Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Table ronde d’économistes, ouverte à la presse, réunissant :

 M. Emmanuel Combe, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur associé à Skema Business School

 M. Vincent Vicard, adjoint au directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII)

 M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE)

 M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE, enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées 2

– Présences en réunion................................26

 


jeudi
13 mars 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 5

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation en ce premier jour d’auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France.

Je salue la présence de :

– M. Emmanuel Combe, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et professeur associé à Skema Business School ;

– M. Vincent Vicard, adjoint au directeur du centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ;

– M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ;

– et M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE et enseignant à l’École nationale des ponts et chaussées.

Avant de vous céder la parole pour des propos liminaires, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Emmanuel Combe, Vincent Vicard, Mathieu Plane et François Geerolf prêtent serment.)

M. Emmanuel Combe, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Je ne suis pas spécialiste de politique industrielle, mais je vais vous présenter ma vision du sujet en tant qu’économiste spécialiste du droit de la concurrence.

Tout d’abord, il est important de rappeler que la désindustrialisation est un mouvement long qui s’est étendu sur au moins trente ans en France. Tous les indicateurs, tels que l’emploi, la part dans le PIB, le solde net négatif en matière d’ouverture et de fermeture d’usines ainsi que les déficits commerciaux, notamment dans des secteurs clés comme l’automobile, le montrent. Ce mouvement semble s’être enrayé à partir de 2016-2017, si l’on en juge par le nombre d’emplois industriels et la création nette d’usines.

De plus, il existe des causes structurelles communes à tous les pays développés. De grands facteurs sont bien documentés par l’Insee : l’externalisation de certaines tâches industrielles vers les services, l’évolution de la structure de la demande liée à l’enrichissement des pays, des gains de productivité très forts dans l’industrie et l’ouverture à la concurrence internationale. Cette dernière ne se limite pas aux pays à bas salaires, mais inclut également la concurrence intraeuropéenne, notamment avec l’Allemagne et l’Italie.

La question centrale est de comprendre pourquoi ce mouvement de désindustrialisation est plus marqué en France que dans d’autres pays européens relativement similaires. L’industrie représente environ 10 % du PIB en France, contre 20 % en Allemagne et 15 % en Italie. Les causes spécifiques à la France sont nombreuses : un coût du travail trop élevé – comparativement aux autres pays d’Europe –, le poids des impôts de production, une structure industrielle particulière – dominée par de grands groupes ayant contribué à délocaliser et réalisé leur croissance essentiellement par l’ouverture de filiales – ainsi que le poids des normes et des règles, qui augmentent les coûts et les délais pour les entreprises.

Si ces causes relèvent principalement de la compétitivité par les coûts, qui constitue un sujet important, je souhaite insister sur un second volet souvent négligé dans le débat public : la compétitivité hors coût, c’est-à-dire la compétitivité par la qualité, la montée en gamme et le hors prix, point que j’évoquais déjà en 2011 avec mon collègue Jean-Louis Mucchielli dans la note « La compétitivité par la qualité » publiée par la Fondation pour l’innovation politique.

Les deux facteurs majeurs de la désindustrialisation française – à savoir l’insuffisance des efforts de recherche et développement (R&D) et d’innovation ainsi que les défaillances de notre système de formation et d’éducation – ne sont pas propres à l’industrie.

Concernant la R&D, la France investit 2,2 % de son PIB, contre 2,6 % en moyenne dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et 3 % en Allemagne.

De plus, les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) et le taux élevé de jeunes n’étant ni en emploi ni en formation, s’élevant à 10 %, témoignent des faiblesses de notre système éducatif. Il résulte de la forte inadéquation entre la formation et l’emploi un manque d’ingénieurs, d’ouvriers et de techniciens qualifiés.

Nous ne nous sommes pas assez penchés sur ces deux sujets, qui ne relèvent pas de la politique industrielle au sens strict. Toutefois, il s’agit de deux leviers essentiels si nous voulons réindustrialiser la France.

Pour prouver l’importance de la compétitivité hors prix, il suffit d’examiner les secteurs où la France maintient un excédent commercial depuis 20 ans et ceux où nos positions se sont rapidement dégradées, comme l’automobile, les industries agroalimentaires et même la pharmacie. Les grands soldes excédentaires se concentrent principalement dans quatre secteurs clés : l’aéronautique, la chimie, les produits du terroir ainsi que les cosmétiques et, plus largement, le luxe. Il est crucial de comprendre que la France s’appuie sur deux piliers, à savoir le high-tech et l’excellence à la française.

Au travers de ces soldes commerciaux, on peut identifier une piste qui semble encore largement inexplorée : capitaliser sur nos points forts et nos domaines d’excellence. Les études de la direction générale du Trésor montrent que la France occupe une position presque unique au monde, aux côtés de l’Italie et de la Suisse, dans certaines productions très haut de gamme. Nous disposons encore de leviers à activer et je pense qu’il serait judicieux d’approfondir notre spécialisation dans ces produits haut de gamme, tout en étendant cette démarche de qualité et de montée en gamme à d’autres productions industrielles.

Les enquêtes statistiques sur le rapport qualité-prix, bien que peu nombreuses, sont révélatrices. Les enquêtes Rexecode, menées tous les deux ans, montrent que, lorsqu’on interroge les importateurs sur leur perception des produits français, ils les jugent généralement de très bonne qualité, mais trop chers. En réalité, la France souffre d’un mauvais rapport qualité-prix dans certains secteurs industriels.

Face à ce problème, il existe deux options : réduire les prix en baissant les coûts ou améliorer la qualité. Lorsque j’évoque la qualité, j’entends le design, l’originalité des produits, les délais de livraison, les services associés aux produits et le développement de marques.

Des simulations réalisées par la Cour des comptes en 2024 montrent que les biens manufacturiers haut de gamme représentent 40 % des exportations en France, contre 51 % pour l’Allemagne. Cet écart de dix points suggère qu’il existe une politique industrielle qui n’a jamais vraiment été explorée en France, à savoir activer davantage tous les leviers permettant de monter en gamme nos productions industrielles, sachant que les industriels dans les territoires rapportent qu’ils se retrouvent face à des petites et moyennes entreprises (PME) italiennes ou allemandes extrêmement réactives, misant sur la qualité du produit et du service.

Pour améliorer notre position, plusieurs leviers concrets propres à la France peuvent être activés afin de monter en gamme dans un certain nombre d’industries : la formation, le développement des compétences, l’éducation, la robotisation – qui, contrairement aux idées reçues, n’est pas l’ennemie de l’emploi ainsi qu’en témoigne l’exemple de la Corée du sud –, la numérisation des PME ou encore l’amélioration du service client et de la qualité de service.

Néanmoins, je suis conscient qu’il existe d’autres secteurs, notamment dans le high-tech, où il faut plutôt s’en remettre à l’Europe. Ces politiques industrielles relèvent davantage du niveau européen pour combler nos retards – c’est notamment le rôle des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) –, mais également pour lancer de grands programmes visant à miser sur la disruption technologique, comme dans le secteur de l’hydrogène.

À l’heure de la guerre commerciale, il faut être un peu disruptif. Je suggère donc que nous misions également, à nos conditions, sur des partenariats avec la Chine, chef de file dans la technologie. Quand on regarde les dépôts de brevet ou le secteur des véhicules électriques, ce sont les Chinois qui maîtrisent aujourd’hui la technologie. On pourrait envisager une sorte d’apprentissage inversé, en imposant aux Chinois des coentreprises ou joint-ventures et des investissements directs en Europe, non seulement avec du contenu local, mais aussi avec des transferts de technologie.

M. Vincent Vicard, directeur adjoint du CEPII. Nous sommes tous conscients que l’industrie traverse une période complexe, non seulement en France, mais de manière générale. La plupart des pays riches mettent en place des politiques industrielles actives.

En France, alors que certains évoquent un « hiver de la réindustrialisation », il est important de replacer cette situation dans son contexte récent. Je rappelle que nous ne sommes pas dans une phase de réindustrialisation marquée, mais plutôt dans une période de stabilisation de l’industrie, sans rebond significatif.

Il est vrai que nous observons une augmentation de l’emploi industriel d’environ 100 000 postes par rapport à 2019, dont une part importante provient du secteur agroalimentaire. D’autres indicateurs sont plutôt positifs, comme le nombre d’ouvertures d’usines, qui était favorable jusqu’à cette année, contrairement à ce que nous avions connu entre 2000 et 2017. Cet indicateur s’est toutefois inversé en 2024, avec plus de fermetures que d’ouvertures.

Cependant, d’autres indicateurs sont moins encourageants. En effet, la production industrielle est en repli par rapport à 2019 et le solde commercial des biens manufacturés reste relativement constant, avec une légère amélioration en 2024. Bien que la crise énergétique ait entraîné une dégradation liée aux importations énergétiques, le solde manufacturier est resté relativement stable, ne reflétant pas une réindustrialisation massive.

Des éléments conjoncturels sont à noter concernant les difficultés de l’industrie en 2024. La fin des soutiens post-Covid a un impact conséquent, notamment en raison du remboursement des prêts pour certains industriels. La hausse des taux d’intérêt pèse davantage sur l’industrie que sur les services, en raison des investissements importants nécessaires dans ce secteur. Les prix de l’énergie restent un enjeu majeur pour l’industrie énergo-intensive, bien qu’il s’agisse d’un facteur conjoncturel. Enfin, l’incertitude politique en France et le contexte international, avec les menaces de conflits commerciaux de l’administration américaine, jouent également un rôle.

Parmi les éléments structurels, les industries font face à diverses transitions, notamment écologique et digitale. Les industries doivent en outre s’adapter à un environnement international plus conflictuel. Nous le voyons de façon spectaculaire avec la réélection de Donald Trump, mais il s’agit d’un élément plus ancien du contexte international.

Il est crucial de souligner les disparités sectorielles dans l’industrie. Des plans sociaux se concentrent notamment dans l’industrie automobile, qui connaît des destructions d’emplois depuis deux décennies sur le territoire national. Si ce secteur est confronté au défi nouveau de l’électrification, les pertes d’emploi étaient préexistantes, avec 26 000 emplois détruits ces cinq dernières années, indépendamment de la transition vers l’électrique. De même, les secteurs de la métallurgie et des industries energo-intensives sont touchés alors qu’ils étaient déjà dans une situation relativement dégradée. Par ailleurs, d’autres secteurs, tels que l’agroalimentaire, la pharmacie, l’aéronautique et le textile – tiré par le luxe – affichent de meilleures performances.

Cette diversité sectorielle soulève la question de la spécificité des politiques industrielles. Il n’existe pas une politique industrielle unique pour l’ensemble de l’industrie, mais des approches adaptées à chaque secteur. Nous devons déterminer quelles interventions doivent être initiées pour quelles industries.

Ensuite, il est essentiel de s’interroger sur les raisons qui motivent le soutien à l’industrie. Compte tenu des ressources publiques limitées, nous ne pouvons pas soutenir tous les secteurs au risque de diluer l’impact de nos interventions. De plus, les logiques d’intervention publique diffèrent selon les objectifs.

Une première logique d’intervention concerne la transition écologique, qui implique l’émergence de nouveaux secteurs, comme l’automobile électrique et les batteries, qui doivent être soutenus face à la concurrence étrangère, et l’accompagnement dans la décarbonation des processus de production existants, particulièrement pour les 50 sites les plus énergivores. Lorsque nous faisons émerger de nouveaux secteurs, ces derniers ont vocation à devenir compétitifs sur le plan international, perdant alors les soutiens initiaux mis en place.

Une deuxième logique d’intervention est relative à la sécurité économique, visant à sécuriser les approvisionnements plutôt qu’à développer des secteurs compétitifs à l’international. Cela peut se faire par la diversification des approvisionnements, mais aussi par de la production sur le territoire national. L’exemple des masques chirurgicaux est particulièrement parlant à cet égard. À la suite à la crise sanitaire, nous avons développé une industrie de masques en France, mais celle-ci a rapidement disparu en l’absence de soutien public à long terme. En effet, il est difficile pour une entreprise française de masques d’être compétitive face à des acteurs de pays à bas coûts, s’agissant d’une industrie intensive en travail non qualifié. Maintenir ce type d’activité stratégique sur le territoire national nécessite donc des interventions publiques durables. Cela soulève la question cruciale de définir ce qui est stratégique et quels segments de la chaîne de valeur doivent être préservés. Cette question, qui doit être posée de manière organisée avec les différents acteurs, n’a pas encore trouvé de réponse définitive, ni en France ni dans les autres pays.

Une troisième logique d’intervention est la défense des industries importantes pour la cohésion sociale ou territoriale. L’industrie automobile en est un bon exemple : comment accompagner les acteurs de ce secteur dans cette transition et faire évoluer les salariés des territoires concernés vers de nouvelles activités ?

Il est donc essentiel de distinguer ces trois dimensions dans une logique proactive face à la concurrence étrangère, notamment chinoise. Il faut également développer des compétences administratives pour gérer cette politique industrielle et ces différents objectifs, en les articulant sur le long terme afin de soutenir l’industrie.

M. Mathieu Plane, directeur adjoint du département Analyse et prévision de l’OFCE. Le mouvement de désindustrialisation que nous observons depuis plus de quatre décennies résulte de facteurs structurels, auxquels s’ajoutent des éléments plus conjoncturels. De nouveaux défis sont apparus, comme la crise liée à la pandémie de Covid-19, la crise énergétique, la transition écologique et l’évolution des politiques commerciales. Ces changements affectent davantage l’industrie que les services, l’industrie étant plus exposée aux mouvements internationaux.

Concernant la désindustrialisation, plusieurs points méritent d’être soulignés.

Tout d’abord, nous constatons une forte tertiarisation de l’économie. Les services représentent 75 % du PIB, contre 60 % en 1980. Notre structure de consommation s’est également orientée davantage vers les services et nous avons eu tendance à nous spécialiser dans ce domaine, où nous sommes performants. Il existe même une transformation de l’industrie en « industrie servicielle ». En effet, des entreprises comme Michelin ou Airbus ne se limitent plus à l’industrie, mais développent également des services adossés à cette dernière. Nous enregistrons d’ailleurs un excédent commercial pour les services de 65 milliards d’euros en 2022 et 35 milliards d’euros en 2023. La place des services face à l’industrie se pose donc, ainsi que leur éventuelle complémentarité.

Ensuite, il est nécessaire de rappeler le poids des grands groupes en France. Les entreprises du CAC 40 représentent entre 20 et 30 % de la valeur ajoutée de l’industrie française. Il existe 17 800 filiales, dont environ 35 % sont sur le territoire français. Ces grands groupes sont compétitifs, mais ne se trouvent pas forcément sur le territoire. La France, plus attractive qu’il y a une dizaine d’années, connaît une augmentation des investissements directs étrangers (IDE), mais nous continuons à investir davantage à l’étranger que nous n’attirons d’investissements en France. Le solde net des investissements en direction de l’étranger, par rapport aux investissements en France, est positif. Cela se traduit par des revenus importants rapatriés de l’étranger, s’élevant à environ 80 milliards d’euros. La question à poser est de savoir si nous pourrions rapatrier une partie des filiales situées à l’étranger afin d’accroître le nombre d’entreprises du CAC 40 présentes sur le territoire.

Cette question de l’industrie concerne des éléments macroéconomiques, mais aussi des éléments plus microéconomiques.

Concernant la politique fiscale, depuis le tournant de la politique d’offre en 2012 – avec le rapport Gallois Pacte pour la compétitivité de l’industrie française sous la présidence de François Hollande –, des baisses de fiscalité importantes ont été mises en place, notamment sur le coût du travail, et ont eu des résultats significatifs. En effet, l’indice du coût du travail a augmenté de 24 % en France depuis 2012, contre 33 % dans la zone euro. Cependant, les résultats en matière de réindustrialisation restent décevants.

Quand on regarde dans le détail, on constate que la politique fiscale française est très tournée vers les exonérations de cotisations, qui représentent aujourd’hui environ 80 milliards d’euros, mais ne sont pas ciblées. L’industrie ne reçoit que 13 % de la totalité de ces exonérations, alors qu’elle représente 70 % des exportations. La politique fiscale a plutôt ciblé les exonérations de cotisations et les baisses de fiscalité, ce qui a effectivement créé des emplois, mais principalement dans le secteur des services. De plus, les taux d’exonération dans les secteurs industriels, tels que la pharmacie, la chimie, l’électronique, l’informatique et la fabrication de matériel de transport, sont bas, autour de 5 %. En revanche, dans les services, comme la restauration, ces taux peuvent dépasser 20 %. Nous confondons donc un peu la politique fiscale et la politique industrielle.

De plus, la politique d’offre n’a peut-être pas suffisamment misé sur la politique hors coût. En France, le taux d’investissement privé a atteint un point haut de 13 % du PIB en 2023. Cependant, les effets sur l’industrie et la compétitivité ne sont pas aussi visibles qu’on pourrait l’espérer. En analysant la composition de cet investissement, on constate que seulement 20 % concernent les biens d’équipement et les biens industriels manufacturés, hors matériels de transport. Les 80 % restants sont répartis entre les services, la construction et les matériels de transport. Cette part de l’investissement industriel a considérablement diminué depuis 40 ans, ce qui explique pourquoi un taux d’investissements macroéconomiques élevé peut coexister avec un taux d’investissement industriel en baisse.

D’autres problématiques affectent l’industrie française, notamment la formation, les compétences, l’attractivité du secteur, l’aménagement du territoire, l’innovation, le poids de la R&D et les synergies entre centres de recherche, universités et PME industrielles.

La question de l’éducation et du déclassement a probablement des effets à long terme sur l’innovation, bien que j’ignore s’il est possible de les mesurer.

Le financement de l’innovation pose également problème, particulièrement pour les innovations de rupture. La politique actuelle de baisse de la fiscalité, notamment du capital, censée favoriser ce type de financement par un effet de ruissellement, n’est pas efficace. Nous devons donc tenter de comprendre comment mieux cibler les secteurs où il existe un problème de financement. L’économie française dans son ensemble n’a pas véritablement de problèmes de financement, mais elle a des difficultés spécifiques concernant certains financements.

Par ailleurs, l’Europe pose, dans sa construction macroéconomique, un problème à l’industrie. La forte compétition, combinée à des politiques budgétaires laissant peu de leviers, conduit à des stratégies de désinflation compétitive, visant à s’aligner sur les autres. Cette logique génère des problématiques de demandes internes. L’Allemagne, ayant adopté cette approche plus tôt, a pu monter en gamme, tandis que la France, qui a eu du mal à s’adapter, a opté pour cette politique fiscale de l’offre. La réélection de Donald Trump provoquera peut-être un souffle de relance interne à l’Europe. On dit souvent que l’Europe se comporte comme un petit pays en cherchant des marchés extérieurs alors qu’il s’agit de la première puissance économique au monde lorsqu’elle est réunie.

Enfin, la transition énergétique, qui pose de nouveaux défis, est nécessaire, mais coûteuse. La question se pose de savoir si nos concurrents font les mêmes efforts et appliquent les mêmes règles. La politique de Donald Trump change les règles du jeu, avec le retrait des États-Unis des accords de Paris. La question du coût de l’énergie revient assez fortement. Nous devons nous interroger sur la façon dont l’Europe peut se réorganiser face à ce nouveau défi, en considérant, au-delà des aspects moraux de la décarbonation, les avantages économiques d’une énergie autonome et décarbonée. Ces enjeux soulèvent la question du rôle des pouvoirs publics dans l’élaboration d’une nouvelle stratégie, au niveau européen et français.

M. François Geerolf, économiste au département des Études de l’OFCE. Il me semble qu’un des freins à la réindustrialisation réside dans l’absence de consensus clair sur notre volonté réelle de réindustrialiser et sur le coût que nous sommes prêts à y consacrer. Cela explique en grande partie notre échec jusqu’à présent.

J’ai été auditionné par une commission d’enquête similaire en 2021, chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament, présidée par M. Guillaume Kasbarian. Trois ans et demi plus tard, force est de constater que les progrès sont limités. Certes, certains indicateurs sont positifs, notamment concernant les ouvertures d’usines. Cependant, ces chiffres sont plus fragiles que ceux de la production industrielle ou de l’emploi industriel. Nous avons du mal à voir un réel mouvement de réindustrialisation à la hauteur de ce qui avait été espéré il y a trois ans.

Malgré un apparent consensus sur la nécessité de réindustrialiser, je doute que celui-ci soit aussi profond qu’il y paraît. Un exemple révélateur est la récente discussion budgétaire sur le maintien des allègements de cotisations entre 2,5 et 3,5 smic, finalement abandonnés. Cette décision remet en cause les préconisations du rapport Gallois. L’une des raisons de l’abandon de ces exonérations de cotisation est qu’une grande majorité des économistes jugent cette mesure inefficace par rapport à son coût, arguant qu’elle se traduit principalement par une augmentation des salaires des cadres et des ingénieurs, plutôt que par un gain de compétitivité pour les entreprises. Cette analyse a été confirmée lors de l’évaluation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Cependant, dans un contexte où de nombreux jeunes ingénieurs français bien formés choisissent de s’expatrier en Europe ou aux États-Unis, devrions-nous considérer cela comme un échec ? La question de l’attractivité ne concerne-t-elle pas aussi les jeunes diplômés, notamment ingénieurs ? Une politique permettant d’augmenter le salaire net des ingénieurs et d’être plus compétitifs par rapport à d’autres pays n’est peut-être pas à considérer comme un échec.

Il est important de rappeler que Louis Gallois avait fait face à une très forte opposition intellectuelle sur la question du CICE, la plupart des experts préconisant plutôt des allègements de cotisations au voisinage du SMIC. Cette tendance persiste aujourd’hui. Parmi les freins à la réindustrialisation, je pense qu’il existe des obstacles intellectuels et un questionnement sur la désirabilité même de la réindustrialisation.

Je rejoins l’idée qu’une diversité des raisons peut motiver une réindustrialisation et que chacune de ces raisons implique des stratégies différentes. Il est crucial de s’accorder sur ces questions. Les problématiques liées à la sécurité d’approvisionnement se traitent très différemment des problématiques relatives à la création d’une filière dans une industrie à haute valeur ajoutée, comme l’aéronautique, ou au développement d’industries du numérique pour des raisons de souveraineté.

Par ailleurs, il n’y a pas de nécessité immédiate de réindustrialiser du seul point de vue de la balance commerciale. Si l’on regarde la balance commerciale des biens et services, les services se substituent largement aux biens. La France devient ce que Michel Houellebecq avait prévu, c’est-à-dire un Disneyland où les riches touristes américains et chinois achètent des services de tourisme, bien qu’il existe d’autres services, comme les transports et les services financiers. On a le sentiment d’une servicialisation, qui se renforce.

Ensuite, je m’interroge sur l’opportunité de l’environnement macroéconomique créé par les règles budgétaires européennes. Celles-ci vont de fait nous contraindre à augmenter les impôts dans les années à venir, malgré les promesses contraires. Pour atteindre l’objectif de 3 % du PIB d’ici 2028, des hausses d’impôts seront inévitables, affectant particulièrement les entreprises industrielles. Dans ce contexte, il sera difficile de rester attractif face à des pays comme les États-Unis, qui adoptent une approche opposée en matière de subventions. Cette question, déjà soulevée lors de l’adoption de l’Inflation Reduction Act américain en 2022, devient de plus en plus cruciale.

Enfin, il subsiste un questionnement concernant la création de la zone euro, au sein de laquelle la France se trouve dans une situation particulière. En effet, la majorité des pays membres présentent un excédent commercial, tandis que la France figure parmi les derniers à afficher un déficit commercial. Le reste de la zone euro est relativement surindustrialisé par rapport au reste du monde, ce qui explique que nous sommes sujets aux mesures de rétorsion commerciales des États-Unis. Dans ce contexte, la France prend une « balle perdue » de la part de nos partenaires commerciaux, qui essaient de sanctionner les pays de la zone euro. Cette situation est d’autant plus complexe pour la France que la politique commerciale se définit au niveau européen, où nos intérêts divergent de ceux de nos partenaires. Ces derniers persistent à jouer le jeu de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et tentent de ramener la Chine et les États-Unis vers le multilatéralisme. Je pense que nous allons faire ce pari aussi longtemps que cela sera possible. Or, les intérêts de la France s’apparenteraient davantage à ceux des États-Unis. Il faut garder à l’esprit que la politique protectionniste actuelle des États-Unis vise explicitement à favoriser leur réindustrialisation. La France, si elle agissait seule, souhaiterait probablement mettre en place des politiques visant à favoriser la commande publique pour les marchés publics français. Or, nous savons que cela est proscrit par les règles européennes. Force est de constater que la France manque d’outils de politique économique dans le contexte européen et il est important de reconnaître cette réalité.

M. le président Charles Rodwell. Monsieur Combe, j’aimerais avoir votre avis, en tant que spécialiste du droit de la concurrence, sur la remise en question des politiques de concurrence à l’échelle européenne, qui ont tant nui à la politique industrielle de notre pays et de notre continent. Considérez-vous que les mesures prises en réponse au protectionnisme américain et pour soutenir les plans industriels français et européens – je pense notamment aux PIIEC, au règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net » ou Net-Zero Industry Act (NZIA) et au pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal – qui remettent de facto en cause les principes de concurrence pure sur le marché européen, sont de nature à favoriser le redéploiement de la politique industrielle européenne et française ou, au contraire, sont-elles antagonistes à cet objectif ?

Monsieur Vicard, les experts Mme Anaïs Voy-Gillis et M. Olivier Lluansi nous ont communiqué aujourd’hui un chiffre issu d’une étude du CEPII, selon laquelle, si les règles de la commande publique française étaient alignées sur celles de l’Allemagne, cela générerait un surplus d’environ 15 milliards d’euros de recettes pour l’industrie française. Pouvez-vous nous éclairer sur l’origine de ces chiffres et confirmer leur validité ? Par ailleurs, concernant vos travaux sur la gouvernance des entreprises, notamment sur la place des salariés, que pensez‑vous des mécanismes d’actionnariat salarié ? Des entreprises comme EssilorLuxottica, Daher ou encore Vinci s’appuient sur ce type de mécanismes. Pensez-vous que ces mécanismes devraient être généralisés, par exemple à travers des incitations fiscales massives, pour permettre aux Français de devenir actionnaires de leurs entreprises, notamment à travers leur métier ?

Monsieur Plane, concernant le rapatriement des investissements que vous avez évoqué – tant par la politique d’attractivité, d’investissement et de groupes étrangers, menée par notre politique de l’offre depuis une décennie, que par le rapatriement de grands groupes français –, pensez-vous qu’il faille poursuivre et intensifier cette politique de l’offre, notamment par la poursuite de la baisse de notre fiscalité sur les impôts de production, les transactions financières ou la fiscalité patrimoniale ? Par ailleurs, ayant contribué à la mise en œuvre de la politique de contrôle sur les investissements étrangers, considérez-vous ces deux politiques comme complémentaires ou antagonistes ?

Enfin, Monsieur Geerolf, pensez-vous que notre modèle actuel, basé sur des exonérations pour les bas salaires, a créé une trappe à bas salaires, empêchant une progression salariale rapide ? Est-il encore pertinent de faire peser le financement de notre protection sociale uniquement sur le travail et les cotisations ? Ne serait-il pas temps d’envisager un basculement partiel de notre modèle de protection sociale, notamment pour les retraites, vers un système par capitalisation, afin de réduire le coût du travail dans notre pays tout en assurant aux Français un niveau solide et pérenne de protection sociale ? Du point de vue industriel, ces mécanismes seraient-ils pertinents pour soutenir nos industries ?

M. François Geerolf. La question de la trappe à bas salaires était au cœur de mon propos. Dans les années 1990, face à la désindustrialisation et au chômage élevé, la stratégie consistait à développer les services à la personne, moins présents en France qu’ailleurs. L’idée était que l’industrie française était en déclin et qu’il fallait se tourner vers les services. Comme ces derniers sont plus sensibles aux coûts que l’industrie, la solution proposée était de réduire les cotisations au niveau du smic, relativement élevé en France. L’objectif était de lutter contre le chômage, dû au niveau très élevé du smic, en diminuant les cotisations pour ce dernier.

Les économistes peinent à le démontrer dans leurs études, mais de nombreux entrepreneurs et acteurs économiques témoignent de l’existence d’une trappe à bas salaires. On peut imaginer que ce phénomène existe. Je suis en tout cas d’accord avec vous sur la nécessité de repenser une stratégie plus globale de réindustrialisation. L’intuition de Louis Gallois en 2012, selon laquelle le coût du travail est également important pour les salaires intermédiaires et élevés, me semble pertinente. Les enquêtes annuelles de la fédération Ingénieurs et scientifiques de France (IESF) révèlent que la principale raison de l’expatriation des jeunes ingénieurs français est la perspective de salaires plus élevés à l’étranger, notamment en raison du déplafonnement des cotisations sociales.

Je comprends l’idée d’une retraite par capitalisation. Cependant, la transition vers un tel système pose problème. Actuellement, les cotisations servent à payer les retraites en cours. Demander aux actifs de capitaliser aujourd’hui impliquerait d’augmenter leurs cotisations et potentiellement de réduire leur salaire net. Il faudrait donc trouver un moyen de payer les retraites actuelles.

Je suis plutôt favorable à limiter l’augmentation des retraites ou à demander un effort aux retraités pour libérer du pouvoir d’achat pour les actifs et permettre d’augmenter leur salaire net. Cependant, je reconnais que c’est politiquement très difficile à mettre en œuvre, étant donné l’engagement politique important des retraités. Je vois donc mal comment on pourrait réduire les charges sur le travail tout en maintenant le niveau de vie des retraités et en introduisant un étage de capitalisation.

M. Mathieu Plane. Concernant le rapatriement des investissements étrangers, un très net effort a été réalisé pour accroître l’attractivité de la France. Cela se reflète clairement dans les IDE, les baromètres et les implantations d’entreprises. Bien que ce point soit multifactoriel, la politique fiscale a indéniablement contribué à cette amélioration. L’image d’un président de la République favorable aux affaires ou probusiness a été particulièrement bienvenue, surtout dans un contexte européen marqué par le Brexit et les difficultés de l’Allemagne, notamment face à son vieillissement démographique.

Un aspect intéressant des statistiques est que, malgré l’augmentation des IDE en France, nos investissements à l’étranger continuent de croître encore plus rapidement. Depuis 2013, le solde est positif chaque année, avec une moyenne des investissements français à l’étranger supérieure d’environ 20 milliards d’euros aux investissements étrangers en France, malgré notre attractivité accrue. Cela indique qu’une part importante de l’épargne et des capitaux français continue de s’investir à l’étranger. La seule exception a été l’année 2022.

Les statistiques sur le stock d’investissements directs sont révélatrices. Actuellement, notre stock d’investissements industriels détenus à l’étranger avoisine les 700 milliards d’euros, soit environ le double de ce que les étrangers détiennent en France dans le secteur industriel. Cela explique les importants rapatriements de dividendes et génère des revenus significatifs pour la France. Cela a un impact positif sur la balance courante, car cela comble le déficit commercial. Cependant, il est important de différencier les salaires perçus par les travailleurs et les dividendes, qui bénéficient aux détenteurs du capital. La problématique est la manière dont se diffusent ces revenus. L’industrie a également un rôle à jouer sur les effets redistributifs. Le revenu venu de l’étranger ne permet pas seulement de compenser la problématique de déficit commercial, mais aussi créé des transferts importants au sein de la population.

Concernant l’attractivité et la baisse de la fiscalité, je pense effectivement que cela a joué un rôle. La question est de savoir si nous pouvons aller plus loin. Je suis assez critique envers une politique uniquement axée sur la réduction du coût du travail et les exonérations, qui sont très coûteuses et posent des problèmes, notamment celui de la tendance des salaires à régresser vers le salaire minimum ou « smicardisation ». De plus, la fiscalité visant à réduire les impôts sur la production ciblait mieux l’industrie que les exonérations de cotisations. Je serais même favorable à une réduction des exonérations de cotisations au profit d’une baisse plus importante des impôts sur la production, si des transferts devaient être effectués.

Cependant, avec un déficit public à 6 % du PIB, notre marge de manœuvre est limitée. La question est de savoir où trouver les ressources nécessaires. Aujourd’hui, nous ne pouvons raisonner qu’en matière de transferts, c’est-à-dire réformer certains domaines pour rediriger les fonds vers d’autres. Si nous voulons une assiette fiscale qui stimule l’industrie, la question des 80 milliards d’euros d’exonérations de cotisations va se poser, mais cela risque de créer des mouvements importants et d’avoir des effets sur l’emploi. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère.

L’attractivité ne se résume pas à la fiscalité. D’autres facteurs sont cruciaux, comme l’intégration au sein de l’Union européenne – qui offre un vaste marché domestique –, la situation géographique de la France, la qualité et le niveau de qualification de la main-d’œuvre, le crédit d’impôt recherche (CIR), la création d’infrastructures ainsi que l’énergie, qui est un nouvel enjeu majeur. Concernant ce dernier point, nous bénéficions d’un avantage certain avec le nucléaire. Les investisseurs considèrent de plus en plus l’accès à une énergie bon marché et décarbonée comme un facteur d’attractivité. Il est essentiel de capitaliser sur nos atouts. Concernant la fiscalité, nous avons probablement atteint nos limites et nous n’avons pas réussi à combler certains déficits budgétaires.

Enfin, la stratégie de contrôle des investissements étrangers est compatible, puisque tous les pays pratiquent désormais ce type de contrôle, particulièrement face aux rachats agressifs de technologies, dans un contexte de tensions avec les États-Unis de Donald Trump et la Russie. Nous sommes engagés dans une guerre commerciale et technologique. Il paraît donc évident que l’État ait un droit de regard sur les rachats dans les secteurs stratégiques identifiés. L’Europe, y compris l’Allemagne qui était initialement réticente, a adopté ce type de pratiques depuis une dizaine d’années. L’essentiel est d’éviter des décisions arbitraires, ce qui n’est pas le cas actuellement. Notre objectif est de protéger nos intérêts souverains stratégiques.

M. le président Charles Rodwell. Les mécanismes de contrôle sur les investissements étrangers sont absolument fondamentaux, particulièrement dans le contexte actuel de guerre économique. Malgré leur importance capitale pour la souveraineté stratégique et économique de notre pays, ainsi que pour la protection de nos entreprises, pensez-vous qu’ils pourraient avoir un effet désincitatif sur l’investissement en France dans le cadre de cette politique de l’offre ?

M. Mathieu Plane. Ces mécanismes sont en place depuis une décennie, à la suite de l’affaire de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric. Depuis lors, les IDE ont continué d’augmenter en France, mais dans une moindre mesure par rapport à nos investissements à l’étranger. Si nous étions les seuls à appliquer ces contrôles, la question se poserait. Cependant, les États-Unis imposent des contrôles bien plus stricts, sans parler d’autres grands pays, comme la Chine. Je ne pense donc pas que cela freine les investissements étrangers, à condition que nous maintenions une ligne de conduite claire. Le problème serait la survenue de revirements politiques avec des décisions arbitraires. Tant que les choses sont claires, je ne crois pas que ces contrôles freinent les investissements étrangers.

M. Vincent Vicard. Ce point soulève la question des sources de la réindustrialisation. Nous devons considérer à la fois l’attraction des investisseurs étrangers et le développement des acteurs domestiques et des nouvelles entreprises. Renoncer au contrôle des investissements directs étrangers reviendrait à abandonner la protection des entreprises développées en France par des investisseurs français. Même si cela peut être défavorable à la marge, il est crucial de développer et de protéger les acteurs nationaux, en tout cas concernant les technologies stratégiques des secteurs clairement définies.

Je souhaite ajouter qu’en 2017, les multinationales françaises employaient 6,1 millions de salariés à l’étranger, contre 7 millions en 2022, selon les données de l’Insee.

Par ailleurs, une divergence extrêmement importante de coût unitaire du travail s’est creusée entre la France et l’Allemagne entre 2000 et 2010, mais celle-ci a été complètement résorbée entre 2010 et 2019, notamment grâce aux réductions de cotisations sociales. Cela permet de relativiser la question du coût du travail, même si elle a pu poser problème au début des années 2000.

Concernant la part de la commande publique, le chiffre de 15 milliards d’euros provient d’un billet de blog du CEPII, et non d’un rapport officiel. Étant donné qu’une mesure précise est difficile, ce chiffre, très repris par certains, n’est qu’une estimation. Je note toutefois qu’il existe des limites, notamment méthodologiques. Augmenter la commande publique de 15 milliards d’euros n’est pas réaliste du jour au lendemain. L’introduction de critères de contenu local dans la commande publique s’appliquerait à l’ensemble de la commande publique, entraînant des coûts plus élevés pour privilégier l’emploi national. L’exemple souvent cité du Buy American Act montre ses limites, car les États-Unis sont aussi désindustrialisés que la France, montrant que l’efficacité de cette mesure est discutable. En effet, des études américaines estiment le coût à plus de 100 000 dollars par emploi créé. Une application non discriminée de telles mesures risquerait donc de favoriser l’achat de stylos Bic plutôt que de semi-conducteurs. La logique de la politique industrielle consiste à cibler des secteurs spécifiques plutôt qu’à saupoudrer l’action publique. La logique de la commande publique peut donc être pertinente dans certains secteurs pour des questions de sécurité stratégique, comme l’a montré l’exemple des masques pendant la crise sanitaire.

Enfin, concernant la gouvernance, il est important de distinguer les mécanismes de codétermination des mécanismes d’actionnariat salarié. Dans les mécanismes de codétermination, la présence importante des représentants des salariés dans les conseils d’administration est fondamentale. En Allemagne et dans d’autres pays du nord de l’Europe, cette représentation peut atteindre un tiers ou 50 % selon la taille des entreprises. En France, où la représentation est souvent limitée à un ou deux représentants, ceux-ci éprouvent des difficultés à s’organiser et à participer pleinement aux débats du conseil d’administration. Ensuite, les mécanismes de codétermination améliorent la performance des entreprises, car ces représentants apportent une compétence et une connaissance spécifiques, que les autres membres du conseil d’administration ne possèdent pas. Avec l’actionnariat salarié, on ne bénéficie pas de cet apport de connaissances du terrain, car les représentants défendent les intérêts des salariés en tant qu’actionnaires. Cette logique actionnariale – pertinente également – est plus similaire au reste du conseil d’administration. Renforcer l’actionnariat salarié n’est donc pas une alternative à la codétermination, qui offre une voix à d’autres parties prenantes de l’entreprise, ce qui constitue une différence fondamentale et structurelle entre ces deux types de gouvernance.

M. Emmanuel Combe. Le contrôle des IDE remonte au général de Gaulle et au code monétaire et financier de 1966. Personne ne conteste la nécessité de contrôler les investissements lorsque des enjeux militaires ou d’ordre public sont en jeu. Cependant, en France, des décrets successifs ont progressivement élargi le champ des secteurs stratégiques, au point qu’aujourd’hui, tout peut être qualifié de stratégique. Il s’agit du décret du 30 décembre 2005 réglementant les relations financières avec l’étranger et portant application de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, à l’initiative de Dominique de Villepin, et du décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, à l’initiative d’Arnaud Montebourg. Prenons l’exemple de la polémique autour de l’actionnaire canadien Couche-Tard, qui souhaitait racheter Carrefour en 2021. Alors que cet actionnaire n’a pas, a priori, l’intention de délocaliser Carrefour au Canada, cette opération a été bloquée préventivement en invoquant le contrôle des IDE. Cette acception trop large de la notion de contrôle des IDE envoie un signal négatif aux investisseurs étrangers, qui craignent de voir leurs projets bloqués au nom de considérations stratégiques.

En tant qu’économiste, j’ai une doctrine assez simple. Plutôt que de se focaliser sur la nationalité de l’actionnaire, il faudrait se poser deux questions. Premièrement, l’investisseur provient-il d’un pays ami ou hostile ? Deuxièmement, quel est son projet pour la France, notamment en matière d’emplois et d’implantation ?

À titre personnel, je pense que la notion de secteur stratégique a un sens. Un investissement stratégique menace la sécurité nationale ou concerne des pépites naissantes à protéger. Je citerai l’exemple de Jaguar, marque britannique mythique en déclin, rachetée par Tata Motors. La reine d’Angleterre avait inauguré une nouvelle usine Jaguar au Royaume-Uni. Je n’ai pas le sentiment que la marque n’est pas perçue par les Anglais comme une entreprise anglaise. Nous devons donc être prudents concernant l’idée qu’une entreprise française a nécessairement des actionnaires français.

Il y a parfois une instrumentalisation politique du contrôle des IDE, même s’il n’y a pas de sujet pour les entreprises des secteurs militaires et stratégiques au sens strict. Nous devons toutefois être prudents concernant l’effet de signal. Souvenons-nous que Dailymotion était le concurrent de YouTube. Or, le ministre Montebourg avait jugé inconcevable sa vente à un géant américain. On peut se demander ce que serait devenu Dailymotion s’il avait été repris par des capitaux étrangers.

Concernant la politique de la concurrence et la politique industrielle, il me semble que la politique de la concurrence est insuffisante, mais nécessaire. L’erreur de nos décideurs politiques est d’opposer les deux.

Tout d’abord, la politique de concurrence ne se limite pas aux fusions-acquisitions, comme Alstom-Siemens. Elle vise principalement à lutter contre les cartels et les abus de position dominante, s’appliquant à toutes les entreprises opérant sur le marché européen, quelle que soit leur nationalité.

Concernant les cartels, la politique de concurrence européenne protège nos entreprises contre des pratiques souvent mises en œuvre par des entreprises non européennes. Par exemple, lorsque la Commission a condamné le 5 mars 2019 la mise en place d’un cartel relatif aux airbags entre Autoliv et TRW, elle fait de la politique industrielle, qui bénéficie à des constructeurs automobiles européens comme Volkswagen, Renault ou Fiat, victimes de ce cartel.

De plus, la lutte contre les abus de position dominante – comme dans le cas de Google, qui a été sanctionné à hauteur de 8 milliards d’euros par la Commission européenne – est également une forme indirecte de politique industrielle. Elle vise à empêcher qu’un géant n’utilise son pouvoir pour entraver la croissance de petites entreprises prometteuses.

Ensuite, il existe deux sujets d’évolution relatifs au contrôle des fusions-acquisitions.

Premièrement, je suis favorable au fait que la Commission européenne et l’autorité de la concurrence prennent en compte les gains d’efficacité lorsqu’une entreprise peut les démontrer. Une politique de fusion-acquisition n’est pas censée faire monter les prix mais baisser les coûts. À ce jour, la défense par les gains, la efficiency defense, n’est pas véritablement prise en compte. Un vrai travail est à mener pour que des fusions, dont il est démontré qu’elles auront des effets de gains d’efficacité, notamment sur l’innovation, soient autorisées si ces effets d’efficacité viennent compenser une éventuelle atteinte à la concurrence.

Deuxièmement, je trouve que le système français est très bien conçu. L’Autorité de la concurrence décide de l’autorisation d’une fusion au nom de concurrence, mais le ministre dispose, par l’article L 430-7 du code de commerce, d’un pouvoir d’évocation pour prendre en compte d’autres intérêts généraux, comme la compétitivité ou l’emploi. Cet outil n’a été utilisé qu’une fois en vingt ans. Un système équivalent au niveau européen, peut-être via le Conseil européen, pourrait être envisagé.

La politique de concurrence n’est donc pas un obstacle à la politique industrielle et à l’industrie, mais elle est insuffisante. J’ai toujours pensé que les deux étaient complémentaires. L’Europe souffre davantage d’un manque de politique industrielle que d’un excès de politique de concurrence. Lorsque l’Europe veut faire de la politique industrielle, comme avec les PIIEC, elle y parvient sans opposition de la direction générale de la concurrence. La politique industrielle est d’abord une histoire de milliards d’euros et de volonté politique. Je ne vois pas en quoi les PIIEC s’opposent à la politique de concurrence.

Cependant, pour que ces PIIEC fonctionnent, il faut intégrer de la concurrence dans la politique industrielle. On ne désigne pas un vainqueur à l’avance, mais on rassemble le plus grand nombre possible d’acteurs du plus grand nombre de pays, incluant à la fois des acteurs établis et de nouveaux entrants. Cette approche est cruciale, car l’Europe manque d’innovation disruptive, qui provient souvent des nouveaux entrants.

La politique de concurrence et la politique industrielle sont donc complémentaires. L’Europe a besoin des deux. J’ai le sentiment qu’en France, nous faisons porter à la politique de concurrence le statut de bouc émissaire, ce qui montre, en creux, que nous n’avons pas toujours la volonté ou le courage pour mener une véritable politique industrielle, tant au niveau national qu’européen.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Combe, vous considérez que la politique de concurrence est insuffisante, plutôt qu’excessive. Personnellement, j’aurais tendance à la trouver excessive, car elle nous empêche souvent, de manière relativement dogmatique, de défendre des intérêts autres qu’économiques, comme l’intérêt général, la souveraineté nationale ou même l’emploi local, dans le cadre de marchés publics.

Premièrement, ce matin, nous avons auditionné Louis Gallois, ancien président-directeur général d’EADS. Je lui ai demandé si Airbus aurait pu voir le jour avec les réglementations actuelles de l’Union européenne en matière de concurrence. Sa réponse a été négative, tout en étant nuancée puisqu’il a reconnu des évolutions depuis 2022. Je ne remets pas en question l’existence du droit de la concurrence, qui est nécessaire et peut être concilié avec une politique industrielle. Cependant, je m’interroge sur la responsabilité potentielle du droit européen actuel dans le décrochage de l’Europe. Nous n’avons pas vu émerger de géants européens ces dernières années, alors que la France avait réussi à créer des champions nationaux par le passé, de même que l’Europe lorsqu’elle mettait en avant des fleurons nationaux, à l’instar d’Airbus, pour concurrencer des géants tels que Boeing.

Deuxièmement, les marchés publics représentent une dépense contrainte et pérenne, sauf en cas de coupes budgétaires drastiques. Aujourd’hui, l’Union européenne nous interdit, de manière dogmatique, de flécher ces dépenses vers l’emploi français ou même européen. Il existe certes des moyens de contournement, notamment à travers la question environnementale, mais force est de constater que le droit de la concurrence se heurte à la défense des intérêts industriels nationaux et européens.

M. Emmanuel Combe. J’ai du mal à comprendre comment la politique de concurrence pourrait empêcher l’émergence d’un champion lorsqu’elle ne s’applique pas dans le cas d’espèce. La création d’Airbus relevait principalement des finances publiques. Cette création ne relève ni du droit des ententes, ni du droit de l’abus de position dominante, mais potentiellement du droit des aides d’État. Ce dernier a considérablement évolué, notamment dans le cas des PIIEC, qui sont des aides d’État. Dès lors que plusieurs pays participent à la politique industrielle, il n’y a pas de distorsion de concurrence intraeuropéenne. Ce n’est donc pas, à mon sens, un problème de droit de la concurrence.

Si votre question porte sur la capacité de la concurrence à créer des géants, c’est un autre débat. Personnellement, je pense que oui, mais on peut aussi imaginer des défaillances de marché, liées à un horizon temporel trop long ou à une aversion au risque. Cependant, le droit de la concurrence ne vous empêche pas de subventionner ex nihilo une activité économique.

Le véritable problème de la politique industrielle n’est pas le droit de la concurrence, mais plutôt le manque de volonté ou de capacité à mobiliser les financements nécessaires. Jean Tirole souligne que le problème de l’Europe n’est pas le manque d’innovation, mais sa nature incrémentale plutôt que disruptive. Or, le droit de la concurrence s’applique encore moins à l’innovation disruptive d’un nouvel entrant, qui, par définition, n’est pas en position dominante. Le droit de la concurrence, au sens strict, ne peut donc pas être un obstacle à l’émergence d’un champion. Le problème majeur de l’Europe n’est pas un excès de concurrence, mais l’absence de politiques industrielles en amont.

La politique de concurrence n’a pas été remise en cause lors de la création d’Airbus. Personne n’a rien dit sur ce sujet à l’époque.

Il est donc important de ne pas confondre deux sujets distincts. Le droit de la concurrence s’applique lorsqu’un marché existe. Si vous créez un marché ex nihilo, c’est un choix politique qui ne relève pas du droit de la concurrence. Par exemple, la décision de rattraper notre retard dans le domaine des batteries n’a pas été contestée par la direction générale de la concurrence.

Quant à savoir si la concurrence est favorable à l’innovation, cela dépend des secteurs. Elle est généralement bénéfique lorsqu’on est à la frontière de la technologie, mais peut être handicapante lorsqu’on est en retard.

Affirmer que la concurrence est la cause principale du décrochage technologique européen me semble difficile à soutenir.

Le véritable problème de l’Europe, comme le soulignent les rapports de Mario Draghi et Enrico Letta de 2024, est l’insuffisance des investissements en R&D. Cela n’a que peu à voir avec la politique de concurrence. Ne faisons donc pas porter à cette politique un poids qui ne lui revient pas.

L’exemple d’Airbus que vous avez cité est pertinent. En effet, c’est bien la volonté politique – de deux pays pour l’essentiel – qui a donné naissance à un géant, sans pour autant contrevenir au droit de la concurrence. La concurrence ne signifie pas une multitude d’acteurs, mais signifie être seul parce qu’on est le meilleur.

Le véritable enjeu, jamais évoqué, est de comprendre pourquoi l’Europe innove si peu de manière disruptive. Ce problème est d’ailleurs essentiellement la cause du décrochage européen. Le problème n’est pas tant l’absence de géants européens que le fait qu’ils soient toujours les mêmes. Ce qui est crucial pour la croissance économique et les gains de productivité, ce sont les nouveaux géants, donc la capacité à faire émerger de nouveaux entrants. La concurrence peut être vue comme une vertu de ce point de vue, car elle permet à ces petites pousses d’éclore. La lutte contre l’abus de position dominante se fait justement au nom de ces petites entreprises qui cherchent à se développer.

Je renverserais même votre problématique : si l’enjeu est d’avoir de nouveaux géants, c’est plutôt la concurrence qui est nécessaire dans certains secteurs. Lorsqu’il y a des coûts fixes, des horizons temporels très longs ou une forte incertitude, il faut effectivement mener une politique industrielle et investir massivement. Je ne vois pas en quoi cela poserait un problème de concurrence. D’ailleurs, tous les PIIEC ont été approuvés sans difficulté, qu’ils concernent les semi-conducteurs, les batteries ou l’hydrogène.

En conclusion, je pense qu’il y a beaucoup de fantasmes autour de la concurrence, à laquelle on fait porter une responsabilité qui n’est pas la sienne dans le déclin relatif de l’Europe.

M. Vincent Vicard. Je rejoins Emmanuel Combe sur le constat du peu de politique industrielle menée au niveau européen. Cela a été, durant un moment, une question de règles européennes ou d’encadrement des aides d’État. Toutefois, il s’agit davantage d’une question de philosophie sur laquelle s’est construite l’Union européenne que d’une question de règles. En effet, les règles ont évolué avec les PIIEC, mais les montants restent limités comparés aux dépenses aux États-Unis sous la présidence de Joe Biden, notamment pour les infrastructures, les industries vertes et les semi-conducteurs. Nous n’avons pas encore d’évaluations sur les résultats. Ces règles évoluent encore plus aujourd’hui. Le rapport de Mario Draghi marque un changement dans le consensus sur la politique industrielle. On passe d’une politique industrielle horizontale, favorisant les dépenses de R&D non ciblées, à un consensus sur la nécessité d’une politique industrielle verticale, ciblant certains secteurs. Cependant, la mise en œuvre reste limitée. Une étude de l’Institut Jacques-Delors en Allemagne montre que la plupart des aides d’État depuis la pandémie de Covid-19 sont peu ciblées sur les secteurs stratégiques ou verts. Nous pouvons donc aller plus loin en matière de politique industrielle.

Au niveau européen, des objectifs extrêmement ambitieux, comme le NZIA, sont fixés, mais avec peu de moyens financiers. Il y a un manque de capacité à mobiliser des fonds de manière coordonnée au niveau de l’Union européenne, contrairement à la Chine ou aux États-Unis. Cependant, il existe des capacités au niveau des pays membres. Une solution pourrait être une coordination des politiques industrielles nationales, comme le suggère la boussole de compétitivité. Cela implique des choix difficiles, comme décider de ne pas investir dans certains secteurs d’avenir, car nos partenaires européens investissent déjà dans ces secteurs. Par exemple, la France développera peut-être les batteries tandis que l’Allemagne développera les semi-conducteurs. Nous devons nous interroger sur la manière de coordonner ces dimensions pour faire émerger de nouveaux secteurs ou soutenir des secteurs importants. Ce point traduit le manque de fonds derrière les objectifs de politique industrielle affichés.

Enfin, la commande publique peut être un instrument puissant pour certains secteurs à des moments clés, quand elle représente une part importante de la demande, comme ce fut le cas pour les semi-conducteurs aux États-Unis dans les années 1950-1960 avec une dimension militaire importante. Aujourd’hui, pour la plupart des secteurs, la commande publique représente une part limitée de la demande. L’enjeu est plutôt de créer une demande locale, comme l’a fait la Chine pour les véhicules électriques et les batteries. En Europe, il faut maintenir la demande pour ces produits, notamment via des bonus-malus ciblés sur la production européenne, avec des règles liées au contenu carbone plutôt que seulement à la localisation de la production.

M. Mathieu Plane. La question de la taille critique au niveau international se pose face aux géants chinois ou américains. Il faut déterminer ce qu’est une véritable taille critique. J’ignore la réponse, mais cette question peut être posée.

Les règles de concurrence, y compris fiscales, soulèvent des questions. Nous ne pouvons pas faire de distorsions fiscales. Par exemple, si des exonérations de cotisations s’appliquent à l’ensemble des secteurs de l’économie, vous ne pouvez pas cibler particulièrement l’industrie, car il s’agirait d’une distorsion de concurrence et d’une subvention. Il me semble que cela induit que nous ne pourrions pas mettre en place un équivalent français de l’IRA américain pour subventionner les technologies vertes, ce qui est problématique. Je rejoins Vincent Vicard quant au fait que la demande est importante pour certains produits et technologies. Toutefois, il est difficile de flécher des éléments budgétaires vers des industries spécifiques. Je pense que les politiques fiscales ont été homogènes pour des problématiques de distorsion de concurrence. Il faut réfléchir à comment cibler fiscalement l’industrie pour éviter que les services, qui représentent 75 à 80 % de la valeur ajoutée, ne captent la majorité des aides fiscales. Je n’ai pas de réponse définitive, mais c’est effectivement une problématique majeure.

Concernant le contrôle des capitaux, il faut noter que cela n’a pas empêché l’augmentation des IDE en France, qui ont atteint 70 milliards d’euros en 2023. L’affaire Couche-Tard a été très médiatisée pour des raisons politiques. La question de la réalité de l’enjeu stratégique peut effectivement se poser. En tout cas, aujourd’hui, la notion de « pays ami » est devenue plus complexe, comme l’illustre notre relation avec les États-Unis. Il est important de rappeler que le décret relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable a permis d’éviter le rachat des chantiers de Saint-Nazaire par Fincantieri, soutenu par les Chinois. Le périmètre de la stratégie s’étend au-delà de la défense, englobant d’autres secteurs, comme les télécommunications. Bien que l’affaire Dailymotion puisse être considérée comme une erreur, le périmètre de la stratégie est assez complexe à définir. Le risque de politisation est réel.

M. le président Charles Rodwell. Croyez-vous que c’est un risque ?

M. Mathieu Plane. Concernant Carrefour, il n’est pas évident qu’il y ait eu un enjeu stratégique. En revanche, le fait que les Français soient attachés à Carrefour est un enjeu politique. Il est nécessaire de bien définir le périmètre des activités stratégiques.

M. François Geerolf. Nous assistons à un retour du politique, que nous le voulions ou non.

Pour nuancer les propos d’Emmanuel Combe, je tiens à souligner que ce qu’on appelle « politique de concurrence » englobe en réalité toutes les politiques qui considèrent uniquement le consommateur, sans prendre en compte son rôle de producteur ou de travailleur. Toutes les politiques, y compris la politique commerciale et le fait de décider que les marchés publics doivent aller au moins cher, sont considérées comme une forme de politique de la concurrence. Si, du point de vue de professeur d’économie, cette appellation est impropre, ce qui est généralement nommé « politique de la concurrence » englobe tous ces éléments, peut-être à raison.

En Europe, on considère d’abord le consommateur. Alors que nous avons lancé le pacte vert pour l’Europe, nous n’avons aucune industrie des renouvelables en Europe et les Chinois sont leaders sur le photovoltaïque. Quand nous créons de la demande, la question est de savoir si nous allons au moins cher ou si nous favorisons localement l’émergence de nouveaux producteurs. Cette question, qui s’est posée, n’est pas évidente, mais je constate que l’approche européenne a traditionnellement été de privilégier le moindre coût, sans entrave au commerce. Ce qui est étrange est que nous jouons le jeu du multilatéralisme, largement impulsé par Washington. Or, Washington a décidé de changer complémentent de stratégie et de tourner le dos au multilatéralisme. N’est-ce pas un contresens, de la part de l’Europe, de vouloir jouer ce jeu quand Washington ne le joue plus ? Cette évolution, qui concerne les présidences de Trump et Biden, va survivre à au moins trois présidences aux États-Unis. Avons-nous raison d’attendre que les grandes puissances reviennent à la table des négociations pour refaire vivre l’OMC comme nous le faisons actuellement ?

Emmanuel Combe est très optimiste en affirmant que les PIIEC ont été approuvés sans difficulté, mais il faut voir qu’un changement de philosophie – qui est bienvenu – a eu lieu. Les personnes ont évolué en Europe, tout comme les économistes. Thierry Breton s’est tout d’abord opposé à la direction générale de la concurrence et a défendu une vision plus axée sur la politique industrielle. Nous avions l’impression, y compris dans les directions générales, que la politique industrielle était, en quelques exemples, opposée à la politique de la concurrence. Les opposer ne relève donc pas totalement du contresens.

M. Emmanuel Combe. Je rejoins François Geerolf sur l’usage impropre de la notion de « politique de la concurrence », qui est relative aux ententes, aux abus de position dominante et au contrôle des concentrations. Bien qu’elle soit une forme de concurrence, la concurrence fiscale ne relève, par exemple, pas du droit de la concurrence à proprement parler.

L’idée que je défends est que nous avons besoin à la fois de politique industrielle et de politique de concurrence. L’insuffisance de l’une n’est pas nécessairement imputable à l’autre. Cependant, lorsqu’on met en œuvre une politique industrielle, il est crucial d’y intégrer des éléments de concurrence.

J’illustrerai cela par trois exemples.

Premièrement, lors de la pandémie de Covid-19, l’administration Trump a alloué environ dix milliards de dollars à l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense ou Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) pour le développement d’un vaccin sans désigner un vainqueur à l’avance. Cette approche, consistant à mettre onze laboratoires en concurrence, s’est avérée fructueuse.

Deuxièmement, lorsque le Japon a cherché à rattraper son retard dans l’industrie automobile et l’électronique grand public, le ministère de l’économie japonais a investi des dizaines de milliards de dollars dans l’industrie, avec une approche structurée comprenant des objectifs clairs sur cinq ans et, surtout, une distribution des subventions à un maximum d’acteurs, plutôt qu’à une seule entreprise. Le Japon compte douze constructeurs automobiles, ce qui n’est probablement pas étranger au fait que Toyota soit aujourd’hui le leader mondial. Les études économétriques démontrent que l’introduction de la concurrence dans la politique industrielle a contribué à son succès.

Troisièmement, alors qu’il n’y avait initialement pas de constructeur de voitures électriques en Chine, plus de 30 constructeurs ont bénéficié de subventions dans le pays. La Chine a appliqué une forme de darwinisme économique, aboutissant à l’émergence de quelques acteurs comme BYD.

Je ne prétends pas que la concurrence est la solution à tout. Je rejoins l’idée qu’Airbus n’aurait pas existé uniquement grâce au droit de la concurrence. Sa création a été permise par une volonté politique, d’une part, et de l’argent, d’autre part. Cependant, je maintiens que l’introduction de la concurrence dans la politique industrielle, particulièrement pour les innovations disruptives, est probablement la meilleure approche.

Je me réjouis de voir que les PIIEC illustrent bien cette logique. Le projet sur l’hydrogène, par exemple, implique une diversité d’acteurs : grands groupes français, start-ups, PME, entreprises françaises et italiennes. C’est précisément cette diversité des acteurs et des pays qui augmente nos chances de réaliser des innovations disruptives ou même d’accélérer le rattrapage technologique. En effet, nous nous apercevons que la concurrence accélère même le rattrapage.

J’ai peut-être été trop caricatural précédemment. Je vous rejoins sur l’idée que la concurrence n’est effectivement pas l’alpha et l’oméga et ne suffira pas à elle seule pour que l’Europe rattrape son retard. Néanmoins, elle n’est pas responsable de notre décrochage. Le véritable problème réside dans le manque d’innovation, notamment d’innovation disruptive.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Face à notre retard technologique significatif, notamment dans le domaine des voitures électriques où les Chinois nous devancent clairement – certains experts évoquent même une génération de retard –, la solution n’est-elle pas purement politique ? Ne pourrions-nous pas utiliser l’une des forces majeures que représente le marché européen, fort de ses 450 millions de consommateurs, en proposant aux industriels chinois un accès à notre marché sous condition de transfert technologique et d’implantation d’usines ?

M. Emmanuel Combe. C’était le sens de mon propos.

J’ai travaillé avec des collègues, dans le cadre du Front économique du Mouvement des entreprises de France (Medef), sur le retard technologique de l’Europe concernant les véhicules électriques. Nos analyses ont montré que même des droits compensateurs de l’ordre de 30 % seraient insuffisants pour combler l’écart avec la Chine, dès lors que nous voulons respecter les règles de l’OMC.

Avec ce groupe de travail du Front économique, nous sommes finalement arrivés à votre suggestion d’un transfert de technologie inversé. Il ne s’agirait pas d’ouvrir les portes de l’Europe aux Chinois pour qu’ils ouvrent des « usines tournevis », mais d’imposer de véritables transferts de technologie en échange de l’accès à notre marché de 450 millions d’habitants.

Je constate d’ailleurs que certains constructeurs européens commencent déjà à établir des partenariats avec des constructeurs chinois. Les industriels, prenant conscience de ce retard, n’excluent pas ce type de solution.

Cette idée d’un IDE très contraint, avec des exigences de contenu local et de véritable transfert de technologie, mérite d’être approfondie. Comme vous le soulignez, les experts estiment que notre retard dépasse une décennie. Je doute que nous parvenions à le rattraper par nos propres efforts. L’histoire montre de nombreux exemples où le rattrapage n’a jamais eu lieu, simplement parce que, pendant que nous essayons de rattraper notre retard, l’autre continue d’avancer.

M. Vincent Vicard. Il est important de distinguer les différents segments du marché automobile électrique. Le retard est effectivement évident sur les batteries, où il n’y a pas de constructeur européen de taille importante. Dans ce domaine, des investissements en Europe sont déjà en cours et la question du transfert de technologie se pose. Il est pertinent d’adopter cette approche de transfert de technologie là où le différentiel est important, comme l’a fait historiquement la Chine dans l’autre sens.

Cependant, sur les autres segments, le retard n’est pas de la même ampleur. Il faut garder à l’esprit que, lorsqu’une usine d’assemblage automobile étrangère s’implante en Europe, comme les projets de BYD, cela ne crée pas les emplois de services associés. Or, ces emplois sont cruciaux. Par exemple, le plus grand établissement de Renault est le Technocentre, qui est un centre de services associés à l’activité de production. Si nous n’avons que des constructeurs chinois en Europe, qui remplacent les constructeurs européens, nous perdrons ces emplois de services, d’ingénierie ou encore de R&D.

Un rééquilibrage est certes en cours, ce qui n’est pas surprenant étant donné que les constructeurs européens ont longtemps dominé le marché chinois. Nous allons voir des investissements, mais il est important de conserver des constructeurs européens pour l’avenir. Il faut vraiment distinguer les segments où le retard technologique est tel qu’il nécessite l’apport de technologies étrangères et ceux où les acteurs européens réalisent encore des profits importants, bénéficient d’une image de marque et sont capables d’effectuer une transition vers l’électrique de manière significative.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant le financement de l’industrie et de l’innovation, vous avez indiqué, monsieur Plane, que, chaque année, le montant des investissements français à l’étranger est supérieur d’environ 20 milliards d’euros au montant des investissements étrangers en France. L’industrie manque de capitaux. Selon vous, quels dispositifs désincitent potentiellement les investisseurs français à investir sur le sol national, les poussant à préférer des marchés étrangers ?

Ensuite, nous avons la chance de disposer, en France, d’une épargne extrêmement importante. Quels dispositifs pourrions-nous mettre en place pour mobiliser cette épargne afin de soutenir l’effort de redressement productif national ? Que pensez-vous de la création d’un fonds souverain français ?

Enfin, vous avez beaucoup parlé du financement nécessaire de l’innovation, notamment des innovations disruptives. Je suis d’accord qu’il est impératif de soutenir ces innovations pour éviter le décrochage de l’Europe et de la France. Les dépenses en R&D sont trop insuffisantes, autour de 2 %, contre les 3 % qui font consensus. Cependant, l’erreur de ces dernières années dans les politiques d’investissement public, notamment à travers le plan France 2030 et à l’échelle européenne, n’a-t-elle pas été de financer ces percées technologiques tout en négligeant les compétences industrielles de base de nos entreprises de taille intermédiaires (ETI) et nos PME, qui sont pourtant essentielles au développement de ces innovations ? On investit dans une technologie au travers de la Banque publique de développement (Bpifrance), mais ces entreprises n’ont souvent pas les moyens techniques ni les compétences pour industrialiser leurs innovations. On se retrouve alors avec des pépites qui ne peuvent pas industrialiser en France ni en Europe, ce qui conduit à des fuites de cerveaux vers les États-Unis, à des rachats de pépites nationales par des capitaux étrangers ou à des faillites, voire au développement d’activités économiquement absurdes sans rentabilité ni marché, à l’instar du groupe ACC.

M. Mathieu Plane. Le constat est complexe. Concernant les investissements à l’étranger, qui s’élèvent à 70 milliards pour 2023 malgré la hausse des investissements étrangers en France, plusieurs facteurs entrent en jeu. Il faut d’abord considérer la question du marché domestique. Les implantations se font dans des zones de forte croissance. Or, la zone euro est actuellement la zone de croissance la plus faible du monde. Ce n’est pas uniquement une question de compétitivité en matière de coûts, mais aussi d’accès au marché. De plus, les politiques commerciales et les droits de douane ont également influencé les choix d’implantation, certaines entreprises cherchant à échapper à certains droits de douane. Aujourd’hui, la question de l’énergie devient fondamentale, avec des différentiels de coûts importants, comme l’a signalé le président de Michelin. À cela s’ajoutent les politiques fiscales et la concurrence fiscale. On observe de plus en plus de baisses d’impôt sur les sociétés, y compris sur le territoire européen, avec des cas comme l’Irlande, les Pays-Bas et maintenant les États-Unis, qui proposent de baisser l’impôt sur les sociétés à 15 %. Les enjeux de transition écologique entrent également en compte. Le choix d’implantation se fait donc selon l’ensemble de ces éléments. La France reste attractive malgré tout grâce à certains atouts, mais cela ne suffit pas pour une croissance suffisante. La question est donc de savoir comment favoriser davantage d’implantations en France et en Europe.

Si la balance commerciale européenne est excédentaire, principalement grâce à plusieurs pays, dont l’Allemagne, le déficit de la France fait figure d’exception. Cependant, il faut noter que ces excédents ne sont pas nécessairement dus à des gains de parts de marché, mais souvent à des importations peu dynamiques. Le rétablissement des balances commerciales de nombreux pays s’est fait par des baisses d’importation, plutôt que par des gains de parts de marché. Regarder la balance commerciale ne permet pas de connaître la performance à l’exportation.

Quant au financement, nous disposons effectivement d’une épargne abondante, qui finance en partie notre dette publique. La question est de savoir comment mieux cibler cette épargne vers les endroits où il y a des difficultés. Globalement, le financement de l’économie globale est bon en France, selon les enquêtes de la Banque de France. Les difficultés se concentrent plutôt sur les entreprises qui prennent des risques, qui croissent rapidement et qui ont besoin de soutien pour passer du stade de PME à celui de licorne. La baisse de la fiscalité sur le capital n’a pas nécessairement permis de cibler ce financement là où il y a de vrais besoins, faute de fléchage précis. Un fléchage plus ciblé pourrait être intéressant, bien que cela puisse s’avérer complexe à mettre en œuvre. Malgré les baisses de fiscalité sur le capital, les problèmes de financement dans l’industrialisation, notamment dans les technologies de rupture, ne sont pas entièrement résolus. La simple baisse de fiscalité, qui s’inscrit dans une politique de concurrence fiscale, ne suffit pas à régler les problèmes de financement là où les besoins sont les plus complexes.

M. François Geerolf. L’excédent commercial est un point vraiment important, qui remet en cause l’indicateur que nous regardons tous, à savoir la part de l’industrie dans la valeur ajoutée. Il est possible d’augmenter cette part en réduisant à la fois la valeur ajoutée industrielle et le PIB, ce dernier dans une proportion plus importante. C’est, dans une certaine mesure, ce qui s’est produit dans la zone euro. En comparaison avec les États-Unis, la hausse de la production industrielle y est plus importante, bien qu’ils se soient davantage désindustrialisés en matière de parts du PIB. Une méthode facile pour augmenter la part de production industrielle serait d’appliquer une austérité drastique, mais au prix d’un effondrement de la production industrielle, car le premier client de l’industrie reste l’industrie nationale. Ce point n’est pas assez rappelé. Je m’interroge donc sur la pertinence de se fixer un objectif chiffré de part industrielle dans le PIB, comme le suggère le rapport Réindustrialisation de la France à l’horizon 2035 de France Stratégie en juillet 2024. Il serait préférable de compléter cet indicateur par d’autres, comme l’évolution de la production industrielle, de la valeur ajoutée ou du déficit commercial.

Je suis sceptique quant à l’idée de créer un nouveau livret d’épargne dédié à l’industrie. Les entreprises françaises qui délocalisent ne le font pas par manque de financement, puisqu’elles parviennent à investir à l’étranger. Le problème n’est pas le manque d’épargne en France. Sa transformation en épargne risquée est peut-être insuffisante. Les intermédiaires financiers ne jouent peut-être pas suffisamment leur rôle, même si je note que les réglementations bancaires actuelles compliquent le financement de projets risqués.

Par ailleurs, l’exemple allemand montre que la R&D est très complémentaire de la production. Les innovations incrémentales se font généralement près du processus de production. En effet, en Allemagne, on constate que les entreprises qui investissent le plus dans la R&D sont aussi celles qui produisent le plus dans le secteur industriel.

La question de la désindustrialisation française reste complexe. Tous les éléments sont interconnectés : l’industrie, les capitaux ainsi que la main-d’œuvre qualifiée et les ingénieurs. Je suis dubitatif quant à l’idée que nous manquions de travail qualifié ou de personnes formées, étant donné la qualité de nos écoles d’ingénieurs et de notre formation en mathématiques jusqu’ici. Si la formation n’est pas le problème, la question est de savoir pourquoi nous n’y arrivons pas en France. Je n’ai pas de réponse prédéfinie à cette interrogation.

La monnaie unique a certainement apporté des désavantages, car je ne crois pas trop aux effets de compétitivité de la monnaie unique. La concurrence est plus violente entre des pays qui ont des coûts de production différents et qui partagent la même monnaie qu’entre des pays qui ont des coûts de production différents et qui ont des monnaies différentes. Nous savons que de nombreuses délocalisations ont eu lieu en Europe de l’Est. La valeur ajoutée industrielle est d’ailleurs partie en Europe de l’Est. Ce point est plutôt une bonne chose en matière d’harmonisation et de convergence en Europe, mais la France en a beaucoup souffert. La disparition du risque de change a garanti aux producteurs étrangers la stabilité des prix de vente en France, ce qui n’était pas le cas auparavant puisqu’ils risquaient la dévaluation. Cette concurrence exacerbée par la monnaie unique est un défi, que la France peine à relever.

M. Emmanuel Combe. Concernant la compétitivité-coût, cela rejoint mon propos initial. Bien que le différentiel de compétitivité-coût avec l’Allemagne ait été résorbé, notre problème réside dans l’autre aspect de la compétitivité, à savoir le hors prix. Un client ne regarde pas uniquement le prix, mais le rapport entre le prix et l’utilité, c’est-à-dire la qualité. La France rencontre des difficultés dans certains secteurs, notamment dans les biens de consommation, comme le montrent les études Rexecode. Nous avons comblé l’écart de coût, ce qui était nécessaire, mais c’était peut-être la partie la plus facile. La compétitivité hors prix est un enjeu de long terme, impliquant l’éducation et la R&D sur une période de dix à quinze ans.

Par ailleurs, la France excelle dans la création de start-ups. Le véritable défi réside dans leur croissance. La question est de savoir pourquoi nous n’avons pas de nouveaux géants. La réponse est complexe et implique des aspects financiers, notamment le passage difficile de la « vallée de la mort » lors de l’industrialisation. La construction d’une capacité de production nécessite des capitaux, ce qui prend du temps. C’est là que la responsabilité de la filière entre en jeu. Dans les secteurs où l’innovation disruptive fonctionne, on constate souvent que les grands donneurs d’ordre accompagnent leurs sous-traitants. Par exemple, dans le secteur de l’aéronautique, l’avion vert verra le jour grâce à l’existence d’acteurs comme Airbus, Safran et de tout un réseau de sous-traitants qui vont financer et porter, pendant un certain temps via des fonds, des entreprises non rentables pour les aider à passer cette « vallée de la mort ».

Au-delà de l’aspect financier, il y a un problème de compétences, qui constitue l’un des principaux obstacles à la réindustrialisation. Il ne s’agit pas seulement d’ingénieurs qui partent à l’étranger. Dans l’aéronautique, par exemple, on manque de chaudronniers. Nous manquons de compétences pour produire en plus grande quantité. Pourquoi n’arrivons-nous pas à former davantage de personnes ? Et même si elles sont formées, pourquoi ne vont-elles pas dans l’industrie ? Il faut rappeler que, sur 125 000 jeunes formés chaque année aux métiers industriels, seulement 66 000 rejoignent effectivement ces professions, soit un taux d’évaporation d’environ 50 %. Il y a clairement un problème d’attractivité de l’industrie, mais aussi potentiellement un problème de mobilité géographique. En France, le facteur travail est relativement peu mobile, notamment en raison de difficultés d’accès au logement. Pour que les start-ups se développent, elles doivent pouvoir attirer des talents et des compétences. C’est donc la question de la mobilité du travail entre les entreprises et sur le plan géographique qui se pose.

Un autre problème concerne la taille du marché initial. Une start-up française commence par lancer son produit sur le marché français, avec un handicap énorme par rapport à un concurrent américain. Une start-up américaine vise d’emblée un marché de 350 millions de consommateurs, alors que l’entreprise française ou allemande va d’abord se concentrer sur son marché domestique avant d’envisager une expansion. L’entreprise Doctolib a, par exemple, commencé par le marché français avant de partir à la « conquête » des pays européens. Tant que nous n’aurons pas ce grand marché intégré avec des réglementations uniformes et simplifiées – ce 28e régime qu’appelle de ses vœux le rapport Letta –, les start-ups européennes seront toujours désavantagées, car elles penseront d’abord au marché domestique avant de considérer le marché européen.

M. Vincent Vicard. Pour rebondir sur les propos de Mathieu Plane concernant la concurrence fiscale au sein de l’Union européenne, je voudrais proposer une simplification réglementaire pour les entreprises à travers la création d’un impôt européen sur les sociétés, ce qui permettrait également de consolider les ressources fiscales.

M. le président Charles Rodwell. Penseriez-vous, par exemple, à une base similaire à la taxation des entreprises du numérique ?

M. Vincent Vicard. C’est effectivement un exemple. La Commission européenne a déjà fait plusieurs propositions dans ce sens. On pourrait envisager une consolidation européenne suivie d’une clé de répartition entre les pays, basée sur des critères liés à l’emploi ou aux ventes. Ces critères sont déjà bien définis et balisés. Des avancées ont été réalisées sous l’égide de l’OCDE et nous pourrions aller plus loin au niveau de l’Union européenne. Je pense que ce serait une simplification réglementaire intéressante.

Je voudrais également revenir sur la question des échecs que vous avez évoquée. Il faut assumer qu’une politique industrielle conduira inévitablement à des échecs. Nous avons des exemples récents comme Northvolt, l’entreprise suédoise qui a définitivement fait faillite il y a quelques jours, ou le groupe ACC, qui a fait de mauvais choix industriels. La vraie question est de savoir comment arrêter les financements et les réorienter. Vous mentionnez l’idée d’un fonds souverain, dont j’ignore s’il est nécessaire, mais cela soulève la question de la compétence administrative. Il faut être clair quant au fait que nous n’avons pas de recette miracle en matière de politique industrielle. Certains projets, comme Airbus, ont très bien fonctionné, tandis que d’autres projets similaires ont échoué.

La création d’une compétence administrative me semble être la base de toute politique industrielle. Il est nécessaire de définir des priorités. France 2030 couvre de nombreux secteurs, mais nos partenaires européens et internationaux ciblent les mêmes domaines. Il faut à un moment donné afficher clairement des priorités et disposer de la compétence administrative nécessaire pour développer les instruments, les tester, les adapter ou les arrêter, en cas de besoin. Cela nécessite d’afficher des objectifs clairs de politique industrielle et de créer un consensus sur le long terme – ce qui fait défaut en France – en réunissant tous les acteurs (entreprises, représentants des salariés, politiques et experts) pour définir une politique industrielle avec des objectifs et des instruments associés, afin de développer une compétence administrative capable de mettre en œuvre ces objectifs. L’absence d’objectif clairement défini rend difficile l’évaluation de certains projets, comme le PIIEC microélectronique. Or, nous avons besoin d’évaluations pour faire évoluer ces mécanismes. Nous avons toujours, en France, cette compétence administrative fondamentale, mais elle doit être redéveloppée en raison d’une perte de compétence administrative causée par le fait que nous n’ayons plus mené de politique industrielle verticale, ciblée et sectorielle depuis assez longtemps.

M. François Geerolf. Je suis d’accord avec Emmanuel Combe quant au fait que la mobilité des travailleurs français et les frais de notaire constituent un vrai problème, car l’industrie évolue et certains sites ferment tandis que d’autres ouvrent. Il ne faut pas rester attaché à un lieu. Aujourd’hui, nous sommes obligés d’investir dans des territoires spécifiques parce que les personnes veulent y rester, ce qui complique considérablement les choses.

M. Mathieu Plane. L’industrie de la défense, dont nous n’avons pas parlé, représente également un fort potentiel de réindustrialisation en Europe. Le plan de relance allemand change considérablement la donne au niveau européen, avec 500 milliards d’euros pour les infrastructures et 500 milliards d’euros pour la défense. Des changements importants sont à prévoir. Pour une fois, la France est plutôt bien positionnée dans ce domaine, ce qui constitue un élément positif à souligner.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez nous envoyer des éléments ou des documents que vous jugerez utiles aux travaux de la commission d’enquête.

L’audition s’achève à dix-huit heures cinquante.

 

 


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Laurent Croizier, M. Sébastien Huyghe, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Frédéric Weber

Excusés. – M. Pierre Pribetich, M. Vincent Thiébaut, M. Stéphane Viry