Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, d’avocats spécialistes de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires 3
Mercredi
12 mars 2025
Séance de 18 heures
Compte rendu n° 20
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mercredi 12 mars 2025
La séance est ouverte à 18 heures.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, d’avocats spécialistes de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires : M. Thibaud Millet, avocat à Papeete (Millet Varrod Avocats) et Mme Cécile Labrunie, avocate (cabinet TTLA & Associés)
M. le président Didier Le Gac. Nous voici de nouveau réunis pour la seconde audition de la journée.
J’accueille en votre nom Maitre Cécile LABRUNIE et Maître Thibaud MILLET, tous deux avocats, à Paris pour l’une et à Papeete pour l’autre. Je vous remercie d’avoir tous les deux répondu présents.
Nous souhaitons vous entendre sur des aspects à la fois juridiques et concrets concernant la procédure à suivre devant le CIVEN (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) qui suscite à la fois interrogations et incompréhensions.
On sait, notamment pour avoir entendu ses représentants, que le CIVEN est une autorité administrative indépendante qui examine les dossiers présentés par des personnes qui sont affectées d’une maladie (généralement un cancer) qu’ils estiment radio-induite du fait d’une exposition à des rayons ionisants (notamment lorsqu’ils ont travaillé sur les sites d’essais nucléaires comme ce fut le cas à Moruroa ou Fangataufa) et qui souhaitent être à ce titre indemnisées.
On a vu, grâce à diverses auditions, que la procédure à suivre était souvent complexe, longue et parfois source de découragement, à tel point que certaines victimes ne souhaitent même plus s’engager dans de tels processus. L’ancienneté des faits, la difficulté pour réunir certaines pièces attestant de sa présence au moment d’un essai, le fait d’être affecté d’une maladie ne figurant pas sur la liste établie par la loi Morin sont autant de difficultés qui handicapent le parcours des personnes souhaitant se présenter devant le CIVEN.
Nous souhaiterions donc avoir votre point de vue sur ces questions et, le cas échéant, sur les améliorations que notre commission pourrait suggérer pour changer les textes ou les procédures actuellement suivies.
Je vous poserai deux questions pour commencer cette audition :
- tout d’abord, pensez-vous qu’il serait opportun qu’une antenne du CIVEN soit créée sur place, à Papeete, qui puisse instruire voire rendre des décisions, ce qui faciliterait les démarches, notamment en raccourcissant les délais de procédure ?
- ensuite, sur la question du 1 millisievert, on a maintes fois entendu que ce seuil n’avait pas grande signification et qu’il s’agissait en vérité d’un seuil de gestion. N’ayant finalement pas d’impact pour déterminer si une personne atteinte d’une maladie l’a été du fait ou non de son exposition à des rayons ionisants, pensez-vous qu’il puisse être opportun de supprimer ce critère pour établir une sorte de présomption irréfragable à partir du moment où vous pouvez prouver que vous étiez sur place au moment d’un essai et que vous avez développé une des maladies inscrites sur la liste établie par le décret du 15 septembre 2014 relatif à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français ?
Avant que vous ne répondiez et que vous puissiez ensuite échanger avec Madame la rapporteure et les autres députés présents, je vais vous demander de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
Maître Cécile Labrunie et Maître Thibaud Millet prêtent successivement serment.
Maître Cécile Labrunie, avocate. Le cabinet Teissonnière, Topaloff, Lafforgue, Andreu et associés, dont je fais partie, intervient depuis 2003 aux côtés de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) mais également de l’association polynésienne, Moruroa e tatou, qui nous avait sollicités en raison de notre expérience auprès des victimes de l’amiante depuis le milieu des années 1980.
Je ne reprendrai pas les réponses écrites que j’ai apportées au questionnaire que vous m’avez adressé, notamment sur l’histoire contentieuse du Civen. Si vous le souhaitez, je peux présenter l’état des droits des victimes avant et après la création du comité. On ne peut pas nier les avancées dans ce domaine depuis que la législation a été modifiée à partir de 2010. Toutefois, il reste encore du chemin à faire. Le parcours d’indemnisation reste malheureusement long et semé de difficultés, plus ou moins grandes selon la situation des victimes.
Pour ma part, j’ai été amenée à accompagner surtout des travailleurs polynésiens affectés sur les sites. Je suis sollicitée par des personnes atteintes de cancers radio-induits dont le seul malheur est d’avoir résidé dans des zones concernées par les retombées radioactives, ce que l’on qualifie de victimes environnementales, mais j’ai moins d’expérience sur ce point. La différence selon la situation des intéressées et les périodes d’exposition est perceptible dans les décisions rendues par le Civen.
Quant à la présomption de causalité irréfragable, c’est une lapalissade de le dire : elle est la condition d’une juste réparation des préjudices.
Les maladies radio-induites qui figurent sur la liste annexée à la loi Morin sont des cancers. Or, en la matière, on le sait, il n’existe pas de preuve d’un lien entre la maladie et une exposition déterminée. Les cancers sont qualifiés de multifactoriels. Autrement dit, en l’état de la science, il n’est pas possible de désigner une cause unique et certaine, à l’exception du cancer de la plèvre (le mésothéliome) pour lequel le lien avec l’amiante est établi avec une certitude de 95 %. Dans le cas du cancer du poumon, qui est reconnu comme une pathologie consécutive à l’inhalation de fibres d’amiante mais aussi de gaz et de poussières radioactifs, il n’y a pas de certitude. L’établissement d’une présomption est le seul moyen de garantir une juste reconnaissance, et par conséquent, une future indemnisation. C’est ce qu’appelait de ses vœux le ministre de la Défense de l’époque pour mettre un terme à de tristes batailles judiciaires (le contentieux devant les tribunaux des pensions militaires était jusqu’alors très lourd).
Nous avons constaté depuis 2010 que la présomption d’imputabilité était traitée avec légèreté puisqu’elle peut être trop facilement renversée par la preuve, rapportée par le ministère de la Défense puis le Civen, d’une probabilité de risque négligeable et désormais d’une exposition à une dose inférieure à 1 mSv.
Je ne suis pas scientifique ni médecin (j’essaie malgré tout de comprendre les sujets que je traite) donc je m’abstiendrai de certaines assertions. En revanche, je note, au cours des vingt dernières années, des révélations itératives sur l’étendue des conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires en Polynésie et on ne peut exclure qu’elles se poursuivent. L’incertitude liée au niveau de contamination du personnel présent sur les sites et des populations locales ne devrait pas permettre de renverser aussi facilement la présomption d’imputabilité.
J’en veux pour preuve le récent rapport de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection), la nouvelle autorité issue de la fusion entre l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), un rapport d’évaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure. Il pointe les incertitudes sur lesquelles sont fondés les calculs de dose efficace présentés dans le rapport du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et censés avoir été validés par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), ce que Sébastien Philippe et Tomas Statius contestent dans leur ouvrage, et propose une nouvelle modélisation prenant en compte un élément qui ne l’était pas jusqu’à présent, les denrées alimentaires ingérées. Dans le seul résumé du rapport, le terme d’« incertitude » est mentionné à trois ou quatre reprises sur deux pages.
Dès lors que le demandeur prouve qu’il remplit les trois conditions posées par le texte (être atteint d’une pathologie mentionnée sur la liste, donc l’un des vingt-trois cancers radio-induits ; avoir séjourné dans une zone concernée par les essais nucléaires et à une période considérée comme une période de contamination effective), il doit pouvoir bénéficier de la présomption de causalité sur laquelle le système d’indemnisation est fondé. Il appartient au Civen de rapporter la preuve que le seuil d’exposition est inférieur à 1 mSv. Mais finalement peu importe le seuil : la véritable question est de savoir comment établir que l’intéressé a atteint ou non ledit seuil. Pour les résidents, il n’y a aucune surveillance individuelle ; pour les travailleurs militaires sur site, le suivi dosimétrique, en particulier radiobiologique, et les examens qui mesurent la contamination interne (l’anthropospectro-gammamètrie ou les analyses des selles et d’urine des vingt-quatre heures) sont résiduels. Pourtant, ces examens permettraient d’établir la dose efficace individuelle, laquelle combine le niveau d’exposition externe (l’irradiation mesurée par la dosimétrie) et le niveau de contamination interne (la présence de radioéléments tels que le strontium 90, le césium 134, le plutonium 129).
Faute de disposer de tels éléments, le Civen s’appuie sur la dose efficace reconstituée à partir de doses estimées sur la base de données qui n’ont jamais été communiquées à l’AIEA ; j’insiste sur ce point ! En d’autres termes, l’AIEA s’est bornée à valider des modalités de calcul sans avoir accès aux données sources.
C’est donc en se fondant sur les calculs du CEA, qui sont entachés d’incertitude et ne prennent pas en considération toutes les formes d’exposition, notamment l’ingestion de denrées alimentaires, que le Civen oppose parfois un refus. À mon sens, l’incertitude devrait profiter à la victime dans le cadre d’un régime de présomption.
Jusqu’en 2010, seuls les militaires et les salariés disposaient d’une voie de recours en cas de maladie susceptible d’être radio-induite, les victimes dites environnementales en étaient privées. Les salariés pouvaient demander une prise en charge au titre des maladies professionnelles tandis que les militaires pouvaient déposer une demande de pension militaire. Dans ce cadre, ces derniers devaient rapporter la preuve d’un lien direct et certain entre la maladie et l’exposition, puisque celle-ci s’était déclarée plus de trente jours après la fin du service, ce qui est nécessairement le cas en matière de cancer. Je peux vous assurer que les juridictions compétentes en matière de pension militaire ont appliqué, à la lettre et avec rigueur, l’obligation de preuve. Sur les 300 ou 400 demandes de pension militaire, toutes ont en effet été refusées ! Nous avons obtenu des jugements favorables en appel dans seulement quatre dossiers.
Je demande sans cesse aux juridictions d’examiner avec autant de rigueur la preuve rapportée par le Civen qu’elles le font pour celle du demandeur. Une partie d’entre elles m’entend. À l’évidence, une présomption irréfragable serait, si tant est qu’elle soit acceptée, de nature à servir ce juste combat.
Maître Thibaud Millet, avocat. Le nucléaire est un sujet de tensions en Polynésie où il complique les relations avec l’État français.
J’ai commencé à m’intéresser au sujet il y a cinq ans pour des raisons personnelles. Le père de ma femme, qui était plongeur dans le lagon de Moruroa après les essais, a fini par avoir deux cancers, l’un de la peau et l’autre de la langue. Ce dernier ne figurant pas sur la liste des maladies radio-induites, il n’a pas été reconnu comme imputable aux essais nucléaires alors que mon beau-père était pourtant au contact direct de l’eau radioactive.
Ensuite, j’ai été sollicité par un père et sa fille ; lui était atteint d’un cancer dont le lien avec les essais nucléaires vient d’être reconnu et elle cherchait à faire reconnaître une contamination transgénérationnelle. Nous y travaillons encore.
Étant un nouveau venu, j’ai encore assez d’énergie et de recul pour porter un regard assez critique sur le système ; je ne suis pas complètement épuisé par les procédures.
Lorsque j’ai pris connaissance de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français (dite « loi Morin »), le système d’indemnisation m’a paru assez généreux pour les victimes. Il y avait forcément des choses à redire mais sur le papier, cela semblait plutôt facile : la qualité de victime était très largement admise, et sur une période très longue ; il suffisait de faire la preuve d’une résidence en Polynésie et d’une maladie inscrite sur la liste des pathologies ouvrant droit à l’indemnisation. Le seuil de 1 mSv pouvait être considéré comme un filtre légitime pour éviter les demandes extravagantes ; autrement dit, ce n’était pas « open bar ». La logique était compréhensible, sur le papier, il n’y avait rien de choquant.
Depuis que je me confronte à la pratique (je gère une quinzaine de dossiers d’indemnisation), je m’aperçois que ce système, généreux de prime abord, est, à cause de la possibilité donnée au Civen de prouver que l’exposition n’a pas été suffisante, une sorte d’enfumage. Au vu des dossiers dont j’ai connaissance, le mot me semble malheureusement approprié.
En lieu et place de la preuve scientifique qui viendrait réfuter la présomption légale, on assiste à du bricolage. Je peux vous citer des décisions récentes qui ont validé le recours à cette méthode. De par ma formation et mon expérience, je sais qu’une preuve doit reposer sur un élément particulièrement certain. J’ai donc été très surpris de constater que le Civen se contentait de peu (un rapport du CEA, une étude isolée…) pour considérer que la preuve de non-exposition était de fait rapportée.
J’ai mis en exergue devant le Civen puis devant le tribunal administratif lorsqu’il y avait contentieux l’imprécision, les insuffisances et les incertitudes des rapports du CEA. Je prends un exemple, qui me semble particulièrement frappant et révélateur : il concerne les populations des îles Sous-le-Vent et de Tahiti qui ont été exposées au nuage du tir Centaure. Même si, selon les tableaux du CEA, pour telle population qui réside à tel moment, dans telle localité, il n’y a pas eu une exposition à 1 mSv (tout cela est dit clairement dans plusieurs décisions), le Civen considère que « dans [son] cas, les critères d’âge [la victime avait 13 ans], de maladie [on ne précise pas laquelle] et de dose [on ne précise pas laquelle] à l’issue de l’essai Centaure permettent d’accepter [son] dossier ». Comme vous le voyez, le Civen admet donc qu’une indemnisation puisse être accordée malgré des données qui, en principe, n’y ouvrent pourtant pas droit. Il semble donc penser que, compte tenu de la radioactivité générée par le tir Centaure, la victime a bien dû être exposée à des doses supérieures à ce que le rapport du CEA indique. L’exposition a ainsi été reconnue pour la jeune fille de 13 ans mais pas pour une autre un peu plus âgée. Selon quelles considérations ? Je n’en ai aucune idée.
Preuve est faite que les décisions ne reposent sur aucune méthodologie scientifique, que c’est du bricolage pur et simple et le règne de l’arbitraire. Quant aux motivations, elles tiennent bien souvent en trois lignes.
Je suis toujours surpris du peu de rigueur scientifique et juridique dont font preuve le Civen et les tribunaux administratifs qui, très souvent, se laissent impressionner par l’étiquette scientifique que celui-ci appose sur la motivation de ses décisions.
En l’état des connaissances scientifiques, la réponse pragmatique serait d’introduire une présomption irréfragable lorsque le niveau d’exposition ne peut être déterminé avec certitude. Du reste, il vous revient de décider s’il faut modifier le champ d’application ou les critères fixés par la loi.
J’ai par ailleurs été choqué d’apprendre que le Civen n’avait pas ouvert de bureau en Polynésie pour accueillir les victimes et faciliter les démarches, malgré les 193 tirs nucléaires qui y ont été effectués ; c’est complètement aberrant. Nous sommes obligés d’envoyer des courriers recommandés à l’Hexagone, ce qui est coûteux, prend du temps (quinze jours minimum) et ralentit considérablement les démarches. Les associations et les personnes qu’elles défendent n’ont pas de moyens et rencontrent de nombreuses difficultés pratiques, ne serait-ce que pour envoyer un dossier. La création sur place d’un bureau du Civen me semble être une évidence ; c’est le moindre des respects que l’on doit à la population polynésienne.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez accompagné de nombreux malades qui essayaient de voir reconnu leur statut de victime. L’ensemble des auditions ont démontré les dysfonctionnements du régime d’indemnisation en vigueur. Pourriez-vous nous détailler les dysfonctionnements d’ordre juridique, logistique ou social que des victimes ont rencontrés ? Les difficultés rencontrées par chaque catégorie de demandeurs (militaires ou civils, Polynésiens ou Hexagonaux) sont-elles par ailleurs similaires ou différentes ? Avez-vous accompagné des personnes étrangères qui étaient en Polynésie lors des essais ?
Maître Thibaud Millet. Vos questions rejoignent celle de la création d’un bureau du Civen en Polynésie. L’une des plus grandes difficultés rencontrées est la communication avec le comité. Il est beaucoup plus compliqué pour les victimes qui résident dans les îles de constituer et d’envoyer des dossiers en Métropole, ainsi que d’être auditionnées à distance car la connexion internet ou le téléphone ne fonctionnent pas toujours très bien. Parler de sa condition de victime, de son cancer au téléphone avec des personnes qu’on ne voit pas, alors que la connexion est mauvaise, c’est absolument inhumain.
La constitution des dossiers soulève un véritable problème, davantage encore pour les associations. La meilleure solution serait la création d’un bureau du Civen en Polynésie.
Maître Cécile Labrunie. Les difficultés sont différentes en fonction des demandeurs et de leur lieu de résidence – résidents polynésiens, travailleurs civils, militaires ou appelés. Je n’ai reçu aucune demande formée par des personnes étrangères.
Nous ne rencontrons pas de difficultés pour communiquer avec le Civen car nous sommes sur le même fuseau horaire. Nous échangeons donc aisément par téléphone ou par courriel en vue de compléter au mieux les dossiers.
En revanche, en amont, la récupération des dossiers est compliquée, d’autant plus lorsqu’il s’agit de ceux de résidents polynésiens. Il est aussi parfois difficile d’obtenir la chronologie détaillée des déplacements et des missions effectués sur les sites par les appelés ou les militaires. Certaines personnes qui faisaient l’objet d’une affectation administrative à Papeete ont effectué des missions temporaires à Fangataufa et à Moruroa, voire sont restés à Moruroa durant toute la campagne des essais. Or ces opérations ne figurent sur aucune fiche ! De deux choses l’une : soit les dossiers n’ont pas été bien tenus, les déplacements n’ayant pas été consignés, soit les demandeurs n’obtiennent pas la communication de ces éléments auprès des archives militaires, ce qui est le cas le plus probable. Au mieux, ils obtiennent l’état signalétique des services, le livret individuel militaire, le livret médical militaire ; avec un peu de chance, un séjour à l’infirmerie de Moruroa confirmera leur présence sur le site. Cela étant, tous n’ont pas eu cette « chance ».
Par ailleurs, nous rencontrons régulièrement des difficultés pour retracer le séjour en Polynésie. Récemment, j’ai plaidé devant la cour administrative d’appel de Paris le cas d’une personne qui avait effectué sa première mission en 1966 au sein du bataillon d’infanterie de marine du Pacifique (Bimap) à Papeete. L’intéressé, malheureusement décédé, a toujours soutenu qu’il avait été à bord du Protet lors d’une des campagnes météorologiques auxquelles l’aviso-escorteur avait participé durant les tirs. Or aucun élément de son dossier ne mentionne sa présence.
Enfin, il existe une difficulté d’ordre médical : le demandeur doit apporter la preuve qu’il est atteint d’une des maladies visées dans la liste des pathologies radio-induites. Dans les années 1980, des personnes sont décédées d’une pathologie fulgurante, considérée comme étant un cancer, pour laquelle le primitif n’avait pas été identifié. L’issue étant fatale, on n’a pas réalisé de biopsie ni d’examen anatomopathologique pour déterminer ce primitif (on ne le recherche que pour déterminer le traitement approprié en vue de soigner une maladie). Il s’agit non pas d’un dysfonctionnement mais d’une difficulté réelle rencontrée par toutes les personnes que nous représentons, qu’il s’agisse de militaires, de travailleurs civils ou de résidents.
Les tirs souterrains sont en outre insuffisamment pris en compte. De nombreuses requêtes formées par des personnes présentes sur les sites d’expérimentation souterraine (Moruroa, Fangataufa et la base avancée de Hao) ont été rejetées. Or les expérimentations souterraines ont également engendré des contaminations. Les tirs souterrains ont provoqué un mouvement des fonds marins, en l’occurrence du lagon, et donc le déplacement des sédiments radioactifs provenant des tirs atmosphériques.
Il en va de même des requêtes présentées par les personnes qui ont été affectées à Hao après 1974. On fait totalement abstraction des conséquences de la contamination engendrée par les allers-retours des avions Vautour durant la période des tirs atmosphériques, comme si la contamination s’était arrêtée en 1974.
M. le président Didier Le Gac. Le CEA nous a dit cet après-midi que les avions Vautour n’avaient pas été contaminés. Quel est le sens de la décision de la cour administrative d’appel relative à la personne qui naviguait à bord du Protet ?
Maître Cécile Labrunie. J’ai plaidé cette affaire la semaine dernière donc la décision n’a pas encore été rendue. Cela étant, les conclusions du rapporteur public sont défavorables. Elles reprennent le motif retenu par le Civen : le requérant ne serait pas reconnu comme victime compte tenu de la dose efficace estimée (et non mesurée, les mots ont un sens qui peut être détourné) pour une personne sur la période donnée, qui figure dans une étude du CEA validée par l’AIEA.
M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Le critère du seuil de 1 mSv doit être supprimé. Étant donné les incertitudes qui entachent les mesures initiales du CEA et les formules de calcul, il s’agit d’un seuil de gestion qui n’a pas de réelle portée scientifique. On ne peut affirmer avec certitude qu’en deçà d’un certain seuil, l’exposition n’aurait aucun effet sur la santé.
Quelles difficultés rencontrent les victimes lorsqu’elles cherchent à établir la preuve qu’elles étaient présentes au mauvais endroit au mauvais moment ? Lors de son audition, le Civen s’est dit plutôt laxiste en la matière, le doute profitant à la victime à partir du moment où quelqu’un pouvait attester de sa présence au mauvais endroit au mauvais moment. Telle ne semble pas être votre perception.
Ne devrait-on pas élargir les critères de lieu et de temps ? Pour le premier, l’ensemble de la Polynésie pourrait être visé et non quelques atolls. Quant au second, d’après M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité), les radionucléides sont radioactifs pendant plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’années.
À l’heure actuelle, les vingt-trois maladies reconnues sont des cancers alors que les maladies radio-induites ne sont pas toutes des cancers. Aux États-Unis, la liste des maladies répertoriées est plus large mais l’indemnisation est proratisée. Qu’en pensez-vous ?
Maître Thibaud Millet. J’ai été assez frappé par le décalage qui existe entre d’une part la loi, laquelle prévoit l’indemnisation de toutes les victimes présentes en Polynésie entre 1966 et 1998 ayant développé l’une des maladies reconnues et, d’autre part, la pratique. Aucune indemnisation n’est accordée aux victimes (je suis le conseil de personnes résidant dans les autres îles de Polynésie et non de personnels civils ou militaires) dont la maladie est en lien avec les essais souterrains, effectués après la fin des essais atmosphériques en 1974. La même motivation est toujours avancée par le Civen et le tribunal : après 1975, le seuil est toujours inférieur à 1 mSv.
Vous disposez certainement de plus d’éléments scientifiques que moi sur le seuil de 1 mSv. Existe-t-il un risque d’exposition suffisamment élevé qui justifierait l’élargissement de l’indemnisation au-delà de 1975, y compris aux populations résidentes (plusieurs éléments plaident en ce sens) ou, au contraire, faut-il réduire son champ d’application ? La loi doit être plus claire et lever cette incohérence car la population résidente polynésienne est plongée dans une incompréhension totale.
Par ailleurs, la liste des maladies répertoriées doit être revue. Le Civen pourrait disposer d’un pouvoir d’appréciation, c’est-à-dire décider si de nouvelles pathologies sont susceptibles d’être radio-induites et inscrites sur la liste. Plutôt que d’établir une liste stricte et rigide, il conviendrait de laisser un pouvoir d’appréciation des circonstances pour certains cas particuliers au regard des données scientifiques dont on dispose. Les listes établies par le Japon et les États-Unis sont différentes ; nous pourrions nous en inspirer.
Mon beau-père est décédé d’un cancer de la langue, qui survient en raison du contact de la langue avec une substance cancérogène, par exemple, l’alcool et le tabac. Dans un certificat médical, un médecin militaire avait estimé qu’il y avait de fortes probabilités que ce cancer soit lié à un contact avec des substances présentes dans le lagon, sachant que mon beau-père ne fumait pas ni ne consommait d’alcool. Il plongeait avec pour seul équipement un détendeur et une combinaison en néoprène. Il existe un véritable vide juridique s’agissant de ces victimes, qui ne peuvent être indemnisées au titre de la loi Morin. Elles demandent une indemnisation sur le fondement du droit commun, qui requiert donc de démontrer l’existence d’une faute et d’établir le lien de causalité entre cette faute et le préjudice. Or il est impossible d’établir ce lien de causalité.
Maître Cécile Labrunie. Élargir la liste au gré des évolutions législatives, sans pour autant lui donner une portée conforme à l’ambition initiale, relève d’une forme de schizophrénie. Lorsque le système a été instauré en 2010, on a rapidement compris que la pratique engendrerait des difficultés, ce qui s’est effectivement vérifié. Pendant les sept années qui ont suivi, les demandes ont quasiment toutes fait l’objet de décisions de rejet. L’élargissement de la liste des maladies radio-induites et des zones concernées, grâce au travail de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, n’a pas amélioré le fonctionnement du système en raison du renversement systématique de la présomption d’imputabilité.
Lors de l’élaboration de la loi, on n’a pas suffisamment réfléchi à la pratique. Il faut néanmoins assumer aujourd’hui ce système d’indemnisation. Si l’on a étendu ce mécanisme de réparation à l’ensemble de la Polynésie française, c’est parce qu’on estimait que les personnes ayant séjourné dans toutes ces zones durant les périodes citées avaient été exposées à un risque de contamination.
En ce qui concerne la liste des maladies radio-induites, la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires devrait se réunir le 1er avril prochain (j’ose espérer que cette date ne portera pas malheur). À cette occasion, les associations discuteront de son élargissement et de sa rectification pour deux maladies au moins. En effet, s’agissant du cancer de la thyroïde, la limite d’âge au moment de l’exposition aux rayonnements n’est pas tolérable du point de vue scientifique. Par ailleurs, la leucémie lymphoïde chronique est exclue de la liste alors que l’ensemble des leucémies sont les premières maladies à avoir été inscrites dans le tableau n° 6 des maladies professionnelles en 1931. Cela ne manque pas de surprendre les médecins experts consultés dans le cadre des demandes d’indemnisation des victimes atteintes des deux leucémies (leucémie myéloïde aiguë et leucémie lymphoïde chronique) qui ne comprennent pas pourquoi ils ne doivent pas tenir compte des préjudices nés du second type de leucémie. Par ailleurs, pourraient être ajoutés les cancers du pancréas, de la langue, du pharynx, du larynx, ainsi que le cancer précoce de la prostate.
Bien que j’aie toute confiance dans les personnes qui travaillent au Civen, je me méfie du pouvoir d’appréciation des autorités administratives. Une liste stricte doit être établie, tout en laissant un nécessaire pouvoir d’appréciation. Il est arrivé, dans de rares circonstances, que le niveau d’exposition des enfants ou certaines maladies fassent l’objet d’une appréciation bienveillante.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Maître Labrunie, lors d’une précédente audition par notre commission, le 16 mai 2024, vous nous aviez dit qu’à la création du Fiva (fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante), « il a été décidé d’indemniser intégralement les préjudices de la victime directe et des victimes dites indirectes, que l’on appelle aussi, dans [votre] jargon, “victimes par ricochet” ». Cela n’est pas le cas dans la loi Morin. Pourriez-vous revenir sur ce point ?
Maître Cécile Labrunie. À force d’accompagner des veuves aux réunions d’expertise, ce sujet me tient particulièrement à cœur ! La reconnaissance du statut de victime est acquise, à ce stade, soit parce que le Civen a admis le droit à réparation, soit parce qu’un tribunal ou une cour administrative d’appel lui a enjoint d’indemniser. Au médecin expert qui, après avoir repris la chronologie médicale en vue d’évaluer les préjudices selon la nomenclature Dintilhac, s’étonne de ce qu’il ne doit pas parler des préjudices de la veuve, je suis obligée de répondre que la loi n’a pas prévu d’indemniser les préjudices des proches. C’est un véritable contresens pour ces médecins qui ont l’habitude de travailler sur les questions de dommages corporels et de préjudices directs et indirects.
Cela l’est tout autant pour les magistrats des tribunaux administratifs, parce que l’on sait que la maladie et le décès d’un proche ont des conséquences dans la vie du conjoint, des enfants, des parents parfois, des petits-enfants. Au-delà du préjudice moral, il y a le préjudice d’accompagnement de fin de vie, le préjudice d’affection, le bouleversement dans les conditions d’existence, le préjudice matériel (le fait pour une veuve de ne pas pouvoir entretenir son foyer et de devoir déménager), le préjudice économique ou, pour de jeunes enfants, le préjudice scolaire. Certaines ont perdu leur époux âgé au terme de cinquante ans de vie commune, d’autres ont perdu le leur à 33 ans avec un fils de 7 ans ; sans activité salariée, elles ont dû reconstruire une vie qui a été brisée. On ne parle pas de ces préjudices. Ces personnes gardent le silence sur leur propre souffrance. Elles ont mené pendant des années le combat de leur conjoint, sans penser à elles, toutes entières tournées vers la défense de l’histoire de celui qui n’est plus, à tenter de convaincre l’administration, les ministères que sa maladie était la conséquence d’une exposition qui n’aurait pas dû avoir lieu. Cette reconnaissance-là, elles l’ont obtenue mais on ne parle pas d’elles.
La loi Morin ne prévoit pas l’indemnisation des victimes indirectes pour un motif que j’ignore mais qui pourrait être tout simplement budgétaire. Lorsque plusieurs députés et sénateurs avaient interpellé le ministère sur ce défaut de réparation intégrale, la secrétaire d’État auprès du ministre des armées, chargée des anciens combattants et de la mémoire, avait répondu que rien n’empêchait les proches de « solliciter une réparation selon les règles de droit commun » sur le fondement de la responsabilité de l’État mais qu’il leur faudrait apporter la preuve du lien direct et certain entre la maladie ayant entraîné le décès et l’exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français, ce qui nous faisait revenir à la situation antérieure à 2010.
Il y a un manque de considération flagrant à l’égard de ces proches. Depuis deux ou trois ans, nous engageons des procédures en responsabilité contre l’État. Une centaine de recours sont en cours de contentieux. Nous avons malheureusement déjà reçu trente jugements défavorables, essentiellement à cause de la prescription quadriennale. Les juridictions administratives estiment que son délai court à compter de la saisine du Civen. Mais voyez plutôt : les premières demandes d’indemnisation ont été systématiquement refusées ; il faut quatre ans pour avoir une audience devant le tribunal administratif de Rennes, cinq ans devant celui de Toulon ; nous sommes ensuite allés devant la cour administrative d’appel ; puis devant le Conseil d’État ; puis il y a eu la loi Erom ; nous sommes retournés devant le Civen ; nous avons alors essuyé un nouveau refus, qui a été contesté devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative d’appel. À l’évidence, si l’on prend comme point de départ du délai de prescription la saisie du Civen, ces dossiers sont évidemment tous prescrits.
La loi doit changer parce que le temps passe pour tous, en particulier pour celles qui ont perdu leur conjoint et qui ne comprennent pas pourquoi le lien de causalité entre la maladie et l’exposition a été reconnu pour ouvrir droit à la réparation des préjudices subis par le défunt mais pas des leurs. Ce système d’indemnisation et celui qui existe pour les victimes de l’amiante ont été créés pour répondre à une catastrophe sanitaire d’ampleur, pour prendre en compte des maladies qui sont les conséquences différées d’une exposition, dont on ne prouvera jamais le lien direct et unique avec l’origine. Ces deux systèmes sont fondés sur le principe de la réparation intégrale sauf que, pour le Civen, elle s’arrête aux droits des victimes directes, alors qu’il est inscrit, à l’article 53 de la loi du 23 décembre 2000, que les ayants droit des victimes de l’amiante peuvent obtenir la réparation intégrale de leurs préjudices, à condition d’apporter la preuve de leur proximité affective.
M. le président Didier Le Gac. Le docteur Patrice Baert, qui a récemment fait paraître un livre sur le sujet au mois de janvier, et l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection) nous ont affirmé qu’il n’y avait pas de lien entre les cancers apparus en Polynésie et l’éventuelle exposition à des rayons ionisants. Qu’en pensez-vous ?
Maître Thibaud Millet. Moi qui pensais lire l’ouvrage du docteur Baert, je ne sais plus si j’en ai très envie… Je suis très humble face à ces situations qui mêlent le droit et la science. Il faut néanmoins garder un minimum de bon sens. Dans le dossier concernant mon beau-père, tous les avis médicaux convergent vers un lien avec l’exposition : il existe de très fortes présomptions. Dire qu’il n’y aurait aucun lien, c’est nier la réalité du risque ! Qu’il n’y ait pas de preuve absolue, on peut l’entendre puisque l’on ne peut pas prouver l’origine, souvent multifactorielle, d’un cancer mais exclure positivement une cause alors que l’on ne peut pas en déterminer une, cela pose un vrai problème de rigueur scientifique.
Maître Cécile Labrunie. Je n’ai pas davantage lu le livre du docteur Baert. Ce que j’ai retrouvé le plus souvent dans les questions de cancérogenèse, qu’il s’agisse de l’exposition à l’amiante ou aux radiations ionisantes, c’est qu’il n’y a pas de seuil en deçà duquel on peut affirmer qu’il n’y a pas de risque. Pour ma part, je n’ai jamais affirmé qu’une pathologie était liée à telle cause. En revanche, j’attends la même rigueur de l’autre côté. Si la conclusion est qu’aucun cancer ne peut être la conséquence d’une exposition aux rayonnements ionisants, je suis un peu dépitée face à un tel manque de rigueur scientifique.
M. le président Didier Le Gac. Si l’on établissait une présomption irréfragable, combien de personnes seraient concernées ? Ce nombre pourrait-il être un frein ? Concernant l’exposition à l’amiante dans les bateaux, la marine nationale a fait tourner les calculettes et a arrêté de délivrer des attestations d’exposition.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après les chiffres de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS), il y aurait 13 000 personnes touchées par une ou plusieurs des vingt-trois maladies reconnues par la loi Morin ; j’ai par exemple connu un plongeur qui souffrait de cinq cancers, dont deux étaient sur la liste.
Maître Thibaud Millet. Il y a peu de risques que 13 000 dossiers soient ouverts. Alors que la loi semble très généreuse, il n’y a pas eu pour autant un déferlement de demandes d’indemnisation.
Maître Cécile Labrunie. Il y a eu entre 90 000 et 100 000 appelés, militaires compris, pour toute la période des expérimentations, dans le Pacifique et le Sahara. Au cours des débats législatifs, Jean-Luc Sans avait dit que s’il y avait 5 000 demandes ce serait déjà beaucoup. Quatorze ans après la loi, le Civen a enregistré entre 3 600 et 3 800 demandes pour 850 offres d’indemnisation. On est donc très loin de la vague annoncée.
Avant que le seuil de 1 mSv soit établi, pendant un an, on a vécu une période où le législateur avait supprimé la possibilité d’écarter la présomption en cas de risque négligeable. Le Conseil d’État, interrogé pour savoir si cela signifiait que le Civen ne pouvait plus renverser la présomption de causalité et qu’il s’agissait d’une présomption irréfragable, avait répondu que ce n’en était pas une dans la mesure où le Civen conservait la possibilité de renverser la présomption s’il établissait que la maladie était liée exclusivement à une cause étrangère à l’exposition aux rayons ionisants. On était alors très près de la présomption irréfragable !
S’agissant de la question budgétaire, le nombre de personnes concernées est sans rapport avec celles qui ont été touchées par une exposition à l’amiante. On peut malheureusement toujours compter sur le fait que les gens ne sont pas informés (les ayants droit des métropolitains qui n’ont passé que quelques mois sur le site, par exemple). Il y a aussi tous ceux qui savent mais qui, pour diverses raisons, ne veulent pas se manifester.
M. le président Didier Le Gac. Je tiens à préciser que le docteur Baert n’est pas le seul à tenir ces propos. Dominique Laurier de l’ASNR nous a dit, lors de son audition, que sur 100 cancers plus de 99 se seraient de toute façon développés et que l’impact des rayons ionisants était donc très négligeable.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Existe-t-il des contentieux fonciers relatifs aux expropriations des sites de tirs ou concernant la gestion environnementale des sites et des installations à Hao ? Comment cela s’est-il passé dans d’autres pays ayant accueilli ou réalisé des essais nucléaires ? Qu’est-ce qui pourrait éclairer la situation en Polynésie et inspirer un changement de notre cadre législatif ?
Maître Thibaud Millet. Sans que ce soit ma spécialité, j’ai entendu parler de contentieux fonciers. C’est un domaine très particulier en Polynésie, où il existe même un tribunal foncier.
Notre cabinet est, en revanche, en train de travailler avec des associations sur plusieurs actions environnementales, dont l’une pourrait inclure les conséquences des essais nucléaires, sur le modèle de l’Affaire du siècle. On demande aux pouvoirs publics d’engager un certain nombre de mesures pour répondre à leurs engagements.
M. le président Didier Le Gac. Puisque nous arrivons à la fin de cette audition, souhaitez-vous ajouter un point qui vous semblerait important ?
Maître Thibaud Millet. Nous souhaiterions que toutes les décisions du Civen soient publiées, sans quoi il est très difficile de comprendre la mécanique d’acceptation des dossiers. Les publier sur Légifrance, par exemple, ou sur le site du Civen, en les anonymisant, serait très utile pour les victimes, les avocats et les juges.
Aux termes de la loi, les décisions du Civen doivent être motivées. Or elles ne le sont pas. Il faudrait préciser que la motivation doit être individualisée, précise et circonstanciée. Je vous parlais tout à l’heure de décisions où le Civen ne suit pas les conclusions du rapport du CEA de 2006, sans nous expliquer pourquoi. D’une certaine manière, cela nous arrange puisque, d’un côté, le CEA dit que l’on n’est pas censé être indemnisé pour une exposition inférieure à 1 mSv et, de l’autre, le Civen décide de faire une exception pour tel ou tel dossier. Imaginez le sentiment d’injustice et l’impression d’arbitraire que cela peut créer.
Enfin, vous savez que la loi Morin a été considérée par le Conseil d’État comme un régime non de responsabilité mais de solidarité de l’État. Cela revient à dire que l’État français, qui a fait exploser 193 bombes nucléaires en Polynésie, ne s’estime pas responsable des cancers qui pourraient être liés à ces essais mais qu’il est très généreux et aide, de ce fait, les personnes malades. Il faut mettre un terme à cette hypocrisie irrespectueuse du peuple polynésien, du tribut qu’il a payé pour la constitution du feu nucléaire français et affirmer dans la loi qu’il s’agit d’un régime de responsabilité. Dans le cas de l’amiante, la responsabilité était mixte et diffuse entre le public et privé, celle du public était de ne pas avoir interdit suffisamment tôt. Ici, il ne s’agit pas d’un matériau de construction dont les risques n’avaient pas été anticipés mais d’une arme utilisée sciemment, en connaissance de cause, par l’État français, au mépris de la santé des populations civiles.
Il faut qu’il assume ses responsabilités. Les discours politiques vont d’ailleurs tous dans ce sens. Les présidents ou les ministres qui viennent en Polynésie nous disent que la France assumera ses responsabilités et remercient le peuple polynésien pour le tribut qu’il a payé. Créez une loi de responsabilité pour espérer indemniser plus largement, notamment les ayants droit. Il existe des régimes de responsabilité sans faute, pour risque, par exemple.
M. le président Didier Le Gac. Précisons tout de même qu’une commission d’enquête débouche d’abord sur un rapport et, éventuellement, dans un second temps seulement, sur un changement de la loi.
Maître Cécile Labrunie. Nous vivons au quotidien les conséquences juridiques de la dichotomie entre la parole du politique et l’absence de responsabilité dans la loi. Or il y a urgence pour les personnes qui attendent une réponse.
Je tiens pour finir à souligner les incohérences du dispositif. Toutes les personnes qui ont obtenu une indemnisation ou une reconnaissance ne l’ont pas eue sur le même fondement. J’ai retrouvé récemment les premières rares décisions favorables rendues par le ministère de la Défense avant que le Civen ne devienne une autorité administrative indépendante. Entre 2010 et 2017, il y a eu vingt décisions favorables concernant des résidents polynésiens, nés aux Gambier ou à Papeete, notamment une personne qui y est née en 1968. Elles ont obtenu une décision favorable sous l’égide du régime qui était alors le plus strict, celui de la clause du risque négligeable. À l’époque, le Civen retenait, de façon tout aussi arbitraire, le seuil de 0,2 mSv par mois de campagne. Je suis prête à parier que, si ces personnes avaient fait leur demande aujourd’hui, le Civen leur aurait opposé un refus au motif qu’elles ont été exposées à une dose inférieure à 1 mSv. Or le système actuel est censé être plus souple et plus favorable que celui qui a été instauré en 2010. En réalité, le Civen bricole pour tenter d’inverser la présomption d’imputabilité.
M. le président Didier Le Gac. Maîtres, je vous remercie.
La séance s’achève à 19 h 30.
Présents. – Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean‑Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, Mme Dominique Voynet
Excusé. - M. Matthieu Bloch
Assistait également à la réunion. - M. Maxime Amblard