Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M Geoffroy Roux de Bézieux, président d’honneur du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Notus Technologies, auteur du rapport sur la sécurité économique des entreprises remis au Président de la République              2

– Présences en réunion................................16

 


Jeudi
10 avril 2025

Séance de 11 heures 15

Compte rendu n° 21

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à onze heures quinze.

 

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions et nous achevons notre séquence dédiée à la sécurité économique en entendant M. Geoffroy Roux de Bézieux. Après avoir fondé plusieurs opérateurs téléphoniques et avoir été investi dans de nombreuses entreprises, vous êtes aujourd’hui président du fonds d’investissement Notus Technologies. De 2018 à 2023, vous avez été président du Mouvement des entreprises de France, le Medef. Aujourd’hui, nous vous interrogerons essentiellement, mais pas uniquement, au titre du rapport sur la sécurité économique des entreprises que vous avez remis au président de la République l’année dernière.

Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Au vu du caractère sensible du sujet de cette audition, je vous précise que si pour répondre à une question, vous devez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez à la place, soit solliciter un entretien à huis clos, soit vous engager à y répondre par écrit.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Roux de Bézieux prête serment.)

M. Geoffroy Roux de Bézieux, président d’honneur du Mouvement des entreprises de France (Medef), président de Notus Technologies. En préambule, je souligne que la sécurité économique des entreprises constitue l’un des sujets de la réindustrialisation, mais je considère qu’il ne s’agit pas du volet central. En conséquence, je serais heureux de pouvoir élargir le débat en fin d’audition.

J’ai effectivement réalisé un rapport sur la sécurité économique des entreprises à la demande du président de la République. En arrivant à la tête du Medef en 2018, j’avais déjà créé une commission qui s’appelait « souveraineté et sécurité économique ». Ce sujet a été délaissé à la fois par l’État et par les entreprises dans les trente dernières années. La menace semblait avoir disparu, même si quelques affaires ressurgissaient çà et là. Depuis le rapport du groupe de travail « Intelligence économique et stratégie des entreprises » du Commissariat général au Plan, présidé par Henri Martre en 1994, ce sujet était redescendu au bas des priorités du côté des entreprises, quand les services de l’État, notamment les services de renseignement, concentraient leur attention ailleurs, notamment sur le contre-terrorisme, de manière tout à fait justifiée.

J’ai mené ce rapport de l’été 2023 à l’été 2024, ai auditionné 180 personnes, dont les services de l’État, l’essentiel des patrons du CAC40, une partie importante des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et un échantillon significatif de start-ups, plutôt fortement technologiques ou de la deeptech, du quantique, de la biotech et du nucléaire. L’originalité de ce rapport consiste à avoir réalisé l’essentiel de ses auditions auprès des entreprises, autour de trois éléments clefs : l’état des menaces, la manière dont les entreprises s’organisent pour se protéger et leurs demandes vis-à-vis de l’État dans ce domaine.

La sécurité économique nécessite d’abord d’être définie, pour éliminer des sujets qui sont périphériques, comme ceux ayant trait à la délinquance, aux atteintes aux biens ou aux personnes sur les lieux de travail. Cette sécurité économique concerne en revanche l’ingérence menée par un État étranger contre une entreprise française, dans le but de la déstabiliser, de récupérer des données, des secrets technologiques ou industriels.

En premier lieu, l’ensemble des patrons interrogés nous ont dit que la géopolitique était revenue en force dans les conseils d’administration. Ensuite, il importe de relever le fort accroissement des menaces et des ingérences. Ainsi, selon le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), les alertes constatées d’ingérence étrangère ont été multipliées par trois entre 2020 et 2023. Même si celles-ci sont également plus perçues parce qu’elles sont mieux surveillées, il n’en demeure pas moins que le durcissement de la géopolitique se traduit notamment par un durcissement des ingérences étrangères.

Un troisième élément, plus complexe, tient à la question suivante :  qu’est-ce qu’une entreprise française ? Je me suis efforcé de traiter cette question, que j’ai posée à tous mes interlocuteurs, notamment les grandes entreprises d’origine française qui réalisent 95 % de leur chiffre d’affaires à l’international, dont 60 % à 70 % des actionnaires et une partie significative des membres de l’équipe de direction ne sont pas Français et vivent dans un autre pays que la France.

Cette question est importante, dans la mesure où le rôle de l’État français consiste à aider, défendre et promouvoir les entreprises françaises. La réponse que je peux fournir s’établit à partir d’un faisceau d’indices, qui porte sur la localisation du siège et de la R&D, de la nationalité des dirigeants. Mais en réalité, la vraie réponse m’a été fournie par l’une des personnes interviewées, dirigeant d’une entreprise très internationalisée, lorsqu’il m’a indiqué : « Je pensais être une entreprise internationale jusqu’au jour où je me suis rendu compte que, dans le regard des autres pays, j’étais vécu, désigné ou considéré comme une entreprise française. Quand les Chinois ont à choisir entre mon entreprise et une entreprise chinoise, ils considèrent que je suis une entreprise française ». Nous assistons au fond à une forme de « retour des nationalités » des entreprises, la séquence actuelle autour des droits de douane en fournit d’ailleurs une illustration assez parfaite.

La première des menaces d’ingérence porte sur les données. Désormais, toutes les entreprises numérisent et placent leurs données sur les serveurs de l’informatique en nuage ou cloud. Aujourd’hui si quelqu’un veut récupérer les plans d’une aile d’avion, il ne fracture pas une chambre d’hôtel, mais utilise des hackers. Un service de renseignement qui y consacre suffisamment de temps et de moyens peut récupérer d’une manière ou d’une autre l’information ou la donnée qu’il souhaite.

Le rapport est classifié, mais en accord avec le président de la République, j’ai souhaité mener une action de sensibilisation auprès des entreprises, à travers la parution d’articles, mais également une tournée dans les treize régions de France, que j’organise avec les préfectures de région et où nous réunissons des entreprises dont nous pouvons penser qu’elles sont susceptibles d’être menacées. Sans trahir ce qui ne doit pas être révélé, je sensibilise donc les entreprises, notamment les PME et les ETI.

Les entreprises ont été évidemment alertées sur le risque à travers les menaces de cybersécurité et elles ont toutes plus ou moins renforcé leurs défenses, à des niveaux différents selon leur taille. Les attaques sont visibles lorsqu’elles ont pour objet d’obtenir une rançon, mais sont invisibles quand un opérateur étranger aspire des données de manière confidentielle.

Si le niveau d’alerte a progressé, des faiblesses demeurent. D’abord, les grands donneurs d’ordre sont souvent victimes, soit de piratage, soit d’aspiration de données par la chaîne de sous-traitance. À Lyon, nous avons entendu le témoignage intéressant d’un sous-traitant aéronautique de petite taille – environ une dizaine de millions d’euros de chiffre d’affaires –, victime d’un collaborateur qui est parti avec des informations concernant uniquement l’un des grands donneurs d’ordres pour lequel il travaille. Il est donc probable que l’entité qui voulait récupérer des informations ne visait pas ce sous-traitant, mais le donneur d’ordre en question.

Le deuxième point de faiblesse que j’ai pu observer est lié aux prestataires de services, qui sont utilisés massivement dans les grandes entreprises. À titre d’exemple, un courtier en assurance qui assure des usines, des centrales nucléaires ou des centres de recherche, dispose d’un nombre d’informations sur l’objet ou le lieu qui est assuré. Fréquemment, les exigences de sécurité informatique appliquées sur l’entreprise ne le sont pas au même niveau sur le prestataire.

Le troisième élément, plus complexe, concerne la priorité de cartographier les données sensibles, de les classifier et de les stocker sur un cloud souverain ou, encore mieux, sur site. En revanche, le stockage de données sensibles sur un cloud américain peut être source de difficultés, dans la mesure où une loi permet au gouvernement américain d’y accéder si les intérêts des États-Unis – dont le périmètre est assez large – sont mis en cause. En outre, il convient également de réaliser une cartographie des personnes en fonction de leur accès à telles ou telles données. Malheureusement, cette cartographie croisée des données et personnes n’est pas toujours réalisée. Une partie du travail de sensibilisation que j’effectue auprès des grandes entreprises porte en conséquence sur cet aspect.

Le deuxième type de menace concerne les ressources humaines. Les habilitations, fondées sur les enquêtes d’honorabilité, courantes dans les entreprises en lien avec le monde militaire ou de la défense, n’existent pas dans les autres entreprises civiles. Une autre faiblesse intervient lorsque le salarié quitte l’entreprise, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes retraités. Il est établi que certaines puissances étrangères contactent ainsi des jeunes retraités de secteurs sensibles, notamment sur LinkedIn, pour leur proposer de participer à un congrès ou une conférence. Une loi permet d’exiger d’un ancien fonctionnaire qu’il demande une autorisation, mais tel n’est pas le cas dans le civil.

Un autre aspect concerne le lawfare, c’est-à-dire l’utilisation abusive du droit. Tout le monde connaît le cas médiatisé d’Alstom, mais je peux également mentionner une affaire plus récente, impliquant les douanes chinoises, au sujet de l’industrie cosmétique. Elle permet également d’illustrer l’intérêt de la loi de blocage, puisque les industriels se sont adressés à Bercy, qui leur a enjoint de ne pas répondre aux demandes de l’administration, permettant de mettre fin à cette attaque.

Un élément plus complexe porte sur le capital des plus petites entreprises ou des start-ups. Le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France est assez bien bâti, mais comporte néanmoins deux faiblesses : le suivi des engagements dans la durée et le manque d’anticipation, notamment pour les entreprises qui ont des fonds d’investissement à leur capital. Or ces fonds investissent pour une durée entre cinq et dix ans. J’ai suggéré la mise en place d’une procédure d’anticipation de leur sortie, afin d’éviter de connaître à nouveau un cas comme celui de Photonis, où il avait fallu trouver en urgence une solution. De leur côté, les fonds d’investissement n’y sont pas opposés, car ils privilégient des règles du jeu stables, claires et prévisibles plutôt qu’une incertitude.

Ensuite, une autre menace gagne du terrain. Elle est relative aux attaques réputationnelles dont des entreprises peuvent être victimes. Nous constatons ainsi de plus en plus de campagnes sur les réseaux sociaux, sur internet, contre des entreprises françaises. L’attribution est toujours délicate à prouver, mais un certain nombre d’indices laissent à penser qu’elles sont orchestrées, parfois à travers des ONG créées spécifiquement pour l’occasion ou dont l’existence peut paraître illégitime, et qui essayent de créer des dommages à la réputation d’une marque ou d’une entreprise.

Le dernier sujet de menace est relatif aux chaînes d’approvisionnement. Un travail assez complet a été mené sur la base industrielle et technologique de défense (BITD), mais cela n’est pas encore le cas sur les filières industrielles civiles. Nous n’avons pas encore cartographié les dépendances, non seulement les nôtres, mais également celles de pays étrangers à notre endroit. Par exemple, nous posons et réparons en France une partie significative des câbles sous-marins mondiaux. Dès lors, connaître ce qui pourrait être utilisé en cas de tension constitue un élément important de souveraineté.

En conclusion, je souhaite évoquer deux points. Premièrement, mon rapport n’a pas porté sur l’Europe, mais j’ai malgré tout pu constater l’absence de doctrine de sécurité économique européenne. Ici règne le « chacun pour soi ». Cela peut se comprendre, dans la mesure où les pays européens demeurent concurrents entre eux, sur le plan économique. Cependant, des coopérations pourraient avoir lieu, sur un certain nombre de sujets. À titre illustratif, il existe vingt-sept doctrines différentes vis-à-vis de l’opérateur chinois Huawei.

Deuxièmement, je souhaite vous alerter sur la protection des données que les entreprises françaises transmettent aux agences de supervision européennes. Par exemple, les laboratoires français essaient de protéger leurs formules et leurs brevets dans le périmètre de l’entreprise, mais ces éléments remontent à l’Agence européenne du médicament, dont le niveau de sécurité est questionnable.

Enfin, nous demeurons un pays d’économie de marché, d’économie ouverte, et à ce titre, nous cherchons à attirer les investissements étrangers. Dès lors, il s’agit de trouver une ligne de crête en doctrine de sécurité économique entre l’attractivité et la protection. Mais cette ligne de crête est étroite.

M. le président Charles Rodwell. Parmi les propositions qui ont été rendues publiques, vous avez notamment évoqué la question des conseils d’administration nationaux ou proxy boards, tant sur le volet de l’investissement que sur le volet des fonctionnements ou process internes des entreprises. Pouvez-vous nous détailler votre proposition dans ce domaine, en référence au modèle du Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States ou CFIUS).

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il s’agit là de deux sujets assez différents. Le premier renvoie au sujet de l’habilitation civile. Si une entreprise, un laboratoire de recherche public ou privé, mène un projet de nature civile sur lequel travaillent plusieurs chercheurs, souvent sur des lieux différents, il n’existe pas de solution pour habiliter ou refuser des candidatures internes ou externes.

La solution existant porte sur les zones à régime restrictif (ZRR), soit un lieu physique sur lequel ne peuvent entrer que certaines personnes qui ont été habilitées. Mais aujourd’hui, les chercheurs ne sont pas tous regroupés sur le même site, ils travaillent en réseau, à distance, dans des pays différents. Nous avons donc imaginé un dispositif, appelé projet à régime restrictif (PRR). Il s’agit ainsi de définir un projet et une liste de personnes qui y travaillent et de le soumettre à une autorité étatique – qui reste à désigner – chargée de conduire les mêmes enquêtes d’honorabilité que pour les ZRR.

Par ailleurs, certaines fonctions stratégiques de l’entreprise pourraient faire l’objet d’une habilitation civile. À titre d’exemple, le directeur de l’audit interne d’une grande entreprise dispose d’un accès quasiment illimité à toutes les informations. Cependant, le droit actuel ne prévoit pas la possibilité de vérifier son parcours, ses antécédents, ses liens familiaux.

Ensuite, s’agissant des investissements étrangers en France (IEF), nous avons relevé l’existence des proxy boards, qui existent dans certains pays anglo-saxons, notamment les États-Unis et l’Australie, et que nous avons traduit par « conseil d’administration national ». Quand Thales achète aux États-Unis une société qui travaille pour la défense américaine, lui sont fixées certaines conditions, notamment sur le lieu de la R&D, le dépôt de brevets et, éventuellement, la nationalité du dirigeant.

Pour vérifier dans le temps que ces conditions sont respectées, un deuxième conseil d’administration national est créé, qui se surajoute au conseil d’administration classique. Ce conseil d’administration national, composé de membres choisis par les services de l’État américain, dispose d’un droit de veto sur un certain nombre de sujets listés. Cet outil, utilisé par des pays de l’OCDE, est bien connu des fonds d’investissement et des acheteurs internationaux. Il présente l’avantage de vérifier au fil des années la bonne exécution des engagements pris. En France, la difficulté porte sur le suivi des engagements inscrits dans la lettre d’engagement.

M. le président Charles Rodwell. En France, les possibilités d’intervention et de montée au capital, par exemple de la part de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) ou d’autres fonds, sont-ils suffisants à vos yeux ?

Par ailleurs, nous n’utilisons pas suffisamment nos capacités de financement par des capitaux privés, en France et en Europe. Je pense évidemment à l’épargne des ménages, mais aussi à la mobilisation des capitaux en fonds propres, contrairement à ce que font les États-Unis ou la Chine. À ce titre, l’adoption d’un modèle de retraite par capitalisation constitue-t-il selon vous un enjeu de sécurité nationale, à la fois pour protéger les retraites des Français, mais aussi pour créer des fonds de pension ? Ces derniers nous permettraient d’investir dans nos propres entreprises et ainsi éviter que le CAC40 soit, comme il l’est actuellement, possédé à plus de 40 % par des fonds américains qui mettent aujourd’hui en péril la souveraineté de nos entreprises ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il est exact que l’épargne des Européens n’est pas assez investie dans les entreprises européennes. L’aversion au risque des épargnants européens est malheureusement beaucoup plus forte que celle des épargnants américains. Cependant, je reste convaincu que, collectivement, nous devons pouvoir flécher une partie de cette épargne européenne vers les entreprises européennes.

Ensuite, je souhaite évoquer la question spécifique des start-ups de la deeptech. En France, nous avons la chance de disposer d’un nombre assez élevé d’entrepreneurs dans des domaines comme le quantique, la biotech, le nouveau nucléaire, le spatial. Ces entreprises sont conduites assez rapidement à chercher des capitaux étrangers, dans la mesure où la capacité des fonds de capital-risque français et européens est insuffisante. Mais nous ne pourrons le résoudre ce problème par des interventions étatiques. En effet, l’État n’est pas le bon investisseur. Il peut éventuellement intervenir en co-investisseur, mais il faut laisser le marché décider.

En conséquence, un grand nombre d’entreprises de la deeptech française ont fortement recours à des fonds d’investissement, essentiellement américains, qui entrent au capital uniquement pour gagner de l’argent. Mais dans certains cas, les intentions sont quelque peu différentes et peuvent avoir pour objet de rapatrier du savoir-faire. Dans ce cadre, les proxy boards ont tout leur intérêt. Il est possible de dissocier les droits économiques et les droits de gouvernance, en tout cas en partie. Mistral AI, le grand espoir de la tech française et européenne en matière d’intelligence artificielle, a levé plus de 600 millions d’euros, l’essentiel provenant de fonds américains. Mais sa gouvernance reste française, aujourd’hui.

Si la France et l’Europe disposaient de fonds de capital-risque dotés des mêmes moyens que ceux des Américains, nous nous interrogerions moins sur la souveraineté. Néanmoins, lors la rédaction de mon rapport, j’ai pu constater que les services de renseignement français, notamment la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) étaient parvenus – particulièrement grâce à France 2030 – à bien identifier quelques possibles pépites et à initier des logiques de sensibilisation assez prononcées.

M. le président Charles Rodwell. La France a assumé de mener une politique d’attractivité depuis maintenant sept ans, afin d’attirer des capitaux étrangers, européens et extra-européens, sur le territoire français pour recréer la richesse et pour recréer de l’emploi dans notre pays. Son apport est unanimement reconnu. Selon vous, cette politique d’attractivité doit-elle être revue, notamment vis-à-vis des investisseurs américains, en raison du découplage géostratégique entre la puissance américaine et les États européens ? En témoignent aujourd’hui des décisions prises par l’administration Trump concernant les droits de douane.

Ensuite, il existe aujourd’hui une opportunité d’attirer un certain nombre de chercheurs, d’investisseurs, de cadres d’entreprises américains qui sont en désaccord fondamental avec la politique menée par la nouvelle administration américaine. Considérez‑vous que l’attraction de ces talents constitue une opportunité économique et politique pour notre pays ? À l’inverse, l’attraction de ces talents pose-t-elle, à terme, un problème pour la sécurité économique de notre pays, notamment si ces talents accèdent à des postes de haute responsabilité dans notre économie ou dans notre sphère de recherche ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il est exact que depuis une dizaine d’années, la France attire les investisseurs étrangers. Je crois qu’il faut poursuivre cette politique, à part à l’égard des pays qui sont totalement sur liste noire, ou « blacklistés ». Mais il convient également de bien estimer la création de valeur sur le long terme. À terme, la valeur ajoutée d’une usine et d’un entrepôt Amazon n’est pas identique. L’argent n’a pas d’odeur, mais il n’a pas tout à fait la même valeur dans la durée.

Par ailleurs, le facteur numéro un d’attractivité et de compétitivité, avant le coût du travail, concerne la stabilité. Aucune entreprise, surtout dans l’industrie, n’investit dans un pays ou dans une région pour trois mois ou six mois. Elle investit d’abord et avant tout si elle considère que les facteurs de compétitivité, c’est-à-dire les conditions d’exercice, le prix de l’énergie, la facilité de transport et le niveau d’éducation perdureront. Par conséquent, l’incertitude nuit gravement à l’attractivité. La France a connu une période d’incertitude depuis un an et demi qui affecte forcément son attractivité. Mais les Américains vont également découvrir que l’incertitude qu’ils provoquent s’exercera à leurs dépens.

S’agissant des talents, il faut d’abord souligner que l’expatriation est une décision majeure, qui ne se prend pas à la légère. La période actuelle offre certainement une opportunité, mais il est également envisageable de considérer que la période Trump ne durera pas. Les États‑Unis parviennent à attirer les meilleurs chercheurs grâce aux salaires, mais également aux moyens qu’ils mettent à leur disposition. En conséquence, pour pouvoir attirer des chercheurs américains, il faudrait pouvoir leur proposer les mêmes conditions.

Enfin, il est toujours difficile de raisonner avec des a priori sur la potentielle déloyauté vis-à-vis de l’entreprise de ses hauts responsables. En réalité, seul leur comportement importe. Il faut d’ailleurs observer que très souvent, dans les grandes entreprises, les équipes de chercheurs sont multinationales.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le temps qui nous est imparti, je ne pourrai malheureusement pas vous poser toutes les questions que j’aurais voulu formuler. Je vous invite donc, si vous l’acceptez, à répondre par écrit aux questions qui vous ont été envoyées.

Je souhaite revenir sur vos conditions de travail dans le cadre du rapport remis au président de la République. Quel a été votre cahier des charges ? Lorsqu’il vous a été commandé, ce rapport avait-il vocation à être rendu public ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. La lettre de mission était très claire et non confidentielle. Il s’agissait de dresser un état des lieux sur la sécurité économique des entreprises françaises, le niveau de menace perçu, le niveau d’organisation des services de l’État et les actions à entreprendre pour améliorer la situation. Dès le départ, il était prévu que les auditions et le rapport soient classés secret-défense.

Comme je l’ai indiqué, à l’issue de la présentation du rapport, j’ai obtenu de pouvoir mener ensuite un travail de sensibilisation auprès des entreprises. Plusieurs centaines d’entreprises sont traitées par les services, mais plusieurs milliers d’entreprises détiennent des morceaux d’information, de savoir-faire.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de votre tournée, ressentez-vous une prise de conscience de ces enjeux ? Surtout, estimez-vous qu’elle sera suivie d’effets ? Pensez-vous que les acteurs de notre « socle industriel de base », c’est-à-dire essentiellement les acteurs de la chaîne de valeur des domaines les plus stratégiques disposent des capacités, notamment financières, de pouvoir relever ce défi de protection ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Si vous m’aviez posé la question il y a cinq ans, j’aurais probablement répondu par la négative. À titre d’anecdote, lorsque j’ai créé la « commission souveraineté et sécurité » au Medef, j’ai surtout rencontré un succès d’estime de la part de mes pairs. De fait, la situation n’était vraiment pas la même en 2018.

Les réunions que nous menons en région, organisées par les préfectures et le Medef, sont plutôt suivies et j’ai le sentiment que la prise de conscience existe, à des degrés divers. La principale difficulté consiste à faire comprendre à toutes les entreprises qu’elles peuvent être concernées, même si elles ne fabriquent pas des missiles ou des centrales nucléaires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il existe des dispositifs de soutien financier variés, provenant de plusieurs échelons administratifs de l’État ou des régions, par exemple pour accompagner la décarbonation de nos entreprises. Pensez-vous que les politiques publiques visant à accompagner les entreprises dans leur protection sont suffisantes à l’heure actuelle ? Devraient-elles être beaucoup plus développées ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le rapport que j’ai écrit est peut-être le seul qui ne demande pas d’argent public, ni d’effectifs supplémentaires. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question de moyens. L’enjeu porte plus sur une prise de conscience, particulièrement par les dirigeants, que quelle soit la taille de l’entreprise. Si l’impulsion pour trouver cet équilibre entre attractivité, compétitivité et protection n’est pas donnée par le dirigeant, rien ne peut avancer.

Les services de l’État sont par ailleurs assez bien organisés, puisque le Sisse dispose d’une déclinaison régionale, à travers les délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques (Disse).

En revanche, par rapport aux États-Unis, je constate l’absence de liens et de lieux de rencontre entre les dirigeants d’entreprise, y compris les grandes entreprises, et les dirigeants des services de d’enseignement. À titre anecdotique, lorsqu’ils partent à la retraite, les directeurs de l’Agence centrale de renseignement ou Central Intelligence Agency (CIA), de l’Agence nationale de sécurité ou National Security Agency (NSA) ou du Bureau fédéral d’enquête ou Federal Bureau of Investigation (FBI) deviennent administrateurs de grandes entreprises cotées aux États-Unis. J’en déduis intuitivement qu’il y existe plus de passerelles, de capacités à travailler ensemble. Il convient donc d’exercer des efforts en ce sens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le soutien financier public ne serait-il pas davantage pertinent dans l’accompagnement des acteurs qui cherchent des solutions de cybersécurité ? En effet, ce domaine nécessite une innovation permanente, une compétitivité mondiale, face à des géants qui sont capables d’investir des milliards de dollars. Finalement, la solution ne réside-t-elle pas dans le renforcement de champions nationaux, voire européens ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Dans le domaine cyber, nous sommes plutôt performants, à l’échelle européenne. Encore une fois, je ne pense pas que nous ayons besoin d’argent public, l’essentiel repose sur une prise de conscience.

Par ailleurs, j’ai omis de mentionner l’enjeu de l’intelligence artificielle, que de très nombreux salariés utilisent sur leur lieu de travail. Or lorsqu’il s’agit d’informations stratégiques, il existe un risque non négligeable de fuite de données, ce qui légitime encore plus d’accompagner la création de champions européens ou nationaux. Nous avons perdu la bataille des moteurs de recherche sur internet, mais celle de l’IA reste encore à mener.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Plusieurs rapports se sont succédé sur l’intelligence économique, sans parvenir pour autant à susciter l’intérêt des pouvoirs publics. Comment expliquez-vous justement ce désintérêt ? La prise de conscience me semble très récente.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le rapport Martre de 1994 appelait à la création d’une industrie nationale de l’intelligence économique privée. Celle-ci existe actuellement, autour d’une trentaine d’acteurs de taille différente, et les grandes entreprises françaises sont très utilisatrices de leurs services.

La prise de conscience a été tardive, les milieux économiques tous été en quelque sorte chloroformés par le sentiment que la « mondialisation heureuse » allait produire une espèce de grande paix mondiale, oubliant la phrase prêtée au général de Gaulle, selon lequel « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». Mais le réveil a eu lieu : tous les patrons des grandes entreprises françaises sont conscients que nous sommes à nouveau rentrés dans une compétition extrêmement dure.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. À ce titre, je souhaite évoquer les actions entreprises par deux États alliés. L’Allemagne a par exemple mené une manœuvre d’entrave par le biais d’ONG qui ont conduit des campagnes d’influence contre le nucléaire français. De son côté, l’affaire Alstom a correspondu à une campagne de prédation menée par les États-Unis et General Electric n’a pas respecté sa parole. L’entreprise s’était ainsi engagée à créer 1 000 emplois à Belfort, mais en a finalement supprimé autant, tout en procédant à des transferts de technologie afférents.

Selon vous, quelles ont été les défaillances des services de renseignement, notamment sur ces deux dossiers ? La récente prise de conscience est-elle suffisante pour éviter, autant que possible, que de telles situations ne se reproduisent ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne peux pas vous répondre sur ces deux dossiers, que je ne connais qu’à travers la lecture des journaux.

Tous les pays pratiquent l’ingérence à des degrés différents. Par exemple, la Chine diffère des États-Unis ou de l’Allemagne par l’intensité de ses actions et les méthodes employées. Ensuite, dans le cadre de ce rapport, j’ai été frustré de ne pas avoir pu effectuer de parangonnage ou benchmark, puisqu’il n’existe pas de données publiques sur de tels sujets.

Pour autant, il existe des différences en matière de renseignement offensif ou défensif entre un pays démocratique et un pays non démocratique. Au sein des pays démocratiques, le système français est plutôt de bon niveau, depuis une quinzaine d’années, proche de celui des Anglo-Saxons, où les relations entre le monde économique et le monde du renseignement sont plus fluides.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous partager avec nous des recommandations formulées auprès du président de la République afin de créer une doctrine de sécurité économique à l’échelle européenne, que vous avez mentionnée un peu plus tôt ? Puisque que tous les États, y compris des pays membres de l’Union européenne, mènent à des degrés divers des ingérences à notre égard, comment cette doctrine de sécurité économique à l’échelle européenne peut-elle s’articuler avec une doctrine nationale de sécurité économique ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Il faut relativiser la situation. Encore une fois, il existe une véritable différence de degré et d’intensité entre des ingérences de pays amis au sein de l’Europe et des ingérences de pays extra-européens.

La situation est plus complexe sur le plan continental, mais je reste cependant persuadé que des échanges peuvent intervenir entre pays européens, à l’instar de ceux qui existent en matière de terrorisme. Par exemple, si une chercheuse étrangère postule dans plusieurs centres de recherche en France et que l’on s’aperçoit qu’elle a pour objectif de soutirer des informations, il ne serait pas inutile de pouvoir le signaler aux autres pays. Je pense donc à une forme de coopération, de partage d’informations.

M. le président Charles Rodwell. Estimez-vous que certains pays européens présentent des failles en matière de sécurité économique ? Vos analyses doivent-elles nous inciter à demander à l’exécutif de mener des travaux complémentaires, notamment sur la coopération européenne dans ce domaine ? Par exemple, lorsque l’Espagne confie la gestion de ses réseaux numériques ou téléphoniques à Huawei, nous pouvons supposer que cette action pose une question de sécurité pour l’architecture numérique et téléphonique européenne.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne peux pas vous répondre précisément. Mais il est certain que les compétences, les effectifs et les moyens attribués aux services de renseignement varient énormément selon les pays, ne serait-ce qu’en raison de leur taille et de leur poids économique.

Un très petit pays de quelques millions d’habitants a nécessairement un rapport très différent avec les investissements extra-européens. La culture du renseignement n’y est pas non plus la même que celle du Royaume-Uni et de la France, qui ont une tradition de longue date, issue notamment de la deuxième guerre mondiale. Enfin, la sécurité des institutions européennes constitue également un autre enjeu.

Pour répondre à votre question, monsieur le président, il existe bien un sujet, que j’ai identifié, mais n’ai pas traité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Lors de vos interventions dans la presse au sujet de votre rapport, vous avez indiqué que les principales menaces économiques pour la France provenaient essentiellement de la Chine et dans une moindre mesure de la Russie. Qu’en est-il des États-Unis ? Estimez-vous que la menace en matière de sécurité économique se soit accrue depuis l’élection de Donald Trump ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Encore une fois, nous n’avons pas d’amis, mais le degré d’animosité dépend de la proximité géographique et stratégique. En réalité, chaque pays déploie un mode d’action spécifique : la Russie joue beaucoup sur la réputation, par exemple de la France en Afrique ; la Chine cherche à obtenir des données, notamment par l’utilisation des ressources humaines ; les Américains emploient plus le lawfare et ciblent le capital.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite également vous interroger en votre qualité d’ancien président du Medef. Il ne s’agit pas de de considérer tout projet d’investissement étranger en France comme une menace potentielle. Chaque projet d’investissement fait l’objet d’une évaluation selon des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Serait-il pertinent d’ajouter un critère d’atteinte à la souveraineté, lorsqu’un domaine stratégique est concerné par un projet d’investissement ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je crois que cette surveillance est assurée de facto par les services lorsque les enjeux le nécessitent. Surtout, il importe surtout de surveiller les rachats d’entreprise, ce qui nous ramène au dispositif de contrôle des investissements étrangers en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Avez-vous des recommandations à formuler concernant la mise en place de leviers juridiques pour tenter de faire face à l’extraterritorialité du droit américain, à l’échelle nationale ou européenne ? Lors de son audition, M. Carayon recommandait d’activer le levier pénal.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. J’ignore ce que M. Carayon a en tête. Selon les acteurs économiques que j’ai interrogés, la loi de blocage récemment renforcée constitue un bon moyen de s’opposer à des demandes d’informations de la part de juridictions étrangères. Pour protéger nos voisins européens ou des filiales étrangères de sociétés françaises, une possibilité pourrait consister à instituer une loi de blocage européenne. Il existait d’ailleurs un projet en ce sens.

Plus largement, la législation européenne se caractérise par une grande transparence, notamment la transparence des comptes. Il existait également un projet de standard minimum de la déclaration pays par pays (country by country reporting), pour obliger les grandes entreprises à fournir les comptes de résultats de chacune de leurs filiales. Ces informations en sources ouvertes peuvent profiter à des concurrents, que leurs pays ne soumettent pas aux mêmes obligations, créant là une asymétrie d’information.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ces dernières années, des politiques de baisse de la fiscalité sur les entreprises ont été menées, à hauteur d’environ 30 milliards d’euros. Considérez-vous aujourd’hui que ces allègements fiscaux améliorent la compétitivité des entreprises françaises ou que celle-ci a été plombée par le coût des normes ?

En effet, selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap), la seule application des normes de l’Union européenne coûterait environ 20 milliards d’euros chaque année à nos entreprises françaises. De son côté, le rapport Draghi l’estime entre 40 milliards d’euros et 50 milliards d’euros par an.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Tout d’abord, il faut distinguer la compétitivité coût et la compétitivité hors coût. S’agissant strictement des coûts, la fiscalité française se caractérise par un poids disproportionné pesant sur le coût du travail, et notamment le travail qualifié.

À niveau de fiscalité équivalent, les facteurs de production travail sont plus taxés en France que dans d’autres pays. La fiscalité a été allégée sur les bas salaires, mais est plus importante sur les salaires plus élevés, qui sont plus nombreux dans l’industrie. Je ne vous étonnerai pas en vous indiquant que la politique qui a été menée sous l’appellation de politique de l’offre est la bonne.

S’agissant de la fiscalité française, il faut avoir en tête que si les impôts nationaux ont été diminués, les impôts locaux ont augmenté, notamment parce qu’ils sont souvent assis sur la masse salariale. À titre d’exemple, le versement mobilité s’établissait en 2023 à 8 milliards d’euros.

Ensuite, il est exact que le poids des normes, notamment européennes, est plus élevé qu’il ne l’est ailleurs. Il explique en partie – mais en partie seulement – la désindustrialisation, qui est un phénomène occidental, amplifié en France.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon vous, cette inflation normative à l’échelle européenne ne constitue-t-elle pas un facteur accélérant le décrochage de l’Europe face aux deux superpuissances qui que sont les États-Unis et la Chine ? L’Europe n’est-elle pas en train de décrocher alors qu’elle est dotée de nombreux atouts en termes d’innovation, d’outils industriels ? Cette inflation normative ne constitue-t-elle pas un facteur rédhibitoire pour un investisseur qui souhaiterait venir s’installer en Europe, aussi bien que pour un investisseur européen qui souhaiterait produire et innover ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. La norme n’est pas un mal en soi ; nous avons besoin de normes. Mais le problème intervient lorsque ces normes créent de l’instabilité, de la complexité. Par exemple, il existe six ou sept manières de calculer la TVA en fonction du pourcentage du chocolat.

Un industriel extra-européen est attiré par notre marché de 450 millions de consommateurs, mais peut être rebuté par les difficultés à y produire, s’y installer. Pour autant, il ne faut pas tout mettre sur le dos de l’Europe. Les Américains, qui ont moins de normes que nous et qui vont probablement déréguler sous Trump, souffrent également d’un problème de désindustrialisation massif et il est erroné de croire que cette administration pourra faire revenir des industries à fort coût de main-d’œuvre aux États-Unis.

De fait, le terme « réindustrialisation » recouvre des réalités très différentes. Certaines filières connaissent des réussites en France, comme le luxe, l’aéronautique, le médicament. Dès lors, la situation est plus complexe, moins binaire que d’imaginer simplement que tout est lié aux normes ou au coût du travail. Je viens de Châtellerault, où un sous-traitant de Vuitton crée des emplois de manière massive. Il est confronté au même coût du travail que toutes les autres entreprises, mais la valeur ajoutée qu’il génère est bien plus élevée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur une norme en particulier, la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Celle-ci constitue un exemple parmi d’autres de normes qui pénalisent fortement des entreprises en Europe. Ce standard qui, me semble-t-il, est le plus vertueux au monde, ne pénalise-t-il pas finalement davantage nos entreprises ? À l’inverse, pourquoi ne réserverait-on uniquement pas de telles normes à des entreprises extra-européennes qui viendraient postuler sur les marchés publics européens ? Autrement dit, il s’agirait d’utiliser ce que nous savons malheureusement produire de mieux, c’est-à-dire la norme, comme un instrument de protectionnisme plutôt que comme un instrument pénalisant les entreprises européennes, dont les entreprises industrielles.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Avec la CSRD ou la taxonomie carbone, la production en Europe, plus vertueuse, est également plus chère, par construction. Pourquoi pas ? Mais simultanément, nous sommes une union douanière qui laisse passer tout le monde. Cet aspect souligne le débat sur la taxe carbone aux frontières. Par ailleurs, la complexité de la CSRD rendait le coût de remplissage du questionnaire kafkaïen, pour des entreprises de taille moyenne.

Au fond, la philosophie du modèle économique européen n’est pas complètement claire. Sommes-nous un lieu de production compétitif, quoi qu’il en coûte ? Nous ne le sommes pas complètement, nous ne serons jamais le Vietnam. Sommes-nous un lieu qui ne se consacre qu’à la production de valeur ajoutée, ce qui implique moins d’usines ? Entre l’Europe des consommateurs qui veut le moins de barrières douanières pour acheter le moins cher possible et l’Europe des producteurs, il existe deux logiques parfois difficilement conciliables. Ce débat n’est pas clarifié.

M. le président Charles Rodwell. Certains souhaitent supprimer le mécanisme de la taxe carbone aux frontières, quand d’autres voudraient au contraire l’étendre aux produits finis et en consacrer les ressources au financement de la baisse massive des impôts, notamment les impôts de production de nos propres entreprises. Partagez-vous cette logique ?

Ensuite, je souhaite vous interroger sur la robotisation de nos entreprises. Quel est le meilleur modèle économique et fiscal à déployer pour accélérer la robotisation de nos entreprises ? Faut-il privilégier la relance de l’industrie robotique sur le territoire national, dont la construction et la production de robots, domaine dans lequel nous accusons un fort retard, et par conséquent ralentir la robotisation de nos entreprises ? À l’inverse, faut-il assumer de financer la robotisation des entreprises avec des robots étrangers pour accélérer cette dynamique au détriment de la filière de robotique française, qui est aujourd’hui restreinte, mais qui est aussi en redéveloppement ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. S’agissant de votre première question, il faut que la compétition soit loyale. Je ne suis pas favorable au libre-échange, mais au juste échange. Ensuite, le diable est dans les détails : il ne sert à rien de monter une usine à gaz, impraticable. Il faut procéder étape par étape, débuter par quelques matières premières et évaluer si le principe fonctionne. Il ne s’agit pas d’instaurer en vingt-quatre heures une taxe généralisée, dont il est impossible de connaître les effets.

Par ailleurs, en matière de robotisation, nous sommes effectivement très en retard, mais les Américains le sont également, globalement. Les États-Unis sont tellement performants sur le numérique que la vieille industrie américaine est très peu compétitive, compte tenu de toutes les usines qui ont été ouvertes au Mexique et au Canada.

Au-delà, dans ce domaine, le bon outil porte sur l’amortissement accéléré, sur vingt-quatre mois au lieu de cinq ans ou dix ans. Ce faisant, il permet de diminuer la masse taxable, tout en produisant des gains de productivité importants. De plus, on obtient un retour sur investissement fiscal : puisque la marge de l’entreprise augmente, à un moment ou un autre, son bénéfice fiscal s’accroîtra.

À ce sujet, Bercy n’adopte jamais un raisonnement pluriannuel sur les recettes fiscales. Or des investissements de baisses d’impôts se révèlent productives sur le rendement fiscal, mais sur une durée déterminée. Les entreprises commencent par perdre de l’argent avant d’en gagner. Malheureusement, ce raisonnement est très difficile à discerner concernant le niveau fiscalité nationale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite vous interroger sur le domaine de l’énergie. Quel est votre avis sur les difficultés rencontrées par les industries électro-intensives pour décrocher des prix attractifs auprès d’EDF ? Que pensez-vous de la volonté d’EDF d’instituer des enchères à l’échelle européenne, au détriment des industriels français ?

La réforme du marché européen de l’énergie était orientée dans la bonne direction de mon point de vue, parce qu’elle permettait à de conserver un prix intéressant pour nos industries électro-intensives. Mais au nom de quoi nos PME et ETI ne bénéficieraient-elles pas également de tarifs aussi attractifs, alors même que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur ces entreprises ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Le facteur compétitivité énergie est essentiel dans un certain nombre de secteurs, par exemple dans la chimie. Or dans ce domaine, l’Europe est historiquement soumise à de grands problèmes de dépendances et de coûts. Il se trouve que la France dispose dans le domaine de l’énergie d’un très grand atout, qui a été malheureusement négligé pendant vingt ans. Depuis l’invasion de l’Ukraine, il semble que l’opinion publique ait évolué. Les industriels basés en France doivent pouvoir en profiter, au prorata de leur consommation.

L’attitude de Luc Rémont a été quelque peu maladroite dans ce domaine. L’entreprise EDF a pourtant été nationalisée, au service du pays, dans un équilibre entre sa propre rentabilité et celle des acteurs électro-intensifs.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous évoluons au sein d’un marché unique européen, mais la France souffre d’un déficit commercial considérable avec ses partenaires européens, de plus de 30 milliards d’euros annuels. Certains pays, notamment d’Europe de l’Est bénéficient d’un un atout compétitif sur le coût de la main-d’œuvre. Grâce à notre production nucléaire et hydraulique, nous disposons d’une énergie peu chère, la moins chère d’Europe, à un prix relativement stable sur des décennies. Or le prix de l’électricité français est plus ou moins indexé sur le prix européen du gaz, qui est de son côté particulièrement volatil.

Non seulement, cela pose des questions sur la stabilité des prix dans le temps, mais cela soulève également des interrogations concernant notre dépendance stratégique. La France ne pourrait-elle pas être l’eldorado de l’industrie en Europe si elle retrouvait tout ou partie de sa compétitivité prix, en élargissant cette fourchette accordée aux électro-intensifs à l’ensemble de nos industriels ? D’autre part, ne faut-il pas revenir sur la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures, dite « loi Hulot », qui interdit l’exploitation et la recherche des hydrocarbures ? Selon un rapport commandé par Arnaud Montebourg, il serait possible d’assumer notre indépendance stratégique en matière de gaz, en exploitant la ressource disponible sur le sol français, voire européen, si les États le souhaitent.

M. Geoffroy Roux de Bézieux. S’agissant des prix de l’énergie, je pense que nous devons plus bénéficier de nos investissements historiques. En outre, il ne faut pas sous-estimer l’énergie hydraulique dans le mix français. En matière de mix décarboné, la péninsule ibérique est également bien placée, grâce à la combinaison d’éolien et de solaire. Mais si nous pouvions être plus agressifs sur le prix de l’énergie au bénéfice d’un plus grand nombre d’entreprises, nous pourrions évidemment renforcer notre compétitivité et notre attractivité, pour les industries électro-intensives.

Ensuite, par principe, je suis opposé aux interdictions d’exploration et de recherche. Cependant, il est possible de disposer d’un mix énergétique sans gaz de schiste français, si le programme nucléaire est relancé.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Certes, mais dans l’attente de l’électrification des usages et de la montée en puissance de notre parc nucléaire, qui commence malheureusement déjà à prendre du retard, pourquoi continuer d’importer alors que nous disposons de telles ressources ?

M. Geoffroy Roux de Bézieux. Je ne suis pas spécialiste de ces questions, je ne peux évaluer ce potentiel.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

 

La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.

 


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Laurent Croizier, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell