habilitée n’y pénètre. La baignade est restreinte dans deux zones, tandis que la zone Colette est protégée par un mur du fait du niveau de contamination surfacique non nul.

M. le président Didier Le Gac. Combien de temps les militaires resteront-ils sur place ?

M. Jérôme Demoment. Très longtemps !

M. le président Didier Le Gac. Nous vous remercions pour la clarté de vos réponses au cours de cette audition extrêmement riche.

 

La séance s’achève à 17 h 30.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, Mme Dominique Voynet

Excusé. – M. Matthieu Bloch

Assistait également à la réunion. – M. Maxime Amblard