Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France, Mme Élodie Jacquier-Laforge, directrice générale d’Intercommunalités de France, et M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France 2
– Présences en réunion................................17
Jeudi
10 avril 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 20
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures cinq.
M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Nous allons entendre à présent M. Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France, accompagné de Mme Élodie Jacquier-Laforge, ancienne députée et désormais directrice générale d’Intercommunalités de France, et M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France. Madame, messieurs, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de répondre à notre invitation.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Jacquier-Laforge, MM. Martin et Chevrier prêtent serment.)
M. Sébastien Martin, président de la communauté d’agglomération du Grand Chalon, vice-président du conseil départemental de Saône-et-Loire, président d’Intercommunalités de France. Je suis très heureux de me retrouver avec vous ce matin pour parler d’un sujet qui me tient à cœur, à la fois au nom d’Intercommunalités de France, mais également à titre personnel, étant élu du territoire Grand Chalon qui, tout au long de son histoire, a connu des accidents industriels mais a toujours su rebondir.
Aujourd’hui, nos industries sont confrontées à un double phénomène à la fois conjoncturel en raison d’une crise internationale marquée par l’instabilité ; mais également structurel, en lien avec les défis des compétences, du foncier et de l’accompagnement de nos entreprises. Après quelques années durant lesquelles la thématique de la réindustrialisation était au cœur des préoccupations, nous avons le sentiment que depuis plusieurs mois, et plus particulièrement depuis cet été, cette thématique a connu un mouvement de recul.
En conséquence, les travaux de votre commission arrivent au bon moment pour relancer la mobilisation autour d’un sujet qui doit s’inscrire dans le temps long. De fait, il n’est pas possible de corriger d’un coup de baguette magique, en quelques mois, les conséquences de plusieurs décennies de désindustrialisation de la France. Vous connaissez le constat sur la situation de notre pays en la matière, je n’y reviendrai pas.
Je préfère axer mon intervention sur quelques points clés qui me semblent nécessaires pour progresser sur les solutions à notre portée, en évoquant particulièrement trois points : la question du foncier, l’enjeu des compétences et le défi de l’accompagnement de l’industrie dans sa transformation, particulièrement à travers la transformation de nos politiques industrielles.
J’ai d’ailleurs observé que le rapporteur de votre commission avait réagi à un article de La Tribune du 10 mars 2025 dans lequel nous avons formulé une proposition concernant l’artificialisation des sols. Il est évident que l’enjeu foncier représente l’un des enjeux majeurs. Nous avons ainsi réalisé une enquête dont les résultats indiquent que près de 75 % des présidents d’intercommunalité ont renoncé à des projets ou n’avoir pas pu en accueillir en raison de problématiques foncières.
Par ailleurs, la problématique du foncier ne se limite pas à la question du terrain ; il faut également intégrer l’immobilier d’entreprise. Sur le Grand Chalon, lorsque l’entreprise Kodak est partie, elle nous a laissé des terrains, mais également un certain nombre de bâtiments. Avant-hier, j’ai ainsi visité d’anciens bâtiments industriels de Kodak qui servaient auparavant à entreposer des pellicules photos et qui sont aujourd’hui occupés par une magnifique tôlerie qui développe son chiffre d’affaires, notamment autour de l’industrie de défense.
S’agissant des terrains, nous croyons toujours énormément à la logique des sites industriels « clés en main », à condition de parler de véritables sites industriels et que leur cartographie soit mieux établie qu’elle ne l’est aujourd’hui, même si la Banque des territoires a récemment produit le portail France Foncier + qui référence l’ensemble des disponibilités foncières sur le territoire. Il s’agit d’un outil précieux, dont nous devons assurer encore plus la promotion. Nous devons encore mieux l’articuler avec les outils nationaux qui attirent notamment les projets exogènes.
La logique des sites industriels clés en main est la bonne pour essayer de répondre aux enjeux d’accès facilité, sur le territoire. Un véritable site « clés en main » est ainsi un site sur lequel un industriel n’a plus qu’à déposer une demande d’enregistrement pour une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE). Cela signifie que sur ce site, doivent déjà avoir été réalisés les inventaires « quatre saisons » et faune-flore, les études archéologiques et les opérations des viabilisations.
À ce sujet, sur les cinquante sites France 2030 présentés il y a deux ans, peu sont en réalité des sites « clés en main ». De la même manière, nous avons proposé que le fonds friches sanctuarise la moitié de ces crédits autour de la réindustrialisation. Par ailleurs, la réindustrialisation intervient en très grande partie dans les territoires dits intermédiaires, c’est-à-dire des agglomérations ou des communautés de communes de taille moyenne. Dans ces territoires, ont également été conduits des programmes comme Action cœur de ville ou Petites villes de demain.
Mais il nous faut être cohérents : si nous souhaitons privilégier l’aménagement des cœurs de ville, des centres-villes et du commerce et soutenir une politique de réindustrialisation, il importe de l’accomplir en tenant compte de pondérations dans le cadre de l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Ces éléments peuvent ensuite être déclinés dans les documents d’urbanisme, mais l’objectif consiste bien à accorder la priorité à la réindustrialisation.
Le deuxième sujet majeur pour la réindustrialisation des territoires porte sur les compétences. L’enseignement supérieur et l’université ont suivi le mouvement de tertiarisation de notre économie. Or la tertiarisation à forte valeur ajoutée s’est surtout exercée dans les territoires métropolitains, beaucoup plus que dans les territoires intermédiaires. Il existe certes quelques exceptions, à l’instar de l’implantation de sociétés d’assurance dans la ville de Niort, qui a réussi à attirer de nombreux services à forte valeur ajoutée. Mais dans les territoires intermédiaires, les services éprouvent souvent des difficultés à recruter et les rémunérations y sont rarement élevées.
En conséquence, si l’accent est désormais placé sur la réindustrialisation, l’université doit donc accompagner ce mouvement, comme elle a su le faire pour le tertiaire. Cela passe par la réorientation partielle de l’enseignement supérieur autour des territoires industriels. Dès lors qu’il existe des filières techniques capables se déployer, il est essentiel que ce déploiement puisse s’effectuer plutôt à proximité des territoires industriels qui ont besoin de cette valeur ajoutée. Parmi les députés présents aujourd’hui à cette audition figurent notamment des chefs d’entreprise, qui sont conscients du besoin des territoires en matière de PME innovantes, de matière grise, d’ingénieurs, dont les parcours de formation les conduisent plutôt vers les métropoles que vers les territoires intermédiaires.
À ce titre, nous avons proposé l’idée d’académie industrielle, à l’image de ce que nous avons tenté de réaliser dans le Grand Chalon, c’est-à-dire la construction d’un parcours débutant avant le baccalauréat, avec plusieurs opérateurs de l’enseignement supérieur ou de la formation. À cet effet, nous nous sommes fortement appuyés sur le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui constitue un outil formidable pour accompagner la réindustrialisation dans les territoires. Nous avons ainsi concentré sur un territoire ou dans un même lieu des parcours de formations qui vont de Bac-3 jusqu’à Bac+3, voire au-delà, afin d’établir un continuum de formation.
Nos intercommunalités sont extrêmement bien positionnées pour être des partenaires du monde académique, mais également pour accompagner les politiques de l’emploi et des salariés sur nos territoires, à travers nos compétences en matière de mobilité, de petite enfance, de culture. Nous avons mis en place sur notre territoire un service comparable à celui d’une conciergerie. Au Grand Chalon, nous disposons ainsi d’une personne à temps plein qui accompagne les entreprises, à l’instar de Framatome, qui recrute de nombreux salariés en provenance de toute la France. Cette personne leur fait connaître les lieux de convivialité, les renseigne sur les écoles et les logements.
Enfin, le dernier sujet clé porte sur la nature même de nos politiques industrielles. Nous sommes nombreux à considérer que le temps des politiques pompidoliennes, marquées par la centralisation des décisions depuis Paris, est désormais en partie révolu. En conséquence, nous avons défendu le programme Territoires d’industrie, afin d’associer les territoires à la politique de réindustrialisation.
Pour pouvoir mener à bien cette politique, il convient en effet de l’articuler autour d’un triptyque essentiel organisé autour des entreprises, d’une vision stratégique nationale, mais aussi la mobilisation des élus locaux dans les territoires, gage de sa réussite. À ce titre, sur le Grand Chalon, nous avons regretté que la relance du programme Territoires d’industrie ait pris autant de temps, mais également que l’enveloppe de 100 millions d’euros accordée au titre du fonds vert pour accompagner des projets portés par les entreprises ait été immédiatement rabotée de 30 %. Heureusement, les moyens consacrés aux chefs de projet « Territoires d’industrie », des animateurs au service de plusieurs intercommunalités, ont été maintenus. Ils permettent d’apporter de l’ingénierie à des territoires qui en étaient parfois dépourvus.
En revanche, l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Rebond industriel », qui permet d’accompagner des territoires ayant vocation à mener une stratégie industrielle, ne dispose plus désormais de crédits. Je le regrette, dans la mesure où il pourrait effectivement être fort utile. De même, au sein de France 2030, il faut parvenir à trouver un équilibre entre des moyens immenses consacrés à la « tech » ou aux ruptures technologiques et l’accompagnement offert par les services de l’État en direction des territoires d’industrie dynamiques et labellisés.
N'oublions pas que l’âge moyen du parc machines s’élève aujourd’hui en France à dix-sept ans, contre neuf ans en Allemagne, et que nous présentons une moyenne de 186 robots pour 10 000 salariés, contre 219 dans l’Union européenne (UE), 228 en Italie et 427 en Allemagne, sans parler de la Corée du Sud où c’est plus de 1000.
France relance s’est appuyée sur la logique des territoires d’industrie pour accompagner la modernisation du parc de machines. Ne reproduisons pas l’erreur du Concorde, mais inspirons-nous de la réussite d’Airbus. Les grandes ruptures technologiques, les grands enjeux, doivent aujourd’hui être portés au niveau européen, au sein d’une coopération avec nos voisins sur des sujets comme l’intelligence artificielle (IA).
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos propos liminaires.
En tant que président de l’agglomération du Grand Chalon, pouvez-vous partager avec nous votre expérience sur le travail que vous avez effectué à la suite de la fermeture de l’usine Kodak, portant sur la réhabilitation des sols et des friches, pour y attirer de grandes entreprises ? Nous nous sommes rendus sur place et j’ai été très marqué par votre expérience. Pouvez-vous nous expliquer l’intérêt du contrat d’implantation ? Celui-ci peut-il permettre d’accélérer l’implantation d’entreprises industrielles dans des agglomérations comme la vôtre ?
Ma deuxième question s’adresse plutôt au président d’Intercommunalités de France. Estimez-vous que les compétences économiques et d’attractivité sont bien réparties entre les différents niveaux de collectivités territoriales ? En effet, dans de trop nombreux territoires, nous assistons à un affrontement entre les agences de développement économique de l’agglomération, du département et de la région, sans parler des services de l’État. Ce niveau de concurrence aboutit à une perte d’efficience, qui est problématique. Cette répartition des compétences est-elle pertinente, selon vous ?
Ma troisième question concerne le travail que vous avez mené sur le programme Territoires d’industrie. La semaine dernière, nous avons auditionné l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) en compagnie de personnes qui avaient été impliquées sur différents territoires d’industrie. Estimez-vous que le format du programme, organisé autour d’un binôme réunissant un chef d’entreprise et un élu, est le bon ? Ce programme ne vient-il pas concurrencer d’autres outils existants comme les pôles de compétitivité ? À l’inverse, si vous jugez que cet outil est le bon, lesquels faudrait-il supprimer, par souci de simplification ?
M. Sébastien Martin. En 2005, l’entreprise Kodak a indiqué à Dominique Juillot, l’un de mes prédécesseurs à la présidence de l’agglomération, qu’elle allait quitter le territoire sous trois ans maximum. Dans notre malheur, la cessation d’activité a été rapide ; elle ne s’est pas réalisée au bout d’une lente et longue agonie douloureuse, comme cela a pu être le cas pour d’autres industries.
La société Kodak n’est pas partie « en cachette », elle s’est efforcée de nous accompagner à travers un campus industriel, en ouvrant le site et en vendant des activités à d’autres sociétés, afin que ce site ne ferme pas ses portes du jour au lendemain et ne se transforme pas en friche. De fait, d’autres activités ont pu s’y implanter.
En 2009, un autre de mes prédécesseurs, Christophe Sirugue, a acheté la réserve foncière de Kodak, soit une surface de 110 hectares. En 2014, époque pendant laquelle Éric Michoux était président délégué chargé du développement économique au Grand Chalon, nous avons considéré qu’il était nécessaire d’aménager cette opportunité foncière. Ce faisant, nous étions obligés d’effectuer des choix et nous nous sommes immédiatement inscrits dans une logique de sites industriels « clés en main », avant même que ceux-ci ne deviennent une politique nationale. Ainsi, nous avons piloté et financé l’ensemble des études, afin de permettre aux industriels de s’implanter rapidement sur le site. Nous avons ajouté une nouvelle desserte routière – en compagnie du conseil départemental – puis autoroutière avec APRR pour construire un demi-échangeur supplémentaire.
Nous avons donc construit un produit extrêmement intéressant dans un bassin économique de 250 000 personnes, à proximité du Creusot, de l’autoroute A6 et de la gare TGV. Une fois cet écosystème bâti, il a fallu du temps pour le faire connaître, mais il témoigne de la possibilité existant en France d’implanter des entreprises industrielles sur nos territoires. Le dernier exemple en date concerne l’entreprise Atlantic, qui est en train de s’installer sur un foncier de dix-neuf hectares, avec 40 000 mètres carrés de bâtiments sur la première tranche, et 30 000 mètres carrés supplémentaires sur la deuxième tranche. Après avoir nous avoir choisi en octobre 2023, l’entreprise a débuté les terrassements en septembre 2024 et l’usine démarrera sa production en janvier 2026. Cet exemple atteste bien que lorsque l’on s’inscrit dans une logique de sites industriels « clés en main », il est possible d’y implanter des projets de taille conséquente.
Ensuite, vous nous avez demandés si les intercommunalités maîtrisaient bien ces éléments. Pour y parvenir, il est essentiel de confier le pilotage des projets à un pilote unique.
Par ailleurs, la loi est claire : le foncier relève normalement d’une compétence exclusive des intercommunalités. Dès lors, il importe de conforter l’intercommunalité dans son rôle d’aménageur du territoire. Dans ce cadre, les plans locaux d’urbanisme (PLU) sont évidemment essentiels si nous voulons établir une organisation foncière autour du développement économique et du développement industriel.
Au-delà, il est tout aussi important de disposer d’une contrepartie fiscale. Comment est-il encore possible que la taxe d’aménagement sur une zone d’activité économique ne revienne pas, au moins en partie, à l’intercommunalité, qui a pourtant financé l’intégralité des aménagements liés à l’activité économique sur ce foncier ? Malheureusement, à quelques jours du 1er janvier 2025, cette mesure a été supprimée, au dernier moment.
De même, nous avons réussi à construire une solidarité territoriale sur le Grand Chalon. Mais plus généralement, il faut établir un partage du foncier bâti sur une zone industrielle, quand tous les investissements ont été portés par l’intercommunalité. Dans notre agglomération, cette question a suscité de longs mois de débats. En effet, nous avions calculé que le foncier bâti qui serait généré par l’implantation d’usines sur les 100 hectares de réserves foncières allait rapporter 2,5 millions d’euros à deux communes de 1 500 habitants, ce qui ne nous semblait pas juste.
Nous sommes parvenus, par le dialogue, à trouver une solution dans le cadre d’un pacte financier et fiscal. Ainsi, nous avons établi un partage : des recettes sont conservées par les communes qui accueillent la zone d’activité, d’autres sont attribuées à l’intercommunalité et la troisième partie est fléchée vers les communes. Ce faisant, la dynamique économique réalisée à un endroit sur l’agglomération est répartie, à travers un effet de solidarité. Pour autant, il est impossible de décorréler totalement ces questions de la logique dont vous parliez précédemment. À cet effet, il faut renforcer les outils dont disposent les intercommunalités.
Vous avez évoqué ensuite le programme Territoires d’industrie. Un pôle de compétitivité répond à une organisation, une structuration et un cadre bien définis et bénéficie de moyens plus conséquents qu’un territoire d’industrie. Une logique de territoire d’industrie permet de partager sur un même bassin une même vision autour d’un développement industriel souhaité.
À ce titre, le pilotage partagé des Territoires d’industrie entre élus et industriels me semble pertinent ; tous les Territoires d’industrie fonctionnent très bien. Certes, dans certains endroits, la dynamique met du temps à se mettre en place. Mais encore une fois, en l’absence du triptyque industriels-État-territoires organisés, nous n’arriverons pas à relever un défi aussi colossal que celui consistant à faire croître la part de l’industrie dans le PIB français, laquelle n'est que de 10 % à l’heure actuelle.
J’ai regretté que le programme ne conduise à établir des territoires d’industrie de taille trop grande. Par exemple, sur le Grand Chalon, nous avons refusé d’être intégré dans un très grand territoire d’industrie qui partait de Dijon pour aller jusque dans le Charolais. En effet, un tel défi stratégique doit être piloté avec force dans un territoire, et nous ne pouvons pas être plusieurs à tenir le volant.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos très intéressantes interventions. Je tiens à me concentrer tout d’abord sur une question de portée très générale, en lien avec votre propos liminaire concernant les programmes d’investissement mené par l’État. Vous avez ainsi évoqué France relance, plan d’investissement de 100 milliards d’euros qui s’étendait sur la période 2020-2022, et dont un tiers était concentré sur les industries dans les territoires, afin de les accompagner. Vous l’avez comparé avec le plan France 2030, qui se concentre davantage sur les innovations de rupture, la recherche et la décarbonation.
Je pense que, comme moi, vous partagez la conviction que nous avons besoin de ces deux éléments ; c’est-à-dire à la fois soutenir le socle industriel de base représenté par nos PME, mais aussi l’innovation, la décarbonation et la recherche. En tant que patron des intercommunalités de France, considérez-vous que les industries de base dans nos territoires ont été progressivement négligées par ces programmes ? Ensuite, comment avez-vous concrètement ressenti cette différence ? Comment les industriels de vos territoires l’ont-ils également ressentie ?
M. Sébastien Martin. Il faut d’abord préciser que les régions continuent malgré tout à investir, elles fournissent en cumulé 4 milliards d’euros d’aides sur ce sujet. Cependant, en passant de France relance à France 2030, les industriels ont eu le sentiment que leurs interlocuteurs ne parlaient plus le même langage. Une industrielle m’a ainsi confié que le jury France 2030 est particulièrement exigeant. De fait, de nombreux responsables de PME, PMI et ETI se sentent quelque peu éloignés de ce programme France 2030. En revanche, le mode de fonctionnement de France relance était plus centré sur un dialogue avec les territoires, un dialogue facilité par les sous-préfets à la relance.
Il est nécessaire de retrouver un outil plus simple que France 2030, pour continuer à accompagner la modernisation de notre outil productif. N’oublions pas que la croissance endogène représente une part essentielle du PIB de l’industrie dans notre pays, mais aussi des emplois qui y sont associés. En conséquence, il n’est pas possible de se fonder sur une stratégie, « hémiplégique », essentiellement basée sur la rupture technologique, voire sur l’implantation de projets exogènes, et négliger simultanément l’accompagnement du rattrapage de nos entreprises industrielles.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaiterais à présent aborder la question du foncier. Intercommunalités de France avait déclaré que 90 % des intercommunalités de France n’auraient plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030 si les objectifs de zéro artificialisation nette (ZAN) de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi ZAN », étaient appliqués comme prévu. Pour pouvoir tenir les engagements de réindustrialisation du pays, il est nécessaire d’assouplir les objectifs de la loi ZAN.
Nous savons que si l’on souhaite implanter des usines, il faut également accompagner ce mouvement par des constructions de logements, voire de nouvelles écoles, lesquelles nécessitent à leur tour plus de foncier disponible. Je souhaiterais connaître votre avis sur la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus locaux dite « proposition de loi TRACE » adoptée par le Sénat le 18 mars 2025, qui vise à assouplir la loi ZAN. Quelle est la position d’Intercommunalités de France à ce propos ?
Ensuite, vous avez mentionné votre proposition de pondération, qui vise à favoriser le foncier pour l’industrie plutôt que pour les implantations commerciales. A-t-elle retenu l’intérêt des pouvoirs publics, et notamment du gouvernement ? Avez-vous eu l’occasion de la lui soumettre ?
M. Sébastien Martin. Il y a un an, le Sénat nous avait expliqué que la disposition de l’hectare rural allait régler tous les problèmes suscités par la loi ZAN. Désormais, ceux qui promouvaient cette idée constatent que cela n’a pas été le cas. Nous sommes nombreux à déplorer les modifications constantes des règles ; nous ne pouvons pas nous permettre de subir des va-et-vient permanents, de dépenser de l’argent pour adapter nos documents d’urbanisme, puis être informés six mois plus tard que les règles sont finalement remises en cause. Les décideurs politiques et économiques s’accordent pour dire qu’une règle qui change tout le temps est pire qu’une mauvaise règle. Franchement, il faut cesser de penser que la loi permettra de trouver systématiquement des réponses à des problématiques locales. La loi pose des objectifs en matière de sobriété foncière. Il serait possible de mettre en place des conventions spécifiques et de travailler en bonne intelligence avec les préfets. Honnêtement, nous ne sommes pas favorables aux réflexions en cours ; il est invivable pour les élus de ne jamais savoir sur quel pied danser.
Ensuite, nous avons transmis notre proposition de pondération à un certain nombre de parlementaires au Sénat. Pour le moment, elle n’a pas été retenue et le gouvernement n’y était pas non plus favorable lorsque nous avions évoqué ce sujet avec lui. Désormais, nous allons concentrer notre travail auprès de l’Assemblée nationale, qui va étudier ce texte.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comment expliquez-vous que la construction de la loi ZAN ait autant négligé l’avis des acteurs locaux, qu’il s’agisse des régions, des intercommunalités et même des industriels ? En effet, je me souviens que cette loi a suscité une levée de bouclier de la part des industriels.
M. Sébastien Martin. Je ne suis pas parlementaire, monsieur le député. Je ne sais pas comment le dialogue s’est opéré ou non à l’époque. Je ne remets pas en cause le pouvoir du législateur, mais j’estime que nous produisons des lois beaucoup trop bavardes, qui entrent trop dans les détails et rendent de facto les capacités d’adaptation locale extrêmement difficiles. Il est souvent question du fameux pouvoir réglementaire des collectivités locales, mais plus la loi est détaillée, moins celui-ci peut s’exprimer. Un autre exemple est fourni à ce titre par la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables.
En conclusion, je n’ai pas la réponse à la problématique que vous avez soulevée. Il est normal que les parlementaires utilisent leur droit d’amendement et veuillent intégrer dans les textes un certain nombre d’éléments. Mais à trop vouloir entrer dans les détails, on dépèce les collectivités locales de leurs capacités d’adaptation.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez mentionné les sites « clés en main ». Je crois sincèrement en ce dispositif qui mérite bien évidemment d’être très étendu, puisqu’il reste aujourd’hui encore relativement limité. Pensez-vous qu’un dispositif assoupli permettrait de généraliser ce dispositif de manière bien plus rapide, peut-être en confiant davantage de compétences à l’échelon local ?
M. Sébastien Martin. Oui. Il faut absolument déployer un plus grand nombre de sites industriels « clés en main ». À cet effet, il importe de sanctuariser les moyens du fonds friches, les moyens liés à la dépollution, les moyens d’ingénierie qui peuvent les accompagner. La Banque des territoires constitue à ce titre un très bon outil d’accompagnement, notamment sur les études. Elle est très présente à nos côtés.
Il est essentiel de continuer à conforter les intercommunalités en matière de foncier économique, qui constitue une de leurs compétences exclusives. Malheureusement, j’observe que dans de nombreux endroits, d’autres échelons territoriaux demeurent très présents. Or je ne suis pas convaincu que cette présence contribue à clarifier la situation pour les acteurs économiques.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Rassurez-vous, notre commission s’inscrit dans une démarche très bienveillante. Pouvez-vous détailler l’implication des autres collectivités qui contribuerait à alourdir toujours plus le millefeuille administratif et la complexité ? Il s’agit naturellement d’essayer de trouver des solutions aux problèmes.
M. Sébastien Martin. Certaines zones d’activités économiques sont encore portées par des départements. De la même manière, des communes veulent parfois absolument conserver leurs zones d’activité. Il faut respecter la dévolution des compétences en matière de développement économique, d’aménagement économique et de ressources financières associées, dans le cadre d’un partage avec les communes présentes sur leur territoire. Cependant, cette « verticalité » doit être claire.
M. le président Charles Rodwell. Je souhaite revenir sur ma question concernant les compétences, en espérant qu’elle vous occasionnera plus d’amis que d’ennemis. Cependant, certaines collectivités disposent de compétences qui se rapprochent très clairement de compétences d’activité économique. Je pense par exemple à la compétence tourisme, qui implique encore grandement les départements. Or dans notre pays, le tourisme est vecteur d’implantation d’entreprises et conserve un lien déterminant avec l’activité économique d’un territoire.
Au cours de nos auditions, nous avons clairement identifié que ce sujet pouvait brouiller la répartition des compétences entre les intercommunalités et les départements. Estimez-vous que nos textes doivent clarifier ces compétences, qui emportent des conséquences indirectes sur l’économie et l’industrie, afin de vous permettre d’accélérer la dynamique de la réindustrialisation ?
Ensuite, vous avez mentionné le portail France Foncier +, qui a été annoncé il y a presque un an lors du sommet Choose France par la Banque des territoires et les partenaires « Territoires d’industrie ». Considérez-vous que ce portail est opérant, à la fois pour les investisseurs étrangers et les investisseurs français que vous êtes conduit à rencontrer ? Il s’agit là aussi pour nous de procéder à une clarification et une accélération des procédures sur le territoire.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je me permets de prolonger la question du président. La Cour des comptes a justement déploré le doublonnage des outils de recensement des sites industriels disponibles, entre le France Foncier + et le site du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema).
M. Sébastien Martin. Le Cerema et France Foncier + travaillent ensemble et il me semble que leurs sites ont fusionné.
L’outil France Foncier + doit être mieux connu, mais au-delà, il est nécessaire de mieux professionnaliser notre manière de faire atterrir les projets dans les territoires. Chaque semaine, Business France échange avec les agences de développement économique des régions, qui présentent leurs disponibilités. Mais grâce aux données et à l’IA, il est encore possible de s’améliorer nettement, même si cela n’a pas empêché le Grand Chalon d’enregistrer à l’heure actuelle neuf projets d’usine en cours de construction.
Vous avez également mentionné le doublonnage des compétences. Une première solution consisterait déjà à appliquer la loi et à éviter de détricoter les intercommunalités pour en faire des syndicats « à la carte ». Honnêtement, les outils dont nous disposons sont bons. Si je prends l’exemple du Grand Chalon, je pense qu’une grande partie de notre réussite est liée à notre maîtrise du foncier, notre compétence en matière d’eau et d’assainissement, de transports et de service instructeur des documents d’urbanisme.
Désormais, je reçois systématiquement un porteur de projet avec le sous-préfet pour montrer que les services de l’État ont également envie de jouer un rôle de facilitateur, sur notre territoire. Grâce aux outils techniques dont disposent les intercommunalités, un partage avec la région – notamment en raison des plans de formation à mettre en place –, France Travail, le sous-préfet, les services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), nous parvenons à progresser.
En compagnie du préfet, nous réalisons un « pré-examen » des projets pour permettre au porteur de projet de savoir s’il est en autorisation, en déclaration ou en enregistrement en matière d’ICPE. De son côté, la Dreal peut prodiguer des conseils, de la même manière que notre service d’urbanisme.
Cette centralisation autour de l’intercommunalité permet ainsi de gagner du temps, car elle en est le pilote. L’objectif consiste bien à diffuser cette idée de contrat d’implantation, démarche initiée par Xavier Bertrand dans les Hauts-de-France, en réunissant tous les acteurs autour de la table. L’intercommunalité, sur le territoire, est ainsi le « traducteur » de l’administration auprès des industriels. Honnêtement, si les compétences de l’intercommunalité sont confortées, les principaux problèmes seront réglés.
Vous avez évoqué le tourisme, mais en matière d’industrie, les entreprises qui viennent nous voir pour parler de leurs projets sont d’abord et avant tout concernées par le foncier, les compétences humaines, les infrastructures de transport, la recherche, l’enseignement supérieur et les outils de formations présents sur le territoire.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nos territoires sont souvent confrontés à des freins pour implanter des projets industriels, notamment du fait de la présence d’espèces protégées. Aujourd’hui, la France dispose de 100 000 à 150 000 hectares de friches industrielles.
Je souhaite mentionner une proposition qui me tient particulièrement à cœur, qui vise à accorder une dérogation aux règles environnementales lors de l’implantation ou de l’extension d’un site industriel, au titre de la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM). Je souhaiterais proposer que tout projet industriel créateur de nombreux emplois soit qualifié de manière systématique de RIIPM, à la condition qu’il s’implante sur une friche industrielle.
M. Sébastien Martin. En matière de friches industrielles, qui sont tellement compliquées à reconfigurer, toute proposition simplificatrice est bonne à prendre, pour faciliter la vie des porteurs de projet. Je rappelle que le rapport de la mission interministérielle de mobilisation pour le foncier industriel présidée par Rollon Mouchel-Blaisot en juillet 2023 a souligné l’existence d’un immense potentiel dans ce domaine. Ainsi, le potentiel nécessaire correspond à peu près 20 % du potentiel de friche. De fait, il n’est pas nécessaire de rechercher l’intégralité des friches pour réindustrialiser le pays. Sur le Grand Chalon, nous proposons depuis le début 2025 une friche de sept hectares, la friche industrielle Nordéon, aux entreprises souhaitant implanter une usine sur notre territoire.
Dans le domaine des friches, nous devons mettre en place un modèle économique. Aujourd’hui, ces opérations coûtent cher car notre modèle d’aménagement a toujours été basé sur du terrain nu. Demain, le modèle économique de la dépollution ou du désamiantage pourra coûter moins cher, à partir du moment où nous en ferons de plus en plus et où nous obtiendrions des économies d’échelle sur les processus de dépollution des sols, de désamiantage, de déconstruction des bâtiments.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous nous fournir de plus amples détails sur le sujet des fameuses « académies industrielles » que vous proposez pour les territoires. Quelle est leur singularité par rapport au système de formation actuel ? Comment envisagez-vous leur financement ? Quelle serait l’implication des intercommunalités vis-à-vis des régions qui disposent aujourd’hui de la compétence de la formation ?
M. Sébastien Martin. D’abord, les intercommunautaire disposent de compétences optionnelles en matière d’enseignement supérieur. En outre, elles sont de plus en plus associées aux comités locaux pour l’emploi. Par ailleurs, il ne s’agit pas de produire une loi, mais d’organiser un appel à manifestation d’intérêt sur une vingtaine de territoires d’industrie qui souhaiteraient être accompagnés pour réunir dans un même lieu des acteurs de la formation et de l’enseignement supérieur.
À Chalon-sur-Saône, nous avons expérimenté cette académie industrielle au sein d’une friche d’un ancien moulin d’une sucrerie datant de 1823, désormais appelée l’Usinerie. De l’autre côté de la Saône est située l’École nationale supérieure d’arts et métiers (Ensam), qui propose un master 1 et un master 2 en réalité virtuelle et en réalité augmentée. En compagnie du Cnam, nous avons bâti une licence en numérique. Dans le même quartier est situé le centre de formation d’apprentis (CFA) de l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). L’UIMM est venu s’ajouter au projet de l’Usinerie et, en compagnie de l’Ensam et du Cnam, ils ont créé un titre d’ingénieur sur l’intelligence artificielle et les mégadonnées ou le big data.
Ces académies industrielles doivent être des lieux proposant plus d’horizontalité et de coopération entre des acteurs différents de l’enseignement supérieur, mais aussi de la recherche. Elles sont impulsées par une collectivité qui prend une initiative, en sachant qu’un un appel à manifestation d’intérêt peut amorcer le projet.
M. le président Charles Rodwell. Nous n’arrivons pas à trouver le bon modèle pour déterminer les filières à soutenir à l’échelle nationale et redéployer les compétences dans des agglomérations, dans des bassins économiques industriels comme le vôtre.
On nous dit que pour améliorer les filières et pour répondre aux besoins des chefs d’entreprise, il faut rapprocher au maximum les filières de formation des entreprises. Un deuxième objectif consisterait à permettre aux étudiants en apprentissage d’avoir un seul logement pour à la fois suivre leur formation et aller travailler. À ce titre, un bon exemple est fourni par l’université du nucléaire qui a été déployée en Normandie, au plus près des chantiers de Penly, de Flamanville, du site Orano à La Hague ou de Cherbourg, pour répondre à des bassins différents mais relativement proches. De nombreux acteurs nous ont indiqué que cette décision avait été particulièrement pertinente.
À l’inverse, un contre-exemple est symbolisé par le secteur de la plasturgie à Oyonnax. De nombreux chefs d’entreprise nous expliquent qu’il s’agit là d’une filière d’excellence, mais qui souffre de problèmes de formation et de recrutement, dans un département qui manque de main-d’œuvre. Les acteurs ont également essayé de rapprocher les filières de formation au plus près des entreprises et d’installer des plateaux techniques, des plateaux de formation de grande qualité. Ce déploiement a coûté plusieurs millions d’euros d’argent public et de fonds privés, sur le même modèle que celui du nucléaire. Malheureusement, du jour au lendemain, le problème de recrutement s’est empiré, sans doute en raison du déficit d’attractivité dont souffre le territoire.
Ces deux exemples montrent bien qu’un même modèle peut se traduire par des résultats opposés, en dépit de la bonne volonté des chefs d’entreprise, des élus et des pouvoirs publics. Vous parcourez la France au titre de vos fonctions. À votre avis, quels sont les modèles que nous pouvons déployer pour répondre à cet enjeu de formation ?
M. Sébastien Martin. Le modèle qui a bien fonctionné concerne la filière de nucléaire, qui s’inscrit dans une dynamique extrêmement positive. Mais au-delà, la région a effectué un portage très fort et a su s’appuyer sur chaque bassin économique pour définir de manière collective la stratégie à mettre en œuvre, en s’appuyant sur les besoins de compétences identifiés par les territoires et, partant, des formations à déployer.
Je pense ici au fameux sujet de la carte des formations, qui est notamment établie par les conseils régionaux. Elle doit faire l’objet d’une vision globale des moyens et des compétences exercées par la région, mais à partir des stratégies économiques de chaque bassin de vie. Il est évident qu’au sein d’une même région, les besoins ne sont pas identiques ; dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, les besoins de Grenoble et d’Oyonnax ne sont évidemment pas les mêmes. À ce titre, le cas de la Normandie autour de la filière nucléaire a été exemplaire, même s’il peut exister ici ou là des difficultés.
Je suis très attaché à ce modèle qui associe la région et les intercommunalités, qui doivent ensemble construire une stratégie qui se fonde d’abord sur les besoins des territoires. J’observe que de nombreux territoires s’impliquent dans cette démarche. À titre d’exemple, je suis allé à Marmande, territoire qui a connu d’importantes difficultés économiques. En collaboration avec le Cnam, la région et d’autres opérateurs, les acteurs ont reconfiguré l’ancienne usine de tabac pour en faire un outil de formation, garder leurs jeunes et accompagner le tissu économique local.
En conclusion, le duo région intercommunalités-région reste indispensable dans ce dialogue. C’est aussi la raison pour laquelle je déplore que l’AMI « Rebond » n’existe plus ; car il s’agissait d’un très bon outil pour définir au mieux les bonnes stratégies territoriales, dans chaque bassin d’emploi.
M. Éric Michoux (UDR). Je partage l’interrogation du président Rodwell, qui consiste à savoir pourquoi une même stratégie fonctionne à un endroit et pas à un autre. Cette question concerne à la fois les acteurs territoriaux et les entreprises. En réalité, cela tient très souvent à une idée à la fois simple et compliquée, qui a trait aux notions d’ambition et d’objectif : où voulons-nous aller, comment y parvenir, sous quelles perspectives ?
Simultanément, je partage les propos de M. Martin sur la manière de faire atterrir tel ou tel projet à un endroit donné. Pourquoi un projet réussit ici, mais ne fonctionnerait pas ailleurs ? Finalement, cela nous ramène au territoire, à son image, ce qu’il inspire, y compris la manière dont il peut faire rêver. Dans notre région commune, la ville de Beaune, qui est plus petite que Chalon-sur-Saône, dispose d’une très belle image et parvient à attirer de nombreux projets industriels à forte valeur ajoutée, qui enrichissent la collectivité. De quelle manière la ville de Chalon-sur-Saône a-t-elle travaillé son image ? Est-elle inspirante pour un industriel ? L’image industrielle de Chalon-sur-Saône peut parfois être perçue comme industrieuse, voire faire peur.
Ensuite, il ne s’agit pas non plus d’installer des unités de production ou des hangars, qui ne constituent que des zones de stockage sans grande valeur ajoutée, lesquels reposent sur des salaires assez bas et entraînent une forme de smicardisation, un déclin de la collectivité. Dès lors, comment établir un indicateur de la réussite des opérations de réindustrialisation ? Une piste est celle de la valeur du mètre carré des logements. Quand celle-ci est aujourd’hui inférieure à 1 000 euros, peut-on considérer que la politique a réussi ? Aujourd’hui, j’ignore l’image que Chalon-sur-Saône inspire.
M. Sébastien Martin. Je pense que monsieur Michoux, qui est député de Saône-et-Loire a déjà quelques réponses aux questions qu’il pose, du moins je l’espère, pour lui et pour ses électeurs.
Ensuite, il ne s’agit évidemment pas d’installer des hangars vides ; nous avons fait le choix de l’industrie et non de la logistique. Vous vous doutez bien que nous aurions pu facilement commercialiser en tant que plateformes logistiques nos 110 hectares de réserves foncières, connectés à l’autoroute A6, l’un des axes de communication les plus importants en Europe.
Nous avons à l’inverse fait le choix de l’industrie, un choix que je revendique et que je défends. Industrie ne signifie pas industrieux ou poussiéreux. Aujourd’hui, Saôneor est la première zone industrielle entre Paris et Lyon où neuf entreprises industrielles s’établissent et créent des emplois, dont la valeur ajoutée est à mon avis plus intéressante que d’autres types d’emplois qui ont pu exister par le passé sur le territoire. Ce territoire connaît aujourd’hui un taux de chômage de seulement 6,5 % et au-delà, notre taux d’activité est supérieur de deux points à celui de la moyenne nationale.
Je ne suis pas là aujourd’hui pour entrer dans un débat « localo-local ». Mais quoi qu’il en soit, je n’ai pas à rougir des actions que nous avons réalisées sur le Grand Chalon ces dix dernières années, bien au contraire.
M. Laurent Croizier (Dem). Cher Sébastien, nous avons en commun d’être fortement attachés à l’échelle intercommunale. Je partage d’ailleurs la volonté d’Intercommunalités de France d’assumer de plus nombreuses responsabilités en matière économique. Selon vous, les intercommunalités sont-elles suffisamment outillées, disposent-elles de suffisamment de compétences pour accueillir davantage d’industries ?
Ensuite, quel bilan Intercommunalités de France tire-t-elle du programme Territoires d’industrie ?
M. Sébastien Martin. Le fait intercommunal est marqué par son extrême diversité. L’intercommunalité concerne ainsi à la fois des communautés de communes, mais aussi des métropoles. Aujourd’hui, les statistiques indiquent que 91 % des intercommunalités disposent d’un service de développement économique. En revanche, il est évident qu’une petite communauté de communes ne peut avoir autant de compétences humaines qu’une métropole. Dès lors, les moyens d’accompagnement sont nécessairement différents. Cependant, plus je me déplace, plus je suis optimiste concernant les actions des élus. Dans votre département, j’ai vu des élus qui mènent des actions de structuration, disposent de chefs de développement économique, et consacrent des moyens à ces sujets.
Ensuite, le bilan du programme Territoires d’industrie a été présenté par le gouvernement et la Cour des comptes y a également consacré un rapport. Il apparaît que si ce bilan est perfectible, le programme a réussi à susciter un véritable élan de remobilisation des élus autour de ces questions. Cet élan est de fait plus important que toutes les statistiques financières qui peuvent être avancées. En effet, il y a encore peu de temps, le pays et les élus avaient oublié l’industrie, ils étaient prêts à tourner la page.
Le programme Territoires d’industrie a justement permis de replacer les territoires. Les présidents des intercommunalités se sont mobilisés et partagent une forme de volontarisme. Ils s’accordent aujourd’hui pour soutenir que la désindustrialisation n’est pas une fatalité. Il est possible de réimplanter des projets industriels sur nos territoires, d’intégrer l’industrie dans nos documents d’urbanisme, dans nos choix stratégiques, dans nos plans de formation.
Par ailleurs, les territoires qui ont été labellisés « Territoires d’industrie » ont vu leurs dépenses d’action économique augmenter de 16 % sur la période 2008-2023, quand ces dernières baissaient de 8 % dans les autres territoires. Ne cassons pas cet élan de mobilisation sous la pression de tableurs Excel qui sont censés nous expliquer ce que doit être le développement économique.
Ce développement économique repose aussi sur du volontarisme politique et du courage, qui seuls permettent de privilégier l’industrie sur les territoires et de donner confiance aux chefs d’entreprise, qui sont dès lors plus enclins à y investir car ils savent que les élus ont envie de les accompagner. Si l’on ne comprend pas cet aspect, à la Cour des comptes ou ailleurs, cela signifie que l’on n’a rien compris au programme Territoires d’industrie.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour en revenir à la question d’un potentiel doublon entre le portail France Foncier + et le site du Cerema, je constate que ces deux outils proposent des cartes très distinctes. Ainsi, le site du Cerema recense plus de 10 000 friches avec et sans projets et près de 13 000 friches potentielles. En revanche, le portail de la Banque des territoires recense 810 sites disponibles en matière de foncier. Je partage donc l’idée d’une nécessaire fusion des outils.
M. Lucas Chevrier, conseiller industrie d’Intercommunalités de France. En réalité, le premier outil nourrit le second. France Foncier + rassemble les données des agences régionales, de la Banque des territoires et du Cerema, pour les intégrer dans un portail spécifiquement dédié à l’activité économique. France Foncier + poursuit l’objectif d’intégrer les données que peuvent proposer les collectivités et l’État aux entreprises. Dès lors, l’outil pourrait sans doute être clarifié lorsqu’il est présenté à un industriel. Néanmoins, il est également nécessaire de disposer en parallèle d’outils et de cartes pour aider les collectivités dans leur stratégie.
Il faut rappeler que 91 % des intercommunalités disposent d’un service de développement économique. Dans le détail, les intercommunalités les plus rurales, les communautés de communes, ont produit un effort notable dans ce domaine, puisqu’elles sont aujourd’hui 85 % à bénéficier d’un tel service contre seulement 60 % il y a une dizaine d’années. Toutefois, elles ne disposent pas du même nombre d’agents pour conduire ces services que dans le grand urbain. Cette ressource humaine moins nombreuse affecte fortement la capacité d’identifier sur le terrain le foncier industriel.
M. le président Charles Rodwell. La diversité des opérateurs de financement de projets entraîne-t-elle une moindre visibilité selon vous ? Vous avez ainsi cité deux acteurs qui jouent un rôle fondamental pour le financement de la réindustrialisation notre pays : la Banque des territoires et la Banque publique d’investissement (BPIFrance). Mais il en existe également d’autres, comme l’Agence de la transition écologique (Ademe), Business France, les chambres de commerce et d’industrie, les différents fonds régionaux. La cartographie des financements est-elle suffisamment claire ? Faut-il améliorer la lisibilité de ces dispositifs ?
M. Sébastien Martin. Nous avons réclamé la réunion de l’assemblée générale des territoires d’industrie pour rappeler aux opérateurs la nécessité de cibler leurs moyens sur ces territoires, de bien déployer et bien expliciter leur offre de services aux binômes élus-industriels qui pilotent ces territoires.
Aujourd’hui, l’articulation entre opérateurs et territoires doit sans doute voir son fonctionnement amélioré. En revanche, on ne peut pas véritablement parler de concurrence. En effet, la Banque des territoires et BPIFrance financent des objets différents et s’adressent à des acteurs différents. BPIFrance s’attache ainsi aux projets d’investissement majeurs des entreprises, quand la Banque des territoires est concernée par d’autres types de projets.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon ultime question sera relativement générale. Vous avez parlé plus tôt de la nécessité d’une volonté politique pour réindustrialiser. Ressentez-vous, en qualité de présidents des Intercommunalités de France, un mouvement, une dynamique, un volontarisme accrus de la part de nos élus ?
Par ailleurs, cette réindustrialisation ne peut intervenir sans son acceptation par les populations. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Quels sont les critères indispensables qu’il nous faut réunir afin que la population accepte aujourd’hui de voir des usines s’implanter à proximité de leurs habitations, même si les usines françaises font partie des plus vertueuses au monde ?
M. Sébastien Martin. S’agissant de l’acceptabilité des projets, je pense que la France possède sans doute une chance extraordinaire, dans la mesure où elle compte encore des territoires industriels, qui ont conservé une culture spécifique. C’est d’ailleurs dans ces territoires que le potentiel est le plus élevé, à condition que nous nous organisions bien pour les faire atterrir.
Comme je l’ai indiqué un peu plus tôt, dans notre territoire, neuf usines sont en construction et nous n’avons essuyé aucun recours, alors même qu’ils concernent des projets aussi variés que de la plasturgie, de l’agroalimentaire, des pompes à chaleur, du recyclage de matériaux stratégiques, une maroquinerie ou du contrôle non destructif. Pourtant, ces sites sont situés à proximité de deux villages de 1 500 habitants ; seulement 300 mètres séparent la première usine et les premiers logements.
De fait, les territoires qui éprouvent plus de difficultés sont ceux dont la sociologie a changé en raison de l’évolution économique globale ou de mouvements de population post-Covid. Dans ces territoires, « l’habitude à l’industrie » s’est amoindrie, voire a disparu. Certaines populations n’ont jamais vraiment été confrontées à ces sujets. À titre d’exemple, la sociologie de la Bretagne a fortement évolué durant ces dernières années. Les territoires dotés d’une culture industrielle ne connaissent pas ces phénomènes.
S’agissant de votre première question, nous vivons dans un pays parfois schizophrène, qui valorise à la fois la décentralisation, mais qui éprouve en même temps le besoin de connaître un message unitaire « descendant ». C’est la raison pour laquelle j’ai mis l’accent dans mon audition sur la nécessité de faire atterrir les projets de réindustrialisation. Or cet atterrissage ne pourra intervenir sans l’implication des territoires.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à dix heures quarante.
Présents. – M. Laurent Croizier, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell