Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Agnès Bénassy‑Quéré, seconde sous-gouverneure à la Banque de France, professeure d’économie, Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France et de M. Gabriel Preguiça, chargé de mission 2
– Présences en réunion................................23
Mercredi
26 mars 2025
Séance de 11 heures 30
Compte rendu n° 10
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à onze heures trente.
M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir et à lever les freins à la réindustrialisation de la France. Nous accueillons aujourd’hui Madame Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous gouverneure de la Banque de France, professeure d’économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris. Vous avez également été présidente déléguée du Conseil d’analyse économique et chef économiste de la direction générale du Trésor, parmi vos autres engagements professionnels. Vous êtes accompagnée de Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France, et de M. Gabriel Preguiça, chargé de mission.
Je vous remercie de votre présence et vous invite à une intervention liminaire d’une dizaine de minutes, qui sera suivie d’un échange de questions-réponses, à commencer par notre rapporteur Alexandre Loubet.
Je vous prie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « je le jure ».
Mme Agnès Bénassy-Quéré, Mme Émilie Quema et M. Gabriel Preguiça prêtent serment.
Mme Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous gouverneure à la Banque de France, professeure d’économie. Je vous remercie pour votre invitation. Le sujet de cette commission est fondamental pour les économies avancées. Sans entrer dans tous les détails de ma présentation, je souhaite mettre en lumière quelques points essentiels.
|
L’évolution de la part de l’industrie manufacturière dans le PIB français montre une tendance de long terme à la baisse, passant d’environ 22 % en 1960 à moins de 10 % aujourd’hui. On observe toutefois une stabilisation depuis 2010, comme si un plancher avait été atteint ou que des politiques avaient permis d’enrayer cette baisse.
|
En comparaison avec d’autres pays européens, la France partait déjà d’un niveau plus bas que l’Allemagne ou l’Italie en 1991. Cependant, notre baisse a été relativement moins prononcée que celle du Royaume-Uni ou de l’Espagne. Ce phénomène de désindustrialisation est commun à l’ensemble des pays avancés, reflétant une transition vers une économie de services, similaire au recul de l’agriculture dans les années 1950.
Il est important de noter que la part de l’industrie dans l’emploi a connu une baisse plus marquée que sa part dans le PIB, en raison des gains de productivité plus importants dans ce secteur que dans les services.
Notre présentation se concentre sur trois aspects principaux : les performances internationales de l’industrie française, analysées à travers la balance des paiements ; les performances des entreprises, étudiées grâce à la base de données Fiben (fichier bancaire des entreprises) et les enjeux de financement de l’industrie dans le contexte européen.
|
Concernant la balance commerciale, il est crucial de comprendre que le déficit n’est pas une fatalité ; la France a connu des périodes d’excédent. Le solde commercial ne dépend pas uniquement de la compétitivité, mais aussi de facteurs tels que le prix de l’énergie, les décalages de conjoncture entre pays, les soldes budgétaires et les dynamiques démographiques et d’épargne.
|
La crise énergétique récente a mis en lumière la position relativement moins industrialisée de la France par rapport à des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, ce qui s’est avéré bénéfique dans ce contexte spécifique. Les secteurs intensifs en énergie – dont la consommation intermédiaire d’énergie représente au moins 5% de la valeur ajoutée produite –tels que la métallurgie, le raffinage et l’agroalimentaire, ont été particulièrement impactés.
|
L’analyse de l’indice de production industrielle du secteur manufacturier en zone euro depuis 2005 révèle une progression du secteur non intensif en énergie, malgré le creux lié à la crise du Covid-19. Cette tendance souligne l’importance croissante des secteurs moins dépendants de l’énergie dans notre économie.
L’indice de production industrielle pour les secteurs à forte intensité énergétique, représenté en rouge, montre une stabilité avant 2022, suivie d’une nette régression, bien qu’une stabilisation récente soit observée. Un zoom sur la période 2019-2024, normalisée à 100 en 2021, juste avant le choc énergétique, illustre clairement cette tendance. En comparant les pays et en se concentrant sur les secteurs manufacturiers énergivores, on constate un décrochage manifeste de l’Allemagne, tandis que la France suit une trajectoire proche de celle de la zone euro. Cette similitude avec la zone euro est bénéfique pour la politique monétaire, car cela signifie qu’elle convient généralement bien à la France, ce qui n’est pas le cas pour tous les pays européens.
Il ne faut pas percevoir la désindustrialisation de manière entièrement négative. Certes, elle a des implications en termes de gains de productivité et d’emplois stables et bien rémunérés, mais elle offre également une certaine résilience face aux défis actuels et futurs, notamment le réchauffement climatique et la transition énergétique. Une économie diversifiée peut constituer un atout dans ce contexte.
|
Le secteur automobile mérite une attention particulière.
|
On observe un mouvement de délocalisation de l’assemblage des constructeurs automobiles, visible dans la balance des paiements avec un effondrement du solde des biens, partiellement compensé par le solde du négoce.
|
Concernant les investissements directs étrangers (IDE), l’industrie représente plus d’un tiers du stock des IDE en France, ce qui est un score plutôt favorable. Cependant, les flux récents montrent une prédominance des IDE dans les services marchands au détriment de l’industrie, indiquant un manque de renouvellement des investissements.
|
Sur le plan microéconomique, les performances des entreprises industrielles sont globalement en ligne avec celles de l’ensemble de l’économie. Les données sur le taux de croissance du chiffre d’affaires, le taux de marge et le taux d’endettement ne montrent pas de différence significative entre l’industrie manufacturière et l’ensemble de l’économie. En 2023, l’industrie manufacturière a même surpassé l’ensemble de l’économie sur certains indicateurs.
|
Les cotations récentes des entreprises non financières françaises révèlent que la part des meilleures cotes en matière de crédit est d’environ 60 %, sans différence notable entre l’industrie manufacturière et l’ensemble des secteurs. L’évolution depuis 2019 est également comparable, contrairement au secteur de la construction qui connaît des difficultés plus marquées.
|
Concernant les encours de crédits mobilisés, on observe un léger repli pour l’industrie par rapport à l’ensemble de l’économie, principalement dans les crédits à court terme. Les crédits à moyen et long terme, qui représentent environ trois quarts de l’encours, restent stables pour l’industrie alors qu’ils augmentent légèrement pour l’ensemble de l’économie. L’encours des crédits mobilisés pour les entreprises industrielles représente environ 12 % de l’encours total.
|
Les défaillances des entreprises françaises ont connu une chute importante durant la crise du Covid-19 par rapport aux autres pays européens, suivie d’un rattrapage, moins marqué dans l’industrie que dans l’ensemble de l’économie. Actuellement, on observe une stabilisation des défaillances à un niveau légèrement inférieur à la moyenne d’avant Covid. Parallèlement, les créations d’entreprises ont fortement augmenté, y compris dans l’industrie, avant de se stabiliser récemment.
|
En matière de prêts garantis par l’État (PGE), l’industrie ne se distingue pas significativement du reste de l’économie. Les appels en garantie représentent environ 4 % des montants octroyés pour l’industrie, contre près de 5 % pour l’ensemble de l’économie. Les secteurs de l’immobilier et de la construction ont des niveaux plus élevés, de l’ordre de 5 à 7%.
Le financement de l’industrie reste un défi.
|
La répartition des portefeuilles financiers des ménages en France montre une part d’actions de 25 %, contre 40 % aux États-Unis, ce qui illustre les difficultés de financement en fonds propres et de l’innovation en France et dans la zone euro. Des réformes sont en cours, notamment dans l’assurance-vie, pour améliorer cette situation.
|
Le financement bancaire reste majoritaire en Europe, contrairement aux États-Unis. Des projets de titrisation sont envisagés pour donner plus de marge aux banques. La Banque de France soutient activement diverses initiatives, telles que l’union pour l’épargne et l’investissement, la supervision unique, le capital-risque et l’innovation financière, notamment la tokenisation, soit l’action de transformer des actifs réels en actifs numériques sous la forme de jetons ou tokens dans une blockchain, qui pourrait réduire la fragmentation des marchés financiers européens et les coûts d’accès au marché pour les petites entreprises.
M. le président Charles Rodwell. Concernant le financement de l’industrie à l’échelle française et européenne, pourriez-vous préciser la position de la Banque de France sur l’orientation de l’épargne des particuliers et des entreprises ? Vous avez évoqué l’union des marchés de capitaux, la titrisation et la tokenisation. Nous observons une forte pression des géants américains du capital-investissement pour inclure les fonds de placements indiciels ou Exchange Traded Founds (ETF) dans la régulation de l’union des marchés de capitaux, face à la résistance des acteurs français et européens. Pouvez-vous nous éclairer sur cette question cruciale pour le financement de notre industrie ?
Deuxièmement, concernant la politique monétaire, vous avez indiqué que l’évolution de la part industrielle française et sa situation macroéconomique se rapprochent de la moyenne de la zone euro, rendant la politique monétaire européenne plutôt favorable à l’économie française. Pourriez-vous développer ce point en relation avec l’évolution de notre industrie et de notre balance commerciale ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Sur l’orientation de l’épargne, je tiens à clarifier un point important. Le gouverneur souligne que l’Europe bénéficie d’une épargne abondante, excédentaire par rapport à l’investissement. Si davantage d’opportunités d’investissement étaient offertes aux ménages européens, ils les saisiraient. Il ne s’agit pas de diriger l’épargne de manière autoritaire, mais plutôt de créer un environnement propice à l’investissement.
L’union des marchés de capitaux peut y contribuer en améliorant les opportunités de rendement/risque pour les ménages. L’objectif est d’offrir aux ménages européens des produits attractifs qu’ils choisiront librement, tout en maintenant une diversification hors zone euro. Il est important de noter que l’augmentation nette du financement est cruciale, tout en permettant des entrées de capitaux pour soutenir davantage d’investissements.
Du côté des entreprises, cela se traduirait par des coûts de financement réduits, encourageant ainsi l’investissement. C’est l’esprit du rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024: rapprocher l’épargne et l’investissement par des instruments de marché.
Concernant les ETF, je préfère réserver ma réponse pour vous fournir des informations plus précises par écrit.
Quant à la politique monétaire, il faut distinguer deux aspects. D’une part, le cycle d’activité et d’inflation de la France ressemble beaucoup à celui de la zone euro dans son ensemble, en partie parce que la France représente 20 % de la zone euro, mais aussi parce que l’économie française est diversifiée, à l’image de la zone euro. Ainsi, la politique monétaire décidée pour l’ensemble de la zone euro correspond bien au cycle économique français.
D’autre part, concernant l’industrie et les taux d’intérêt, il est important de noter que ce sont les taux longs qui comptent pour l’investissement. Ces taux dépendent des signaux de la Banque centrale européenne (BCE) sur ses intentions futures, mais aussi largement des forces du marché, des équilibres d’épargne et d’investissement en Europe et aux États-Unis, ainsi que des inquiétudes des marchés concernant la soutenabilité de la politique budgétaire. Ce qui compte, ce sont les taux d’intérêt réels, en précisant qu’ils ne dépendent pas principalement de la politique monétaire à moyen et long terme.
M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous faire un point sur vos premières évaluations des conséquences macroéconomiques de la politique tarifaire et fiscale appliquée par les États-Unis ? Avez-vous également entamé des évaluations sectorielles, notamment sur les conséquences pour l’industrie française et européenne ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Nous avons effectivement mené de nombreux travaux sur ce sujet. La difficulté réside dans l’incertitude du scénario final, ce qui nous a conduits à élaborer différentes hypothèses. Deux idées générales se dégagent.
Premièrement, l’imposition de tarifs sur les importations américaines, avec ou sans mesures de rétorsion européennes, a un impact négatif sur la croissance, tant aux États-Unis qu’en zone euro.
Concernant l’inflation, les effets sont moins évidents. En théorie, une augmentation des tarifs aux États-Unis devrait y générer de l’inflation, entraînant une hausse des taux d’intérêt et une appréciation du dollar. Pour l’Europe, cela se traduirait par une dépréciation de l’euro, provoquant de l’inflation importée. Cependant, le dollar s’est déjà apprécié avant l’application des tarifs, et d’autres facteurs peuvent influencer son évolution.
De plus, un effet de diversion pourrait se produire : les exportations chinoises, ne pouvant plus accéder au marché américain, pourraient alimenter une déflation en zone euro. Finalement, nous restons prudents et estimons que l’impact global sur l’inflation devrait être limité.
Quant à l’activité économique, la France est environ 40 % moins exposée que l’ensemble de la zone euro aux États-Unis. Ainsi, lorsqu’on évalue le coût pour la zone euro en termes de croissance, il faut réduire ce chiffre d’environ 40 % pour obtenir l’impact sur l’économie française. Cela s’explique par une économie française plus diversifiée et moins dépendante des États-Unis.
Il convient d’être prudent car, à travers les chaînes de valeur, l’Allemagne et l’Italie peuvent être fortement exposées. Une réduction des importations d’intrants en provenance de France par les industries allemandes et italiennes aurait un impact sur notre économie. Ces aspects sont actuellement étudiés. Nous disposons de résultats sectoriels que nous pouvons vous transmettre. Bien que je ne me souvienne pas de tous les détails, l’aéronautique figure en tête de liste, suivie notamment par la chimie. Nous pouvons vous fournir ces évaluations, en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’estimations.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Plusieurs de mes interrogations ont déjà été abordées par le président, mais permettez-moi de rebondir sur vos propos. Ma première question concerne le renforcement de l’union des marchés de capitaux. Lors de notre première audition dans le cadre de cette commission d’enquête, nous avons entendu Louis Gallois qui exprimait des inquiétudes à ce sujet. Il craignait que ce renforcement ne conduise l’épargne française et européenne à s’orienter davantage vers des marchés comme les États-Unis, au détriment du soutien à l’industrie européenne et nationale. Quel est votre point de vue sur cette question ? Quels dispositifs pourraient être mis en place pour éviter cette fuite potentielle de capitaux ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. A-t-il détaillé le mécanisme par lequel l’union des marchés de capitaux entraînerait une sortie de capitaux ? D’un point de vue macroéconomique, l’effet inverse devrait se produire. L’union des marchés de capitaux, en rendant le marché financier plus attractif, devrait au contraire attirer des capitaux étrangers. Je suppose que sa préoccupation concernait de grandes banques américaines venant lever des fonds sur le marché des capitaux français.
Généralement, on considère que les portefeuilles des ménages européens, comme dans tout pays, ne sont pas suffisamment diversifiés. La part des investissements domestiques, tant en dette publique qu’en entreprises nationales, est trop importante par rapport à une optimisation risque-rendement. En Europe, cela se double du fait que la partie diversification est trop orientée vers les États-Unis et pas assez vers d’autres pays européens. C’est précisément ce que l’union des marchés de capitaux cherche à corriger.
Il est évident que de grandes entreprises financières auront l’opportunité de développer leurs activités en Europe si le marché devient plus fluide. Cependant, affirmer que cela nuirait à l’investissement en Europe me semble difficile à comprendre. Ces acteurs cherchent à générer des profits. S’il existe des opportunités d’investissement et de diversification des fonds en Europe, ils viendront. L’argent n’a pas d’odeur, comme on dit. Ils réagissent aux stimuli économiques.
Du côté des ménages, je ne vois pas non plus pourquoi cela poserait un problème. Le fait que des firmes américaines viennent prendre des parts de marché en Europe n’empêche pas le financement in fine de l’industrie européenne.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez affirmé que la politique monétaire menée par la BCE convenait finalement, du moins en partie, à l’industrie française. Considérez-vous que ce soit notamment dû au changement de doctrine opéré, à savoir ne plus lutter exclusivement contre l’inflation, mais accepter des assouplissements quantitatifs de la part de la BCE ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je ne pense pas qu’il y ait eu de changement de doctrine. La BCE lutte contre l’inflation, c’est son mandat principal. Lors de la période d’assouplissement quantitatif, qui a duré assez longtemps, elle l’a fait parce que l’inflation était trop basse. L’objectif est de 2 %, et nous étions nettement en dessous de ce seuil de manière durable.
Si l’on prend comme référence ce qu’on appelle la règle de Taylor, selon laquelle le taux d’intérêt réagit de manière égale à l’inflation et à l’écart de production (c’est-à-dire l’écart entre le PIB réel et le PIB potentiel), sur cette période, la BCE aurait dû avoir une politique monétaire plus restrictive. Cela prouve qu’elle a suivi son mandat de maintenir l’inflation à 2 %, en cherchant à la remonter avec une politique monétaire extrêmement expansionniste, malgré une situation économique réelle meilleure que celle de l’inflation.
Concernant la France, je peux vous fournir des graphiques qui le démontrent. Si la France était indépendante monétairement, ce qui n’a jamais été le cas en raison des différents systèmes monétaires historiques, le taux d’intérêt serait plus élevé qu’aujourd’hui pour compenser le risque de change. Cependant, les évolutions au fil du temps correspondraient à celles que nous connaissons actuellement.
Je suis convaincue qu’en rejoignant l’union monétaire, la France a gagné en souveraineté. Auparavant, elle subissait des taux d’intérêt plus élevés en suivant l’Allemagne. Maintenant, elle bénéficie de taux d’intérêt plus bas, adaptés aux besoins de l’économie française. C’est un gain réel.
La question industrielle est légèrement différente car elle concerne davantage le niveau du taux d’intérêt réel à long terme. Je pense que la France a également bénéficié d’une baisse de ces taux, due à la grande crédibilité de la politique monétaire et à la disparition du risque de change. Cette baisse concerne moins les cycles économiques que le niveau général des taux. L’Italie a peut-être encore plus profité de cette baisse des taux d’intérêt réels. En somme, le crédit est devenu moins cher grâce à l’union monétaire, j’en suis absolument convaincue.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président Donald Trump a exprimé le souhait de faire baisser la valeur du dollar, voire de remettre en cause le système de change. Comment percevez-vous, notamment au regard du contexte géopolitique international en crise, les évolutions des politiques monétaires à l’échelle mondiale de manière générale ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. C’est une question que j’ai récemment examinée, ayant publié un article à ce sujet que je peux vous transmettre. La question est de savoir si le système monétaire international est injuste. Des experts comme moi ont été surpris de lire, de la part du chef des conseillers du président Trump, que le système monétaire international était injuste. Généralement, on considère qu’il est injuste, mais favorable aux États-Unis, et non défavorable comme il le suggère. C’est un renversement de perspective.
Concernant votre question spécifique sur la baisse du dollar, c’est l’une des propositions d’un menu largement contradictoire. Si l’on isole cette proposition, on peut la comparer à un accord de change de type Plaza. Les accords du Plaza du 22 septembre 1985 intervenaient dans un contexte particulier, où la valeur du dollar avait doublé entre 1980 et 1985, et dans un environnement de pré-mondialisation financière, avec des marchés financiers différents de ceux d’aujourd’hui et une moindre liberté de mouvement des capitaux.
Il y a eu un accord pour stopper la hausse du dollar et même le faire baisser. L’efficacité de cet accord est débattue dans la littérature, car le dollar avait commencé à baisser avant sa mise en place. De plus, certains pays qui ont accepté d’intervenir sur le marché des changes pour faire baisser le dollar l’ont regretté par la suite, notamment le Japon. Cette intervention a été l’une des causes majeures de la bulle immobilière qui a fini par éclater, plongeant le Japon dans plusieurs décennies de déflation. Je doute que le Japon soit enclin à renouveler une telle expérience.
Actuellement, le bilan des banques centrales représente environ 7,5 % du marché financier mondial, tandis que les réserves de change s’élèvent à environ 2,5 %. Les banques centrales disposent donc de moyens limités. Si les marchés ne sont pas convaincus que la valeur du dollar doit baisser durablement, les interventions des banques centrales créent des opportunités pour le secteur privé. Le dollar ne devient pas moins cher, ce qui incite à l’achat. Rapidement, le dollar revient à sa valeur antérieure. Ce processus n’est pas durable. La littérature sur les interventions de change est très critique, indiquant qu’elles peuvent avoir un effet ponctuel et limité, principalement sur la volatilité plutôt que sur le niveau. De plus, l’existence de tarifs douaniers, comme mentionné précédemment, tend à faire monter le dollar. Si les marchés constatent une baisse artificielle du dollar, ils vont spéculer à la hausse, ramenant immédiatement le dollar à son niveau initial. Cette « stratégie de Mar-a-Lago » manque donc de crédibilité.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, nous sommes confrontés à un record de défaillances d’entreprises dans notre pays, comme l’indique l’une de vos diapositives. Avez-vous des évaluations permettant de quantifier la part des entreprises dans ce record de défaillances qui est due à un maintien artificiel pendant la crise du Covid-19 ? Plus précisément, pouvez-vous estimer le nombre d’entreprises qui auraient dû être en situation de défaillance pendant la crise si nous n’avions pas vécu la pandémie et bénéficié des PGE ? Disposez-vous de chiffres pour quantifier ces défaillances liées à la crise ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Tout à fait. La direction des entreprises de la Banque de France a effectué ce type de calcul. Elle a estimé quel aurait été le niveau normal de défaillances et le déficit cumulé de défaillances pendant la crise. Ce stock de défaillances manquantes se résorbe progressivement, mais je pense que ce processus commence à s’achever.
Mme Émilie Quema, directrice des entreprises à la Banque de France. L’estimation du nombre de défaillances évitées pendant la crise du Covid-19 est une approche très statistique. Elle dépend du point de référence choisi : prenons-nous la moyenne des dix années précédentes ou l’année 2019 comme base ? Notre estimation indique qu’environ 40 000 à 50 000 défaillances ont été évitées durant cette période, ce qui est considérable. Les estimations varient entre 30 000 et 50 000. Nous comparons statistiquement à la situation habituelle. Les défaillances étaient tombées entre 25 000 et 30 000 par an au lieu des 60 000 habituels. Actuellement, elles sont remontées légèrement au-dessus de 60 000. Il est difficile de mesurer précisément combien de ces 40 000 à 50 000 défaillances évitées ont été rattrapées, mais nous estimons qu’une bonne partie l’a été. Des travaux publiés par la Direction générale des entreprises (DGE), et d’autres que nous allons publier, montrent que les entreprises qui font actuellement faillite sont généralement les moins productives. Cela indique un phénomène de rattrapage. Les entreprises qui font faillite maintenant sont majoritairement celles qui auraient probablement fait faillite plus tôt sans les divers mécanismes de soutien et dispositifs publics mis en place pour les entreprises.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me réfère à un graphique que vous nous avez transmis, page 11, celui tout à gauche, sur l’indice de production industrielle du secteur manufacturier en zone euro entre 2005 et 2024.
|
On observe un véritable décrochage de l’industrie électro-intensive, ou du moins intensive en énergie, par rapport aux autres types d’industrie. Comment expliquez-vous cet écart qui apparaît bien avant la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine, puisque la rupture semble se produire vers 2009-2010 ? Quelle est votre analyse de cet écart ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. En effet, nous observons deux phénomènes distincts. Le premier est la crise de 2009 qui provoque une chute générale. Ensuite, la reprise est moins forte pour certains secteurs. Il ne s’agit pas uniquement des industries électro-intensives, mais plutôt de celles dépendantes du prix du gaz et donc de l’énergie en général. Même avant la crise du gaz, il existait déjà un écart important entre l’Europe et les États-Unis concernant les prix de l’énergie. On constate un nouveau décrochage net en 2022, affectant plus particulièrement l’Allemagne que la France, en raison de sa dépendance au gaz russe. Bien que des études aient suggéré que la substitution à court terme était possible, on observe clairement des difficultés pour l’économie allemande depuis 2023-2024. Cela a été un coup dur pour l’Allemagne. Il y a donc deux étapes distinctes dans ce processus. Je peux vous fournir un graphique supplémentaire pour mieux illustrer cette décomposition.
M. Robert Le Bourgeois (RN). Sur le sujet des freins à la désindustrialisation, vous avez mentionné l’importance du financement bancaire traditionnel pour l’industrie française. Je souhaiterais aborder l’aspect comportemental des banques françaises. En matière d’octroi de crédit, vous êtes en contact quotidien avec elles, qu’il s’agisse de banques généralistes ou mutualistes. N’observe-t-on pas aujourd’hui une aversion au risque vis-à-vis de l’industrie et du financement industriel ? Cette aversion n’est-elle pas renforcée par les contrôles de la Banque centrale européenne ? Par ailleurs, quel est l’impact des politiques ou des engagements RSE sur le financement de certains projets par les banques françaises ? Certaines banques vont-elles jusqu’à rompre des relations avec des industries jugées négativement ? Enfin, en prenant un exemple concret, comment envisagez-vous le futur financement des industries de défense ? Les banques françaises ou celles présentes en France sont-elles prêtes à financer ce secteur ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Si nous nous référons à la page 20, qui illustre l’évolution du crédit, les courbes orangées représentent le crédit à court terme, ou crédit de trésorerie.
|
On observe la bosse liée au Covid, correspondant au crédit à court terme accordé à toutes les entreprises, y compris industrielles. Ce phénomène est en voie de résorption. Même dans l’industrie, nous percevons quelques signes indiquant de possibles difficultés à obtenir des crédits à court terme. Cependant, il est délicat d’attribuer cela uniquement à une réticence des banques, car cela pourrait aussi résulter d’une baisse de la demande des entreprises. Nous suivons le pourcentage d’entreprises n’obtenant pas totalement ou partiellement le crédit demandé. De mémoire, je n’ai pas noté de rupture récente, mais je n’ai pas examiné en détail la situation de l’industrie par rapport aux autres secteurs. C’est un aspect que nous pourrions approfondir concernant la trésorerie.
Pour le crédit à moyen et long terme destiné à l’investissement, la courbe pointillée verte se situe au-dessus de celle de 2020. Actuellement, nous sommes au-dessus de 140 pour l’industrie. En fait, l’industrie a davantage bénéficié de crédits d’investissement que la moyenne de l’économie. Toutefois, cela ne permet pas de distinguer l’offre de la demande. C’est le résultat de leur interaction. Au niveau agrégé, nous n’avons pas observé de difficulté particulière d’accès au crédit pour les entreprises françaises, bien que nous suivions cela très attentivement. Nous pourrions effectuer une analyse plus ciblée sur l’industrie pour répondre plus précisément à votre question.
Concernant l’industrie de la défense, une difficulté bien identifiée au niveau européen concerne la taxonomie, un sujet en cours de traitement. Il a été constaté que la défense ne correspond pas aux critères de la taxonomie actuelle, ce qui pose effectivement un problème.
M. Lionel Vuibert (NI). Vous avez rappelé tout à l’heure, votre collègue également, le bénéfice des prêts accordés au moment de la crise du Covid qui ont permis à nombre d’entreprises de continuer à exister, même si la mesure a peut-être un effet pervers en prolongeant artificiellement l’existence de certaines des entreprises artificiellement.
Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation particulière, du fait, en grande partie, de la situation internationale que l’on connaît, synonyme d’un ralentissement des économies françaises, allemandes, italiennes quasiment en même temps, notamment en matière d’industrie. Je pense au secteur de l’automobile avec les changements imposés, notamment en matière d’abandon du moteur thermique. Je rencontre sur ma circonscription aujourd’hui des entreprises soumises à des difficultés à se financer alors qu’elles doivent s’adapter à la transition de leur marché.
Ne pensez-vous pas que nous devrions revoir notre politique en matière de remboursement des PGE ou d’étalement ou de transformation de ces crédits. Cela permettrait à beaucoup encore de franchir cette étape à laquelle ils sont confrontés ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je séparerai peut-être les deux sujets. En matière de remboursement des PGE, 21 % des entreprises, à ce jour, ont remboursé intégralement leurs PGE. Dans l’industrie, ce taux s’établit à 20 %, donc il n’y a pas vraiment de différence. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, les industries sont beaucoup plus exposées à la question de la transition que les entreprises de service en moyenne, ce qui pose un sujet de financement de la transition.
Notre politique, au niveau du système européen, est de faire en sorte que de plus en plus le marché et les banques discriminent leurs politiques de financement en fonction des objectifs de transition. C’est le travail d’Émilie Quema, au niveau français, à travers le développement d’un indicateur climat, qui va permettre aux entreprises de se situer dans la transition et d’aller utiliser un indicateur certifié par les services de la banque de manière volontaire. Une entreprise qui voudrait montrer à sa banque qu’elle est bien située dans la transition, que son projet d’investissement est cohérent avec une trajectoire de transition, devrait pouvoir utiliser cette information pour obtenir un crédit plutôt moins cher auprès de sa banque. Pourquoi la banque agirait-elle de la sorte ? Parce que la banque, de l’autre côté, est surveillée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) qui va regarder son portefeuille de crédit et exiger que ce portefeuille remplisse un certain nombre de critères favorables à la transition. Il va stresser ce portefeuille avec un risque de transition. In fine, il y aura des implications en termes de ratios de capitalisation.
Nous sommes très actifs, avec l’objectif que le système dans son ensemble en vienne à discriminer positivement les entreprises qui investiraient dans la transition. C’est quand même le travail des banques d’évaluer le risque. Il n’y a pas que le risque de transition. Nous ne voulons pas non plus créer des risques pour les finances publiques.
M. Lionel Vuibert (NI). Je partage votre analyse. C’est le travail des banques de financer l’économie, mais je n’ai pas le sentiment que ce soit le cas aujourd’hui. J’entends bien le dispositif que vous souhaitez mettre en place. Il y a urgence par rapport à la situation du moment. Des entreprises se voient refuser un financement ou un étalement de leur PGE et se retrouvent dans une situation conjoncturelle qu’elles auront du mal à dépasser sans dispositif nouveau.
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Encore une fois, le PGE n’est pas un dispositif de financement d’investissement. Il répondait à un objectif particulier. Ma réaction par rapport à cela, ce n’est pas de rembourser le PGE, mais de prendre un prêt à plus long terme de manière à financer cette transition. Ce n’est pas forcément un prêt qu’il faut, ce sont peut-être plus de fonds propres. Nous revenons sur le sujet de l’union de l’épargne et de l’investissement. Allons-nous assez vite ? Nous souhaiterions aller très vite. L’Europe, notamment la France, n’est pas sur ce calendrier. Il y a des freins.
Notre objectif est de maintenir l’ambition de l’union de l’épargne et de l’investissement et des objectifs de transition et que l’on facilite la vie des entreprises à travers une vaste simplification. Simplifier ne veut pas dire déréguler, parce que si on revient en arrière, alors ce que vous dites, on ne l’aura jamais. Vous avez totalement raison de dire qu’aujourd’hui, la discrimination ne se fait pas. Par exemple, les obligations émises par les entreprises, dites corporate, qu’elles soient vertes ou brunes, ne font pas varier le taux d’intérêt. Il y a un vrai enjeu. Il faut qu’on aille vite. Franchement, dans toutes les parties de la Banque de France et de l’Eurosystème en général, nous suivons cet objectif.
M. le président Charles Rodwell. Je souhaiterais aborder la question du coût du travail, en particulier l’évolution de la progression des cotisations en fonction du niveau de salaire. De nombreuses études, y compris les vôtres et celles d’autres institutions, ont démontré que les réformes de 2010-2011 sur les cotisations ont engendré une trappe à bas salaires, rendant la progression salariale très difficile. Cette situation a particulièrement affecté le coût du travail dans l’industrie, comparativement à certains secteurs tertiaires où les salaires sont généralement moins élevés.
Pourriez-vous nous donner votre avis sur les conclusions du rapport d’Antoine Bozio et Étienne Wasmer du 3 octobre 2023 sur l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité et à son effet sur l’emploi, le niveau des salaires et l’activité économique, concernant la refonte de la progression du niveau de cotisation ? Par ailleurs, dix ans après sa mise en place, quel bilan tirez-vous du pacte de responsabilité et de solidarité de 2014, qui s’est transformé en 2019 en une baisse généralisée des cotisations ? Notamment, quels ont été ses effets sur la capacité du secteur industriel à fluidifier les progressions salariales et sur l’évolution parallèle du niveau de cotisation ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je vous donne mon avis en train qu’économiste généraliste, et n’ayant pas travaillé moi-même sur ce sujet. Ma lecture des travaux est que tout dépend de l’objectif. Dans un objectif d’emploi, les allègements de charges sur les bas salaires ont fonctionné. Il y a beaucoup d’études qui le montrent et ça fonctionne au niveau du Smic, proche du Smic, ça ne fonctionne plus sur des niveaux plus élevés. Pourquoi ? Parce que ce sont des niveaux où les qualifications sont relativement rares.
Si l’on baisse les charges patronales, cela se transmet en termes de niveau du salaire, net, il y aura un partage du gain entre l’entreprise et le salarié. Le salarié va gagner plus, ce qui est bien pour lui. Cela peut éventuellement l’encourager à aller vers ce métier, encourager les jeunes à aller vers ce métier, mais en tout cas, ce ne sont pas plus d’emplois au niveau agrégé.
S’agissant du rapport Bozio-Wasmer, nous avons quand même changé d’époque. En France, nous avons encore beaucoup de chômage, mais il y a des difficultés de recrutement dans les entreprises, notamment industrielles. L’objectif n’est pas uniquement de créer des emplois peu qualifiés pour des jeunes peu qualifiés. Il peut s’agir de l’incitation, par exemple, à se former pour monter dans l’échelle des salaires. Avec les taux marginaux d’imposition, l’exercice apparaît extrêmement difficile, puisque l’entreprise ne peut pas récompenser les efforts de formation à leur juste valeur. Ça lui coûterait trop cher.
Ce sujet est aussi lié au fait que les emplois industriels sont considérés comme des emplois en moyenne mieux payés, plus stables. Les difficultés de recrutement sont plus évidentes dans ces domaines. Ce sont ce qu’on appelle des « bons emplois ». De plus, il nous faut réfléchir dès aujourd’hui à l’impact de l’intelligence artificielle, qui imposera un effort de formation majeur. Nous savons à quel point il est difficile de motiver les salariés à se former. Quelles sont les perspectives ? Aujourd’hui, il n’y en a pas beaucoup. L’intelligence artificielle risque de transformer beaucoup d’emplois disons moyennement qualifiés, ce qui laisse entendre un vrai sujet d’accompagnement.
Je suis assez sensible à ce rapport Bozio-Wasmer qui essaye de lisser un peu les taux marginaux d’imposition, de « déquantifier » de manière la courbe. Ils proposaient plusieurs scénarios, dont un budget inchangé. Il y a aussi un sujet de simplification, puisque je crois qu’ils calculaient plus d’un milliard de combinaisons possibles de cotisations en France. Cela donne un peu l’idée de la complexité et la complexité est un coût fixe, notamment pour les petites et moyennes entreprises (PME), qui manquent de visibilité. Ce manque de visibilité concerne aussi les salariés. Nous allons bientôt publier un bulletin de la Banque de France qui est assez stupéfiant. Nous menons des enquêtes régulières sur les perceptions des ménages sur l’inflation. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont vu en 2024 que l’inflation avait baissé. Mais la mauvaise nouvelle, c’est qu’ils n’ont pas vu que leur revenu avait augmenté. Même ceux qui sont plutôt en bas, plutôt vers le Smic, qui a augmenté cet objectif, même ceux qui sont retraités, dont les pensions sont indexées, ne voient pas que leur revenu augmente. On a un vrai sujet de perception, de complexité. Ils ne savent pas lire leur feuille de paie, je ne sais pas, mais je pense que c’est un vrai sujet de politique publique d’arriver à rendre plus transparent le sujet des revenus directs, mais aussi indirects, donc différés, et notamment les cotisations retraites.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avez-vous des études ou comptez-vous en mener sur le coût d’application de ce que j’appelle « les impôts paperasse », c’est-à-dire les normes, notamment issues de l’Union européenne ? La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) a conduit une étude très intéressante qui les chiffre à peu près, et je parle seulement du coût d’application, je ne parle même pas de l’impact, qui les chiffre donc à peu près à 20 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. Si on regarde le rapport Draghi, on pourrait faire une estimation entre 40 et 50 milliards d’euros par an. Je parle encore une fois exclusivement du coût d’application des normes issues de l’Union européenne. Avez-vous des études sur ce sujet ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Nous-mêmes, non. Nous allons publier prochainement un bulletin qui compare les normes de capital, les normes prudentielles en Europe et aux États-Unis. Il montre que les normes, au total, sont à peu près identiques, mais que c’est beaucoup plus compliqué en Europe, où il y a une espèce de millefeuille. C’est aussi une complexité pour les intermédiaires financiers.
Le rapport Draghi reprend un chiffre du Fonds monétaire international (FMI) considéré comme plutôt élevé. Il y a d’autres estimations et nous pourrons revenir sur ce point. Qu’il y ait un coût, c’est évident, et c’est une bonne occasion de regarder le sujet. Il faut aussi prendre en compte le millefeuille territorial. Les entreprises qui veulent, par exemple, implanter un nouveau site de production vivent un cauchemar. Cependant, il y a des choses positives en France. Créer une entreprise, c’est considéré comme très facile ici par rapport à d’autres pays. Il y a des indices, Banque mondiale ou autre, le nombre de jours nécessaires pour créer une entreprise, etc. Nous sommes très bien placés.
S’agissant des défaillances, je crois qu’on a énormément progressé, que le dispositif français est considéré comme plutôt bon, et vous savez que la durée est très importante pour valoriser au mieux les capital et le travail.
Je souscris complètement au fait qu’on a un coût fixe, et notamment par définition, un coût fixe, cela nuit plus aux petits qu’aux grands.
M. Robert Le Bourgeois (RN). Je voudrais revenir brièvement sur les produits de financement proposés aux entreprises en général et aux industries en particulier. Vous avez justement rappelé que le PGE était un outil conjoncturel qui ne finance pas nécessairement l’investissement. En revanche, le prêt participatif relance a été lancé après la crise du Covid. Son succès me semble mitigé, mais j’aimerais avoir votre avis à ce sujet. Si je me souviens bien, environ 6 milliards d’euros ont été mis en place début 2024, ce qui n’est pas un montant considérable. Comment évaluez-vous le succès relatif de ce produit de financement des investissements ? Est-ce dû à un problème de demande, comme nous l’évoquions précédemment, ou à la complexité du produit ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Ce produit a effectivement rencontré peu de succès. Son lancement n’a pas coïncidé avec une période propice aux investissements des entreprises. Nous sommes confrontés à un double problème de demande et de complexité. De manière générale, il serait judicieux de simplifier le paysage de l’épargne et de l’investissement. La multiplication des produits et livrets a conduit à une fragmentation et une complexification du système. Il faudrait revenir aux fondamentaux en matière de produits financiers. Ma préférence irait vers la création de produits pan-européens permettant aux entreprises de se financer auprès des ménages. Les assureurs-vie et les fonds de pension – bien que nous n’ayons pas de fonds de pension en France, mais des assureurs-vie qui s’en rapprochent – constituent un bon vecteur pour cela. Certes, l’investissement direct sur les marchés actions ou les obligations d’entreprise comporte des risques que tous les ménages ne peuvent pas assumer. C’est pourquoi des intermédiaires sont nécessaires. Les limites des banques ont été mises en évidence, notamment en raison des normes de capital qui restreignent leur capacité à prendre des risques. La titrisation, si elle est bien menée, peut favoriser le financement des entreprises par les banques, malgré les mauvais souvenirs qu’elle peut évoquer.
Concernant l’assurance-vie, 33 % des placements contribuent directement au financement des entreprises, que ce soit par des obligations corporate ou par des fonds actions ou des actions en direct. C’est substantiel, même si aux États-Unis, 40 % du portefeuille financier des ménages est constitué d’actions. Les travaux en cours pour inciter davantage les assureurs-vie à investir à long terme pourraient être très bénéfiques pour les entreprises. L’étape suivante serait de rendre ces produits interopérables au niveau européen, permettant ainsi de capter l’épargne d’autres pays européens et vice versa. Cette approche serait avantageuse pour tous : les entreprises auraient accès à un plus grand volume d’épargne à moindre coût, les intermédiaires pourraient mieux absorber leurs coûts fixes et les ménages en tireraient également profit. C’est véritablement l’esprit de l’union de l’épargne et de l’investissement.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour conclure cette audition, j’aimerais aborder l’objectif de réindustrialisation fixé par le gouvernement à 15 % du PIB d’ici 2035. Cette trajectoire vous semble-t-elle réalisable ? France Stratégie a publié une étude présentant quatre scénarios allant de 8 % à 15 % du PIB en 2035. Lors de son audition, le nouveau commissaire au plan, Clément Beaune, a admis que l’objectif de 15 % serait difficile à atteindre et semblait plutôt envisager une réindustrialisation à hauteur de 10 % à 12 % en 2035. Quelles sont vos prévisions à ce sujet ? Disposez-vous d’études prospectives sur cette question ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Ce sujet s’éloigne quelque peu de notre domaine d’expertise principal. Néanmoins, nous constatons que la tendance à la baisse a été enrayée. Nous avons l’habitude de raisonner en termes d’emplois à forte valeur ajoutée, qu’ils soient dans l’industrie ou dans les services. Aux États-Unis, par exemple, on trouve des emplois à très haute valeur ajoutée dans les services, notamment dans le secteur technologique. Ces emplois ont un effet multiplicateur important sur l’emploi global, générant des services annexes et irriguant les territoires.
L’accent mis sur l’industrie est largement lié à un désir de souveraineté et de meilleure répartition territoriale des emplois, les emplois industriels à haute valeur ajoutée étant généralement mieux répartis sur le territoire que ceux des services, souvent concentrés dans les métropoles. Cet objectif est tout à fait pertinent. Cependant, on a peut-être trop insisté sur la souveraineté dans le domaine industriel, parfois au-delà des secteurs véritablement stratégiques, tout en négligeant la souveraineté dans le domaine des services.
Par exemple, dans le secteur des paiements, que nous connaissons bien à la Banque de France, la France est plutôt bien positionnée. Toutefois, certains pays européens sont fortement dépendants des services de paiement américains comme Visa et Mastercard, ce qui pose un réel problème de souveraineté. Il en va de même pour d’autres services informatiques.
Plutôt que de fixer un objectif chiffré de réindustrialisation, je préconiserais de se concentrer sur la répartition des activités sur le territoire. L’objectif devrait être d’attirer des activités innovantes à fort potentiel de croissance et à haute valeur ajoutée, qu’elles soient industrielles ou de services, pour assurer notre souveraineté et un meilleur équilibre territorial. Par exemple, les centres de données ou data centers, qui ne s’implantent pas nécessairement dans les centres-villes en raison des coûts énergétiques et fonciers, peuvent contribuer à cet équilibre.
En résumé, je privilégierais une approche axée sur l’attraction d’activités innovantes et à haute valeur ajoutée, capables de contribuer à notre souveraineté et à l’équilibre des territoires, plutôt que de me focaliser uniquement sur l’industrie.
M. le président Charles Rodwell. Monsieur le rapporteur et chers collègues, avez-vous d’autres questions ? Je pense que nous avons fait le tour. Merci beaucoup. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Mme Agnès Bénassy-Quéré. Je vous remercie pour votre invitation. Je note que nous devons revenir vers vous concernant plusieurs sujets : les ETF, l’impact des tarifs au niveau industriel, l’évolution des taux d’intérêt en France par rapport à la zone euro, le système monétaire international, le prix de l’énergie et le décrochage de l’industrie à partir de 2009, le rationnement éventuel du crédit à l’industrie, et le coût de la paperasserie administrative.
M. le président Charles Rodwell. Excellent. Voilà un programme de travail bien fourni. Je vous remercie et vous invite, comme vous l’avez mentionné, à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été adressé et aux questions orales posées par le rapporteur.
La séance s’achève à treize heures.
Présents. – M. Pierre Cordier, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert