Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Beaune, Haut‑commissaire au plan, commissaire général à la stratégie et à la prospective, M. Cédric Audenis, commissaire général adjoint, M. Grégory Claeys, directeur du département économie, et M. Maxime Gérardin, chef de projet « Transition énergétique » au sein de France Stratégie 2
– Présences en réunion................................30
Jeudi
13 mars 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 3
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à onze heures.
M. le président Charles Rodwell. Monsieur le haut-commissaire, je vous remercie de répondre à notre invitation, une semaine après votre nomination à la tête de France Stratégie. Nous allons notamment évoquer l’étude Réindustrialisation de la France à horizon 2035 : besoins, contraintes et effets potentiels, à laquelle MM. Grégory Claeys et Maxime Gérardin ont contribué, qui a été publiée par France Stratégie en juillet dernier, soit avant votre nomination à la tête de cette institution.
Tout le monde se souvient que vous avez été secrétaire d’État chargé des affaires européennes dans le gouvernement de Jean Castex, puis ministre délégué chargé successivement de l’Europe et des transports dans le gouvernement d’Élisabeth Borne.
Il serait de bon augure que vous évoquiez dans votre intervention liminaire l’évolution de la situation de l’industrie en France, mais aussi des législations française et européenne au cours de la décennie écoulée.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Clément Beaune, Cédric Audenis, Grégory Claeys et Maxime Gérardin prêtent successivement serment.)
M. Clément Beaune, haut-commissaire au Plan et commissaire général à la stratégie et à la prospective. C’est un plaisir pour moi de me revenir dans cette assemblée que j’ai quittée il y a quelques mois, même si je me retrouve dans une position un peu baroque puisque je n’exerce mes nouvelles fonctions que depuis une semaine, l’étude dont nous allons parler ayant donc été réalisée avant. Votre convocation, datée du 6 mars, était d’ailleurs adressée à Cédric Audenis, commissaire général adjoint. Il me semblait néanmoins important de venir répondre aux questions de la représentation nationale, étant entendu que je laisserai les auteurs de l’étude vous apporter l’information la plus précise possible.
Cette étude donne un éclairage sur les freins à la réindustrialisation, le cœur de vos travaux, mais elle a analysé le phénomène de manière prospective – nous pourrons revenir sur la décennie écoulée, comme vous m’y invitez – essayant d’identifier les contraintes ou les blocages qui freinent notre industrie, ainsi que les domaines dans lesquels nous devons mobiliser nos ressources et faire jouer des leviers pour réaliser l’ambition de réindustrialisation. Elle décrit plusieurs scénarios possibles, chiffres à l’appui. Dans quel contexte a-t-elle été réalisée ? Une mission plus large avait été d’abord confiée, à la fin de 2023, à M. Olivier Lluansi – que vous recevez cet après-midi – par le ministre de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et par le ministre délégué chargé de l’industrie. L’étude de France Stratégie, composante et éclairage de ce travail plus large, a été publiée à la fin de l’été 2024.
En élaborant ces quatre scénarios documentés, France Stratégie remplit sa mission qui consiste à éclairer le débat public. On pourrait évidemment multiplier le nombre de scénarios, mais ceux qui ont été retenus donnent des ordres de grandeur intéressants pour imaginer les leviers et contraintes en matière de réindustrialisation. Chacun est défini par un pourcentage du PIB prêté à l’industrie à l’horizon de 2035 : 8, 10, 12 et 15 %. Le premier scénario décrit un déclin plus qu’une réindustrialisation, tandis que le deuxième prévoit une stabilisation. Seuls les deux derniers dépeignent une réindustrialisation effective, plus ou moins rapide et ambitieuse.
Dans chaque cas, particulièrement quand on dessine un scénario de réindustrialisation plus ou moins ambitieux, il faut envisager les contraintes à lever, les décisions à prendre, les ressources nécessaires. Quatre ressources contraintes ont été identifiées et étudiées : la main-d’œuvre, l’énergie, l’eau et le foncier – qui est lié au fameux objectif zéro artificialisation nette (ZAN) dont il est beaucoup question au Sénat en ce moment. Dans le scénario à 15 %, la réindustrialisation exerce une pression très forte et différenciée sur les ressources. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut pour cela abandonner l’ambition de réindustrialisation – ce n’est pas la mission de France Stratégie et certainement pas mon opinion personnelle. Cette forte pression montre que, si nous voulons que la réindustrialisation soit crédible, il ne suffit pas de la décréter, il faut trouver des réponses aux contraintes ou blocages concernant au moins ces quatre types de ressources.
Prenons d’abord la ressource en main-d’œuvre et voyons quelle est l’ampleur de l’effort à produire. Le scénario à 12 % exigerait la création de 740 000 emplois nouveaux entre 2022 – c’était le point de départ de l’étude – et 2035. Pour simplifier, disons qu’il faudrait créer environ 50 000 emplois nouveaux nets dans l’industrie chaque année, alors que le rythme a été de quelque 15 000 créations par an pendant les sept dernières années, ce qui est déjà bien par rapport aux années précédentes. L’objectif est ambitieux mais réalisable. Comment faire face à ces besoins supplémentaires de main-d’œuvre ? L’étude n’avait pas à répondre à cette question, mais elle esquisse des solutions : améliorer le pouvoir d’attraction des métiers de l’industrie et la communication dont ils font l’objet ; adapter la formation. Même si elle n’entre pas dans le détail, l’étude nous donne une idée de l’effort à consentir pour que notre système de formation monte en puissance et que les métiers de l’industrie soient attrayants – ce qui touche sans doute au déroulement des carrières et au niveau des salaires.
La ressource en énergie est un facteur clé de la réindustrialisation. En l’état des choses, le scénario à 15 % serait incompatible avec la trajectoire de production d’énergie envisagée programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) chère à M. Jean-Philippe Tanguy. Même en optant pour des choix politiques différents, la pression resterait très forte car un horizon de dix ans est très proche quand il s’agit de produire l’énergie décarbonée nécessaire à cette ambition de réindustrialisation. Partant de la situation actuelle, on touche aux limites de nos capacités de production dès le scénario à 12 %. Même si elle précède la PPE, l’étude de France Stratégie est proche des hypothèses qui y sont formulées. Elle table notamment sur une très forte augmentation de la production nucléaire par la mobilisation du parc existant et l’augmentation du nombre de réacteurs. Quels que soient les efforts consentis, la mise en service de nouveaux réacteurs paraît cependant difficile, pour ne pas dire impossible, avant 2035. Le levier le plus facilement mobilisable est l’éolien terrestre, ce qui relève d’un choix politique, si l’on veut atteindre l’objectif de réindustrialisation.
La ressource foncière est d’actualité. La loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi climat et résilience », avait prévu une division par deux de l’artificialisation nette des terres chaque année jusqu’au début des années 2030. Si l’on respectait ces objectifs, quelque 12 000 hectares seraient disponibles chaque année pour de nouveaux projets, tous usages confondus. Dans le scénario à 12 %, les projets industriels nouveaux consommeraient 2 000 hectares de foncier supplémentaire par an, soit quelque 17 % de l’enveloppe annuelle globale française. Sachant que ce taux se situe actuellement aux alentours de 5 %, l’industrie prendrait alors une part très importante du foncier disponible. S’agissant des débats actuels sur le ZAN, je suis réticent à l’idée de supprimer un palier intermédiaire : sans objectifs intermédiaires, il est compliqué de construire une trajectoire. En revanche, j’estime qu’il serait bon de décompter les projets d’envergure nationale et européenne des enveloppes allouées sur le plan local : cela faciliterait la gouvernance des collectivités locales et allégerait les contraintes pesant sur ces projets. L’étude montre que le foncier disponible est réparti de manière très inégale d’une région à l’autre, et qu’il est le plus abondant dans la région Grand Est.
L’eau est une ressource plus négligée car elle est moins problématique pour l’industrie – qui en consomme 6 % en France – que pour l’agriculture. Dans un scénario ambitieux de réindustrialisation, il faudrait néanmoins se pencher sur la gouvernance et faire évoluer ou assouplir la réglementation concernant l’industrie.
Comme vous m’y invitez, je vais dire quelques mots de l’évolution des législations française et européenne concernant l’industrie. La politique industrielle a été essentiellement fiscale : baisse des impôts de production ; baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) ; montée en puissance de mesures plus anciennes telles que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), le pacte de responsabilité et la réforme du crédit d’impôt recherche (CIR), qui bénéficie notamment aux plus petites entreprises. Des moyens considérables ont été accordés à l’industrie dans le cadre de plans d’investissements : le plan France relance, le plan France 2030 – alimenté par le programme d’investissements d’avenir (PIA), ce dernier a reçu une enveloppe de 54 milliards d’euros, dont 21 milliards ont été dévolus à l’industrie.
L’action européenne est un sujet qui me tient à cœur. On parle beaucoup de contraintes ou de leviers normatifs européens qui pourraient aller ou non dans le sens de notre logique de réindustrialisation. Quoi qu’il en soit, le débat sur la réindustrialisation se situe en grande partie à l’échelon européen. Sous la pression de la France notamment, des efforts ont été faits pour assouplir la politique commerciale ou la faire évoluer dans le bon sens en matière industrielle : mesures de réciprocité dans l’ouverture des marchés publics, même si elles concernent davantage les services que l’industrie ; instruments antisubventions qui permettent de sanctionner des industries extra-européennes qui sont subventionnées alors que leurs homologues européennes le sont moins ou pas du tout. Le logiciel européen a changé dans ce domaine, même s’il reste à faire concernant les règles de concurrence.
En matière de climat, le pacte vert pour l’Europe a été adopté. Je citerai une seule mesure, à la frontière de la politique climatique et de la politique commerciale, qui représente une réelle avancée : le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Certains industriels le critiquent, mais je pense qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. De manière assez transpartisane, nous nous sommes battus pour que l’Europe puisse imposer ses conditions aux entreprises extra-européennes qui veulent avoir accès à son marché quand elle applique des standards sociaux ou environnementaux qui coûtent cher aux entreprises européennes. Le MACF, l’un de ces mécanismes équitables, est une bonne idée et la condition de notre réindustrialisation. Encore faut-il qu’il fonctionne. Il faut donc se pencher sur le nombre de secteurs concernés et remédier aux failles et fuites identifiées. Si une industrie chinoise déclare que sa production d’électricité décarbonée – 20 à 30 % – est intégralement consacrée à ses exportations, on ne pourra pas le vérifier. Elle fera alors figure d’exportateur vert, même si ce n’est pas le cas, ce qui pourrait désavantager ses concurrents européens. Le MACF doit entrer en vigueur en 2026. À mon avis, il faut le laisser vivre et le suivre de très près pour pouvoir l’améliorer ou l’ajuster, mais il ne faut pas le tuer. Il a été soutenu par de nombreuses forces politiques françaises et nous avons mis beaucoup de temps à le faire admettre à nos partenaires européens qui y voyaient du protectionnisme ou de la mauvaise politique industrielle.
M. Grégory Claeys, directeur du département économie de France Stratégie. Ma présentation de cette étude, publiée en juillet 2024, va être succincte car l’essentiel a déjà été dit par Clément Beaune. Nous nous sommes concentrés sur l’aspect prospectif et quantitatif de la mission confiée à Olivier Lluansi. Nous devions analyser différents scénarios de réindustrialisation et évaluer leur impact sur différentes variables : la main-d’œuvre ; l’énergie et les émissions de CO2 ; les ressources naturelles que sont l’eau et le foncier ; les différentes variables macroéconomiques présentant un intérêt pour la mission – la balance commerciale, l’investissement, la recherche et développement.
Nous avons été aidés par un groupe de travail constitué de personnes issues de diverses administrations – le Trésor, la direction générale des entreprises (DGE), la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), le secrétariat général à la planification écologique (SGPE) et l’Insee – et les opérateurs Réseau de transport d’électricité (RTE) et la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Nous nous sommes aussi appuyés sur des travaux publiés par Réseau de transport d’électricité (RTE) en 2023.
Les quatre scénarios de réindustrialisation à l’horizon de 2035 ont été définis par leur valeur ajoutée manufacturière dans le PIB. La valeur ajoutée manufacturière est la production manufacturière de laquelle on a retranché les consommations intermédiaires des autres secteurs. Dans cette étude, nous nous sommes concentrés sur les branches manufacturières, ce qui exclut l’agriculture et les services, mais aussi les industries extractives, la production d’électricité, les réseaux d’eau et d’énergie, la construction, la logistique et le transport. C’est vraiment l’industrie manufacturière en tant que telle dont il est question ici.
Comme France Stratégie travaille toujours sur le long terme, nous avons fait un graphique qui permet de situer les quatre scénarios dans le prolongement d’une trajectoire qui retrace l’évolution de la valeur manufacturière française en volume depuis 1950.
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On visualise immédiatement que, loin de décrire une réindustrialisation, le scénario à 8 % marquerait même une rupture avec la tendance passée. En revanche, le scénario à 10 %, qui n’a pas l’air très ambitieux puisque le taux actuel est de 9,5 %, serait un retour à la tendance observée depuis les années 1950. Ce ne serait déjà pas si mal. Le scénario à 12 % dessine une performance inédite depuis les années 1960-1970. Si le scénario à 15 % se matérialisait, ce serait du jamais vu – la courbe s’envole sur le graphique. Une fois ce visuel en tête, on peut fixer des objectifs réalistes et souhaitables.
Quelles ressources faut-il mobiliser pour réaliser ces différents scénarios ? Nous nous sommes tout d’abord intéressés aux besoins en main-d’œuvre, au nombre et aux types d’emplois nécessaires pour réindustrialiser. L’industrie manufacturière compte 3,1 millions d’emplois, soit 11 % du total.
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Pour réaliser le scénario à 12 %, il faudrait créer 740 000 emplois supplémentaires entre 2022 et 2035 – il faut garder ce chiffre en tête car il est très élevé. En nombre, les premiers bénéficiaires d’une réindustrialisation de ce niveau seraient les ouvriers qualifiés et les agents de maîtrise. En termes de croissance des effectifs, cette réindustrialisation profiterait surtout aux ingénieurs, aux cadres et aux personnels d’études et de recherche. Compte tenu de la montée en compétences dans l’industrie, il est normal que ces métiers soient les plus demandés. Les créations d’emplois pourraient se heurter à plusieurs écueils : les tensions existantes dans de nombreux métiers ; les nombreux départs en retraite ; la faible attractivité de ces métiers, en particulier ceux qui sont les moins qualifiés.
La nécessité de décarboner notre industrie manufacturière va pousser à réduire la consommation directe d’énergies fossiles et les émissions directes de CO2. En contrepartie, il faudra électrifier, c’est-à-dire produire beaucoup plus d’électricité.
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Est-ce faisable ? Dans le scénario à 12 %, on atteindrait quasiment les limites car on ne peut pas construire des centrales nucléaires supplémentaires d’ici à 2035. Il faudrait donc mobiliser au maximum le nucléaire existant et faire croître les énergies renouvelables conformément à ce qui a été prévu. Seul un développement accru de l’éolien terrestre permettrait d’aller plus loin. Dans le scénario à 15 %, la consommation d’électricité par l’industrie serait gigantesque, supérieure à la production possible.
La gestion des ressources naturelles finies – le sol et l’eau – a fait l’objet de politiques publiques importantes. Le scénario à 12 % impliquerait de mobiliser 2 000 hectares de foncier supplémentaires par an, alors qu’il faudrait se limiter à 12 000 hectares pour tous les usages afin de respecter l’objectif ZAN. L’industrie accaparerait ainsi 17 % du foncier supplémentaire dévolu à tous les usages, contre 5 % actuellement. De même, les prélèvements d’eau augmenteraient fortement si on n’améliore pas les procédés.
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S’agissant des effets macroéconomiques de ces scénarios de réindustrialisation, nous indiquons qu’il faut prendre nos données avec prudence. Certains modèles macroéconomiques n’étant pas disponibles, nous n’avons pas pu prendre en compte tous les éléments.
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M. le président Charles Rodwell. Pourriez-vous nous donner des précisions sur la répartition des ressources énergétiques que vous envisagez ? Pour faire vos prévisions, vous êtes-vous appuyés sur des études réalisées dans d’autres pays, sur les scénarios de RTE ou d’autres travaux réalisés avant les vôtres ?
En ce qui concerne les besoins en main-d’œuvre, vous avez insisté sur le scénario à 12 %. Même dans le scénario à 10 %, on voit une évolution très forte des types de qualifications requises. Monsieur le haut-commissaire, quel bilan faites-vous des politiques menées au cours des dernières années, notamment en matière d’apprentissage et de diminution du coût du travail par le biais d’allégements des cotisations ? Selon vous, quelles mesures supplémentaires faudrait-il prendre dans ce domaine pour soutenir l’effort de réindustrialisation dans les années à venir ? Pour ma part, je pense aux lycées professionnels et à la formation continue.
Les ressources financières sont déterminantes pour faire progresser la part de l’industrie dans le PIB. En tant que ministre délégué aux transports, vous avez été en charge d’une bonne part du financement de nos infrastructures. Comment évaluez-vous l’évolution et la réorientation de notre épargne à travers les produits créés dans la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte », et par des dispositifs européens, afin de stimuler ces investissements ? Dans son rapport sur la compétitivité européenne, Mario Draghi plaide pour un programme d’investissements de 800 milliards d’euros. Qu’en pensez-vous ? Pour stimuler l’épargne à l’échelle européenne, que pensez-vous d’initiatives telles que l’union des marchés de capitaux ou les alliances industrielles qui constituent des partenariats public-privé ?
M. Clément Beaune. Certains leviers, tels que la réforme de l’apprentissage, ont déjà été activés pour répondre aux besoins de main-d’œuvre. Dans un scénario de réindustrialisation ambitieux ou très ambitieux, il y aurait une forte demande d’ouvriers qualifiés, de techniciens et d’agents de maîtrise. Pour ces catégories, il existe un lien évident entre la formation – sa nature et sa qualité – et l’emploi. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce lien est moins net dans le cas des personnels très qualifiés tels que les scientifiques ou les ingénieurs. Les réformes portant sur l’apprentissage et les diplômes de type bac professionnel, bac technologique, brevet de technicien supérieur (BTS) ou diplôme universitaire de technologie (DUT) sont donc fondamentales. Si vous changez la qualité de ces formations et si vous orientez plus de personnes vers ces filières, vous pouvez obtenir un effet important sur l’emploi d’ouvriers qualifiés, de techniciens et d’agent de maîtrise dans l’industrie.
Pourquoi le lien est-il plus faible en ce qui concerne les emplois très qualifiés ? Une bonne partie des étudiants formés dans des filières scientifiques et des écoles d’ingénieurs choisissent des métiers différents. Le métier d’ingénieur et de cadre de l’industrie n’est choisi que par 22 % des étudiants qui ont une formation correspondante. Tant mieux si nos écoles d’ingénieurs et nos formations scientifiques forment des gens qui sont recherchés et reconnus en France et à l’étranger, y compris dans d’autres filières que les leurs. Mais c’est un énorme problème pour l’industrie qui se retrouve en compétition, notamment avec les services et la finance, quand elle veut recruter des personnels très qualifiés.
Les effectifs de l’apprentissage augmentent. Il faut encourager cette tendance. Notre programme de travail des prochains mois inclura l’impact – c’est un débat politique – du niveau de soutien à l’apprentissage sur la poursuite de la réforme et sur l’augmentation du nombre d’apprentis. Compte tenu des choix budgétaires à venir, il faut éclairer ce débat.
Nous savons d’ores et déjà que le cœur de la réforme se situe aux niveaux « ouvrier qualifié », « technicien » et « agent de maîtrise ». Pour les autres, il faut agir sur les salaires, sur les conditions de travail et sur l’attractivité des métiers, notamment en les faisant mieux connaître.
Dans toute l’industrie, il faut encourager la féminisation. De nombreuses femmes, tous diplômes confondus, s’interdisent des métiers industriels réputés masculins ou pénibles. Elles représentent un vivier de recrutement que l’égalité et l’efficacité exigent de développer.
La mobilisation et la réorientation de l’épargne sont des sujets à dimension nationale et européenne. Chacun comprend que les priorités politiques actuellement en débat, notamment la défense et la transition écologique, exigeront des investissements massifs, en France et ailleurs en Europe. Si les finances publiques de la France sont dégradées, l’Union européenne est une zone économique qui ne manque pas d’épargne et qui, globalement, n’est pas surendettée.
Des leviers, notamment des produits d’épargne, peuvent être envisagés à l’échelon européen. Le rapport Draghi du 9 septembre 2024 sur le futur de la compétitivité européenne en évoque plusieurs, prudemment – ceux qui ont été employés n’ont pas toujours suscité un fort attrait. Quoi qu’il en soit, le besoin d’investissement à l’échelon européen est très fort.
Le plan de relance adopté au lendemain de la crise de la Covid, fondé sur un emprunt qu’il faudra rembourser – l’emprunt n’est pas la solution à tout –, le démontre. À titre personnel et donc sans validation scientifique par France Stratégie, l’ordre de grandeur de 800 milliards évoqué par Mario Draghi me semble une bonne épure.
Le rapport Draghi, auquel je souscris pleinement, évoque plusieurs leviers, celui du financement privé grâce à l’union des marchés de capitaux et celui du financement public mobilisant des capacités d’emprunt supplémentaires, au profit de la défense notamment, dans le cadre d’un budget européen significativement augmenté – l’augmenter de 800 milliards revient à peu près à le doubler.
M. Grégory Claeys. Sur l’énergie, nous avons travaillé main dans la main avec RTE, qui nous a fourni ses scénarios de prospective et nous a aidés à réaliser nos simulations. Même antérieurs à la PPE, ses scénarios se sont avérés assez justes.
M. le président Charles Rodwell. Avez-vous procédé à des comparaisons internationales pour évaluer la part de l’industrie dans le PIB ?
M. Grégory Claeys. Non.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous dresser un bilan succinct de l’action de votre prédécesseur, François Bayrou, à la tête du haut-commissariat au plan et indiquer, avec un peu d’avance sur la présentation de votre feuille de route prévue à la fin du mois, les priorités que vous comptez vous donner ?
M. Clément Beaune. Ma priorité sera de mener à bien la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie, qui relève de l’évidence. Ce que l’on appelle le plan dans le débat public était devenu France Stratégie. Depuis la création, par le général de Gaulle en janvier 1946, du Commissariat général au plan (CGP), confié pour ses six premières années à Jean Monnet, les dénominations ont évolué tout en conservant le mot « plan », dans la mesure où il s’agissait, plutôt que de prospective, d’assigner aux principaux secteurs – le charbon et la sidérurgie à l’époque – une production à l’échelle quinquennale – c’était plus un Gosplan qu’un plan.
Tel n’est plus l’état d’esprit qui prévaut, et nul ne songe à revenir en arrière. Au milieu des années 2000, le CGP a été remplacé par le Centre d’analyse stratégique (CAS), sis, de façon symbolique, dans les mêmes locaux rue de Martignac, vendus depuis lors par souci d’économie. En 2013, le CAS est à son tour remplacé par France Stratégie, confié à Jean Pisani-Ferry qui a conservé – héritage de Monnet – le titre de commissaire général.
En 2020, au cœur de la crise de la Covid, François Bayrou a proposé au président de la République de renouer avec une logique de planification, en assumant d’ajouter à la prospective, qui éclaire le débat, la présentation directe de choix aux autorités politiques, notamment dans les secteurs de l’écologie, de l’énergie, de la démographie et de la stratégie industrielle – en matière de médicaments au premier chef. La lecture de nos productions vous donnera une idée de leur qualité.
En matière de production d’électricité par exemple, nous ne nous contentons pas de reprendre les études publiées précédemment – dix-huit rapports et quantité de notes de synthèse – nous préconisons d’augmenter la production nucléaire. S’agissant des questions démographique et énergétique, nos publications, que j’invite chacun à lire avant de les juger, les ont replacées dans le débat public.
Peut-on faire plus, mieux et plus efficace ? Je le crois. Tel est l’objet de la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie. Il s’agit de conserver l’esprit de ce que Jacques Delors considérait comme notre boîte nationale à idées en s’appuyant sur des travaux scientifiques documentés, étayés et chiffrés.
Pour autant, il ne faut pas se contenter d’être une boîte à idées – il y a des endroits pour ce faire – mais de susciter des contributions et de favoriser le dialogue entre forces politiques ainsi qu’entre élus nationaux et locaux, tout en faisant appel à des contributeurs étrangers. Il s’agit de retrouver l’esprit initial du plan en prenant appui sur une base scientifique et documentaire afin d’éclairer le débat public sans préempter les choix.
La fusion, qui n’est pas une fin en soi, sera réalisée le plus rapidement possible, l’incertitude n’étant bonne pour personne, selon une logique d’économies budgétaires et d’emplois votée par le Parlement, que j’aurai l’occasion, sitôt qu’elle sera finalisée, dans quelques semaines, de présenter aux agents ainsi qu’à la représentation nationale si elle le souhaite. Le programme annuel de travail de France Stratégie sera commun aux deux structures. La feuille de route politique sera prête d’ici la fin du mois ; je serai ravi de la présenter à l’Assemblée nationale.
J’ai esquissé plusieurs pistes, notamment celle du travail et de notre modèle social. Nous devons investir dans certaines politiques prioritaires, au premier rang desquelles l’industrie, la transition énergétique et écologique, la défense et la sécurité.
La mission de l’entité qui résultera de la fusion du haut-commissariat au plan et de France Stratégie sera de présenter propositions et scénarios au politique. Laisser son autonomie au choix politique n’exclut pas d’avoir des idées. Je formulerai des idées dans le débat public ; elles plairont ou non.
Notre travail consiste par exemple à identifier, si nous voulons consentir un effort de défense de telle ampleur, la pression qui en résultera sur d’autres services publics ou l’augmentation de la production nationale que cela imposera. Chaque parti politique choisira et le Parlement décidera. Notre mission est d’éclairer l’actualité dans la perspective de la décennie à venir.
En ce qui concerne l’écologie, nous ne ressusciterons pas l’aménagement du territoire du temps de la délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), mais nous ne pouvons pas ne pas constater qu’il est devenu très difficile de mener à bien des grands projets d’infrastructure en France. Or la transition écologique et énergétique ne se conçoit pas sans grands projets, industriels ou non. Quelles sont les conditions environnementales, sociales et juridiques que nous acceptons pour ce faire ? Les réponses varieront selon les forces politiques.
Notre travail est de procéder à des comparaisons européennes et de formuler des propositions. Les comparaisons européennes, quoi que l’on pense de l’application concrète de telle ou telle politique européenne, me semblent utiles – par-delà mon engagement européen que vous connaissez – pour éclairer le débat national.
Il ne s’agit pas de savoir si la France est ou non dans la moyenne européenne. Les questions que nous nous posons sur l’énergie, les infrastructures et la défense, les autres pays européens se les posent aussi. Par ailleurs, il faut parfois défendre les positions françaises à l’étranger.
Par exemple, l’idée que l’énergie nucléaire doit être au cœur du mix énergétique n’avait pas vraiment cours, pour parler pudiquement, en Allemagne et dans d’autres pays au cours des dernières années. Elle progresse à Bruxelles.
Il faut aussi savoir exporter des idées pour convaincre. Certes, notre diplomatie et nos responsables politiques s’y emploient, mais le monde des laboratoires d’idées ou think tanks et des organismes publics de planification, qui sont présents, sous une forme ou sous une autre, dans chaque pays de l’Union européenne, est aussi un levier d’action dans la bataille des concepts et des idées.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je crois pouvoir dire que la base de l’élaboration d’une stratégie industrielle nationale est peut-être d’identifier certes les innovations souhaitables, mais aussi et surtout les produits et les secteurs qui creusent le déficit commercial de notre pays, qui a dépassé l’an dernier le montant abyssal de 80 milliards. Le haut-commissariat au plan a identifié les secteurs qui creusent notre déficit commercial : 6 500 parmi 9 500 produits consommés habituellement par les Français.
Cela exige – nous serons sans doute d’accord sur ce point – le déploiement d’une stratégie de développement de filières de substitution aux importations, s’il est réalisable, pertinent et rentable de relocaliser certaines filières sur notre territoire, à condition de les structurer. Pensez-vous qu’il est possible de déployer une véritable stratégie industrielle si l’État n’a pas les principaux leviers que sont la compétence économique, la compétence de la formation et la gestion du foncier, qui relèvent pour l’essentiel des régions ?
M. Clément Beaune. Je me réjouis que vous soyez familier de nos publications. L’entité qui naîtra de la fusion aura pour mission d’éclairer le débat public, dans une démarche pédagogique, soit dit sans vouloir donner l’impression de faire la leçon.
Nous n’allons pas inventer des données qui sont connues, telles que les chiffres du commerce extérieur, du taux d’emploi, des retraites ou du financement de nos services publics. Il n’en reste pas moins que publier régulièrement un document d’éclairage factuel – dont la forme reste à définir – proposant des comparaisons européennes sur une dizaine de sujets, dont le commerce extérieur, permettrait à chaque citoyen, à chaque parti politique et à chaque élu de situer la réflexion.
Le haut-commissaire au plan n’est pas là pour décider, ce dont au demeurant je n’ai ni les moyens ni l’ambition. Le plan est un organe gouvernemental au service de tout le monde. Comme mon prédécesseur a commencé à le faire, j’introduirai dans le débat public des données claires, lisibles et factuelles pour le structurer, sans dissimuler nos faiblesses – le commerce extérieur en est une.
Concernant la relocalisation et la compétitivité industrielles, il est exact que tout n’est pas entre les mains de l’État. Je ne fais pas partie de ceux – c’est ma position personnelle – qui considèrent que la réponse à la désindustrialisation subie réside dans un jacobinisme sans frein ou – nous serons peut-être en désaccord sur ce point – dans une déseuropéanisation des compétences. Notre étude identifie quatre secteurs clés – main-d’œuvre et qualifications, énergie et CO2, foncier et eau – dans lesquels l’échelon national joue un rôle majeur, les stratégies différant nettement, et c’est heureux, selon les choix souverains.
Ainsi, dans le domaine énergétique, l’Alliance du nucléaire est formée d’une douzaine de pays européens souscrivant tous aux objectifs climatiques de l’Union européenne – diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 55 % d’ici 2030 et neutralité carbone en 2050 – mais décidés à les atteindre par des chemins distincts, selon leurs traditions, leurs choix et leurs atouts respectifs. La France relance significativement son investissement dans le nucléaire. L’Allemagne se tiendra au choix contraire, même avec un nouveau gouvernement. Que chaque pays respecte le choix de l’autre. Il est faux de dire qu’il n’y a plus de leviers nationaux.
Quant aux compétences exercées par les collectivités locales, la région me semble être un bon échelon d’action en matière économique, chacune exerçant cette compétence selon les exécutifs régionaux choisis par les électeurs. Par ailleurs, la tradition française consistant à rechercher la perfection de la répartition des compétences me semble dangereuse. Mieux vaut parfois conserver ce qui existe et le consolider.
J’en ai fait l’expérience lorsque j’étais ministre des transports. La loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale, dite « loi 3DS » avait été adoptée et on m’a indiqué que, en conséquence, le transfert du réseau national était réalisé par petits bouts – pourquoi ? – au bénéfice non seulement des départements, mais aussi d’autres collectivités locales. Il m’incombait, en tant que ministre des transports, de choisir lesquelles, selon les demandes, à ma guise faute de critères inscrits dans la loi. Cela n’avait aucun sens.
Le réseau routier est-il mieux géré à l’échelon national ou à l’échelon départemental ? Je l’ignore, mais, à présent que le transfert est engagé, menons la départementalisation à son terme. Rien n’est pire que demeurer dans l’entre-deux. Quand bien même la recentralisation de quelques compétences économiques disposerait d’arguments en sa faveur, il faut donc laisser les régions s’en saisir, ce qu’au demeurant elles font globalement bien. Il ne s’ensuit pas qu’il faut s’interdire, par exemple dans l’application du zéro artificialisation nette (ZAN) au sein de la stratégie industrielle, de procéder à des ajustements améliorer le partage des compétences et le rendre plus efficace.
La proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux, qui vise notamment à décharger les schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) des grands projets d’envergure nationale et européenne a le mérite de leur offrir une marge de manœuvre accrue. Il n’y a rien de pire, pour une région qui définit une stratégie économique, que devoir revoir ses projets parce qu’une décision nationale a pour effet de faire modifier le tracé d’une autoroute ou d’étendre une zone industrialo-portuaire (ZIP). En ce qui concerne le ZAN, il faut donc renforcer la compétence de l’État.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans les conditions actuelles, d’après vos simulations, porter à 15 % la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB d’ici 2035 semble un objectif difficile à atteindre, voire hors de portée. Quoi qu’il en soit, est-il crédible de considérer que le gouvernement impulsera une réindustrialisation alors même que l’organisation territoriale résultant de la décentralisation accorde autant de pouvoir et de compétences aux régions ? Selon les régions, les stratégies industrielles varient.
Lors de l’examen du projet de loi relatif à l’industrie verte à l’été 2023, le ministre Bruno Le Maire a annoncé – il l’ânonnait dans tous les médias – le grand retour de la planification industrielle. En pratique, il s’est avéré, dès l’article 1er, que la planification industrielle à la Colbert se réduisait à l’inscription d’objectifs dans les Sraddet. Les stratégies de réindustrialisation ne risquent-elles pas de diverger selon les régions, ce qui aurait pour effet de diluer les efforts en matière de ressources humaines, de financements et d’investissements, et d’introduire une inégalité en matière de développement de la formation, une complexité administrative accrue et une illisibilité en matière d’attractivité pour les entreprises étrangères ? Par ailleurs, la décentralisation ne brouille-t-elle pas la lisibilité de l’offre française à l’export ?
Peut-on vraiment réindustrialiser la France en ayant atomisé à ce point au profit des régions les compétences permettant le développement industriel ? Ne faut-il pas engager un mouvement de recentralisation de certaines compétences, associée à une exigence de déconcentration – la proximité étant gage de qualité – donnant aux préfectures de nombreux leviers, par exemple sur la gestion du ZAN ?
M. Clément Beaune. À titre personnel, je ne m’associe pas au procès que vous intentez à la décentralisation, qui peut toujours faire l’objet d’ajustements. Plus généralement, il faut toujours partir de là où on est. Si nous étions au début des années 1980, peut-être aurions-nous un désaccord sur la décentralisation. Nous sommes près de cinquante ans plus tard. La répartition des compétences est complexe.
Je considère que l’existence de compétences locales et régionales fortes est une bonne chose, et que discuter de la répartition des compétences en prenant pour modèle la perfection du jardin à la française tend à dégrader les choses plus qu’à les améliorer. Entrer dans le débat gouvernemental ou parlementaire avec de bonnes intentions aboutit à une complexité assez affreuse, tant il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, résultant du mélange de visions divergentes de la gestion du réseau routier, de la compétence économique ou de la planification écologique.
Je crois néanmoins à un État stratège et planificateur, qui n’est pas celui des années 1950 et des premiers plans. Il ne me semble ni possible ni souhaitable de fixer à chaque secteur d’activité des objectifs contraignants aux échelons régional et central, tant notre économie est différente de celles des années de reconstruction. Nous n’en disposons pas moins de leviers d’État puissants et activables.
S’agissant des scénarios de réindustrialisation proposés, il n’incombe pas à France Stratégie de dire ni lequel choisir ni s’il en est qui sont hors de portée. Si nous voulons atteindre l’objectif de 15 % de valeur ajoutée manufacturière dans le PIB d’ici 2035, il ne suffit pas de le décréter. Il en résultera des pressions sur quatre ressources, notamment sur l’énergie et les émissions de GES. Être à la hauteur de cette ambition en mettant les bouchées doubles relève d’un choix politique.
Par ailleurs, déployer une stratégie nationale n’implique pas, pour l’État, de s’enfermer dans l’alternative entre tout faire ou ne rien faire. La mise en œuvre de logiques partenariales – pour fourre-tout que soit ce concept – est un outil performant. Dans le cadre des contrats de plan État-région (CPER), chaque partie apporte un financement au profit de projets décidés ensemble pour une période donnée.
La qualification de la main-d’œuvre n’est pas uniquement une compétence de l’État, ce qui me semble satisfaisant. Toutefois, la réforme du bac professionnel est entre les mains de l’État. Le renforcement de cette filière passe donc par un vote du Parlement. La PPE ne relève pas du domaine de la loi, mais elle est débattue au Parlement. L’implantation d’un réacteur nucléaire ou d’un parc éolien ressortit à une discussion associant l’État et les collectivités locales, dans le cadre d’une stratégie décidée à l’échelon national.
Le Parlement peut toujours décider de recentraliser le ZAN, mais l’équilibre qui se dessine me semble intéressant. Les projets d’intérêt local tels que l’implantation d’un établissement scolaire ne doivent sans doute pas être menés de bout en bout depuis Paris. Construire un lycée consomme du foncier et artificialise des sols ; il suffit à la région de l’inscrire dans son Sraddet. On ne saura pas mieux à Paris qu’à Toulouse ou à Marseille s’il faut construire un lycée ici ou là.
En revanche, la construction d’une usine de batteries dans le port de Dunkerque ou le développement de la sidérurgie verte dans le port de Fos-sur-mer s’inscrivent dans une logique d’État. De ce point de vue, la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux va dans le bon sens, en restituant à l’État un levier avec pertinence.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. La décision de justice ordonnant l’arrêt des travaux de l’autoroute A69 a choqué, alors même qu’il s’agit d’une infrastructure indispensable pour désenclaver le territoire. Il n’y a pas de réindustrialisation sans développement de nos infrastructures. L’objectif ZAN est totalement contraire à la réindustrialisation de notre pays.
Quel dispositif préconisez-vous pour alléger toutes ces réglementations qui freinent les implantations industrielles et le développement d’infrastructures ? Que pensez-vous de l’attribution de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) à tout projet industriel créateur de nombreux emplois s’installant sur une friche industrielle par définition déjà artificialisée ? Une telle mesure permettrait d’accélérer les procédures pour implanter nos industries, qui plus est dans des territoires en reconversion, notamment en réduisant les délais d’implantation qui peuvent, compte tenu du contexte inflationniste actuel, faire doubler le coût d’installation d’une usine.
M. Clément Beaune. J’étais et suis toujours favorable à la poursuite du chantier de l’A69, certes sans enthousiasme dans la mesure où je pense que, décidé aujourd’hui, il aurait été fait autrement. Si j’ai décidé, en tant que ministre des transports, de le poursuivre, c’est parce qu’il avait été débattu démocratiquement et était soutenu très majoritairement par des élus de sensibilités distinctes, notamment une présidente de région socialiste, un maire, celui de Castres, membre des Républicains, et un président de département de gauche, parmi de nombreux élus avec ou sans étiquette. Lors de la dernière réunion en préfecture, qui visait à vérifier que le projet avait le soutien des élus locaux, 90 % d’entre eux l’ont approuvé. Il s’agit, me semble-t-il, d’un critère majeur.
L’avis personnel du ministre des transports sur telle ou telle infrastructure importe peu. Je suis attaché à la continuité de l’État et à l’État de droit. On ne remet pas en cause un projet sur la base d’un doute. J’ai donc défendu la poursuite du chantier de l’A69 à de nombreuses reprises dans cette assemblée. Je n’ai pas changé d’avis.
Toutefois, il importe, que l’on soit ou non d’accord avec elle, de respecter une décision de justice. Moi, je ne tape pas sur la juridiction administrative. Elle a pris sa décision. J’invite les uns et les autres à faire preuve de la même rigueur. On ne critique pas une décision de justice, on laisse le processus de droit aller à son terme. La possibilité de faire appel n’a pas été consacrée à cette occasion. Mon successeur a annoncé qu’il fera appel. Nous verrons ce qu’il en est à l’issue de la procédure.
Est-ce satisfaisant ? Non, à l’évidence. Je n’ai pas de solution achevée au problème, mais je pense que le haut-commissariat au plan et le ministère des transports doivent travailler ensemble pour assurer la sécurité juridique plus tôt dans le processus sans réduire les exigences environnementales – nous serons sans doute en désaccord sur ce point.
Cela me semble possible, et même, au risque de paraître un peu naïf, gagnant-gagnant. Il faut préalablement s’assurer du respect d’exigences environnementales fortes, telles que la préservation des zones protégées et la replantation des arbres abattus, quitte à prendre un peu plus de temps avant de faire estampiller le projet par l’administration. Quoi que l’on pense d’un projet donné, il n’est pas satisfaisant de vivre dans l’insécurité juridique.
Ce qui est absurde, c’est que des projets soient menés à bien – et non simplement engagés comme l’est l’A69 – puis condamnés, alors même qu’ils avaient reçu toutes les autorisations administratives nécessaires et avaient fait l’objet de dizaines de recours – plus de soixante pour l’A69.
Quoi que l’on pense d’un projet donné, on ne peut pas vivre dans un monde où la construction d’infrastructures est rendue impossible par le cadre juridique. Chacun n’en conserve pas moins sa liberté individuelle et politique d’approuver un projet ou de s’y opposer. Votre groupe défend l’A69 mais votre collègue Laurent Jacobelli est très opposé au projet d’A31 bis en Lorraine, auquel je suis moi-même favorable. Il n’y a pas de vérité définitive.
Je suis donc défavorable à la démarche consistant à déduire du cas de l’A69 la nécessité de faire disparaître les procédures environnementales. Outre que cela ne va pas dans le sens de la société dans laquelle nous vivons, il se trouve toujours au moins une sensibilité politique pour s’opposer à un projet d’infrastructure pour des raisons patrimoniales ou environnementales, ce que je respecte. Nous n’aurons pas de cadre national identifiant les bonnes et les mauvaises infrastructures.
Il faut développer les référendums locaux à condition qu’ils aient lieu au début du processus. On ne réussira pas la transition écologique ni la réindustrialisation sans grands projets supplémentaires. On ne pourra pas produire plus de batteries si on ne mobilise pas le foncier à Dunkerque ; on ne pourra pas fabriquer de l’acier vert si on n’utilise pas le foncier de Fos-sur-Mer. Les ports sont intéressants car ils constituent une importante réserve de foncier.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre constat mais je regrette l’absence de solutions concrètes dans vos propos. Vous désapprouvez ma proposition d’autoriser une dérogation systématique aux règles environnementales, ménageant évidemment une possibilité de recours, pour l’implantation d’usines créatrices d’emplois sur des friches industrielles.
M. Clément Beaune. J’assume de ne pas avoir de religion faite sur votre proposition. Je suis toujours gêné quand le régime dérogatoire devient le droit commun. Pourquoi dès lors ne pas aller plus loin en facilitant l’ensemble des projets d’infrastructures ? Je ne suis pas favorable à ce que les difficultés à construire des infrastructures soient le prétexte à écraser des normes environnementales, européennes ou pas, et des voies de recours.
En revanche, je suis prêt en tant que commissaire général à faire des propositions sur ce que j’appellerais un New Deal, dans lequel le droit au recours et les exigences environnementales seraient préservés mais les procédures seraient raccourcies et peut-être différenciées selon les zones. Je vous rejoins sur un point, les projets d’envergure nationale et européenne, pour reprendre la terminologie du ZAN, devraient sans doute faire l’objet de règles plus accommodantes.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. MM. Louis Gallois et Pierre-André de Chalendar, anciens patrons d’EADS et de Saint-Gobain respectivement, qui vous ont précédé devant notre commission, ont fait le procès du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
Si le principe d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne est, à leurs yeux comme aux miens, louable, le MACF risque d’être contre-productif, ont-ils souligné. Il est ainsi prévu de taxer exclusivement les matières premières utilisées dans le processus industriel et non les produits finis ou semi-finis. Non seulement on renchérit les coûts de production sur le sol européen mais on épargne les produits venus de l’étranger qui concurrencent les nôtres. C’est une incitation pour les industriels européens à aller produire aux portes de l’Europe.
Puisque vous êtes convaincu de l’efficacité et de l’utilité du MACF, qu’avez-vous à répondre à ces arguments ?
M. Clément Beaune. Je ne dis pas que le MACF est sans défauts. Mais je ne veux pas qu’on tue l’idée ni le mécanisme dans son ensemble.
La France a défendu de longue date ce qu’on appelait la taxe carbone, avant que cette dénomination ne renvoie à une tentative d’application en France, qui a causé de tant de difficultés.
Les industriels, me semble-t-il, soutiennent l’idée d’un mécanisme carbone aux frontières de l’Europe. Je maintiens qu’il ne faut pas l’abandonner car il est indispensable à la réindustrialisation. Si l’Europe impose à ses industriels – à raison parce que c’est son modèle et que personne n’a envie d’en changer – des exigences sociales, environnementales, etc. plus fortes qu’en Chine, au Brésil, en Inde ou même aux États-Unis en leur souhaitant bon courage dans la compétition mondiale, elle commet une erreur. Quelles sont les solutions ? Soit vous abandonnez la logique écologique et industrielle, ce n’est pas ma préconisation ; soit vous fermez complètement les frontières, ce n’est pas ma proposition non plus ; soit vous essayez de conserver un commerce ouvert dans son principe, mais assorti de ce que certains appellent des écluses ou mécanismes d’ajustement. Je maintiens que c’est la bonne voie. Je l’ai défendue, en tant que secrétaire d’État chargé des affaires européennes pendant la présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022. La France s’est battue – et ce n’était pas gagné – pour l’instauration d’un MACF.
Pour autant, le texte tel qu’il a été voté est-il parfait ? Non. Sait-on tout de ses effets ? Certains prédisent une catastrophe, d’autres y voient une chance formidable et exempte de problèmes. La réponse n’est pas tranchée.
Je suis pragmatique. Ne tuons pas l’idée, sinon le MACF ne pourra plus jamais être appliqué alors que nos industriels reviendront probablement nous le demander demain. Mettons-le en pratique – il entre en vigueur en 2026 pour six secteurs – et travaillons dès maintenant sur les difficultés qui ont déjà été identifiées. France Stratégie l’a fait s’agissant du resource shuffling – soit la différenciation du contenu carbone des biens en fonction de la zone et de sa rigueur sur le plan environnemental, contournant ainsi le système de tarification du carbone. Ainsi nous manquons d’outils pour vérifier – le doute est permis – que nos concurrents chinois ont bien utilisé la partie décarbonée de leur électricité pour produire de l’acier. Par ailleurs, le mécanisme peut encourager la délocalisation, les industriels ayant intérêt dans certains cas à produire ailleurs qu’en Europe. En matière d’exportation, autre sujet incomplètement traité, le coût carbone n’est pas pris en compte par le MACF alors qu’on pourrait imaginer de le soustraire dans une sorte d’inversion du mécanisme.
Le principal problème tient aux trous dans le MACF. Je prends deux exemples : d’abord, l’acier peut être taxé mais pas la voiture ; il est en effet un peu bizarre que le mécanisme protège la compétitivité dans l’acier mais pas dans un produit non brut qui utilise de l’acier. C’est le compromis voté mais c’est assurément une faiblesse qui peut être corrigée en étendant le mécanisme. Ensuite, l’acier primaire sera soumis au MACF mais l’acier recyclé ne le sera pas, ce qui peut avoir des effets pervers de réallocation des ressources.
Oui, il y a des imperfections, des problèmes, dont on ne peut pas prendre la complète mesure tant que le mécanisme n’est pas entré en vigueur, mais de là à dire qu’il est négatif… Je ne le crois pas : laissons-le se déployer et surveillons-le pour pouvoir le suspendre en cas de souci ou le réformer et l’étendre – la décision relève du Parlement européen, soutenu par les États membres. Vérifions qu’il n’y ait pas d’effet pervers, soyons vigilants.
J’entends différents sons de cloche de la part des industriels. Il me semble que les plus circonspects – j’ai rencontré récemment M. de Chalendar – reconnaissent que le MACF n’est pas la panacée mais qu’il peut quand même aller dans le bon sens.
S’il se révélait inefficace voire contre-productif, je ne m’acharnerai pas à le défendre pour le principe. Je considère néanmoins que la réindustrialisation ne peut pas être engagée sans un ajustement à nos frontières.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon une étude de La Fabrique de l’industrie, que MM. de Chalendar et Gallois président, le MACF, couplé à d’autres dispositifs, tels que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), va supprimer plusieurs dizaines de milliers d’emplois au niveau européen.
Selon vos dires, dans vos fonctions de secrétaire d’État chargé des affaires européennes, vous avez défendu le principe du MACF mais vous n’en avez pas négocié les modalités d’application. Autrement dit, parce que l’idée est louable, la diplomatie française est prête à soutenir des dispositifs qui tirent une balle dans le pied de notre industrie. La France défend-elle encore ses intérêts au sein de l’Union européenne ?
M. Clément Beaune. Je ne peux pas vous laisser dire cela.
En effet, dans un premier temps, j’ai soutenu l’idée du MACF. Vous savez comment cela fonctionne lorsque vous négociez avec vos homologues européens : lorsqu’il n’y a pas encore de texte sur la table, vous discutez des principes ; c’est la première étape. Je suis fier d’avoir défendu cette idée, avec d’autres membres du gouvernement et d’autres pays – la France était minoritaire au départ mais pas seule.
Ensuite, nous sommes entrés dans le vif du sujet. Je rappelle la procédure : la Commission européenne met une proposition sur la table et les États membres et le Parlement européen proposent des amendements. Nous l’avons fait et je crois pouvoir dire que nos modifications ont amélioré la proposition. Nous avons ainsi plaidé pour une extension de la liste des secteurs – aux engrais notamment –, au motif qu’elle limite les effets pervers. D’autres amendements ont été adoptés par le Parlement européen, mais je n’y étais pas... En revanche, vous y avez des représentants qui, je vous invite à le vérifier, ont moins défendu le principe que vous ne le faites.
Le processus législatif a abouti à un compromis. Le MACF qui en est issu est moins satisfaisant que celui que nous avions défendu ; il est perfectible. Pour autant je ne recommande pas d’y renoncer. Je ne suis ni parlementaire européen, ni ministre des affaires européennes, mais je suggère de fixer une clause de rendez-vous rapide et un mécanisme de suivi. France Stratégie pourrait le faire mais son métier, c’est plutôt l’évaluation dans le long terme. Le Parlement pourrait aussi se saisir, la décision vous appartient.
Si la pratique révèle des inconvénients importants, il faut pouvoir les corriger voire suspendre le mécanisme – je n’ai aucun problème avec cela – mais je suis convaincu que le principe et les modalités que nous avions défendues sont bons, et que le résultat final est au total plus positif que négatif.
M. Cédric Audenis. Le MACF n’étant pas encore entré en vigueur, France Stratégie ne l’a, par définition, pas encore évalué.
Cependant, le travail que nous avons coordonné pour Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz en 2023 comportait un rapport de synthèse et dix rapports thématiques, dont l’un portait sur la compétitivité. Ce document rend compte du débat scientifique sur le sujet, qui est nuancé. L’avis n’est pas tranché sur les impacts positifs ou négatifs du mécanisme. Ceux-ci seraient de très faible ampleur sur le PIB. Je vous invite à consulter ce rapport.
Le MACF est un outil imparfait en l’état mais on peut l’améliorer. France Stratégie a publié des propositions en ce sens au sujet de l’acier.
M. Clément Beaune. Dans mon souvenir, l’étude de La Fabrique de l’industrie ne porte pas uniquement sur l’impact du MACF – vous avez cité la CSRD.
Par ailleurs, m’étant occupé des affaires européennes auprès du ministre de l’économie, j’ai en mémoire que nous avons obtenu l’instauration de droits de douane sur l’acier pour lutter contre la concurrence déloyale de la Chine, de la Russie, de l’Inde. La défense de l’industrie ne date pas de ce matin pour moi. Je me souviens aussi de nombreux rendez-vous où les industriels français, tout en demandant des modifications qui, pour certaines, se retrouvent dans le dispositif voté in fine, défendaient le MACF.
C’est est un élément utile de la boîte à outils européenne, aux côtés des mesures antidumping, du mécanisme de réciprocité sur les marchés publics, ou du mécanisme antisubventions, sans lequel l’industrie ne pourra pas être compétitive au niveau international.
M. Roger Chudeau (RN). Ma question porte sur la formation de la main-d’œuvre. Dans le scénario à 12 %, il faudrait recruter et former environ 750 000 personnes. Si on y ajoute le renouvellement des générations, ce sont environ un million de nouveaux opérateurs de tous niveaux qu’il faudra trouver.
Vous soulignez le défaut d’attractivité des métiers de l’industrie, mais d’autres difficultés ne doivent pas être ignorées. La complexité du paysage institutionnel en matière de pilotage de la formation en est une. Ainsi trois ministères – travail, éducation nationale, enseignement supérieur – sont compétents ainsi que les régions.
Notre système de formation est-il vraiment en ordre de bataille pour atteindre la cible que votre scénario recommande afin de réindustrialiser la France ? Avez-vous des pistes pour l’y aider ?
M. Clément Beaune. Je serai prudent dans mes réponses car vous m’accorderez le bénéfice de la nouveauté. En outre, nos études récentes ne portent pas sur ce thème. Je le note pour de futurs travaux.
Vous le savez, selon les qualifications, ce ne sont pas les mêmes leviers qui doivent être actionnés. Pour la catégorie qui aura, en volume, les besoins de recrutement les plus importants – ouvriers qualifiés, techniciens, agents de maîtrise –, les leviers sont la réforme des formations – celle du bac professionnel me paraît essentielle à cet égard. Il faut travailler sur la qualité et l’attractivité des formations, leur adéquation aux besoins des entreprises et des filières. C’est un sujet sur lequel nous pouvons sans doute avancer, avec d’autres institutions.
S’agissant des emplois très qualifiés – ingénieurs et cadres de l’industrie –, catégorie pour laquelle la marche est la plus haute selon l’étude, la difficulté tient à la perte en ligne : autrement dit, nombre de jeunes entrent dans des formations scientifiques et techniques mais quand ils en sortent, ils ne se dirigent pas vers les métiers industriels. Il faut donc rendre ces métiers plus attractifs. Le premier levier, qui regarde les organisations professionnelles au premier chef, est la publicité au sens large, l’information, par le biais des forums des métiers, sur l’existence et le contenu des métiers. Ainsi, dans le secteur des transports publics, 100 000 postes nouveaux seront à pourvoir à l’horizon 2030 et ce sont des postes bien payés, ce que personne ne sait.
La féminisation est également un enjeu essentiel tant pour l’égalité que pour le recrutement, car elle est aujourd’hui faible aussi bien dans les formations que dans les métiers.
Enfin, il y a sans doute un effort à faire en ce qui concerne les rémunérations et les conditions de travail. Cela ne se décrète pas mais les politiques publiques peuvent y contribuer. Celles qui ont survécu aux majorités et qui se sont amplifiées au cours des sept dernières années – le crédit impôt recherche, pour lequel je défends une certaine stabilité, le CICE, la baisse des impôts de production – visaient à donner des marges aux entreprises, notamment pour améliorer leur compétitivité-coût et augmenter les salaires. Ils ont été critiqués parce qu’ils concernaient des emplois à 2,5 SMIC plutôt que les emplois très peu rémunérés, mais la réindustrialisation passe aussi par une revalorisation des salaires pour ce type de qualification.
M. Cédric Audenis. Les 750 000 emplois que vous avez mentionnés correspondent au scénario à 12 % mais ce n’est pas le chemin qu’emprunte notre pays.
Le manque de visibilité sur les perspectives de l’industrie explique en partie le déficit d’attractivité des métiers industriels. Dans le nucléaire, on dispose d’une visibilité : on sait qu’il sera prioritaire dans les quinze années à venir, ce qui n’était pas le cas il y a quatre ans. On ne peut pas le faire pour tous les secteurs industriels, mais plus on pourra donner de la visibilité à quelques filières, plus on facilitera la réorientation de la main-d’œuvre vers les emplois industriels.
M. le président Charles Rodwell. Vous avez plaidé en faveur de la stabilité du crédit impôt recherche. Quid de la politique de l’offre, notamment en matière fiscale, que nous avons menée ces dernières années ? En dépit des nombreux reproches qui lui ont été adressés, elle a porté ses fruits en matière de soutien à notre industrie. Je pense notamment à la baisse des impôts de production, des cotisations sociales et de la fiscalité du patrimoine.
Notre politique de décarbonation de l’industrie nous a également été fortement reprochée. Selon le rapport de France Stratégie, « la demande d’électricité élevée dans les scénarios de plus forte réindustrialisation pourrait difficilement être uniquement associée à une production d’électricité bas-carbone ». Je fais référence aussi à vos travaux sur la baisse des émissions de gaz à effet de serre et de la consommation des sites industriels. La poursuite de la politique de décarbonation des sites est-elle essentielle, ne serait-ce que pour faire baisser la consommation électrique et énergétique ? Quelles pistes préconisez-vous en la matière ?
M. Clément Beaune. Avec une casquette plus large que celle de commissaire général, je défends résolument la politique de l’offre. Si elle doit bien sûr être évaluée – c’est notre métier –, elle produit incontestablement un certain nombre de résultats.
D’abord, la stabilité est en elle-même une valeur, nombre d’entreprises en attestent. Je prends un exemple très éclairant sur l’arbitrage entre idéal et stabilité, si je puis dire. Malgré les réticences qu’ils ont exprimées, les constructeurs automobiles partout en Europe souhaitent le maintien de l’objectif d’interdiction en 2035 de la vente des voitures thermiques parce qu’ils se sont engagés dans cette trajectoire. Les à-coups sont très déstabilisants. La continuité d’une politique est donc très importante.
Je rappelle quelques chiffres pour montrer l’ampleur du soutien fiscal pour améliorer la compétitivité sur les coûts. Une étude, qui sera rendue publique bientôt, montre que l’industrie a particulièrement bénéficié de la baisse des impôts de production et de l’impôt sur les sociétés ainsi que de la pérennisation de mesures plus anciennes telles que le CICE.
L’industrie a également reçu un soutien financier, par le biais de subventions, dans le cadre des plans France relance et France 2030. Je n’ai pas mentionné un outil européen, auquel je tiens en dépit de ses imperfections, et qui autorise, dans certains secteurs, les aides d’État pour soutenir la compétitivité d’une industrie à ses débuts. Ce sont les projets importants d’intérêt européen commun (Piiec). La France est engagée dans sept d’entre eux, qui concernent les technologies d’avenir telles que l’hydrogène, les batteries, la microélectronique ou le cloud.
Quelques indicateurs montrent les effets de la politique de l’offre dans le domaine industriel : les créations nettes d’emplois dans l’industrie française, qui s’établissaient à 15 000 par an depuis 2017, sont passées à 20 000 en 2023 et 2024. S’agissant du nombre de sites industriels, la tendance a été inversée : les baisses nettes ont été remplacées par des augmentations nettes. Un baromètre, publié par le ministère de l’économie ce matin, montre que ce mouvement se poursuit, avec une ampleur moindre que l’an dernier ; le solde entre ouvertures et fermetures reste positif, à quatre-vingt-neuf pour être précis. Il s’agit d’une vraie rupture, qui ne peut être obtenue sans une continuité des politiques publiques.
En ce qui concerne la décarbonation, la loi relative à l’industrie verte a apporté des réponses en matière de procédures et de délais. Décarbonation et industrialisation ne sont pas incompatibles. L’avenir de l’industrie ne passe pas par la reproduction du schéma perdu depuis les années 1950, comme Grégory Claeys l’a montré. Il tient notamment à la création d’emplois dans la décarbonation.
Le levier de l’investissement n’est pas le seul, il faut aussi des mesures de sobriété – je pense aux contrats de transition écologique des cinquante sites industriels les plus émetteurs de CO2. Le levier de la formation a également été cité.
En matière d’énergie, la recherche de la sobriété peut être combinée à une hausse de la production d’électricité bas-carbone. Notre étude montre cependant que si l’on reprend les hypothèses de la PPE, la mobilisation de toute l’énergie nucléaire disponible d’ici 2035 – avant cette date, aucune nouvelle installation n’aura été mise en service – représente une contribution essentielle mais non suffisante. Le seul levier de production d’électricité bas-carbone supplémentaire d’ici à 2035 pour augmenter la part de l’industrie dans le PIB est l’éolien terrestre. On ne peut pas créer un réacteur nucléaire demain matin ; malgré les efforts pour rattraper notre retard, l’éolien en mer reste soumis à un délai industriel de faisabilité ; et les autres technologies type photovoltaïque sont plus anecdotiques.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous invite à vous pencher sur le taux de charge de nos réacteurs. Il peut monter jusqu’à 90 %, ce qui laisse une certaine marge. Les Allemands s’y intéressent. D’ailleurs, il serait instructif pour le Plan d’étudier les projets de réouverture des réacteurs allemands et belges.
L’étude retient comme indicateur la valeur ajoutée manufacturière, celui-là même que le Rassemblement national essaie vainement de placer au centre du débat car il est le seul à avoir du sens. Le nombre d’ouverture de sites n’est absolument pas pertinent : si vous fermez un site de 5 000 personnes et que vous ouvrez deux ateliers de réparation de vélos de dix personnes, le solde est positif.
Si j’en crois votre graphique, malgré les crises industrielles qui ont frappé certains territoires français, la valeur ajoutée industrielle croît de manière régulière jusque dans les années 2000 où elle commence à stagner. Elle n’a pas retrouvé sa croissance lorsque M. Hollande ou M. Macron sont arrivés au pouvoir. On note une petite variation, mais on est dans l’épaisseur du trait. On ne peut pas parler d’une quelconque réussite de politique industrielle. Je ne comprends donc pas la réponse que vous avez apportée à M. Rodwell.
M. Grégory Claeys. Je ne suis pas sûr de comprendre votre remarque. Le graphique confirme la désindustrialisation. On ne peut pas nier la baisse de la part de la valeur ajoutée dans le PIB mais elle a aussi une raison structurelle : le reste de l’économie augmente plus vite. On observe ainsi que le volume de valeur ajoutée produite par le secteur manufacturier a doublé depuis 1975 mais, dans le même temps, le PIB a augmenté de 2,5 points, donc forcément la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB baisse.
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M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Le graphique sur la trajectoire de la valeur ajoutée manufacturière en volume est tout à fait clair : il montre que même dans les périodes de crise industrielle des années 1970 et 1980, la valeur augmente en volume de manière très importante. Monsieur Beaune, vous prétendez que la politique menée par Emmanuel Macron et François Hollande a porté des fruits. Eh bien non, la valeur ajoutée stagne, elle n’a même pas retrouvé son niveau d’avant Covid.
M. Clément Beaune. Le volume augmente, le graphique le montre à l’exception de la période de la Covid. En revanche, la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB a baissé, passant de 25 % au début des années 1950 à 10 % environ aujourd’hui. Ce déclin a été enrayé – je vais être tout à fait honnête – depuis le début des années 2010 parce que des politiques industrielles ont été engagées un peu plus tôt.
Aujourd’hui, la part n’a pas significativement augmenté, sans doute aussi parce que cet indicateur est plus lent à réagir. On sait mesurer rapidement l’attractivité et l’ouverture de sites, indépendamment du reste de l’économie, puisque, par définition, le levier que vous activez dans une politique industrielle concerne l’industrie. Si les services croissent beaucoup plus vite, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Ce qu’il faut enrayer, c’est la dégradation de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée et le déclin de l’industrie en volume. Il n’y a pas de déclin en volume et la part s’est stabilisée depuis les années 2010. Pour augmenter cette dernière, il faut activer les leviers que j’ai mentionnés.
Y a-t-il des indicateurs bien orientés sur certains points ? Le solde pour le nombre de sites est-il devenu positif ces dernières années ? Oui, selon les derniers chiffres de 2024 donnés par Bercy ce matin, il reste positif. C’est une rupture. Y a-t-il des créations nettes d’emplois dans l’industrie depuis une petite dizaine d’années ? Oui. Faut-il aller au-delà pour mener une réindustrialisation ambitieuse ? Bien sûr, et l’étude donne quelques leviers et contraintes. Pourra-t-on mesurer l’effet de cette politique sur la part de l’industrie dans la valeur ajoutée globale ? C’est un peu tôt.
Votre remarque sur 2010 est juste. Cela ne signifie pas que la politique industrielle qui a été menée ne porte pas ses fruits ainsi qu’en attestent de premiers indicateurs favorables sur les relocalisations industrielles, les créations nettes d’emploi et de sites industriels.
M. Frédéric Weber (RN). Aujourd’hui, l’acier souffre en France. Vous connaissez les menaces qui pèsent sur les sites de Fos-sur-Mer et de Dunkerque, qui sont les derniers hauts fourneaux non électriques sur le territoire. La préoccupation est grande.
Au niveau européen, comment l’adoption du projet de simplification des textes européens dit « législation omnibus », destiné à réviser le pacte vert pour l’Europe, pourrait-elle être accélérée ? Certains clament : « stop the clock » pour suspendre l’application de la CRDS et d’un certain nombre de normes. Il s’agit d’en finir avec l’idéologie et d’en revenir aux faits pour arrêter de détruire ce qui l’est actuellement.
Les constructeurs automobiles ne demandent pas un changement de calendrier, mais ils ne restent pas enfermés dans un carcan idéologique. L’industrie automobile allemande se repositionne sur la production de moteurs thermiques.
Le fait d’arrêter la montre et d’alléger le Green Deal serait-il de nature à favoriser la réindustrialisation de la France ?
Mme Florence Goulet (RN). Depuis le début du mandat de M. Macron, 850 nouvelles obligations européennes ont été imposées aux entreprises.
Ma question concerne le ZAN. Le gouvernement a fait preuve de partialité dans la mesure où les petits projets portés par les petites et moyennes industries (PMI) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont totalement laissés pour compte. Tout le poids réglementaire et économique des dispositifs de régulation du foncier industriel repose sur leurs épaules. De leur côté, les grands groupes ont obtenu, grâce au lobbying, des assouplissements, qui sont nécessaires face à une sphère publique souvent déconnectée des réalités.
Nombre d’entreprises sont vraiment pieds et poings liés, entravées par des délais très longs, même s’ils ont été raccourcis, dites-vous. Il faut au minimum un an pour réaliser l’étude faune-flore quatre saisons, à laquelle s’ajoute l’étude archéologique, les autorisations environnementales et le permis de construire. Qu’en pensez-vous ?
M. Clément Beaune. Monsieur Weber, je vais vous donner ma position personnelle sur l’ensemble du pacte vert pour l’Europe, ayant été un acteur parmi d’autres de certaines de ces négociations. Je ne crois pas que ce pacte, composé d’une centaine de textes de natures très différentes, soit la source principale de notre problème de réindustrialisation. Je ne suis pas partisan d’arrêter la montre si cela signifie que toutes les réglementations prévues par le pacte sont suspendues. Ce serait une erreur. Nombre d’industriels, y compris ceux qui n’étaient pas favorables à telle ou telle mesure, contesteraient d’ailleurs une telle suspension qui viendrait rompre une trajectoire d’investissements – notamment, c’est vrai, dans le secteur automobile. Je pourrais m’étendre sur l’importance de l’objectif de 2035, mais, compte tenu du temps imparti, je m’en tiens à votre question.
Faut-il revoir et ajuster certaines réglementations qui imposent des contraintes trop rapides, trop fortes ou trop peu différenciées entre les grands groupes et les PME-PMI ? Sans doute. Pour vous répondre, madame Goulet, je vais prendre l’exemple d’une négociation que j’ai vécue au ministère des transports et qui illustre les atouts et les faiblesses de l’Union européenne. Elle portait sur le carburant durable d’aviation (sustainable aviation fuel ou SAF), l’un des moyens de décarboner le secteur. L’Europe a fixé une norme : en 2025, les fournisseurs de carburants doivent intégrer au moins 2 % de SAF dans leur livraison aux aéroports européens, une part qui passera à 6 % en 2030, à 20 % en 2035 et à 70 % en 2050. Arrivés plus tard sur le terrain de la décarbonation, les Américains ont adopté la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act of 2022 ou IRA) – dont on ne sait ce qu’elle deviendra –, faisant le choix de l’investissement. Ils ont mis des subventions sur la table – un peu sur le modèle du plan France 2030 – pour soutenir la filière. L’un et l’autre outil sont possibles. L’Europe est encline à adopter des normes ; les États-Unis sont portés sur l’investissement.
En Europe, le souci n’est pas tant un excès de normes qu’une insuffisance d’investissements. Comparés aux Chinois et aux Américains, avec ou sans Donald Trump, les Européens n’investissent pas assez dans la réindustrialisation et dans la transition écologique et énergétique. Or nous en avons les capacités : il existe une épargne mobilisable, évoquée par le président Rodwell ; nous avons des possibilités d’emprunts ; nous disposons de ressources globales importantes, privées et publiques. Je préférerais donc que nous complétions notre effort de transition en passant à un pacte vert 2.0 pour soutenir notre industrie au niveau européen. Nous ferons des propositions pour la négociation budgétaire européenne qui va commencer l’été prochain. L’effort budgétaire doit aller prioritairement à l’investissement dans la réindustrialisation, l’écologie et la défense.
On peut discuter de telle ou telle norme, certaines méritant probablement d’être ajustées. Mais on ne rendrait pas service à notre industrie si l’on arrêtait tout ou si l’on se mettait à tout détricoter. À force de nous focaliser sur Washington, on oublie de regarder vers la Chine. Pendant que Donald Trump appelle au développement du forage pétrolier en criant « Drill, baby, drill ! », les Chinois continuent à investir massivement dans l’automobile électrique, le photovoltaïque de deuxième génération et beaucoup d’industries plus ou moins vertes. Loin de ralentir leur rythme de décarbonation, ils investissent et se montrent agressifs sur le marché international. Sans vouloir épiloguer sur toutes les normes, il me semble que la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, dite « CS3D » (Corporate Sustainability Due Diligence Directive), pose plus de difficultés que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, dite « CSRD » (Corporate Sustainability Reporting Directive).
S’agissant de l’objectif ZAN, je ne préjuge pas des travaux parlementaires en cours. Il y a déjà été assoupli à trois reprises depuis l’adoption de la loi « climat et résilience ». Quel est le meilleur moyen de différencier les grands groupes des PME et ETI ? La réponse est à chercher du côté des schémas d’aménagement régional (SAR). Quoi qu’il en soit, il vaudrait mieux sortir les grands projets de l’enveloppe foncière régionale pour donner plus de souplesse aux régions et aux petites entreprises. Si les régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Hauts-de-France devaient intégrer les extensions de leur port maritime dans leur enveloppe, elles n’auraient plus guère la possibilité d’avoir d’autres projets plus modestes. Dans ce cas, les PME et ETI seraient sacrifiées. En sortant les projets d’envergure nationale ou européenne d’intérêt général majeur de l’enveloppe, on donne de la marge à des projets plus modestes, d’entreprises plus petites. Puisque vous prônez le pragmatisme, il me semble que ce serait utile.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Revenons au dossier de l’autoroute A69. Parmi les réseaux officiels qui s’organisent pour s’opposer au projet, on trouve Le Lierre. Nous avions auditionné deux de ses représentants lors des travaux de la commission d’enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France. Ils avaient tenu des propos inquiétants. Parmi ses membres, cette association compte des hauts fonctionnaires et des responsables de ministère qui ont à connaître des marchés publics et qui rencontrent des consultants, des dirigeants d’entreprises parapubliques ou délégataires de service public. Outre le gros risque de conflits d’intérêts inhérent à cette situation, on peut s’alarmer du fait que ces gens, qui participent à l’action publique, revendiquent la défense d’une politique qui n’est pas celle de l’État, une parapolitique en quelque sorte. Avez-vous eu à connaître ce réseau écologiste dans le cadre de vos fonctions de ministre ? La décision concernant l’autoroute A69 montre que les magistrats peuvent faire une interprétation très large des textes. On en vient à réécrire sans cesse les mêmes textes, comme dans le cas de l’objectif ZAN, parce que certains réseaux freinent des quatre fers et réussissent à faire appliquer les lois selon leur désir et non selon la volonté des parlementaires.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé que nous entrions dans une économie de guerre. Dans quelle mesure le haut-commissariat au plan participe-t-il à son installation ? Comment la France doit-elle s’organiser ? Qu’en est-il de la préférence européenne dans cette situation, sachant que nos partenaires européens semblent très frileux, préférant continuer à acheter des équipements américains ? Quel est le scénario de l’étude de France Stratégie qui vous semble le plus crédible ? À vous entendre, il apparaît déjà que le scénario à 15 % est totalement illusoire.
M. Clément Beaune. Je n’ai pas changé d’avis sur l’A69 : je pense que le projet doit aller à son terme. Mais je ne critique pas les décisions de justice, monsieur Tanguy, et je constate qu’il y a un appel. J’invite ceux qui le font à respecter la séparation des pouvoirs et ceux qui prétendent que le dossier est clos à reconnaître qu’il y a un appel. C’est la décision finale qui compte. J’ai pu vérifier que ce projet, que j’ai eu à connaître alors qu’il était déjà lancé, a été défendu par une large majorité d’élus, toutes sensibilités politiques confondues. Est-il satisfaisant d’avoir des procédures aussi longues et incertaines ? À l’évidence, la réponse est non. Ce dossier révèle de manière éclatante la nécessité de réformer nos procédures. Il ne s’agit pas de faire moins droit à des exigences environnementales ou à des recours. En revanche, il faudrait s’assurer que les projets puissent aller à leur terme une fois qu’ils ont été engagés, qu’une autorisation environnementale a été accordée par le préfet. Une telle autorisation peut faire l’objet d’un recours, mais celui-ci n’est pas suspensif.
Quant au réseau Le Lierre, je ne le connais pas. J’ai rencontré des associations, notamment le Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) et un certain Thomas Brail qui s’était installé dans un platane en face de mon ministère. Je ne partageais pas leur position, mais j’ai accepté le dialogue.
Quand il y a eu de la violence, nous avons été sans faiblesse. Nous avons notamment fait évacuer M. Brail, même s’il n’était pas violent, considérant qu’on ne peut pas occuper indéfiniment l’espace public.
Je serai clair : je dirige une administration qui n’a rien à voir avec l’A69. Je ne crois pas que les fonctionnaires de l’État ni ceux des collectivités locales ont en quelque sorte un double agenda et décident selon leurs opinions particulières, ce qui est contraire à l’éthique du fonctionnaire et aux règles régissant son exercice. Si tel est le cas, des procédures disciplinaires et des sanctions doivent être appliquées. S’agissant de l’A69, je n’ai pas eu connaissance de tels agissements.
L’économie de guerre pourrait à elle seule faire l’objet d’une commission d’enquête, ne serait-ce que pour la définir. Je n’en suis pas le garant mais il m’appartient d’éclairer le débat. Elle exigera des choix budgétaires entre nos armées et d’autres postes de dépense, et une conciliation entre un besoin de défense supplémentaires et des économies dont j’imagine qu’elles seront proposées par le gouvernement au fil des futurs budgets débattus au Parlement.
Tout cela ne relève pas de ma responsabilité. Le rôle du haut-commissariat au plan est d’élaborer des scénarios à échéance de 2032 ou 2035 et de faire des propositions. Pour qu’elles soient sérieuses, il faut nous laisser quelques semaines. Je conçois ma mission comme ancrée dans le temps long et dans l’actualité tout à la fois. La défense est un débat d’actualité, mais les problèmes qu’elle soulève ne disparaîtront pas après l’adoption du budget 2026 ou selon les prochains développements du conflit en Ukraine. Je serai heureux de présenter et de publier des travaux à ce sujet dès que possible.
L’un des outils envisagés est la préférence européenne, à laquelle je crois et que j’ai défendue. Nous avons obtenu de Mme Merkel, ce qui n’était pas gagné d’avance, la reconnaissance de principe de la préférence européenne en matière spatiale. Dans les domaines de l’espace et de la défense, nous devrions, me semble-t-il, inscrire la préférence européenne dans notre législation. En dépit de l’accord obtenu des Allemands, l’Europe spatiale est en cours de détricotage. Que trois pays européens aient chacun leur propre lanceur alors même que la compétition internationale est rude, comme l’illustre SpaceX, est absurde.
Dans le domaine de la défense, si nous voulons que nos partenaires européens cessent d’acheter américain pour acheter européen, je ne vois que deux solutions. Qu’ils achètent français nous ravit. Les ventes, notamment de Rafale, ont progressé au cours des dernières années, insuffisamment à notre goût, et dans trop peu de domaines. Nous exportons, et c’est heureux – Nexter a pris pied en Belgique –, mais pas assez.
Toutefois, il faut être clair : les autres pays européens sont aussi attachés à leur souveraineté que nous à la nôtre. Pour qu’ils accomplissent la bascule géopolitique majeure du tout américain à de l’européen, il faudra les associer à certains projets industriels de défense.
Le système de combat aérien du futur (Scaf) et le système principal de combat terrestre (MGCS) franco-allemands ont été très critiqués. Je suis bien placé pour savoir combien il est difficile de mener à bien de tels projets – le ministre des armées vous le dirait mieux que moi –, et combien il en résulte de tensions dès lors que nous devons défendre nos intérêts. Il n’en reste pas moins que, si demain nous ne menons pas des projets en commun avec les Polonais, les Italiens ou les Espagnols selon les cas, jamais ils n’achèteront massivement européen.
Ils doivent y trouver un intérêt pour leurs industries de défense respectives. Nous n’avons certes pas vocation à sacrifier la nôtre en les aidant, mais à nous associer intelligemment et progressivement pour construire l’industrie de défense européenne. Il n’y aura pas d’achats européens sans industrie de défense européenne commune. Dire « Achetons européen » est une chose ; à présent, il faut déterminer les leviers pour ce faire.
S’agissant du scénario de réindustrialisation le plus crédible, il n’incombe pas à France Stratégie de se prononcer. Plus ils sont ambitieux, plus ils sont difficiles à faire advenir. Celui qui concilie le mieux ambition et crédibilité sans modifier substantiellement les leviers est le scénario dans lequel la valeur ajoutée manufacturière dans le PIB est 12 %.
À titre personnel, je considère que le rôle du politique est de fixer une ambition, donc en l’espèce de retenir le scénario ciblant 15 %. Ce chiffre peut sembler faible ; il est en réalité ambitieux, notamment du point de vue de la consommation d’énergie. Notre rôle est de dire que, même si l’on peut déclarer sur les plateaux de télévision que nous visons 15 %, et même 20 %, notre étude démontre que ce scénario est plus difficile à faire advenir qu’il n’y paraît, et qu’il suppose une forte mobilisation collective. Mon souhait est que nous nous mobilisions collectivement pour viser 15 %.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de vos réponses, que vous pouvez compléter, si vous le souhaitez, en nous envoyant des réponses écrites au questionnaire, des contributions écrites ou des documents.
L’audition s’achève à treize heures quinze.
Présents. – M. Roger Chudeau, M. Mickaël Cosson, Mme Florence Goulet, M. Tristan Lahais, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber
Excusés. – M. Éric Michoux, M. Pierre Pribetich, M. Vincent Thiébaut, M. Stéphane Viry