Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Xavier Jaravel, président délégué du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à la London School of Economics 2
– Présences en réunion................................13
Mercredi
2 avril 2025
Séance de 15 heures
Compte rendu n° 15
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quinze heures.
M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France par l’audition de M. Xavier Jaravel, professeur à la London School of Economics, lauréat en 2021 du prix du meilleur jeune économiste de France et président délégué du Conseil d’analyse économique (CAE) depuis le 18 mars dernier. Monsieur Jaravel, nous vous remercions de répondre à notre invitation.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jaravel prête serment).
M. Xavier Jaravel, président délégué du Conseil d’analyse économique, professeur d’économie à la London School of Economics. Je vous remercie pour cette invitation devant votre commission d’enquête.
Les premiers freins à la réindustrialisation sont de nature macroéconomique. Il existe des raisons structurelles qu’un pays comme la France connaisse une baisse du poids du secteur industriel dans le PIB et une baisse du poids du nombre d’emplois industriels dans l’emploi total. Elles portent notamment sur des effets de revenus – en s’enrichissant, on tend à acheter davantage de services et de moins en moins de biens industriels – et des effets de substitution. En effet, la croissance de la productivité est généralement plus élevée dans l’industrie, induisant une baisse des prix relatifs. Finalement, les consommateurs décident de dépenser davantage sur les services, puisque les biens industriels sont moins chers. Pour l’ensemble de ces raisons, quasiment tous les pays du monde connaissent une baisse tendancielle du poids de l’industrie dans leur économie.
Dans ce contexte, la manière de baisser moins vite la part de son industrie dans le PIB que les autres pays, voire de l’augmenter, consiste à être plus compétitif sur l’industrie et à s’arroger davantage de parts de marché au niveau mondial. Pour y parvenir, il faut disposer de capacités d’innovation et de compétitivité, dans l’industrie, mais aussi plus généralement dans l’économie entière.
Ensuite, je souhaite insister sur deux points. Le premier concerne l’ampleur du phénomène de désindustrialisation. Selon les chiffres d’Eurostat, la France ne se situe pas dans une situation très particulière par rapport à d’autres pays. Nous sommes partis d’une base industrielle plus faible depuis longtemps. Celle-ci a diminué au cours du temps, mais au même rythme que les pays comparables. Par exemple, entre 1995 et 2019, la part de l’emploi industriel dans l’emploi total en France est passée de 14,7 % à 9,1 %, alors que dans l’Union européenne (UE), cette part est passée de 18,9 % à 13,6 % et de 21,1 % à 17,1 % en Allemagne. Les mêmes tendances à la baisse se retrouvent sur la valeur ajoutée industrielle, à l’exception de l’Allemagne, qui l’a à peu près maintenue. Par ailleurs, le périmètre de l’industrie pose également question. Il serait par exemple possible d’intégrer dans cet agrégat les services en ingénierie informatique, qui sont très importants pour les entreprises industrielles elles-mêmes. Dans cette catégorie élargie, l’emploi se maintient au cours du temps.
Le deuxième point concerne notre potentiel d’innovation et de compétitivité, qui n’est a contrario pas très performant et qui induit par conséquent des effets sur tous les pans de l’économie, notamment sur l’industrie. Se posent ici les sujets liés au capital humain et donc la qualité de l’éducation en France. Les enquêtes internationales Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) et Tendances dans l'étude des mathématiques et des sciences ou Trends in International Mathematics and Science Study (Timss) témoignent ainsi d’un recul marqué au cours du temps de la France, non seulement par rapport à d’autres pays, mais également par rapport à elle-même. Nos nouvelles générations font moins bien que les générations précédentes.
Dans une note du CAE de 2022, nous avons effectué ce constat à la fois pour mesurer les baisses de niveau et établir un lien entre ce niveau et la capacité d’innovation, la capacité de diffusion des innovations, et les pénuries de talents et de main-d’œuvre. Le retard pris dans les années 1980 et les années 2010, marquées par une baisse continue des performances éducatives en France engendre un effet important sur la croissance économique et sur la productivité. En conséquence, cette problématique de la diffusion de l’innovation en général pour l’économie française est aussi particulièrement prégnante pour l’industrie.
J’y vois là un des freins principaux sur lesquels il est possible de jouer à long terme, en renforçant le potentiel de notre pays en termes de qualité de l’éducation, d’orientation des talents vers les filières industrielles, les filières scientifiques, les filières d’innovation. Il existe ainsi un potentiel de talents inexploités qui ne se tournent pas vers ces carrières. Il faut également mentionner les sujets liés à la diffusion des innovations, l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) et des robots. Dans ces domaines, nous sommes en retard par rapport à d’autres pays.
Ensuite, d’autres systèmes de soutien efficaces peuvent être imaginés, comme France 2030 ou les appels à projets pour favoriser l’adoption de telle ou telle technologie dans plusieurs secteurs. L’efficacité des dispositifs pourrait être renforcée en évaluant davantage au fil de l’eau l’existence d’effets d’aubaine. Je ne connais pas la part exacte des 50 milliards d’euros de France 2030 qui est dévolue à l’industrie, mais il me semble qu’elle est élevée.
J’ajoute que 70 % de ces 50 milliards d’euros concernent des appels à projets. En séparant les entreprises retenues par France 2030 de celles qui ne le sont pas, il est possible de conduire une analyse statistique pour établir s’il existe des effets d’entraînement ou plutôt des effets d’aubaine. Pour le moment, une telle analyse n’est pas intervenue, alors qu’elle est pratiquée ailleurs, notamment aux États-Unis. Ce faisant, elle permet de redéployer des dispositifs et d’interrompre ceux qui ne sont pas aussi efficaces que d’autres. Renforcer l’efficacité des programmes qui visent à faciliter la diffusion des innovations me semble constituer un autre axe pragmatique et important pour contrer la baisse de l’activité industrielle et, plus généralement, renforcer le potentiel d’innovation du pays.
En résumé, les principaux points concernent le contexte macroéconomique général, l’importance du capital humain et de la diffusion d’innovations et enfin l’efficacité des dispositifs de soutien à l’innovation.
M. le président Charles Rodwell. Ma première question concerne la commission d’évaluation France relance, que vous avez présidée. En comparaison avec d’autres plans mis en œuvre en Europe ou en France comme France 2030, estimez-vous que France relance constitue une référence sur laquelle nous devrions nous appuyer ? À l’inverse, conviendrait-il de faire évoluer la méthode ? Les chefs d’entreprise semblent faire part d’une moindre satisfaction vis-à-vis de France relance, tant sur les secteurs concernés que la méthode employée.
M. Xavier Jaravel. La commission d’évaluation avait analysé plusieurs pans du plan de relance. Il apparaît qu’aucun problème manifeste n’est intervenu dans l’allocation des fonds. Les enveloppes initiales ont été respectées et l’engagement était relativement rapide. En revanche, nous n’avons pu analyser les effets d’entraînement ou les effets d’aubaine que sur certains pans du plan. Quand cela a été possible, les résultats étaient encourageants. S’agissant des aides à l’apprentissage ou de certaines aides liées à la transition énergétique, nous avons ainsi pu constater des effets d’entraînement importants sur l’emploi ou la réduction des émissions, en contrepartie de coûts assez faibles. Les résultats dont nous disposions nous conduisaient à penser que ce plan fonctionnait bien, induisant des effets importants sur l’emploi à court terme, mais aussi des effets sur la transformation de l’appareil productif.
Sur le plan méthodologique, ces plans sont élaborés dans l’urgence, quand une crise survient. Il conviendrait sans doute de prévoir à l’avance les types de « tuyaux » qui peuvent être mobilisés. Par ailleurs, certains dispositifs ont peut-être été maintenus trop longtemps, alors que l’économie était en phase de reprise et que des tendances inflationnistes apparaissaient. Je pense par exemple aux aides aux chômeurs de longue durée, dans un contexte où il existait des pénuries de main-d’œuvre.
Le plan France 2030 concerne plus quant à lui la transformation structurelle de l’économie. Comme je l’indiquais dans mes propos liminaires, en complément des avis des chefs d’entreprises, il est possible de discerner quels appels à projets engendrent des effets d’entraînement et ceux qui n’en produisent pas. Ce qui nous intéresse, c’est d’évaluer si l’argent public a été utilisé de manière efficace.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’expert industriel Olivier Lluansi considère que l’atout de France relance consistait à avoir concentré à peu près un tiers des 100 milliards d’euros dépensés à destination des acteurs dits « de base » dans les territoires, c’est-à-dire le socle industriel de petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) nécessaire pour développer ensuite l’innovation et des solutions, par exemple à travers des start-ups.
Pour sa part, France 2030 se focalise pour moitié sur la recherche et pour l’autre moitié sur la décarbonation. Ce faisant, il néglige totalement ces acteurs industriels de base qui ont été soutenus dans le cadre du plan France relance. Olivier Lluansi affirme ainsi que France relance a permis, entre autres éléments, de maintenir un rythme soutenu d’une centaine de créations d’usines par an, qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de 15 % de réindustrialisation de la France. Or ce dynamisme a brutalement été freiné lors de la mise en œuvre de France 2030. Quel est votre avis sur cette thèse ?
M. Xavier Jaravel. Puisque je suis devant une commission d’enquête à laquelle j’ai juré de dire la vérité, je dois vous indiquer que je ne dispose pas d’un avis tranché sur la question.
Dans ce domaine, l’analyse économique souligne la nécessité de trouver des secteurs où la dépense publique suscitera le plus d’effets d’entraînement. Malheureusement, nous ne disposons pas des moyens de mesurer cet aspect, y compris ex post. Dès lors, certains experts peuvent donc estimer que l’effet d’entraînement est bien plus prononcé avec des ETI et des PME, quand d’autres considèrent que le véritable problème concerne le lien entre recherche et tissu industriel. Il me semble très difficile d’avoir un avis très arrêté sur ces questions. Je n’ai pas d’autre avis que l’utilisation systématique des appels à projets pour essayer de discerner grâce aux données les dispositifs ayant suscité l’effet d’entraînement le plus marqué.
M. le président Charles Rodwell. Quels liens établissez-vous entre les plans de relance – en France et ailleurs – et les dynamiques d’inflation dans un premier temps et donc de perte de compétitivité dans un second temps ?
Au-delà du caractère vital des plans de relance qui ont été déployés en France et en Europe à la suite de la crise du Covid, ceux-ci ont-ils pu engendrer des effets secondaires néfastes, en provoquant notamment un accroissement de l’inflation ayant frappé les ménages, mais également les entreprises, laquelle a ensuite induit une perte de compétitivité ?
M. Xavier Jaravel. Dans le troisième rapport d’évaluation du plan France relance, ont été intégrés des travaux de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Ces derniers indiquaient des effets inflationnistes n’étaient finalement pas intervenus, en raison du bouclier tarifaire. Dès lors, la conséquence néfaste a plutôt porté sur les finances publiques, dans la mesure où les dispositifs n’étaient pas suffisamment ciblés.
S’agissant de la perte de compétitivité induite, les sujets de réallocation doivent être considérés. Certains économistes parlent ainsi de la « zombification » de l’économie : conserver des aides trop longtemps conduit à maintenir des faillites à un niveau faible pendant plusieurs années, avant que celles-ci ne s’accélèrent subitement plus tard, pendant plusieurs années. Je pense notamment aux dispositifs de chômage partiel ou de chômage partiel de longue durée.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel est l’instrument le plus pertinent pour soutenir notre tissu industriel ? S’agit-il des appels d’offres, des crédits d’impôts, de la fiscalité ou des subventions, éventuellement conditionnées à des remboursements en cas de réussite, comme le préconise la Cour des comptes ?
M. Xavier Jaravel. Les appels d’offres présentent l’avantage d’évaluer au fil de l’eau ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Un bilan pourrait être effectué tous les cinq ans, période à l’issue de laquelle tous les crédits seraient réalloués.
Une subvention conditionnée à des remboursements peut d’ailleurs se combiner avec des appels d’offres. Il me semble effectivement souhaitable que les entreprises qui, in fine, ont la chance de pouvoir croître et de développer leur activité puissent rembourser des sommes qui sont devenues assez faibles par rapport aux ressources qui sont désormais les leurs.
Le crédit d’impôt recherche (CIR) représente un dispositif majeur pour la politique d’innovation en France, soit 7 milliards d’euros sur les 10 milliards d’euros de cette politique. Les travaux d’évaluation sont concordants : l’effet d’entraînement du CIR est assez faible pour les grands groupes, dont certains sont industriels. Cela se comprend assez facilement : au-delà de 100 millions d’euros de dépenses de R&D, le taux de subvention est assez faible (5 %), quand en-deçà de ce montant, la subvention est de 30 %. Une proposition alternative résiderait dans un dispositif de crédit d’impôt calculé en accroissement des niveaux de R&D pour les grands groupes : si l’entreprise passe de 700 millions d’euros de R&D à 750 millions d’euros de R&D, il y subvention à 30 %, si l’entreprise reste à 700 millions d’euros de R&D, il n’y a pas de subvention au-delà des 100 premiers millions d’euros.
En outre, il serait possible d’envisager des crédits d’impôts sur des sujets différents de la R&D, comme des crédits d’impôts sur l’innovation, sur la diffusion de certaines technologies, comme la robotique, l’IA, domaines dans lesquels nous sommes en retard, notamment vis-à-vis des États-Unis. Mais ceux-ci seront beaucoup plus difficiles à évaluer.
En résumé, je privilégie par ordre décroissant des appels d’offres avec subventions, éventuellement conditionnelles, et ensuite des crédits d’impôt dont l’efficacité doit être maximisée.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans sa huitième proposition, le rapport Gallois de 2012 visait la création d’un mécanisme d’orientation de la commande publique vers les innovations et les prototypes élaborés par des PME, dont il établissait un objectif à 2 % des achats courants de l’État, s’inspirant du programme britannique Small Business Research Innovation (SBRI) et du programme américain Small Business Innovation Research (SBIR) de soutien aux PME. Quel est votre avis à ce propos ? Envisagez-vous d’autres dispositifs qui permettraient à la commande publique de favoriser l’innovation dans notre pays ?
M. Xavier Jaravel. Je ne dispose pas d’une vision très détaillée de ces dispositifs, mais a plusieurs travaux de recherche sur le SBIR sont plutôt probants. Cette orientation me semble donc globalement intéressante. Au niveau macroéconomique, la commande publique française demeure aussi orientée vers les acteurs domestiques. Mais en matière d’innovation, cela me semble pertinent, dès lors que l’on peut s’assurer de l’effectivité d’une concurrence entre PME et que l’efficacité de ces approches puisse ensuite être analysée. Les propositions que je porte concernent l’évolution du CIR, le recours plus systématique à l’évaluation et des mesures en direction du capital humain, afin d’orienter les jeunes générations vers la science, l’industrie, l’innovation.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles sont vos propositions pour justement favoriser l’orientation de nos talents, nos jeunes diplômés, vers les métiers de l’industrie, et notamment pour limiter la fuite des cerveaux que connaît notre pays ?
M. Xavier Jaravel. Il faut essayer d’agir à tous les niveaux, dès le primaire. L’objectif consiste à créer des vocations pour l’industrie et l’innovation. La découverte de ces métiers peut passer par des ateliers d’information, de découverte des métiers au collège, au lycée ou même plus tard dans l’enseignement supérieur, à travers le mentorat ou des stages.
Il serait sans doute nécessaire de disposer d’un budget de l’ordre de 500 millions d’euros pour pouvoir déployer ces dispositifs sur le territoire national, en sachant qu’il est naturellement plus difficile de faire découvrir ces métiers dans les zones du pays où le tissu industriel est aujourd’hui plus faible. Ces dispositifs n’engendreraient un effet qu’au bout de quelques années, mais il s’agirait déjà d’un point important.
Ensuite, la fuite des cerveaux que vous évoquez est également liée aux phénomènes de rémunération d’ingénieurs, de chercheurs ou de diplômés qui veulent conduire une thèse. Ces deniers s’aperçoivent qu’ils sont bien mieux traités en début de carrière dans des pays comme la Suisse ou les États-Unis. Un changement de l’allocation des ressources à ce niveau me semble ainsi constituer une priorité importante.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger en tant que président du comité d’évaluation du plan France relance, qui était un plan national. Celui-ci a été en partie financé par le plan de relance européen. Je souhaiterais que vous nous apportiez des réponses chiffrées, quitte à nous les adresser plus tard par écrit.
Concrètement, à ce jour, combien la France a-t-elle touché du plan de relance européen ? Quel montant va-t-elle encore toucher ? Il est question de 37 milliards d’euros à 40 milliards d’euros. Pouvez-vous le confirmer ? Enfin, quelle somme la France devra-t-elle rembourser à l’Union européenne pour avoir bénéficié de ces versements ?
M. Xavier Jaravel. Je reviendrai vers vous avec des chiffres précis. De mémoire, il me semble que le montant s’établit à 40 milliards d’euros.
S’agissant du remboursement, tout dépend de la manière dont l’Union européenne parviendra ou non à trouver des ressources propres pour financer le remboursement du plan de relance européen de 2020 NextGenerationEU, qui débute à partir de 2027. Si des ressources propres sont obtenues au niveau de l’UE, par exemple avec la taxation carbone aux frontières, la France ne remboursera peut-être rien. Si la France doit rembourser, elle devra a priori rembourser plus qu’elle n’a touché, puisqu’elle a une contribution nette positive à l’effort européen. Je crois que ce serait plutôt 60 milliards d’euros à rembourser après avoir touché 40 milliards d’euros, mais je retrouverai ces chiffres.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il s’agirait donc dans ce cas d’un coût net pour le contribuable français, à hauteur de 20 milliards d’euros.
M. Xavier Jaravel. Oui, si l’on raisonne en coûts directs. Ensuite, dans le débat macroéconomique, il est possible de considérer que ce plan a permis de rendre l’Europe plus forte dans son ensemble : sans le plan européen, si le plan s’était limité au territoire national et que l’on avait laissé l’Italie ou l’Espagne s’effondrer, il est probable que notre situation macroéconomique se serait détériorée.
M. Pierre Cordier (DR). Je suis député du département des Ardennes, qui conserve une industrie traditionnelle dans les domaines de la forge, de l’estampage et de la fonderie. Nous savons que si ces entreprises disparaissent, elles ne seront jamais « recréées ». Ces entreprises étaient auparavant orientées en grande partie vers le secteur automobile, qui souffre aujourd’hui. Mais compte tenu du contexte international et des décisions en cours au plus haut niveau de l’État, nous aurons besoin d’elles. Ainsi, un certain nombre d’entreprises ardennaises postulent pour travailler avec les industries de la défense.
Nombre de ces entreprises en difficulté se tournent vers leurs élus et les services de l’État, indiquant qu’elles doivent de l’argent dans le cadre des prêts garantis par l’État (PGE) mis en place il y a quelques années. Elles demandent à l’État de fournir un effort. Si des aides ne sont pas débloquées ou si les PGE ne sont pas annulés, ces entreprises disparaîtront et ne pourront donc pas contribuer à l’effort de la base industrielle et technologique de défense.
M. Xavier Jaravel. Je ne suis pas expert de ce secteur particulier, mais en termes d’analyse économique, il est possible d’élaborer une réponse. Puisque ces entreprises bénéficieront d’une demande plus forte à court et moyen terme comme sous-traitantes de l’industrie de la défense, nous pouvons supposer que celles qui sont en mesure de répondre à cette demande pourront prospérer.
Dans ce cadre, des aides spécifiques pourraient leur être accordées – par exemple le non-remboursement de PGE – pour surmonter leurs difficultés passagères et les aider à passer quelques mois et quelques années. Mais je ne suis pas certain que l’outil PGE soit le plus direct, en comparaison avec des formes de commandes publiques directes ou indirectes sur des sujets spécifiques.
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Pour parvenir à sa réindustrialisation, vous avez indiqué qu’il conviendrait que la France soit plus compétitive que les autres sur le marché mondial. Vous faites nécessairement allusion à la compétitivité coût, mais avez également souligné à plusieurs reprises l’importance du capital humain.
À ce titre, la baisse continue des performances éducatives en France depuis 2010 correspond à une baisse continue des budgets de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il s’agirait donc que l’État puisse remettre en œuvre des budgets à la hauteur des enjeux, pour remettre sur les rails l’école publique et nos universités.
S’agissant de la compétitivité internationale, le cadre a totalement changé, notamment avec le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et la mise en œuvre de droits de douane. Dans le cadre de cette guerre commerciale mondiale et ce contexte de repli, dans quelle mesure ne pensez-vous pas que la relocalisation des productions industrielles pourrait constituer finalement le levier le plus le plus évident pour amorcer une réelle réindustrialisation ? Cette relocalisation serait d’autant plus vertueuse si elle était planifiée autour des besoins de la nécessaire bifurcation écologique. Mais ces questions n’ont pas été abordées jusqu’à présent lors de votre audition.
M. Xavier Jaravel. Je ne sais pas si le levier de relocalisation est le plus évident. Pour être compétitif au niveau international et pour pouvoir innover, il faut disposer d’un marché suffisamment grand. Or le marché français est sur la plupart des sujets trop petit, par exemple dans le secteur de l’aéronautique.
Il est donc difficile de vouloir relocaliser sans s’exposer à la même manœuvre de la part des autres pays. Globalement, nous sommes quand même très tributaires du marché international, a minima du marché européen, pour pouvoir faire vivre notre industrie, innover et être compétitifs. Les États-Unis et la Chine connaissent une situation assez différente, puisque leurs marchés intérieurs très vastes peuvent souvent soutenir une activité plus ou moins autonome.
Dans le cadre des guerres commerciales, l’intervention doit être assez ciblée sur les produits sur lesquels nous sommes vulnérables, dans la mesure où nous sommes aujourd’hui dépendants de puissances étrangères dont les intérêts ne sont pas forcément alignés avec les nôtres. Sur ces sujets spécifiques, le levier de la réindustrialisation peut être utilisé. En 2021, nous avons produit avec Isabelle Méjean une note du Conseil d’analyse économique « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? » qui établissait une cartographie de ces vulnérabilités, dont certaines ont trait à des produits industriels.
S’agissant des aspects écologiques et de la planification, les travaux du secrétariat général à la planification écologique (SGPE) sont extrêmement intéressants, mais il importe ensuite de conduire une planification efficace, sans effets d’aubaine. Je souligne à nouveau l’importance de l’évaluation qui est aujourd’hui sous-utilisée par rapport à ce qu’elle devrait être.
M. le président Charles Rodwell. Quelle évaluation établissez-vous de la taxe carbone aux frontières de l’Europe ? Nous en connaissons les limites, dans la mesure où elle ne concerne aujourd’hui que les matières premières brutes. Certains souhaitent supprimer le mécanisme, quand d’autres voudraient au contraire étendre ce mécanisme aux produits finis, dans une forme protectionnisme « vert » ou environnemental.
Dans le contexte de guerres tarifaires et douanières menées par Donald Trump, considérez-vous que la taxe carbone aux frontières étendue aux produits finis, qui pourrait être compensée par exemple par une baisse de la fiscalité de production sur nos propres entreprises, pourrait constituer un bon moyen de protéger notre tissu économique industriel tout en lui permettant de décarboner ? Quel est votre avis sur ce sujet ?
M. Xavier Jaravel. Mon avis, qui n’est pas particulièrement informé, consiste plutôt à vouloir étendre la taxe aux produits finis. Je privilégierais l’argument environnemental, sans établir de lien explicite avec les guerres commerciales, ni le besoin de de protectionnisme.
M. Pierre Meurin (RN). Nous avons réussi la semaine dernière en commission à faire supprimer les zones à faibles émissions (ZFE). Mais plane encore l’idée chez certains selon laquelle, dans le cadre du plan de relance, la suppression des zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m) pourrait coûter trois milliards d’euros à la France. Ce chantage aux milliards européens m’interpelle. Ce sujet sera traité en séance la semaine prochaine et j’aurais donc besoin d’une réponse très précise de votre part. Selon vous, la suppression des ZFE-m coûterait-elle réellement trois milliards d’euros à la France ?
M. Xavier Jaravel. Je vous répondrai par écrit avec des éléments très précis émanant de l’évaluation qui avait été effectuée par France relance.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous apporter une réponse d’ici la fin de la semaine, dans la mesure où ce sujet sera examiné la semaine prochaine à l’Assemblée nationale.
Ensuite, quelle est votre feuille de route, dans le cadre de votre nouvelle fonction de président du CAE, qui a vocation à conseiller le premier ministre sur les politiques économiques de la France ? Quelles seront vos préconisations majeures ? Avez-vous déjà présenté des pistes de réflexion ?
M. Xavier Jaravel. La lettre de nomination sera rendue publique d’ici une semaine ou deux. Celle-ci évoque plusieurs priorités, qui concernent notamment les questions de productivité, les sujets liés au réalignement géopolitique comme le commerce international ou l’évolution du système monétaire international. Elle mentionne en outre les enjeux des finances publiques et de la fracture territoriale, qui regroupent les thèmes du logement et des soins. Le CAE travaillera sur ces éléments, mais à ce stade, je ne peux pas encore indiquer quels seront les axes de propositions sur tel ou tel sujet.
M. Pierre Meurin (RN). Je me permets de rebondir sur les propos du rapporteur pour rappeler une nouvelle fois que nous examinerons en séance la semaine prochaine un sujet à trois milliards d’euros concernant les ZFE. Dans ce cadre, nous aurions vraiment besoin de disposer de réponses précises d’ici la fin de la semaine.
M. le président Charles Rodwell. Je tiens à rappeler que les seuls délais de réponse auxquelles sont tenues les personnes convoquées devant la commission enquête sont fixés par ladite commission.
M. Pierre Meurin (RN). Je précise qu’il s’agit d’une simple sollicitation de ma part.
M. le président Charles Rodwell. Je comprends votre sollicitation, mais tenais également à rappeler ces éléments.
Ensuite, je souhaite vous poser une question concernant l’impact déjà mesurable des annonces de Donald Trump en matière de hausses tarifaires, notamment sur les produits finis, qui concernent l’industrie européenne. Pouvez-vous nous dresser un premier état des lieux des conséquences ? Jugez-vous pertinent que nous prenions des mesures de rétorsion ? Nous portons cette idée sur le plan politique, mais en tant qu’économiste, ces mesures de rétorsion vous apparaissent-elles bienvenues ?
M. Xavier Jaravel. S’agissant de votre première question, je n’ai pas de chiffres très précis en tête. Dans le cadre du Conseil d’analyse économique, Isabelle Méjean, travaille sur ce sujet en ce moment et nous pourrions vous transmettre des éléments rapidement. Au niveau agrégé, en termes de points de PIB, les effets restent très limités à ce stade, en dessous d’un demi-point de PIB, mais les conséquences peuvent être plus importantes pour des secteurs spécifiques. Nous pourrons revenir vers vous.
M. le président Charles Rodwell. Quels secteurs seraient les plus impactés selon vous ?
M. Xavier Jaravel. Je préfère attendre pour pouvoir vous fournir des chiffres certains, n’ayant pas encore travaillé directement sur ce sujet, à ce stade.
En revanche, l’idée générale de mesures de rétorsion me semble être effectivement appropriée. La logique est la suivante : si un pays fait fi des accords commerciaux sur lesquels il s’était engagé, il est justifié de prendre des mesures de représailles – sans plonger dans une escalade – et se montrer solidaires d’autres pays comme le Canada par exemple, qui sont également affectés par cette vague. Je précise que ces compétences relèvent de l’Union européenne.
M. le président Charles Rodwell. Compte tenu des conditions tarifaires et commerciales auxquelles nous sommes soumis, quelles sont vos premières évaluations de l’Accord économique et commercial global ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (Ceta) passé entre le Canada et l’UE, notamment pour l’industrie et, plus globalement, pour les entreprises françaises ?
M. Xavier Jaravel. N’ayant pas travaillé spécifiquement sur le Ceta, je ne peux pas vous fournir un avis particulièrement éclairé.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez souligné que le capital humain était indispensable pour industrialiser le pays. En 2019, Emmanuel Macron a annoncé la suppression des mathématiques en première et terminale. Il est revenu sur cette décision ultérieurement, mais ces matières sont aujourd’hui optionnelles. S’agit-il là selon vous d’une grande erreur stratégique ? Malheureusement, de moins en moins de bacheliers se tournent vers les filières scientifiques et la France se retrouve dernière ou avant-dernière dans les classements européens sur le niveau en mathématiques des élèves.
M. Xavier Jaravel. L’intention initiale était plutôt bonne, puisqu’elle consistait à flexibiliser le système et à offrir davantage de choix. Il se trouve que la solution retenue a conduit à une baisse du nombre de lycéennes dans les filières mathématiques, mais à une hausse dans les matières scientifiques. Certains estiment que ces choix sont révélateurs de décisions qui auparavant se matérialisaient plus tard, puisque les jeunes filles sont moins présentes en prépa ingénieur, mais plus nombreuses en médecine.
Il est problématique que de moins en moins de bacheliers suivent des filières mathématiques à un niveau avancé, ce qui se traduit par une baisse d’élèves inscrits dans les écoles d’ingénieurs depuis quelques années. En conséquence, il faudrait se fixer un objectif sur la part d’une classe d’âge qui se tourne vers les sciences, vers les écoles d’ingénieurs. En effet, cet objectif me semble plus important que celui de la part de l’industrie dans le PIB.
M. le président Charles Rodwell. Je souhaite vous poser deux dernières questions. La première concerne la politique de l’offre. Une bonne part des membres de l’opposition, notamment ceux du Rassemblement National, se sont réjouis d’avoir vaincu la politique de l’offre d’Emmanuel Macron lors du dernier budget. De notre côté, nous considérons que cette politique de l’offre a permis de créer près de 3 millions d’emplois dans notre pays en sept ans et a permis d’atteindre un solde net d’ouverture de 300 usines sur les dernières années. Pouvez-vous nous dresser un premier bilan factuel des méfaits ou des bienfaits de la politique de l’offre menée depuis quelques années ?
Ensuite, nous sommes convaincus que le seul moyen viable, non seulement de protéger les retraites des Français, mais aussi de financer le réarmement industriel de notre pays, consiste à mettre en œuvre une forme de retraite par capitalisation. Ce point ne fait pas consensus à l’Assemblée. Considérez-vous également que ce modèle de retraite par capitalisation est le seul viable pour financer le réarmement industriel de notre pays ?
M. Xavier Jaravel. Vos questions sont passionnantes, mais il est peut-être difficile d’y répondre de manière complètement factuelle. À mon sens, la politique de l’offre a été utile pour le pays. Nous avons notamment enregistré une baisse du chômage, mais il convient de souligner que cette baisse n’a pas été plus rapide que dans le reste de l’Union européenne. Il est donc possible de considérer que sans cette politique de l’offre en France, le chômage aurait été probablement plus élevé.
Les tendances macroéconomiques sur l’emploi et sur les investissements étrangers sont bonnes. Elles l’étaient également sur la productivité jusqu’en 2020, date à partir de laquelle la productivité s’est dégradée, notamment dans l’industrie. Cette baisse est souvent liée à l’apprentissage, au plan de relance, au fait d’avoir maintenu des entreprises à bout de bras et d’avoir réduit la réallocation des ressources. Par ailleurs, l’autre sujet concerne les finances publiques. La politique de l’offre faisait le pari que la hausse de l’emploi permettrait de rétablir les finances publiques, ce qui ne s’est finalement pas produit.
À mon avis, la politique de l’offre est intéressante dans son inspiration macroéconomique, mais elle a été insuffisamment financée, insuffisamment évaluée et insuffisamment efficace. Il est possible de s’améliorer sur ces points et d’inventer une politique de l’offre qui pourrait simultanément réduire les inégalités. À ce titre, l’éducation et la démocratisation de l’accès aux carrières scientifiques et l’innovation me semblent importantes.
Enfin, la réflexion sur les retraites par capitalisation m’apparaît intéressante. En revanche, la transition entre le système actuel de retraites et le système par capitalisation est compliquée et j’ignore ce que vous avez en tête à ce sujet. Je ne sais pas s’il s’agit du seul moyen viable de protéger les retraites des Français, mais encore une fois, cette piste me semble intéressante.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je pense que la compétitivité de nos entreprises aurait pu profiter de ces allègements fiscaux de l’ordre de 30 milliards d’euros ces dernières années. En revanche, je considère qu’elle a été plombée par ce que j’appelle « l’impôt paperasse », c’est-à-dire l’ensemble des normes qui pèsent sur la compétitivité de nos entreprises.
Selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap), la seule application des normes de l’Union européenne coûterait environ 20 milliards d’euros chaque année à nos entreprises françaises. De son côté, le rapport de Mario Draghi l’estime à 47 milliards d’euros par an. Or je parle ici uniquement du coût d’application de ces normes, auquel il faudrait rajouter celui de leur impact, mais aussi celui de la surtransposition, ce mal français qui étouffe davantage encore nos entreprises. Compte tenu de votre vision internationale, estimez-vous que l’Europe souffre d’une frénésie de régulation qui freine finalement la production sur le sol européen ?
M. Xavier Jaravel. Le rapport Draghi est intéressant, mais il est également possible de considérer que certaines régulations sont importantes pour faire vivre certaines valeurs européennes, comme la régulation des réseaux sociaux ou celle de l’IA. Il s’agit donc là d’un choix politique ; qui entraîne effectivement un impact sur notre capacité à adopter certaines nouvelles technologies comme l’IA, mais qui génère également des bénéfices, par exemple concernant les réseaux sociaux.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit à la question posée par le rapporteur, mais aussi au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours, et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à seize heures quinze.
Présents. – M. Pierre Cordier, M. Emmanuel Fernandes, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber
Excusé. – M. Éric Michoux
Assistait également à la réunion. – M. Pierre Meurin