Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         –Table ronde, ouverte à la presse, portant sur la genèse du nucléaire français et sur les essais nucléaires en Algérie 2

         Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric POIRRIER, ancien chef du département du suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) (en visioconférence)              20


Mercredi
14 mai 2025

Séance de 15 h 30

Compte rendu n° 31

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 14 mai 2025

 

La séance est ouverte à 15 h 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

 

I. Table ronde, ouverte à la presse, portant sur la genèse du nucléaire français et sur les essais nucléaires en Algérie, M. Dominique MONGIN, docteur en histoire, professeur et expert associé au CIENS de l’ENS-Ulm, et M. Yannick PINCÉ, docteur en histoire et professeur agrégé, chercheur associé au CIENS de l’ENS-Ulm

 

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je suis très heureux de vous accueillir pour deux auditions qui concluront cet après-midi le train d’auditions que nous aurons effectué dans le cadre de cette commission d’enquête.

J’accueille donc tout d’abord messieurs Dominique Mongin et Yannick Pincé, que je vais rapidement présenter avant que nous puissions vous entendre.

Monsieur Mongin, vous êtes historien ; en 1991, vous avez soutenu une thèse intitulée La genèse de l’armement nucléaire français (1945-1958). Aujourd’hui, vous êtes chercheur et expert associé au sein du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS), rattaché à l’École normale supérieure (ENS) où vous enseignez par ailleurs. Vous êtes l’auteur de nombreux articles et ouvrages parmi lesquels je citerai le Que sais-je ? consacré à l’Histoire des forces nucléaires françaises et un livre consacré à l’Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde guerre mondiale.

Monsieur Pincé, vous êtes également historien ; vous avez soutenu en 2022 votre thèse intitulée La dissuasion en débat : les partis politiques et la fabrique du « consensus » nucléaire français, des années 1970 aux années 1980, thèse dont un des examinateurs n’était autre que Renaud Meltz, que nous avons auditionné voilà plusieurs semaines. Enseignant, vous êtes également chercheur associé au CIENS.

Messieurs, je vous remercie d’être là, car nous avons encore besoin d’explications historiques sur le lancement du programme de dissuasion nucléaire français.

Avant que vous n’interveniez, je souhaiterais vous poser trois questions :

— tout d’abord, on sait que les premiers essais nucléaires ont commencé en 1960, mais en Algérie, et non pas en Polynésie française. Pouvez-vous nous éclairer sur les raisons qui ont conduit au choix algérien (on aurait pu imaginer que la Polynésie ou les îles Kerguelen, puisqu’elles furent explicitement évoquées, aient été choisies d’emblée, mais ce ne fut pas le cas) ? Pouvez-vous également nous détailler les conditions dans lesquelles ces essais algériens eurent lieu : est-ce qu’un équivalent du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) a vu le jour en Algérie ? Quelles règles de protection étaient alors adoptées tant pour les personnels effectuant ces essais que pour les populations locales ?

— ensuite, vous savez qu’il existe des controverses quant au moment précis où la décision d’effectuer les essais nucléaires en Polynésie fut prise. Jean-Marc Regnault évoque par exemple une décision du 12 novembre 1958, date de la réunion du Comité de défense nationale, au cours de laquelle la solution d’effectuer des tirs atomiques dans le Sahara serait apparue sans avenir et lors de laquelle Francis Perrin, alors directeur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), aurait explicitement évoqué la solution polynésienne. D’autres, comme Renaud Meltz, évoquent une date plus tardive, sans doute en 1962. Quelle est votre opinion à cet égard ?

— enfin, en vos qualités d’historiens, quel regard portez-vous sur l’enseignement des essais nucléaires à l’école, voire à l’université ? Cette histoire est-elle suffisamment prise en compte aussi bien à l’égard des élèves polynésiens qu’à l’égard des élèves métropolitains ?

Voilà trois questions parmi d’autres que je souhaitais vous poser. Mais, avant que le dialogue s’instaure entre nous, je vais devoir vous demander de prêter serment, toutes les personnes auditionnées par une commission d’enquête parlementaire devant le faire.

Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Dominique Mougin et Yannick Pincé prêtent serment.)

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Par souci de transparence, je tiens à préciser que je suis également historien à la direction des applications militaires (DAM) du CEA.

Notre expertise porte principalement sur la dimension politique du programme nucléaire de défense français, plutôt que sur ses aspects scientifiques et techniques.

Concernant la genèse du programme nucléaire de défense français, trois points essentiels se dégagent : une continuité politique, une action coordonnée entre l’armée et le CEA et la nécessité de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur.

Le premier point est la continuité politique.

Comprendre l’histoire du programme nucléaire de défense français nécessite de remonter aux années 1930, avec le rôle crucial de l’équipe de Frédéric Joliot au Collège de France. Leurs travaux sur les applications militaires de l’énergie atomique, précurseurs dans le domaine, ont culminé avec le dépôt, au mois de mai 1939, du premier brevet secret concernant un explosif nucléaire. Ce fait capital explique pourquoi, dès le début de l’invasion de la France en septembre 1939, Frédéric Joliot a mis ses connaissances dans le domaine atomique au service du pays, travaillant dès cette époque à un projet de bombe à uranium.

Ce contexte historique éclaire le soutien politique immédiat dont a bénéficié l’équipe de Joliot, notamment sous les gouvernements d’Édouard Daladier, puis de Paul Reynaud. Raoul Dautry, alors ministre de l’armement, a joué un rôle particulièrement important. Il deviendra d’ailleurs, après la Seconde guerre mondiale, premier administrateur général du CEA.

Dès 1940, avant même l’invasion de la France, émerge déjà l’idée de réaliser un essai nucléaire au Sahara.

Les atomiciens de la France Libre sont envoyés par le général de Gaulle pour collaborer avec les équipes britanniques en Amérique du Nord de 1942-1943 jusqu’à la fin de la guerre, afin de poursuivre les travaux engagés par Frédéric Joliot.

Après la Libération, le général de Gaulle crée le CEA par une ordonnance du 18 octobre 1945. Cette décision, qu’il souhaitait absolument prendre avant son départ du gouvernement, vise à poursuivre les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans les domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale. De Gaulle révélera plus tard, en avril 1954, que la création du CEA avait pour objectif de faire de la France une puissance nucléaire.

Le CEA lance ensuite un travail de programmation dans le domaine de l’énergie atomique, initialement civil, avec le premier plan quinquennal de l’énergie atomique de 1952 à 1957. Félix Gaillard, en tant que secrétaire d’État à la présidence du Conseil, joue un rôle crucial dans ce lancement.

Le processus décisionnel dans le domaine du nucléaire de défense s’accélère sous le gouvernement de Pierre Mendès France, au dernier trimestre de 1954. Cette décision s’inscrit dans un contexte de débat sur trois sujets fondamentaux :

– la place de la France au sein de l’OTAN,

– la place de la France en Europe, après le rejet, par le Parlement français, du projet de Communauté européenne de défense (CED),

— et le poids de la France dans les négociations internationales, notamment en matière de désarmement.

En novembre 1954, le Comité des explosifs nucléaires est créé sous la présidence du secrétaire général permanent de la défense nationale afin de préparer un programme militaire nucléaire pour la France, avec une dimension interministérielle. Ce comité prévoit notamment un centre d’essai nucléaire au Sahara dès le 24 décembre 1954.

Une réunion cruciale se tient alors le 26 décembre 1954 au Quai d’Orsay, avec la décision de lancer le programme de fabrication d’armes nucléaires et de sous-marins à propulsion nucléaire.

Le général de Gaulle a pris la décision de créer le CEA dès le mois d’octobre 1945 afin de répondre à l’impératif « Plus jamais ça ». Pour ses proches chargés du programme nucléaire de défense, la dissuasion nucléaire représente alors le moyen d’éviter une nouvelle invasion de la France. Pierre Guillaumat, proche du général de Gaulle et ancien du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) pendant la Seconde guerre mondiale, joue un rôle déterminant dans ce processus en tant qu’administrateur général du CEA de 1951 à 1958, puis comme premier ministre des armées du général de Gaulle jusqu’en 1960. Le 29 décembre 1954, Guillaumat crée le Bureau d’études générales (BEG), ancêtre de la DAM du CEA.

Le deuxième point est la coordination entre les armées et le CEA.

Pierre Guillaumat était convaincu que la réussite du programme dépendait d’une bonne entente entre les armées et le CEA, sachant que l’ordonnance d’octobre 1945 prévoyait que le CEA serait chargé de ce projet, au bénéfice des armées. Un accord est conclu en mars 1955 entre le général Pierre Kœnig, ministre de la défense, Gaston Palewski, ministre chargé des questions atomiques, et Pierre Guillaumat pour démarrer des études sur la bombe atomique au sein du CEA. Cela conduit à deux protocoles d’accord entre les armées et le CEA en 1955 et 1956, prévoyant respectivement le transfert de crédits du ministère de la défense vers le CEA et la réalisation d’explosions atomiques expérimentales.

En décembre 1956, le Comité des applications militaires de l’énergie atomique est créé afin de superviser les travaux entre l’armée et le CEA. Ce comité confirme la répartition des tâches entre le CEA, chargé de la partie scientifique des programmes, et le ministère des armées, qui apporte un soutien financier et logistique au programme nucléaire de défense en tant que « client final ».

Le troisième point est la nécessité de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur.

Au cours de ce qu’on a appelé « le premier âge nucléaire », il était indispensable de réaliser des essais nucléaires en vraie grandeur, afin de concevoir des armes nucléaires dont le fonctionnement et la sûreté seraient garantis, répondant ainsi aux exigences des armées.

Pour la réalisation d’explosions nucléaires expérimentales, le ministère de la défense était chargé de l’organisation générale de l’expérimentation de l’engin nucléaire, du choix du site d’essai, de son organisation, de son fonctionnement et de la sécurité du champ de tir, tandis qu’il revint au CEA de concevoir et fabriquer l’engin, de le faire fonctionner et d’établir le diagnostic de l’essai pour le compte du ministère de la défense.

La question concrète du choix d’un site d’essai nucléaire se concrétise à partir du mois de février 1956, sous l’impulsion du ministre de la défense Maurice Bourgès-Maunoury. Ce dernier, devenu président du Conseil en juillet 1957, confirmera le choix du Sahara algérien comme site d’essai.

En février 1956, le Groupe d’études des expérimentations spéciales (GEES) est créé sous le commandement du général Charles Ailleret, alors commandant des armes spéciales. Le général Ailleret a joué un rôle fondamental dans cette histoire. Dès le début du mois de décembre 1956, en tant que commandant des armes spéciales, il est chargé d’étudier les effets des armes nucléaires, biologiques et chimiques, avec l’idée que la France puisse devenir une puissance nucléaire.

Trois facteurs principaux entrent en jeu dans le choix du Sahara algérien : la nécessité d’un site isolé, la mise en place d’une organisation administrative ad hoc et la réalisation de dix-sept essais au Sahara algérien.

Le choix d’un site isolé répond à plusieurs critères établis par les autorités françaises :

– assurer la protection des populations locales et des personnels du site,

– garantir la sécurité des essais en tenant compte des flux de circulation et des risques d’actes malveillants,

– prendre en considération la faisabilité logistique, notamment l’accessibilité depuis la métropole et la possibilité d’implanter une base-vie,

– s’assurer que les conditions géologiques et météorologiques sont favorables,

— et prendre en compte les risques d’accidents technologiques et de catastrophes naturelles.

Le général Ailleret, chargé de mener une mission de reconnaissance au Sahara algérien en janvier 1957, effectue un repérage dans la région de Reggane, une oasis située dans le désert du Tanezrouft, à 700 kilomètres au sud de Colomb-Béchar. Dès la fin du mois de janvier 1957, il remet un rapport favorable au site de Reggane, sous réserve de ressources en eau suffisantes. Plusieurs arguments militent en faveur de ce site : il s’agit d’un territoire désertique sous souveraineté française, éloigné des grandes centralités, avec des conditions climatiques favorables d’octobre à mai et des possibilités d’aménagement rapide.

Dès cette époque, d’autres hypothèses sont envisagées, notamment l’implantation en Polynésie. Le général Ailleret évoque même la possibilité de s’installer sur l’atoll de Rangiroa, dans les Tuamotu, ou sur l’île de Ua Huka, aux Marquises. Cependant, il estime que ces sites sont trop éloignés. De plus, la France ne dispose pas à l’époque d’un avion gros porteur capable de transporter les différentes pièces d’un engin expérimental et l’aéroport de Tahiti-Faa’a n’ouvrira qu’en 1961.

Une fois le choix du site arrêté, une organisation administrative ad hoc est nécessaire. Le Comité des applications militaires de l’énergie atomique décide en mars 1957 de créer deux groupes de travail relatifs à la préparation des futurs essais. Le premier est un groupe mixte armées-CEA chargé d’étudier les questions communes relatives au programme général des essais, tant sur le plan scientifique que technique. Le second est un groupe militaire des expérimentations nucléaires, responsable des problèmes techniques militaires liés aux essais, notamment la logistique, la sécurité terrestre et aérienne, la surveillance radiologique ainsi que la décontamination.

Le 15 juillet 1957, un centre d’expérimentation des armements nucléaires est créé au Sahara algérien, les travaux sur le site ayant débuté dès octobre 1957.

En janvier 1958, le Centre saharien d’expérimentation militaire (CSEM) est établi, confirmant l’orientation vers Reggane. Parallèlement, une commission consultative de sécurité est mise en place, présidée par le haut-commissaire à l’énergie atomique et composée d’éminents scientifiques et médecins. Cette commission prend pour référence les normes de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), notamment sa circulaire de 1957, pour préparer, organiser et réaliser les essais nucléaires au Sahara algérien.

En février 1958, le Groupe militaire des expérimentations nucléaires devient le Commandement interarmées des armes spéciales, sous l’autorité du général Ailleret. Ce dernier est chargé de la construction de la base de Reggane, de son organisation et de son fonctionnement.

Le 11 avril 1958, Félix Gaillard, l’un des derniers présidents du Conseil de la IVe République, décide que les armées et le CEA doivent se tenir prêts à mener, sur ordre du gouvernement, des expérimentations nucléaires au premier trimestre 1960. Cette décision est confirmée par le général de Gaulle dès le 22 juillet, lorsqu’il revient au pouvoir en tant que dernier président du Conseil de la IVe République.

Au total, dix-sept essais nucléaires sont réalisés au Sahara algérien, parmi lesquels les quatre premiers essais, atmosphériques, ont lieu à Reggane.

Le site comprend une base-vie appelée Reggane-Plateau (à 15 kilomètres à l’est de l’oasis de Reggane), une base opérationnelle avancée et le poste de commandement (PC) d’Hamoudia (à 45 kilomètres au sud-ouest de Reggane-Plateau), où se trouve le poste central d’observation et de conduite de tir, sous la responsabilité du commandant du groupe opérationnel des expérimentations nucléaires (Goen), créé en février 1959. Il est intéressant de noter qu’à l’origine, les formations militaires accompagnant le Goen sont principalement issues de l’armée de terre et de l’armée de l’air, alors qu’au CEP, en Polynésie, on observera une plus grande implication de la marine dans l’organisation des essais. Le PC d’Hamoudia abrite le centre d’observation et les installations techniques du CEA. Le champ de tir se situe à 15 kilomètres au sud d’Hamoudia, soit à environ 60 kilomètres au sud de Reggane. Pour le premier essai, une tour métallique de 106 mètres de hauteur y a été érigée. Le dispositif de diagnostic comprend plusieurs blockhaus positionnés à environ 900 kilomètres du point zéro, abritant les instruments d’enregistrement et de mesure de l’explosion. Des avions de type Vautour, que l’on retrouvera au CEP, sont également déployés, équipés de systèmes de prélèvement d’échantillons d’aérosols.

Le premier essai atmosphérique, Gerboise bleue, a lieu le 13 février 1960, avec une énergie d’environ 70 kilotonnes, permettant à la France d’accéder au rang de puissance nucléaire.

Le quatrième et dernier essai de cette série, Gerboise verte, a lieu le 25 avril 1961, dans le contexte tendu du putsch d’Alger.

Pour les essais nucléaires en galeries, le Hoggar, situé beaucoup plus à l’est au Sahara algérien, a été choisi dans un contexte international qui a poussé la France à opter rapidement pour des essais souterrains. Dès l’été 1958, un débat est engagé à ce sujet. Au début de l’année 1960, trois sites souterrains de prédilection sont envisagés : la Corse, Reggane et le Hoggar. Le choix définitif du Hoggar, un massif granitique, est arrêté au mois de juin 1960.

Cette décision conduit à la création, en juillet 1960, du centre d’expérimentations militaires des oasis (Cemo) sur le site du Tan Afella, un massif granitique de 40 kilomètres de diamètre.

Le centre est organisé autour du site d’In Ecker, situé à 150 kilomètres au nord de Tamanrasset et à 850 kilomètres de Reggane. Il comprend la galerie de tir d’environ 1 000 mètres de longueur, conçue en colimaçon en vue d’une auto-fermeture lors de l’explosion, s’inspirant du modèle américain que les Français avaient pu observer aux États-Unis. Pour le diagnostic, un poste d’enregistrement avancé (PEA), relatif aux dispositions de mesures par câble, a été installé à l’extérieur. Des forages de petit diamètre étaient prévus plusieurs semaines après les tirs pour récupérer des échantillons de lave radioactive.

Le premier essai en galerie, nommé Agate, a lieu le 7 novembre 1961, deux mois après la reprise des essais nucléaires aériens par l’URSS. Le deuxième essai, Béryl, ayant engendré une importante fuite radioactive, est réalisé le 1er mai 1962. Onze autres essais en galerie suivront jusqu’en février 1966.

Les accords d’Évian de mars 1962 autorisaient la France à maintenir ses activités sur ces sites d’expérimentation jusqu’au 1er juillet 1967, sans mention spécifique de l’aspect nucléaire.

Le Centre saharien des expérimentations militaires de Reggane ferme en mai 1964, tandis que le Cemo, dans le Hoggar, cesse ses activités en juin 1967, juste avant la date limite fixée. Parallèlement, le CEP, décidé en Conseil de défense et créé à l’été 1962, monte en puissance. En janvier 1964, la Dircen est créée, remplaçant le Commandement interarmées des armes spéciales.

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Je replacerai les éléments évoqués par Dominique Mongin dans le contexte politico-stratégique des années 1950-1960, avec trois idées : un contexte international de relance de la Guerre froide, un contexte de décolonisation et, en France, un contexte de débat au sujet du développement de la force de frappe naissante dans les années 1960.

Sur le plan international, nous assistons à une intensification de la Guerre froide, illustrée par deux crises majeures : la deuxième crise de Berlin (1958-1963) et la crise de Cuba (1962). Bien que la crise de Cuba soit plus présente dans les mémoires, les tensions autour de Berlin ont atteint un niveau de gravité, tel que des planifications d’un conflit conventionnel, et même nucléaire, ont été envisagées. Cette période est également marquée par le développement des capacités balistiques intercontinentales de l’URSS, lui permettant désormais de frapper directement le territoire américain avec ses armes nucléaires, ce qui entraîne une révision de la stratégie nucléaire des États-Unis.

Un autre élément contextuel est le moratoire international sur les essais nucléaires, adopté en 1958 par les trois puissances nucléaires de l’époque : les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni. Ce moratoire, respecté jusqu’en 1961, a permis l’ouverture de négociations à Genève, visant à mettre fin aux essais nucléaires atmosphériques. L’objectif était de lutter contre la prolifération nucléaire, les deux superpuissances cherchant à maintenir leur dialogue stratégique dans la Guerre froide et voyant d’un mauvais œil l’émergence de nouveaux acteurs nucléaires, comme la France et la Chine.

C’est dans ce contexte que la France réalise ses quatre premiers tirs aériens en Algérie. Il est intéressant de noter qu’au moment où la France passe aux essais souterrains, à l’automne 1961, l’URSS vient de rompre le moratoire international par une campagne d’essais spectaculaire, notamment avec l’explosion de la « Tsar Bomba », plus puissante arme nucléaire ayant explosé, d’une puissance de 57 mégatonnes, soit environ 3 000 fois celle de la bombe d’Hiroshima.

Dans ce contexte, la France poursuit son programme, visant à obtenir une arme nucléaire transportable par ses forces aériennes stratégiques, notamment les Mirage IV alors en développement. Les essais réalisés concernent les prototypes de l’arme nucléaire AN-11, qui sera portée par ces avions dès 1964.

La question de la non-prolifération, visant à empêcher l’émergence de nouvelles puissances nucléaires, explique le refus de la France et de la Chine de participer aux discussions de Genève et de signer le traité d’interdiction des essais aériens, dit traité de Moscou, du 5 août 1963, qu’ils jugent discriminatoire envers leurs programmes.

La décision de la France de développer une force de frappe indépendante, malgré son appartenance à l’Otan et la protection des États-Unis, s’explique par plusieurs facteurs.

Premièrement, les leçons tirées de la crise de Suez en 1956, où les États-Unis ont laissé tomber leurs alliés français et britanniques alors que des menaces nucléaires avaient été formulées, ont poussé la France vers un programme indépendant, tandis que le Royaume-Uni a choisi de placer son programme nucléaire sous une forme de dépendance technologique aux États-Unis, ce qui explique que le pays a choisi d’effectuer ses essais nucléaires dans le Nevada à partir de 1962.

Deuxièmement, Paris est demandeur d’une participation à la décision nucléaire au sein de l’Otan, particulièrement à partir de la présidence du général de Gaulle, mais se heurte au refus américain.

Troisièmement, la doctrine stratégique des États-Unis a connu une évolution, passant d’une stratégie de représailles massives à celle de riposte graduée. Cette transition suscite l’inquiétude des Français, car elle implique une réponse proportionnelle à une attaque soviétique. Paris estime que cette nouvelle approche rend un conflit en Europe plus plausible, car moins risqué. La France, développant un programme nucléaire indépendant, n’aurait pas la capacité de développer un arsenal aussi complexe que celui des États-Unis, qui permettrait une réponse proportionnelle.

Par ailleurs, le contexte international est marqué par la décolonisation, favorisant l’émergence des nations africaines et asiatiques sur la scène internationale, ce qui a des répercussions lors de la campagne d’essais en Algérie. En novembre 1959, à la veille de l’explosion de Gerboise bleue, vingt pays africains et asiatiques déposent une résolution à l’ONU, demandant le maintien du moratoire international et invitant les pays développant une force nucléaire à y adhérer. Cette initiative est tournée contre la France. Néanmoins, lorsque Gerboise bleue explose en février 1960, la réaction internationale, bien que présente, reste contenue. Les nations ayant voté la résolution en novembre ne parviennent pas à réunir suffisamment de membres de l’ONU pour convoquer une assemblée générale afin de voter une nouvelle résolution pour condamner l’essai français.

Cependant, cette opposition existe. En Afrique, elle est notamment portée auprès de l’ONU par le Ghana et son président Kwame Nkrumah, qui introduit le concept d’impérialisme nucléaire lors d’une conférence à Accra en avril 1960, préfigurant la notion de néocolonialisme. Ce point joue un rôle dans l’émergence de l’idée de faire de l’Afrique un continent exempt d’armes nucléaires. Le 16 novembre 1961, peu après le premier essai souterrain français, huit pays africains font voter une résolution à l’ONU invitant ses membres à s’abstenir d’effectuer des essais nucléaires en Afrique. Cette initiative aboutira en 2009 à un traité faisant de l’Afrique une zone exempte d’armes nucléaires.

Néanmoins, les essais français en Algérie sont rapidement éclipsés par la reprise spectaculaire des essais nucléaires soviétiques à l’automne 1961, suivie d’une campagne d’essais américains à partir d’avril 1962. La pression internationale se concentre alors sur les grandes puissances atomiques pour qu’elles s’orientent vers un accord, qui deviendra le traité de Moscou.

En France, le débat intérieur sur la force de frappe ne se résume pas à une simple opposition pour ou contre la bombe. L’opposition à la force de frappe française, présente dans toutes les forces politiques à l’exception des gaullistes au pouvoir, ne vise pas les essais ou l’arme en elle-même, mais avant tout la politique étrangère du général de Gaulle. La gauche non communiste et les centristes regrettent que le programme nucléaire indépendant français conduise à une politique d’isolement vis-à-vis des alliés de l’Otan, ce qui se concrétisera par la sortie du commandement intégré de l’Otan décidée par le général de Gaulle en 1966. La gauche non communiste et les centristes ne condamnent donc pas l’arme nucléaire américaine, de même que les communistes ne condamnent pas le fait que la bombe atomique soit entre les mains de l’URSS et de la Chine.

L’opinion publique française apparaît très partagée sur la question de la force de frappe, avec une opposition passant de 38 à 50 % et une adhésion diminuant de 37 à 23 % entre 1959 et 1967. Cependant, il faut comprendre que ces chiffres sont rigoureusement parallèles à la popularité du général de Gaulle, montrant que ce qui est condamné est davantage sa politique étrangère, symbolisée par le programme nucléaire.

Des discussions, qualifiées de « Grand Débat » par Raymond Aron, portent alors sur la politique d’alliance de la France : faut-il opter pour un programme nucléaire indépendant, impliquant un éloignement de l’Otan et de sa doctrine de riposte graduée, ou rester fidèle à l’Otan, tel qu’il fonctionne, en inscrivant le programme nucléaire français dans sa doctrine ? Ce débat sera majeur jusqu’à la fin des années 1980.

Une opposition aux essais existe néanmoins sur le terrain dès lors qu’il est question de mener une campagne, notamment en Polynésie en 1963 lors de l’annonce de l’ouverture du CEP et en Corse en 1960 lors de la prospection du massif de l’Argentella pour d’éventuels essais souterrains. Toutefois, dans ce dernier cas, cette opposition vise spécifiquement les essais, et non la bombe ou l’énergie atomique en général, car ce qui ressort du débat est que les Corses auraient préféré que la prospection vise à ouvrir une centrale nucléaire.

En conclusion, le contexte politico-stratégique explique la campagne d’essais en Algérie, visant à obtenir une force aérienne stratégique opérationnelle, ce qui sera réalisé en 1964. La contestation internationale des essais français en Algérie, principalement africaine, passe au second plan face aux enjeux de la Guerre froide et aux campagnes d’essais massives des deux grandes puissances. En France, l’opposition reflète surtout une critique de la politique extérieure de Charles de Gaulle.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Pincé, pourriez-vous préciser si le consensus en faveur de l’adoption de l’arme nucléaire au lendemain de la Seconde guerre mondiale existait toujours au moment du choix de la Polynésie comme nouveau théâtre des opérations ? Les États potentiellement affectés par les conséquences de ces essais, tels que l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande, ont-ils manifesté des réactions particulières lors de cette décision dans les années 1960 ?

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Il existe un petit débat entre Dominique Mongin et moi-même sur la notion de consensus, sujet de ma thèse.

Le terme « consensus » n’apparaît dans le débat public qu’à partir des années 1970.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, plutôt qu’un consensus, nous observons plutôt un enthousiasme vis-à-vis de l’arme nucléaire. Contrairement à la réaction minoritaire d’Albert Camus, qui exprimait une angoisse nouvelle face aux bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, la majorité des réactions en France étaient enthousiastes. Le journal Le Monde titrait sur une « révolution scientifique » le 8 août 1945, et Frédéric Joliot, alors membre du Parti communiste, revendiquait dans L’Humanité du 10 août la contribution française au projet Manhattan.

Cet état d’esprit s’explique, d’une part, par le potentiel pacificateur de l’arme (aussi surprenant que cela peut paraître) et, d’autre part, par les possibilités massives qu’elle offrait en termes d’énergie, laissant entrevoir la perspective d’une énergie bon marché et abondante.

Dans les années 1940, on observe un consensus apparent, bien que le terme ne soit pas utilisé à l’époque. La création du CEA est marquée par une ambiguïté. En effet, bien que son ordonnance mentionne des applications militaires, ce sont les recherches civiles qui sont affichées officiellement. Or, les communistes s’opposeront à l’aspect militaire et seront vus avec suspicion dans le contexte de la Guerre froide. On ne peut pas vraiment parler de consensus puisque des chercheurs, essentiels à ce programme, sont vus comme étant au service d’une puissance étrangère, à savoir l’URSS. L’engagement dans le programme militaire débutera véritablement après l’éviction des chercheurs communistes du CEA, à la suite de la démission de Frédéric Joliot-Curie en 1950.

Dans les années 1960, lors du choix de la Polynésie comme site d’essais, le débat ne porte pas sur l’existence même de la bombe, mais plutôt sur la politique d’alliance. Le concept de consensus tel que nous le connaissons aujourd’hui s’établit réellement au cours des années 1980.

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Il est crucial de souligner que le consensus s’installe véritablement en France à partir de 1981, avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Dans mon récent ouvrage intitulé L’Ultime garantie : Une histoire politique de la dissuasion nucléaire française depuis la 1re Cohabitation (1986-2024), j’ai démontré que la première cohabitation, de 1986 à 1988, marque la structuration d’une politique bipartisane (au sens américain du terme) dans le domaine du nucléaire de défense.

En 1992, le président François Mitterrand remet en question les essais nucléaires en instaurant un moratoire. Cette décision soulève des interrogations quant à la pérennité de la politique bipartisane, notamment face à l’opposition de la droite parlementaire, qui refusait catégoriquement l’arrêt des essais.

Cependant, mon analyse révèle que ce consensus n’a pas été remis en cause. Lors de la seconde cohabitation (1993-1995), bien qu’Édouard Balladur souhaitât reprendre les essais contre la volonté du président Mitterrand, ce dernier, pragmatique, a permis au CEA de se tenir prêt à une éventuelle reprise si l’autorité politique le décidait. C’est précisément ce qui s’est produit lorsque Jacques Chirac a été élu Président de la République en 1995 et a autorisé une ultime campagne d’essais, suivie de la signature du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires et du démantèlement des sites du CEP. Cette décision a, selon moi, préservé le consensus. Je soutiens que, sans cet arrêt des essais, la troisième cohabitation avec Lionel Jospin (1997-2002) n’aurait probablement pas eu lieu, étant donné l’opposition ferme de ce dernier aux essais nucléaires. De plus, la signature du traité d’interdiction par Jacques Chirac dès 1996 s’explique par l’existence d’une alternative : le programme de simulation. Cette solution de remplacement a permis à la France de signer le traité et de démanteler ses sites d’expérimentation, car elle disposait d’une alternative parfaitement crédible.

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Mon travail critique la notion de consensus pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, je note qu’il n’existe pas de définition unanime de ce terme. En outre, les acteurs du débat stratégique n’ont jamais précisé sur quoi portait exactement ce prétendu consensus. S’agit-il uniquement de l’existence de l’arme nucléaire, de la politique d’alliance ou encore de la doctrine stratégique ? Ce manque de clarté est à l’origine de ma critique du terme.

Ensuite, François Mitterrand considérait que la politique nucléaire, qui expliquait le retrait du commandement intégré de l’Otan, faisait partie du consensus des années 1980. Or, la France est depuis retournée dans ce commandement intégré et l’on estime que le consensus existe toujours. Cela suggère que ses contours auraient changé entre-temps.

Enfin, ma thèse met en lumière que la notion de consensus émerge véritablement au moment où François Mitterrand entre dans la période de cohabitation. Il utilise ce concept comme un outil pour désamorcer les tentatives du gouvernement de cohabitation de s’attaquer à lui.

M. le président Didier Le Gac. Je suis surpris que, dans vos exposés respectifs, vous ayez très peu mentionné la guerre d’Algérie. En 1958, la guerre d’Algérie avait déjà commencé, marquée par la bataille d’Alger en 1957. Comment expliquez-vous que les « événements d’Algérie », comme on les appelait à l’époque, n’aient apparemment pas entravé les desseins du Gouvernement français en matière d’essais nucléaires ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. La guerre d’Algérie n’a pas eu d’impact fondamental sur les essais nucléaires menés dans ce pays. Cela s’explique par l’extrême isolement des sites d’expérimentation, très éloignés des zones de conflit.

Néanmoins, un événement a eu des répercussions sur le programme d’essais au moment de Gerboise verte : le putsch des généraux en Algérie. Cet événement a suscité des inquiétudes quant à la possibilité que les putschistes tentent de s’emparer de l’engin expérimental. En conséquence, le tir de Gerboise verte a été accéléré pour des raisons politiques.

Les accords d’Évian, qui ont mis fin à la guerre, ont inclus un engagement du président Ahmed Ben Bella autorisant la France à poursuivre ses expérimentations sur les sites algériens. Bien que l’aspect nucléaire n’ait pas été explicitement mentionné, Ben Bella était parfaitement conscient que la France continuerait ses essais en Algérie jusqu’en juillet 1967, date limite fixée par les accords.

M. le président Didier Le Gac. Cela signifie-t-il que les ouvriers et les ingénieurs ont pu continuer à travailler et à acheminer du matériel dans un pays à feu et à sang ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. En effet, cela a été possible précisément en raison de l’isolement extrême du site. La guerre n’a pas eu d’impact sur ces installations, qui étaient par ailleurs protégées par les forces armées.

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Il est important de souligner la séparation administrative qui existait entre le Sahara et les départements algériens, considérés comme des parties intégrantes de la France métropolitaine, au même titre que n’importe quelle préfecture, comme la Manche ou le Calvados. La question du Sahara n’a émergé que dans un contexte plus large. Lors des premières négociations secrètes à Melun, en 1960, la partie française a tenté de dissocier le Sahara des départements. L’objectif était de maintenir l’exploitation du Sahara, non seulement pour les essais nucléaires, mais aussi pour ses ressources pétrolières importantes, découvertes en 1956. C’est cet intérêt stratégique global pour le Sahara qui a conduit le Front de libération nationale (FLN) à revendiquer l’intégration de cette région dans la nouvelle Algérie indépendante.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à M. Abdelkader Lahmar.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Vous avez insisté sur le contexte politico-stratégique et sur la nécessité d’une force de dissuasion nucléaire. Avec le recul de 60 ans, nous pouvons probablement convenir que la dissuasion nucléaire est devenue le fondement de notre politique de défense. Bien qu’un débat puisse avoir lieu sur le plan éthique, cette capacité nous a conféré une position particulière sur l’échiquier mondial dans différents conflits armés, notamment avec la Russie aujourd’hui.

Vous avez indiqué que l’un des critères de choix des sites était leur isolement et leur éloignement des grands centres habités. Disposait-on à l’époque d’informations précises sur le recensement des populations locales ? Quels ont été les impacts réels de ces essais sur ces populations ? Le site était-il véritablement aussi isolé qu’on le prétendait ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Ce territoire était alors sous souveraineté française, ce qui implique l’existence de connaissances démographiques. Il s’agissait effectivement d’oasis très isolées. D’après les informations dont je dispose, on estimait la population des palmeraies de Reggane et de la vallée du Touat à environ 40 000 personnes. Néanmoins, dans un rayon de 100 kilomètres autour du champ d’expérimentation de Reggane, on ne comptait qu’environ 500 habitants.

Il est crucial de souligner la création, en 1958, de la Commission consultative de sécurité, présidée par le haut-commissaire à l’énergie atomique et chargée de vérifier, avant chaque essai, l’absence d’impact sur les populations locales et les travailleurs présents sur les sites. Il existait certainement des recensements de population dans ces oasis et des dispositions ont été mises en place pour surveiller les conséquences des essais sur les travailleurs et les populations.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Est-il possible d’accéder à ces archives ou sont-elles encore classées « secret-défense » ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Il n’y a pas d’ouverture des archives en Algérie à ce jour. Cependant, dans le cadre des archives du CEP, on trouve quelques documents relatifs à l’Algérie. Par exemple, le rapport du général d’Ailleret de fin janvier 1957, à la suite de sa mission de repérage sur le site de Reggane, est aujourd’hui accessible au Service historique de la Défense (SHD). Il convient toutefois de noter que les archives concernant l’Algérie ne sont généralement pas aussi accessibles que celles relatives au CEP.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Mongin, pouvez-vous estimer le volume linéaire des archives du CEA ? En tant qu’historien du CEA, bénéficiez-vous d’un accès privilégié à ces archives ? Avez-vous consulté des documents encore inaccessibles aux autres chercheurs ? Pourquoi les archives concernant l’Algérie sont-elles moins accessibles que celles du CEP ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. En tant qu’historien à la DAM du CEA, j’ai effectivement accès aux archives dans la mesure où cela est nécessaire.

L’inaccessibilité des archives concernant l’Algérie ne relève pas tant d’un blocage que d’une question de priorités. Jusqu’à présent, l’accent a été mis sur l’ouverture des archives relatives au CEP.

Je tiens à souligner que la DAM du CEA a créé, au mois de février 2020, une commission ad hoc visant à anticiper et faciliter l’accès des chercheurs aux archives, qui sont intermédiaires et non définitives. Cette initiative fait notamment suite à une demande du chercheur Renaud Meltz, que j’avais rencontré dès 2018. Dès le début de l’année 2021, Renaud Meltz a pu accéder à une cinquantaine de documents provenant du bureau central des archives de la DAM du CEA.

Par la suite, notre priorité a été de venir en appui du SHD, notamment à travers la Commission CEP, à laquelle plusieurs experts de la DAM du CEA ont participé activement. Je rappelle que, parmi les 13 000 documents expertisés, seuls 194 ont été rendus non communicables, ce qui montre l’important travail réalisé au profit du SHD. Dans ces archives, on retrouve des archives du CEA qui sont au SHD.

La priorité a donc été donnée aux archives relatives au CEP, car quelques chercheurs s’intéressaient aux essais en Polynésie française. Pour le moment, le nombre de chercheurs travaillant sur les essais en Algérie est plus faible.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous n’avez pas répondu à ma question relative à l’estimation du reste des archives.

Monsieur Mongin, je souhaiterais par ailleurs que vous réagissiez aux propos tenus par le ministre des Armées, M. Lecornu, qui déclarait lors de son audition le 29 avril dernier : « Assez curieusement, le CEA-DAM a une convention avec les Archives nationales pour sa documentation. La DAM n’a absolument pas les ressources humaines pour tout simplement traiter correctement leur système d’archives. Je verse une recommandation à cette commission d’enquête. C’est de changer cette convention, qui date des années 1980, entre le CEA-DAM et les Archives nationales, et plutôt de contractualiser avec le SHD, qui, lui, non seulement dispose des moyens nécessaires pour traiter ces informations, permet aussi de traiter la matière classifiée et, enfin, permet d’avoir des archivistes qui vont être capables de donner droit aux demandes de particuliers, journalistes, parlementaires, etc. ». Y aurait-il concrètement des améliorations qui découleraient de l’application de cette recommandation, précisément concernant, d’une part, l’ouverture des archives et, d’autre part, leur accès ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Dans ma position, vous comprendrez qu’il ne serait pas correct que je commente les déclarations du ministre des Armées. Toutefois, je peux vous éclairer sur notre fonctionnement.

Le bureau central des archives du CEA-DAM dispose d’environ 450 000 documents, dont plus de la moitié est numérisée, ce qui a permis à Renaud Meltz d’avoir accès assez rapidement à des documents envoyés directement par e-mail, ce qui constitue une première dans le paysage archivistique français. Les archives dites « intermédiaires » ont été rendues accessibles.

Par ailleurs, les ressources humaines des archives représentent moins de dix personnes. Nous attendions depuis un certain temps le recrutement de la chargée de mission Archives du CEA-DAM, dont la fonction est de coordonner les travaux, en interne pour les archives, mais aussi vis-à-vis de l’extérieur. Ce recrutement récent va redynamiser complètement le fonctionnement de l’accès aux archives de la DAM. Cette commission ad hoc pourra ainsi se réunir dès le mois prochain pour avancer sur des demandes, notamment de Manatea Taiarui, que nous souhaitons absolument satisfaire.

Notre dispositif fonctionne, comme en témoigne le travail effectué lors de la commission CEP, pour laquelle les experts ont participé aux travaux du SHD. Tout le temps passé au SHD n’était pas consacré aux archives relevant strictement du CEA-DAM. Parmi les 13 000 documents expertisés lors de ce travail colossal, je rappelle que seuls 194 documents n’ont pas été rendus communicables, ce qui témoigne de l’ampleur de la tâche.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Confirmez-vous que 13 000 documents ont été triés parmi les 450 000 documents évoqués ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Les experts du CEA-DAM ont analysé 13 000 documents. Il existe effectivement beaucoup plus d’archives du côté du CEP. Cependant, dans ce cas, je parle des documents très sensibles et techniques qu’il fallait expertiser pour vérifier s’ils avaient un caractère proliférant ou non.

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Ouvrir les archives est une bonne initiative, mais il faut savoir qu’un tiers, voire un quart, des historiens du nucléaire en France se trouvent devant vous aujourd’hui. Nous sommes très peu nombreux. C’est aussi en raison du faible nombre de chercheurs que peu de travaux sont réalisés sur les essais en Algérie d’un point de vue historique.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à M. Abdelkader Lahmar.

M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Des accords ont eu lieu entre la France et l’Algérie pour que les essais se poursuivent jusqu’en 1967. Des accords ont également été évoqués concernant des expérimentations d’armes chimiques. Avez-vous eu accès à des informations sur ce sujet lors de vos recherches ?

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. N’ayant aucune information à ce propos, je ne peux pas vous répondre.

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Je ne peux pas vous répondre sur ce sujet non plus.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme Dominique Voynet.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Ma première question revêt un caractère un peu provocateur mais me semble légitime. Vous avez souligné le faible nombre d’historiens travaillant sur ces sujets. Je me demande donc comme le CIENS est financé. Le CEA participe-t-il à son financement, que ce soit pour son fonctionnement ou pour la production d’articles et d’études ?

Par ailleurs, il nous a été expliqué que le choix initial entre les îles Tuamotu et l’Algérie pour les essais nucléaires avait été déterminé par la disponibilité d’un vecteur aérien adéquat. L’Algérie aurait ainsi été choisie dans un premier temps, avant que l’acquisition d’avions DC-8 à forte autonomie ne permette le déplacement vers la Polynésie, après l’indépendance de l’Algérie. Après ma visite de l’usine de Valduc, j’ai pris conscience de l’importance des transports de matières nucléaires et de composants. Dans le cadre de vos recherches, avez-vous étudié ces aspects logistiques ? On nous a indiqué que les vols survolaient l’Atlantique, faisaient le plein à Pointe-à-Pitre et, n’ayant pas l’autorisation de survoler les États-Unis, traversaient l’Amérique centrale. Quelles informations étaient communiquées aux États survolés ou traversés ? Que savaient les populations et les services de sécurité civile ou militaire concernés ? Enfin, quel était le niveau d’information des équipages assurant ces transports ?

M. le président Didier Le Gac. La question de l’avion gros porteur a été évoquée. Pourriez-vous apporter des précisions sur les aspects logistiques, ainsi que sur les autres points soulevés ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Le transport militaire était parfaitement sécurisé. L’escale avait effectivement lieu à Pointe-à-Pitre, ce qui nécessitait une autorisation. Ensuite, un avion permettait, en survolant l’isthme de Panama, de rejoindre Hao, en tant que base avancée du Moruroa et Fangataufa. Je ne dispose pas d’informations précises sur la notification aux États survolés. L’élément crucial était la présence d’une installation à Pointe-à-Pitre capable d’accueillir ce type de transport. Le trajet était ensuite un survol de territoire en ligne directe jusqu’à Hao.

Par ailleurs, nous sommes tout à fait transparents quant au financement du CIENS. Créé en 2016, ce dernier bénéficie d’un financement mixte, à l’origine entre l’armée et le CEA. Depuis, nous avons intégré l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), qui participe aussi à cet enseignement. Vis-à-vis des étudiants que nous recevons, ce fonctionnement est parfaitement transparent.

Ce point me permet de revenir sur la question de l’enseignement de l’histoire du nucléaire de défense en France.

J’ai soutenu en 1991 la première thèse d’histoire en France sur ce sujet, sous la direction du professeur Maurice Vaïsse. Cette recherche s’inscrivait dans la tradition de l’école française de relations internationales, initiée par Jean-Baptiste Duroselle, que j’ai eu comme professeur à la Sorbonne.

À partir du milieu des années 1980, le professeur Maurice Vaïsse présidait en France le Groupe d’études françaises d’histoire de l’armement nucléaire (GREFHAN), un groupe indépendant étudiant l’histoire de l’armement nucléaire en général, pas uniquement français. Ce groupement constituait la branche française du Nuclear History Program, une initiative internationale lancée par l’Allemagne de l’Ouest, à une époque marquée par un fort mouvement pacifiste en réaction à la crise des euromissiles. Cette initiative, initialement ouest-allemande, américaine, britannique et française, ne bénéficiait d’aucun financement du côté français. Les seuls soutiens financiers provenaient de fondations américaines et ouest-allemandes, ce qui nous a permis de mener des travaux intéressants et indépendants sur le sujet.

À partir du milieu des années 2010, il est apparu nécessaire d’instaurer un financement public pour ce type d’études. D’abord axé sur les aspects nucléaires, le CIENS a progressivement élargi son champ d’action, intégrant notamment les cyberattaques, dans le but de sensibiliser, en particulier les jeunes générations, à ces enjeux.

En enseignant, depuis le début des années 2010, successivement à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) puis à l’ENS Ulm, j’ai pu constater le fort intérêt des étudiants pour ces questions, particulièrement depuis 2014 avec la première invasion de l’Ukraine, et plus encore depuis 2022. Notre approche pédagogique ne vise pas à imposer une doctrine, mais à favoriser le débat.

M. le président Didier Le Gac. Comment pourrions-nous, à l’avenir, enseigner l’histoire de la dissuasion nucléaire en France, non seulement aux étudiants spécialisés, mais à l’ensemble de la communauté scolaire ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Je souhaite revenir sur la manière dont nous avons abordé l’enseignement de l’histoire des essais nucléaires en Polynésie française.

Lors d’un colloque organisé à Papeete par l’Université de la Polynésie française en 2021 et consacré à l’histoire des essais nucléaires, j’ai pu voir une présentation du vice-rectorat de la Polynésie française, avec la participation d’inspectrices générales de l’éducation nationale, qui ont expliqué de façon très intéressante l’enseignement du fait nucléaire dans les écoles polynésiennes.

Parallèlement à ces interventions, nous avons assisté à des ateliers concrets montrant l’enseignement aux étudiants. J’ai eu l’occasion d’échanger avec un professeur de sciences physiques du secondaire qui m’a expliqué comment il abordait le fait nucléaire à l’aide de divers documents, notamment issus du CEA et du livre Toxique, en encourageant ses élèves à développer un regard critique.

Lors de la présentation en Polynésie française du livre sur l’histoire des essais, publié par le CEA-DAM en 2022, nous avons eu un entretien avec le vice-rectorat sur ce sujet.

L’année dernière, plusieurs enseignantes d’un collège de Faa’a m’ont invité à présenter l’ouvrage que j’ai rédigé en 2022 devant plusieurs classes de CM2, en visioconférence. Cette expérience s’est révélée très enrichissante. Les professeurs avaient remarquablement préparé leurs élèves, ce qui a donné lieu à des échanges intéressants.

Cependant, je tiens à ajouter un bémol : même si l’enseignement de l’histoire des essais est une bonne démarche, qui devrait être élargie à la métropole, il est essentiel de replacer cette histoire dans le contexte plus large de la dissuasion nucléaire française. Nous devons nous interroger sur les raisons qui ont poussé la France à mener ces essais, sur les modalités de leur réalisation, mais aussi sur les raisons pour lesquelles elle n’en effectue plus aujourd’hui. Ces questions, parfois négligées par les chercheurs, sont fondamentales. Il est primordial de rappeler que la France a cessé ses essais nucléaires et démantelé tous ses sites d’essais, une démarche unique parmi les États dotés d’armes nucléaires.

M. le président Didier Le Gac. Vous avez eu de la chance, car, lors de notre visite en Polynésie à Papeete, nous avons visité un lycée où les enseignants, de leur propre aveu, se sentaient mal à l’aise pour aborder la question des essais nucléaires. Ils nous ont confié ne pas savoir comment traiter ce sujet.

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Ce sont les enseignantes du collège de Faa’a qui m’ont contacté. J’ai immédiatement accepté leur invitation. Je suis tout à fait disposé à renouveler cette expérience si d’autres établissements le souhaitent.

M. Yannick Pincé, historien, chercheur associé au CIENS. Je suis chercheur associé au CIENS. La majorité des chercheurs en sciences humaines et sociales travaillent de manière quasi bénévole. Je ne suis pas salarié par le CIENS, car les postes universitaires sont très limités. Nous sommes confrontés à un problème de recrutement, avec de nombreux agrégés docteurs en histoire qui ne parviennent pas à obtenir de poste et qui mènent leurs recherches de façon autonome. Personnellement, j’ai principalement autofinancé mes recherches, notamment mes déplacements en archives. J’ai bénéficié de quelques soutiens pour des colloques et d’une validation scientifique du CIENS. Cette situation est représentative de celle de la plupart des chercheurs aujourd’hui. Ce facteur, combiné au désintérêt pour les questions nucléaires entre la fin de la Guerre froide et le conflit en Ukraine, explique en partie le faible nombre de chercheurs dans ce domaine. J’ai été le premier à reprendre une thèse sur ces questions nucléaires en 2014.

Concernant l’enseignement, je suis agrégé et j’enseigne actuellement en classe préparatoire, après avoir passé 20 ans dans le secondaire. Je peux affirmer que l’enseignement de ces questions est quasi inexistant dans le secondaire français et, lorsqu’il est abordé, il est mal traité. Cela s’explique principalement par la méconnaissance de nos collègues des travaux d’histoire nucléaire, due au nombre restreint de chercheurs.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nous avons constaté, en Polynésie, des difficultés au sein du corps enseignant pour aborder ce sujet, malgré l’existence d’un dispositif mis en place. Un certain malaise persiste chez les professeurs, notamment d’histoire, qui ne se sentent pas suffisamment armés. Je pense qu’un travail approfondi sur les archives reste nécessaire. Les enseignants craignent de transmettre des informations inexactes, d’autant plus qu’il s’agit d’histoire quasi contemporaine.

Par ailleurs, monsieur Mongin, comment parvenez-vous à convaincre les étudiants de votre indépendance sachant que vous êtes vous-même employé au CEA ? Des étudiants pourraient avoir l’impression que vous êtes à la fois « juge et partie ». La transparence dont vous faites preuve, qui est tout à votre honneur, suffit-elle à convaincre à la fois les étudiants avec lesquels vous travaillez et vos futurs lecteurs ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Concernant la transparence, je tiens à préciser que je ne suis pas rémunéré pour mon enseignement au CIENS. Quant à mon indépendance en tant qu’historien, mes livres et mes écrits n’ont jamais été remis en question sur le plan scientifique. J’affirme mon indépendance, bien que je sois historien de la DAM du CEA. Ces deux aspects ne sont pas incompatibles à mes yeux.

Il est important de souligner que, dès ma thèse de doctorat en 1991, à une époque où peu d’historiens s’intéressaient à la dissuasion nucléaire après la fin de la Guerre froide, j’ai toujours fait valoir que j’étais favorable à la dissuasion nucléaire. On peut être un historien engagé sans que cela remette en cause le caractère scientifique et indépendant de ses travaux. Je suis clairement un historien engagé et favorable à la dissuasion nucléaire, sinon je ne travaillerais pas à la DAM du CEA.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Face aux revendications de rétrocession des atolls de Moruroa et Fangataufa à la Polynésie française ou à la possibilité d’un retour permanent ou ponctuel des activités civiles, on évoque souvent un risque élevé de prolifération lié aux types de radionucléides présents, qui faciliteraient les démarches d’acquisition de l’arme. Ce risque était-il similaire en 1966, lorsque la France a quitté les sites algériens sans pouvoir y assurer la sécurité des informations pouvant y être tirées ? Quelles mesures ont été prises à l’époque pour écarter ou réduire le risque de prolifération résultant de l’absence de l’armée française sur ces sites sahariens ?

M. Dominique Mongin, historien, professeur à l’ENS-Ulm. Nous avons effectivement pris connaissance de votre question dans le rapport. Cependant, en tant qu’historiens, nous ne sommes absolument pas compétents sur ces questions et ne pouvons donc pas y répondre. Néanmoins, je peux vous renvoyer vers plusieurs documents importants que vous connaissez probablement déjà. Le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) de 2001 est très important. Je vous recommande également le rapport de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de 2005, ainsi qu’un dossier de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (Dicod) intitulé Dossier de présentation des essais nucléaires et de leur suivi au Sahara, datant de 2007.

M. le président Didier Le Gac. Messieurs, je vous remercie pour cet éclairage historique extrêmement intéressant.

 


II. Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric POIRRIER, ancien chef du département du suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) (en visioconférence)

 

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je suis très heureux d’accueillir maintenant M. Frédéric Poirrier, ancien chef du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) ; sachez, Monsieur, que votre audition sera la dernière que notre commission aura effectuée durant ses six mois de travaux, le rapport devant être discuté et voté le 10 juin prochain.

Je rappellerai très rapidement que le DSCEN a été créé en septembre 1998 après l’arrêt des essais nucléaires en 1996 et la dissolution de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) en 1998. Les missions du DSCEN ont été définies en 2019 et, pour aller vite, disons que sa principale fonction consiste à assurer la direction et le suivi de la surveillance radiologique, géologique et géomécanique des sites de Moruroa et de Fangataufa.

En tant qu’ancien directeur du DSCEN, votre avis sur certains sujets liés aux essais nucléaires sera évidemment précieux ; avant qu’un dialogue ne s’engage avec les députés ici présents, je souhaiterais lancer l’échange avec deux questions :

— en juin 2018, vous avez déclaré que « la radioactivité dans l’environnement est très faible, en dehors de quatre zones sous-marines qui contiennent du plutonium » au large de l’atoll de Moruroa. Estimez-vous pour autant que les déchets « lagonisés » à Moruroa qui contiennent du plutonium sont sans danger, du fait notamment de la profondeur à laquelle ils se trouvent ou estimez-vous au contraire qu’ils peuvent un jour revenir à la surface ? Dans ce cas, comment ces déchets devront-ils être traités ?

— quelle est par ailleurs votre analyse personnelle, à la lumière de vos anciennes fonctions au sein du DSCEN, concernant, d’une part, les révélations de l’enquête Toxique, publiée en 2021 (notamment les écarts relevés entre les niveaux de contamination officiellement reconnus et ceux estimés par les chercheurs), et d’autre part, les prises de position du docteur Patrice Baert dans son ouvrage récent Essais nucléaires en Polynésie française ?

Voilà les deux questions que je souhaitais vous poser. Mais, avant que le dialogue s’instaure entre nous, je vais devoir vous demander de prêter serment.

Je vous remercie donc de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Frédéric Poirrier prête serment.)

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Ma carrière de médecin a débuté en 1985-1989 dans un régiment d’artillerie à Belfort.

De 1989 à 1992, j’ai été muté au laboratoire de radiobiologie, à Papeete et à Moruroa. Ce laboratoire avait pour mission le suivi médicoradiobiologique de l’ensemble des personnels, civils et militaires, de la défense. Nous réalisions des radiochimies des excrétas, à la recherche de plutonium, par exemple, ainsi que des anthropospectrogammamétries, qui permettaient de rechercher des émetteurs alpha qui auraient pu faire l’objet d’une contamination interne.

En 1992, après mon rapatriement en métropole, j’ai été nommé adjoint du service mixte de contrôle biologique (SMCB) puis du service mixte de surveillance radiologique et biologique de l’environnement (SMSRB).

Jusqu’en 1998, j’ai également été adjoint du conseiller santé de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) pour assurer le maintien en conditions opérationnelles des infirmeries de Hao, dédiées aux personnels civils et militaires, mais aussi à la population locale. À Hao, nous avons notamment intégralement refait la salle d’accouchement et de réanimation néonatale, ainsi que le bloc opératoire. En outre, nous nous sommes assurés du maintien en condition opérationnelle de l’infirmerie du bâtiment de transport et de soutien Bougainville.

À la suite de la dissolution de la Dircen durant l’été 1998, le département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire a été créé au sein de la direction générale de l’armement (DGA).

J’ai participé, en tant que médecin, à la mission de récupération de la capsule spatiale type Apollo, lancée depuis la Guyane le 21 octobre 1998, au nord de l’Équateur. Cette mission s’est parfaitement déroulée et je crois savoir que c’est la dernière fois que la France récupérait un objet après un lancement.

En septembre 1998, j’ai été nommé adjoint d’une DSCEN, organisme mixte entre les armées et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), composé d’une dizaine de personnes. En janvier 2002, j’ai pris la tête de ce département jusqu’au mois d’octobre 2019. Mes missions comprenaient principalement les archives ainsi que la surveillance radiologique et géomécanique, mais également le suivi de travaux de recherche divers et variés.

La première chose que j’ai voulu absolument réaliser dans le département, compte tenu du volume des archives qui avaient été transférées de différents services et que nous détenions, était un tri et un conditionnement, alors qu’il n’existait pas d’inventaire. Lors de sa récente visite, Mme Mereana Reid Arbelot a pu constater qu’une salle contient les nombreuses archives à caractère médical. J’ai voulu que soit créée une base de données, améliorée de jour en jour grâce à un travail considérable. De plus, un important travail de saisie informatique de l’ensemble des spectrométries a été sous-traité. Enfin, nous avons réalisé la numérisation des bottins de dosimétries de l’ensemble du personnel ayant travaillé au Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et bénéficié d’un dosimètre.

M. le président Didier Le Gac. Je vous invite à répondre aux deux questions que je vous ai posées afin d’engager le débat.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. J’ignore d’où vient cette date de juin 2018.

En raison des essais sur barge à Moruroa, au large de Denise, Dindon et Frégate,
de la radioactivité résiduelle significative, essentiellement liée à du plutonium, se trouve
entre 20 et 40 mètres de profondeur au fond du lagon.

Par ailleurs, les essais de sécurité réalisés sur le banc Colette ont indiqué qu’il n’y avait pas de dégagement d’énergie nucléaire. À l’époque, il s’agissait de fixer la contamination avec des colles pelables et des goudrons. Or, à la faveur d’une tempête, une partie de ces goudrons et de ces colles pelables se sont retrouvés dans le lagon. Sur le site du banc Colette, l’activité en plutonium est significative par 10 mètres de profondeur. Sur ces motus, la décontamination a été réalisée par des entreprises qui utilisaient des scrapers, qui ont nettoyé la dalle corallienne sur les motus Ariel, Colette et Vesta. Évidemment, un bilan radiologique a été réalisé, montrant qu’il reste quelques grammes de plutonium incrustés dans la dalle corallienne, témoignant d’une contamination fixée. En 1999 ou 2000, j’ai demandé la fermeture de cette zone aux véhicules et aux piétons en raison du risque de contamination cutanée ou interne par le biais d’une blessure sur cette dalle corallienne.

Concernant l’ouvrage Toxique, M. Sébastien Philippe a été assez clair : les retombées de Centaure ont évidemment touché Tahiti, ce dont on ne se cache pas. Néanmoins, j’ai un peu de recul sur les doses calculées. Or, pour 3 millisieverts ou 5 millisieverts, le risque de développer une pathologie, notamment cancéreuse, est extrêmement faible. Je n’argumenterai pas sur la virgule, ni sur la quantité de millisieverts, car le risque est de toute façon extrêmement faible.

Enfin, le livre du docteur Patrice Baert est solide, puisque tout y est référencé. Il est possible de retrouver les articles qu’il a utilisés pour écrire les propos qui ont pu « décoiffer ».

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les archives médicales détenues par le DSCEN ne concerneraient que les personnels suivis à l’époque pour une surveillance médicoradiobiologique. Comment étaient sélectionnés ces personnels et de quelles mesures de surveillance bénéficiaient-ils dont les autres personnels ne profitaient pas ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Le suivi était conforme à la réglementation du travail alors applicable. Aujourd’hui, un charpentier qui travaille sur des bois exotiques bénéficie d’une surveillance spéciale ; les peintres, en particulier ceux qui travaillent avec des pistolets, sont également suivis à cause des vapeurs de solvants. De la même façon, les personnels susceptibles de travailler sous rayonnements ionisants bénéficient d’une surveillance spéciale de médicoradiobiologie adaptée aux risques auxquels ils peuvent être exposés. Si les personnels étaient exposés au rayonnement gamma, comme ceux qui ont monté l’engin nucléaire dans le fameux Café de Paris à Moruroa, ils bénéficiaient d’une dosimétrie. En plus de la dosimétrie, les décontamineurs avaient également une surveillance de la contamination interne par des analyses sur les excrétas à la recherche de plutonium. La surveillance était donc adaptée à chaque personnel et métier. Le chauffeur de camion ou le cuisinier à Moruroa n’avait pas de surveillance particulière, si ce n’est la surveillance de la médecine du travail. Du temps des aériennes, c’était la même chose, même si les règles n’étaient pas tout à fait les mêmes, avec une limite de 5 millisieverts pour le public. La surveillance avait donc lieu dans le respect des dispositions réglementaires et des conventions de travail.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pour la période atmosphérique, estimait-on que l’exposition aux retombées variait en fonction des tâches des personnels ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Non, j’ai précisé que la surveillance était relative à leurs conditions de travail.

Il est important de noter qu’entre 1966 et 1968, la totalité du personnel travaillant au CEP bénéficiait d’une surveillance dosimétrique. En 1969, aucun essai nucléaire n’a été réalisé. En 1970, après analyse des résultats des trois premières années d’essais nucléaires atmosphériques, nous avons constaté que de nombreuses personnes surveillées n’avaient jamais été exposées. Par conséquent, nous avons recentré la surveillance dosimétrique et/ou médicoradiobiologique sur les personnels véritablement susceptibles d’être exposés dans le cadre de leurs fonctions.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Disposez-vous du nombre exact de dosimètres d’ambiance et individuels portés par les personnels civils et militaires sur l’ensemble de la période ? Pourriez-vous détailler ces informations pour les périodes atmosphérique et souterraine ? Pourriez-vous nous expliquer la méthode utilisée à l’époque pour mesurer les doses quotidiennes cumulées reçues par un personnel suivi, c’est-à-dire porteur d’un dosimètre individuel ? Qu’en était-il pour les autres personnels présents sur site ? Avez-vous des données chiffrées ou une estimation de la proportion de personnel suivi et non suivi sur les 30 années d’expérimentation ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Concernant les chiffres, je ne les ai pas en ma possession. Cependant, je crois que Mme Anne-Marie Jalady, actuelle directrice du département, vous a communiqué ces données.

Comme je l’ai mentionné précédemment, durant les trois premières années d’essais, l’ensemble du personnel était équipé d’un dosimètre. Par la suite, cet équipement a été réservé aux personnels susceptibles d’être exposés aux rayonnements ionisants dans le cadre de leurs fonctions, que ce soit pendant les essais aériens ou souterrains.

Nous disposons effectivement de nombreux résultats de dosimétrie d’ambiance, qui permettent d’évaluer la dose reçue par des personnes travaillant ponctuellement dans des zones spécifiques, comme un marin travaillant trois heures dans la salle des machines d’un navire de guerre, près des bouilleurs. Bien entendu, les personnes travaillant à temps plein à proximité de ces équipements étaient systématiquement équipées d’un dosimètre.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quelle était la méthode pour le personnel suivi portant un dosimètre ? Nous avons recueilli des témoignages de vétérans indiquant que leur dosimètre était collecté quotidiennement et souvent remplacé par un nouveau le lendemain. Pouvez-vous expliquer cette méthode ? Comment ces données dosimétriques étaient-elles consignées dans leur dossier médical ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Votre question comporte plusieurs aspects.

Tout d’abord, je tiens à préciser que le DSCEN détient des dossiers médicoradiobiologiques et, notamment, de médecine du travail. Concernant les dossiers connexes directement liés aux expérimentations, nous disposons de résultats de radiochimie, de spectrométrie, de visites médicales et de libérations de formule sanguine. Ces éléments permettent d’évaluer et de suivre le personnel qui se présente.

La dosimétrie était quotidiennement rendue après développement des films contenus dans des boîtiers munis de couches métalliques pour différencier les énergies gamma.

La dosimétrie d’ambiance revêtait une grande importance. Dans certains endroits où le débit d’onde était faible, nous n’utilisions que ce type de dosimétrie. Compte tenu de l’époque, nous en placions un peu partout. C’est ainsi que, pendant les trois premières années, nous avons équipé l’ensemble du personnel de dosimètres individuels.

Il est crucial de souligner la responsabilité individuelle dans la gestion des dosimètres. Au vu de la distribution massive de ces appareils, il était impossible de vérifier systématiquement leur restitution. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’aborder ce point en présence du ministre de la défense. J’ai expliqué qu’il était regrettable que certaines personnes n’aient pas rendu leur dosimètre, car elles connaissaient parfaitement la procédure de restitution. Sans cette restitution, nous ne pouvions pas obtenir de résultats.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous évoquez des « essais de sécurité » sur le banc Colette. Cette formulation m’interroge, car, bien qu’il n’y ait pas de dégagement d’énergie nucléaire, la chute de la bombe sur le sol corallien a dispersé du plutonium, fait que vous n’avez pas caché. Je m’étonne de l’utilisation de termes qui tendent à banaliser ces opérations. Par exemple, parler de « décontamination avec des scrapers » ou de « nettoyage de la dalle corallienne » donne une impression trompeuse, car il s’agissait en réalité d’un décapage. Le recouvrement ultérieur par plusieurs couches de béton et de goudron a été « lagonisées » à votre corps défendant en raison d’un événement climatique. Je m’interroge sur le devenir des couches scrapées, sachant qu’à l’époque, les puits P1 et P3 étaient déjà pleins et fermés. Ont-elles été « océanisées », « lagonisées » ou coulées dans du ciment ?

Concernant le personnel, vous mentionnez des « monteurs de l’engin » dans le Café de Paris et des « décontamineurs ». Il faut être honnête : aucune véritable décontamination n’a eu lieu. À Hao, où devait avoir lieu la prétendue décontamination, les avions étaient simplement nettoyés au jet, les eaux usées se déversant dans le lagon. Ne disposions-nous pas d’autres technologies que ces méthodes ménagères, qui ne donnent pas l’impression d’un grand sérieux dans le suivi ?

En tant que médecin, avez-vous été tenté d’utiliser les résultats des analyses ou des études réalisées ? Avez-vous consulté les dossiers médicaux des personnes concernées ?

Enfin, où se trouvent actuellement ces dossiers médicaux ? Certains sont archivés à la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS), mais de nombreux autres restent introuvables. On évoque parfois Limoges, Bruyères-le-Châtel ou Saclay comme lieux de stockage potentiels. Savez-vous où ces dossiers ont été envoyés ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Au motu Colette, les opérations n’étaient en aucun cas du bricolage. Des équipes en tenues de décontamination ont été mobilisées. Nous avons effectivement utilisé des engins de type scraper pour décaper la dalle corallienne et récupérer les agrégats ainsi que le plutonium. Ces matériaux ont été conditionnés dans des fûts. À l’époque, les puits PS1 et PS3 étaient encore ouverts, ce qui nous a permis de stocker ces déchets dans des fûts bétonnés. Du plutonium est effectivement tombé dans le banc Colette. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une bonne chose. À l’époque, nous avons entrepris de décontaminer la dalle corallienne et, aujourd’hui, du plutonium est fixé dans cette dalle. Ainsi, il est possible de détecter occasionnellement de petits points chauds fixés dans la dalle à l’aide d’une sonde alpha.

À Hao, la décontamination des avions Vautour, au retour de leur pénétration pilotée, a été réalisée par du personnel diplômé et très spécialisé vêtu de combinaisons, masques et bottes, avec une surveillance de l’exposition à la contamination. Nous procédions à des analyses de spectroradiotoxicologie des excrétas. Il faut noter que les avions, volant à des vitesses
de 600 à 700 kilomètres par heure, perdaient naturellement une grande partie des poussières radioactives. Néanmoins, certaines zones, comme la voilure et les ailes pouvaient retenir des résidus de radioactivité alpha. Le lavage des avions était le procédé le plus simple, utilisant un produit similaire à un liquide vaisselle, permettant une bonne adhérence de l’eau aux surfaces. Contrairement à certaines affirmations, les effluents des lavages n’étaient pas déversés dans le lagon, car une cuve de décantation était en place entre la dalle de Vautour et l’océan. Les eaux résiduelles étaient effectivement évacuées dans l’océan, tandis que la matière sédimentée dans le bac de rétention était récupérée en fût, puis mise dans des puits de stockage.

Quant aux dossiers médicaux, je rappelle que le Service des archives médicales hospitalières des armées (Samha) de Limoges gère les dossiers d’hospitalisation du Centre hospitalier des armées Jean-Prince. La localisation des dossiers strictement médicaux individuels dépend de l’arme d’appartenance : la Marine les conserve à Toulon, la Légion étrangère à Aubagne et l’Armée de l’Air et l’Armée de Terre à Pau. Ces informations sont à vérifier. Pour obtenir une copie de leur dossier médical, les personnes concernées doivent adresser une demande écrite, accompagnée d’une copie de leur pièce d’identité, au service approprié. Les ayants droit doivent également fournir une copie du livret de famille. Je peux témoigner de l’efficacité remarquable du service d’archives de Limoges, capable de retrouver des documents en un temps record. Les services d’archives font face à des problématiques de moyens, alors que leurs missions nécessitent des financements importants.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Bien que le processus puisse sembler simple en apparence, il est totalement incompréhensible pour une personne polynésienne qui ne maîtrise pas parfaitement le français et qui ignore l’organisation de l’armée française et du traitement de ces archives. Il nous incombe de rendre ces informations plus lisibles.

Par ailleurs, je vous demande de confirmer que les boues de décantation collectées sur la dalle Vautour ont effectivement été transportées par voie aérienne à Moruroa, pour être ensuite enterrées dans les puits PS1 ou PS3.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne peux pas le garantir.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Vous venez de nous communiquer cette information.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne peux pas garantir la véracité de cette information. Néanmoins, le principe retenu était bien celui-là. Ces fûts de déchets transitaient par Moruroa par bateau.

Concernant les dossiers médicaux, les Polynésiens peuvent s’adresser au Centre médical de suivi (CMS), qui dispose de toutes ces informations dans ses bases de données, tout comme le DSCEN et, je pense, le Civen.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Concernant la dalle Vautour, il est évident, d’après certaines photographies, que l’eau utilisée pour le nettoyage des avions ne s’écoulait pas systématiquement dans des rigoles menant à une cuve de décontamination, pour être ensuite rejetée dans l’océan, et non pas dans le lagon. Il convient de préciser que, d’un côté, se trouve le lagon et, de l’autre, l’océan, à proximité de l’atoll. Sur certains clichés, on peut observer l’eau s’infiltrant dans le sable. En tant qu’insulaire, je peux affirmer que l’eau s’infiltre très facilement dans le sable, contrairement à ce qui se produirait sur de l’argile, du granit ou d’autres types de roches. Il est donc certain qu’une partie de l’eau contaminée pénétrait dans le sable.

Par ailleurs, à l’époque où vous étiez en poste au DSCEN, lorsque vous receviez une demande du Civen concernant un dossier médical dans le cadre d’une demande d’indemnisation, procédiez-vous à une analyse de ce dossier avant de le transmettre ? Ou bien, une fois l’identité confirmée, le transmettiez-vous sans analyse préalable ? Si vous effectuiez une analyse, pouvez-vous en expliquer les raisons ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Nous nous faisions évidemment un devoir de répondre à toutes les demandes du Civen qui nous étaient adressées. C’est pourquoi, avec mon équipe de l’époque, nous avions mis en place une base de données consolidée, avec de multiples inventaires.

Après avoir rassemblé toutes les pièces concernant un individu donné, je regardais le contenu du dossier. Je vérifiais la présence d’examens de radiotoxicologie, la nature de son travail sur les sites, son affectation et l’existence ou non de dosimétrie. Il m’est également arrivé, à partir des résultats de radiotoxicologie, d’effectuer une évaluation de la dose liée à la contamination interne. Cette tâche requiert des compétences spécialisées que tout le monde ne possède pas. Néanmoins, il existe des méthodes incontestables pour réaliser ces calculs. Ainsi, je pouvais préciser dans une correspondance qu’un individu avait été exposé à une contamination au césium ou au plutonium, par exemple, en fournissant une évaluation de la dose reçue.

En tant que médecin, je suis conscient que toutes les personnes qui nous contactent le font parce qu’elles sont malades. Je suis médecin, mais aussi un être humain, un mari et un père. Il est donc impératif de répondre avec empathie, y compris au Civen, car les correspondances que je transmettais étaient systématiquement communiquées aux intéressés eux-mêmes, qu’ils soient métropolitains ou polynésiens.

Parfois, lorsque je ne savais pas comment répondre précisément, je me mettais en relation avec le Service de protection radiologique des armées (SPRA).

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En examinant les quatre missions du DSCEN, je n’ai trouvé aucune mention de l’analyse des dossiers médicaux avant leur transmission au Civen. Ce dernier vous demandait-il explicitement d’analyser ces dossiers médicaux ? Agissiez-vous en tant qu’expert, sortant ainsi de votre rôle du DSCEN, en ouvrant et en analysant ces dossiers médicaux, notamment pour déterminer une dose efficace ? J’ai relu les propos de Mme Jalady qui nous a expliqué les prérogatives du DSCEN et je ne vois absolument pas de mention de l’analyse des dossiers médicaux. Cette démarche était-elle prévue dans la procédure ou s’agissait-il d’une initiative personnelle de votre part ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Ma réponse est : les deux. Je n’ai rien à cacher. Vous indiquez que cette tâche n’est pas explicitement mentionnée dans les textes fondateurs du DSCEN. Heureusement que nous avions tout de même l’habitude de travailler correctement. Il est normal que nous regardions les dossiers médicaux, parfois rapidement lorsque nous disposions simplement d’un résultat de dosimétrie, sans dossier médicoradiobiolologique, ni radiotoxicologie des excrétas. D’autres dossiers sont plus compliqués et volumineux, pouvant occuper plusieurs boîtes d’archives. Certains incluent également des dossiers relatifs à la médecine du travail. Heureusement que nous dépassons largement les missions du DSCEN quand on travaille au cœur de chacun des sujets.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Avez-vous été associés aux trois études SEPIA, commandées par le ministère des Armées ? Ces études ont examiné la mortalité et la morbidité des vétérans des essais nucléaires dans le Pacifique, mais seuls des vétérans hexagonaux ont été inclus dans le périmètre de ces recherches. Savez-vous comment ils ont été choisis ? Pourquoi ne pas avoir étendu ces études au personnel polynésien ?

Par ailleurs, j’aimerais connaître votre opinion sur la pertinence d’une étude épidémiologique d’ampleur en Polynésie.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. J’ai effectivement travaillé avec l’Observatoire de la santé des vétérans (OSV) de l’époque. Le DSCEN a fourni la base de données nécessaire à la réalisation des études SEPIA.

Concernant l’absence d’inclusion des Polynésiens, il faut comprendre que notre base de données ne fait pas de distinction entre individus polynésiens et métropolitains. Bien que certains noms puissent suggérer une origine polynésienne, la base de données elle-même ne permet pas cette différenciation. Cependant, il est crucial de souligner que, pour mener des études épidémiologiques sur la population polynésienne, il est nécessaire de disposer d’un numéro d’identification unique pour chaque individu et d’une date de naissance précise, information qui n’est pas toujours disponible dans nos dossiers. À partir de quelle année la généralisation des cartes d’identité a-t-elle eu lieu en Polynésie ? Ces éléments expliquent pourquoi les Polynésiens n’ont pas été intégrés à ces études, ce qui n’était pas une démarche volontaire. Je pense que certains participants à l’étude SEPIA sont en réalité polynésiens et vivent en Polynésie, mais notre base de données ne permet pas de les différencier. Il faut garder à l’esprit que certains Polynésiens portent des noms à consonance très française.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pensez-vous qu’il serait pertinent de procéder à un examen complémentaire sur le strontium 90 pour tous les personnels ayant travaillé sur les sites ?

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je ne pense pas qu’un tel examen soit judicieux. Il est fort probable que nous n’obtiendrions aucun résultat significatif. Ces analyses sont extrêmement coûteuses et les chances d’obtenir un résultat sont très minces. Dans l’éventualité où un résultat serait obtenu, il serait sans doute extrêmement faible. C’est mon opinion, mais je pense qu’il serait peu judicieux d’allouer des ressources financières à ce type d’investigation. Cependant, si quelqu’un dispose des fonds nécessaires pour mener une telle étude, il est possible de le faire.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je suis surprise que vous puissiez être sûr du résultat sans avoir même eu l’idée de mener cette étude...

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je pense que nous obtiendrions des résultats extrêmement faibles, dans le cas où il y aurait effectivement des résultats. Il existe un risque de tomber en dessous de la limite de détection des appareils de mesure. L’avis de radiochimistes serait utile sur ce sujet.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour la précision de vos réponses.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Si je peux ajouter un dernier mot, je rappellerai qu’on qualifie le ministère des Armées de « grande muette ». Cette appellation était indéniablement justifiée pendant une longue période. Cependant, il existe des domaines où nous avons considérablement communiqué. Je pense notamment à l’ensemble des monographies concernant Moruroa et Fangataufa, dont vous en avez peut-être connaissance. Le premier tome de la monographie traite de la géologie, de la pétrologie et de l’hydrogéologie, ainsi que de l’édification et de l’évolution des atolls. Le deuxième tome répondra sans doute à nombre de vos questions sur la phénoménologie des essais. Cet ouvrage aborde les effets mécaniques, luminothermiques et électromagnétiques. Le troisième tome, particulièrement intéressant, se concentre sur le milieu vivant et son évolution. Je ne parle même pas de la dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie. Enfin, les monographies sur Rapa ont également été éditées par le SMCB de l’époque. Des publications similaires existent pour les Tubuai, Moruroa et les Gambier.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Mme Jalady m’a offert ces ouvrages lors de ma visite.

M. Frédéric Poirrier, ancien chef du DSCEN. Je conclurai en évoquant une mission très importante, décidée à la suite d’une mission de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) régional de Papeete, présidée par l’amiral Dupont, et visant alors à rendre compte à Mme Alliot-Marie des attentes des Polynésiens en matière d’information. La mission a été pilotée sous l’égide de M. Jurien de la Gravière, qui a effectué 15 missions en Polynésie, ayant permis la réhabilitation de nombreuses installations datant du début du CEP (hangar Pantz à Rikitea, plots de béton pour les antennes à Totegegie, blockhaus à Taku et à Rikitea, abri Pantz à Pukarua ou encore nombreuses dalles de béton à Reao et Tureia). Tureia reste un sujet d’actualité, car deux blockhaus n’ont pas pu être démontés, le propriétaire s’y étant opposé. En revanche, nous avons demandé au maire de prendre un arrêté municipal pour en interdire l’accès, ces structures étant devenues extrêmement dangereuses en raison de ferrailles coupantes. M. Jurien de la Gravière rendait compte de chaque mission à Mme Alliot-Marie, qui lui avait confié un mandat en son nom. Il a rédigé des réponses écrites à nombre d’interrogations de Bruno Barrillot, de Roland Oldham et du Comité d’orientation du suivi des conséquences des essais nucléaires (COSCEN).

J’ajoute que la cathédrale de Rikitea a été inaugurée il y a environ cinq ou six ans. Il est important de souligner que c’est grâce à M. Jurien de la Gravière que des travaux considérables de restauration ont été réalisés, notamment de l’autel et de ses nacres. Je tiens à donc rendre hommage à M. Marcel Jurien de la Gravière.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie.

 

La séance s’achève à 18 h 05

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Membres présents ou excusés

 

 

Présents. – M. Abdelkader Lahmar, M. Didier Le Gac, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet

 

Excusé. - M. Philippe Gosselin