Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), accompagné de M. Bruno Giorgianni, directeur des affaires publiques et sûreté de Dassault Aviation, et de Mme Fanny Forest-Baccialone, directrice des relations extérieures de l’UIMM              2

– Présences en réunion................................16

 


Lundi
14 avril 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 25

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Nous recevons à présent M. Éric Trappier. Monsieur le président, vous avez fait toute votre carrière et gravi les échelons au sein du groupe Dassault. Vous êtes également à la tête de l’UIMM, qui regroupe plusieurs filières industrielles de pointe ; par son réseau de pôles formation, elle forme chaque année près de 130 000 salariés et 35 000 personnes en alternance.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Trappier, M. Bruno Giorgianni et Mme Fanny Forest-Baccialone prêtent successivement serment.)

M. Éric Trappier, président de Dassault Aviation, président du groupe industriel Marcel Dassault et président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM). Je remercie la commission d’enquête pour cette invitation à m’exprimer sur l’avenir de l’industrie en France.

L’UIMM représente 42 000 entreprises, soit environ 1,5 million de salariés et 50 % de l’industrie française. L’organisation est implantée dans les territoires : nous comptons 58 UIMM territoriales, 12 organisations professionnelles et 30 pôles de formation qui regroupent 130 sites où sont formées 130 000 personnes chaque année. Enfin, nos 35 000 apprentis contribuent fortement à la réussite de l’apprentissage.

Nous connaissons depuis quelques jours un contexte de guerre commerciale généralisée qui, malgré l’accalmie d’avant-hier, aggrave les problèmes généraux de l’industrie.

Dans les années 1960, la France s’était fortement industrialisée, principalement dans les domaines du nucléaire militaire et civil – le premier pour assurer la souveraineté de la dissuasion nucléaire française, le second afin de garantir une indépendance énergétique fondamentale pour l’industrie –, de l’aviation civile et militaire – outre le groupe que je représente, il faut compter les réussites d’Airbus et de Safran –, du train, avec le TGV, et de l’automobile, grâce aux décennies d’expérience de Peugeot, Renault et de leurs sous-traitants, qui ont tous contribué à la réussite du moteur thermique en France. Depuis quelques décennies, la France est dans une phase de désindustrialisation : alors qu’elle représentait 20 % du PIB, l’industrie n’en représente désormais plus que 10 %. Je date le début de ce mouvement désastreux à la décision prise par certaines grandes entreprises des télécommunications de délaisser l’industrie au profit des services en se disant que la Chine serait notre fournisseur et notre fabricant.

Le Covid a révélé que la souveraineté de notre industrie était nécessaire pour répondre à la demande de nos concitoyens, mais aussi pour faire entrer les impôts et les cotisations sociales dans les caisses de l’État grâce au commerce extérieur. En réalité, la prise de conscience avait eu lieu un peu plus tôt. Je salue à cet égard la politique de l’offre lancée par le président de la République entre 2017 et 2022 : l’impôt sur les sociétés a été ramené de 35 % à 25 %, ce qui place la France dans la bonne moyenne européenne, proche des États-Unis, et la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a pérennisé l’allégement des charges identifiées par le rapport Gallois de 2012 entre 2,5 et 3,5 smic. En complément, le maintien du crédit d’impôt recherche (CIR) a été fondamental pour permettre aux entreprises, grandes ou petites, d’innover ; sans innovation, il n’y a pas d’industrie.

L’activité partielle de longue durée (APLD), inventée au sein de l’UIMM, a sauvé les emplois durant le Covid en permettant de conserver les savoir-faire au sein des entreprises, ce qui a été plus difficile dans d’autres pays. Elle a permis une forte reprise en 2021, laquelle s’est accompagnée de nouveaux problèmes, notamment de montée en puissance qui sont encore sensibles dans l’aéronautique.

Au même moment, la volonté de l’Europe et de la France de réellement s’investir dans la transition environnementale a conduit à une inflation normative qui, combinée à d’autres facteurs, a eu des conséquences sur le secteur automobile. Je ne remets pas en cause la volonté de lutter contre le réchauffement climatique, mais je rappelle que celle-ci a un coût et un calendrier. Or, au cours des dernières décennies, l’industrie chinoise est montée en puissance, appuyée par son gouvernement : elle n’est plus seulement une industrie de sous-traitance, mais un acteur industriel majeur. La compétition automobile porte désormais sur la fabrication, le recyclage et l’amélioration de la performance des batteries ; dans ce domaine, la Chine est en avance. Le passage à la voiture électrique, encouragé par l’Europe, favorise donc l’automobile chinoise. L’industrie automobile européenne est confrontée de graves difficultés : le moteur thermique vit ses dernières années – même si ce point mériterait une discussion plus approfondie. Les industriels ne sont pas en mesure de produire des moteurs hybrides durant une période suffisamment longue pour réinvestir et innover dans les moteurs thermiques afin de respecter les nouvelles normes Euro 7.

J’en viens aux freins à la réindustrialisation.

Le principal frein identifié, et le plus ancien, est le manque de compétitivité de l’industrie française. C’est pourquoi le rapport Gallois avait préconisé un allégement de charges pour permettre aux industries de haut niveau de continuer à se développer. Les impôts de production, comme leur nom l’indique, taxent davantage la production industrielle que les services, ce qui n’encourage pas les entreprises à maintenir la fabrication en France. Une première baisse avait été enclenchée il y a quelques années ; la deuxième partie a été mise au frigo en attendant d’y voir plus clair sur le budget. Le budget pour 2025, qui a fait repasser l’impôt sur les sociétés à 35 %, n’a pas été une bonne nouvelle.

Le deuxième grand frein identifié est le manque de personnes formées. L’attractivité des métiers de l’industrie a baissé ces dernières années ; la désindustrialisation, notamment dans la métallurgie et la sidérurgie, a laissé des traces dans certaines régions. J’ajouterai que l’on n’éduque pas suffisamment les jeunes à la nécessité de s’orienter vers les métiers de l’industrie – ingénieur, technicien supérieur, technicien ou compagnon. L’UIMM et ses petites et moyennes entreprises (PME) s’efforcent d’ouvrir les portes de l’industrie pour montrer que nous ne sommes plus au temps d’Émile Zola, que l’industrie est désormais un environnement organisé et moderne, avec beaucoup de numérique et de robots à programmer et à maintenir, sans oublier qu’elle rémunère mieux que les autres filières et permet de contribuer aux besoins du pays.

Le troisième frein est lié aux contraintes environnementales. Les députés européens et français ont voté beaucoup de règles sans toujours en mesurer les conséquences pour l’industrie à court, moyen et long terme. Nous ne sommes pas opposés à ces nouvelles normes, mais nous souhaitons que des études d’impact sur l’industrie – et pas seulement des études environnementales – soient réalisées en amont pour éviter les complications. En général, les grandes entreprises arrivent à s’organiser ; c’est plus compliqué pour les petites, et cela pèse dans les territoires.

Le quatrième frein tient au prix de l’énergie. Avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), nous bénéficiions d’une électricité à prix fixe en situation de crise. Depuis la remise en activité de toutes les centrales, le prix a baissé, mais les turbulences de 2022, où le prix s’est parfois envolé au-dessus de 300 euros par kilowattheure, ont démontré les bénéfices d’un mécanisme qui permet aux industriels de se projeter indépendamment du prix du marché. La fin de l’Arenh est prévue pour cette année et nous ne savons pas encore par quoi il sera remplacé. C’est un sujet d’inquiétude. Nous militons pour que le nouveau dispositif, tout en respectant les contraintes imposées par la Commission européenne, soutienne les industries électrosensibles – les électro-intensifs négociant de gré à gré avec leur fournisseur d’énergie.

Le cinquième frein réside dans le recul de l’apprentissage. Les dirigeants de petites entreprises, que je rencontre une fois par mois, trouvent dommage d’avoir touché à cet outil, qui était une réussite française. Les grandes entreprises seront plus touchées ; elles prendront moins d’apprentis, et cela pèsera sur toute la filière.

Enfin, le dernier frein tient aux normes. Je prendrai l’exemple des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées désignées comme PFAS, qui ont récemment intéressé l’Assemblée nationale. Bien sûr qu’il faut étudier les conséquences de ces produits sur la santé, mais il convient d’identifier lesquels de ces milliers d’items sont dangereux – tous ne le sont pas – et d’envisager les protections possibles avant de prononcer leur interdiction pure et simple. Il faut également donner à l’industrie le temps de les remplacer, sur le modèle du règlement européen du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques ainsi que les restrictions applicables à ces substances, dit « règlement Reach », car ces matériaux sont utilisés dans tous les domaines et leur remplacement a un coût. Une interdiction rapide des PFAS mettrait immédiatement le secteur à l’arrêt.

Que faire ? Personnellement, je crois fortement à l’industrie en France.

Il faut tout d’abord renouer avec l’attractivité des métiers de l’industrie. C’est un secteur qui embauche : l’UIMM cherche 200 000 nouvelles personnes tous les ans.

Il faut ensuite encourager l’innovation, ce qui nécessite de ne pas remettre en cause le CIR chaque année – l’inquiétude n’est pas propice aux investissements –, et inciter les chercheurs à trouver des passerelles entre le monde académique et la recherche appliquée.

Il faut également attirer davantage de femmes. Nous visons 30 % de femmes dans les métiers de l’industrie, contre 22 % actuellement. Cela nécessite des campagnes pour montrer que l’industrie est sûre. Si l’on diffuse tous les soirs, à vingt heures, des clips de prévention qui montrent toujours un métier industriel en arrière-plan, les parents ne voudront pas y envoyer leurs enfants, et encore moins leurs filles. Je sais que cela semble un peu sexiste, mais c’est malheureusement du vécu. Il est de notre responsabilité d’industriels d’assurer la sécurité au travail et de montrer que n’importe qui peut venir y travailler.

En parallèle, il faut alléger les charges sociales des entreprises. Cela pose la question de notre modèle social : si l’on veut alléger les charges pour rendre les entreprises plus compétitives et, en même temps, augmenter les salaires nets, il faudra bien s’attaquer aux dépenses sociales. Les modalités devront être discutées avec les partenaires sociaux ; sur ce sujet, l’UIMM est à la pointe. Dans les années à venir, il faudra travailler un peu plus longtemps dans la vie et un peu plus dans l’année. Je constate une grande différence dans le nombre d’heures travaillées aux États-Unis et en France ; cela joue contre la compétitivité française.

Enfin, il faut alléger les normes. La France est le premier pays à avoir transposé la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », ce qui ne va pas dans le sens de la compétitivité, d’autant que 17 pays de l’Union européenne ne l’appliquent pas encore. Je pense qu’il serait possible d’aller plus loin dans l’allégement de ces contraintes que les propositions de directives européennes dites « omnibus » déposées le 26 février 2025.

À l’échelle européenne, toujours, il faut trouver une solution concernant le prix de l’électricité.

Même en faisant tout cela, nous resterons loin des États-Unis et de la Chine. On a souvent tendance à comparer la France à l’Allemagne, mais celle-ci est confrontée aux mêmes problèmes que nous : le secteur automobile allemand est en grande difficulté compte tenu de la poussée chinoise et, désormais, des droits de douane américains. Il faut regarder le reste du monde.

L’aéronautique va bien, mais elle a encore besoin de temps pour monter en puissance. Chez Dassault, le Rafale connaît un succès croissant ; sa production 100 % française depuis le début de la Ve République est un gage de souveraineté en matière de dissuasion nucléaire. Dans l’aviation civile, Airbus va de réussite en réussite. Ces deux moteurs entraînent l’ensemble du tissu industriel français.

La sidérurgie, elle, est dominée à 50 % par les Chinois : si nous voulons décarboner la fabrication d’acier tout en restant dans les prix du marché, il faudra d’importantes subventions européennes pour maintenir une industrie de transformation en Europe. Ce constat vaut aussi pour l’aluminium.

À l’UIMM et chez Dassault, nous croyons à l’industrie en France, mais le ciel n’est pas sans nuages. Le pire d’entre eux est l’instabilité fiscale. En effet, le retour sur investissement est fonction de la fiscalité appliquée au capital ; celle-ci doit donc être connue en amont. Je me réjouis que la grande majorité des investisseurs dans les PME que je rencontre aux réunions mensuelles de l’IUMM soient des investisseurs familiaux, comme en Allemagne, et qu’une grande famille française soit l’actionnaire principal du groupe Dassault. C’est ce qui assure notre souveraineté. Je rappelle que 70 % des parts des grandes sociétés françaises mises sur le marché sont détenues par des fonds américains.

Enfin, l’instabilité politique crée des interrogations dans les entreprises. Couplée à l’« effet Trump », depuis quelques semaines, elle coupe la volonté d’investir et baisse celle d’embaucher.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ce propos liminaire concis, précis et éclairant. Permettez-moi également de vous féliciter pour la décision prise par l’Inde de poursuivre ses commandes de Rafale. Nous faisons partie des députés qui se réjouissent du succès des grands groupes industriels français plutôt que de les dénoncer publiquement.

Je concentrerai mes questions sur le financement de l’industrie de la défense, qui a récemment fait l’actualité nationale et européenne.

Premièrement, estimez-vous que notre modèle fondé sur l’exportation et sur l’autonomie est pérenne ou faut-il prendre des décisions politiques complémentaires pour le soutenir ? Je vous pose la question dans le contexte système de combat aérien du futur (Scaf) : il apparaît que nos partenaires n’ont pas la même notion de l’autonomie, notamment s’agissant des réglementations américaines sur le trafic d’armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR).

Ma deuxième question porte sur la commande publique. Pensez-vous que les récentes annonces européennes sur le financement européen de la défense sont de nature à soutenir l’industrie de la défense française et européenne ? Considérez-vous que les annonces faites il y a dix jours à Bercy par le ministère des armées et le ministère de l’économie et des finances sont suffisantes pour répondre à vos besoins à court terme ?

Enfin, parmi les pays qui possèdent leur industrie de défense, en connaissez-vous qui financent leur industrie de défense par des capitaux privés ? La question sous-jacente étant : est-il possible de financer notre industrie de défense autrement que par l’adoption d’un régime de retraite par capitalisation qui permettrait de faire baisser le coût du travail en France, de financer la retraite des Français et d’allouer des capitaux au réarmement industriel de notre pays par le biais de fonds de pension ?

M. Éric Trappier. Le Rafale est une fierté française ; c’est le résultat d’un travail d’équipe et d’une expérience de plusieurs décennies. Ses origines datent d’avant la Ve République ; le projet s’est trouvé renforcé par la volonté de doter la France de la dissuasion nucléaire – donc d’avions et de sous-marins, ainsi que des missiles associés –, pour assurer sa souveraineté. Nous sommes les seuls en Europe à avoir ce modèle, à disposer des technologies afférentes et à les alimenter. Bien sûr, être seul a un coût. Mais c’est avant tout une affaire de volonté : celui qui ne veut pas faire dit que ça coûte cher, tandis que celui qui veut faire en prend la décision, comme le général de Gaulle. Aujourd’hui, avec la montée des menaces, nous l’applaudissons.

Dassault emprunte peu mais la question du financement est cruciale pour nos sous-traitants, en particulier les plus petits d’entre eux. Outre qu’il n’existe pas de préférence européenne, la taxonomie était même, il y a quelques années encore, défavorable à l’armement, et le système bancaire français l’a déclinée en France. La finance devait être durable et la finance durable excluait l’armement. Cela a été quelque peu corrigé. D’abord, le terme d’« armement controversé », qui n’existe pas, a été remplacé par celui d’« armement interdit » – il est évident qu’il ne faut pas financer un armement interdit. Puis l’exclusion a été abandonnée au début de la guerre en Ukraine : à Bruxelles, les gens se sont dit que si nous ne fabriquions pas nos propres armements, il faudrait les acheter à l’extérieur, ce qui nous rendrait dépendants. Pour nous, qui voulons rester souverains, c’est un problème, mais ce n’est pas le cas d’autres pays européens : ils considèrent comme acceptable une dépendance aux États-Unis, lesquels participent à la défense européenne dans le cadre de l’Otan.

Le problème de la taxonomie mis à part, que peuvent les financements européens ? La proposition de règlement relatif à l’établissement du programme pour l’industrie européenne de la défense – European Defence Industry Programme (Edip) vise à financer en commun des dépenses d’armement. La question de savoir si les commandes pourraient être passées à des sociétés non européennes n’a pas encore été tranchée. Nous parlons ici d’entreprises et non d’États car, si j’ai bien compris, chaque pays reste souverain en matière de défense. Nous avons demandé qu’on vérifie au moins que les technologies étaient issues de sociétés européennes mais, là encore, nous avons échoué. Depuis plus de trente ans, je milite pour la préférence européenne en matière de défense. Dans les faits, la préférence est plutôt américaine, et je ne suis pas convaincu que cela changera : je me suis fait observateur, afin d’être agréablement surpris si cela arrivait – je ne demande qu’à l’être.

Une réflexion sur le problème des retraites est en cours au sein du « conclave » réunissant les partenaires sociaux. Il serait sûrement bénéfique d’ajouter au système par répartition un système par capitalisation, voire de généraliser ce dernier, dans le cadre d’un dialogue social. Certains l’affirment déjà. Mais il faut savoir qui finance : le but n’est pas d’augmenter encore les charges sociales qui pèsent sur les entreprises. La question demande une analyse approfondie, mais si elle était encore taboue il y a quelques mois, on peut désormais y travailler – il est bon que les partenaires sociaux s’en emparent.

L’export est indispensable parce que la production nécessaire à la France ne suffit pas pour assurer la validité de son modèle industriel. Dassault a surtout exporté vers les pays non alignés, qui, dans les années 1960, 1970 et 1980, ne voulaient être dépendants ni des États-Unis ni de l’Union soviétique. Cette ligne a perduré : nous vendons du Rafale en Inde, en Indonésie, au Moyen-Orient – à des pays qui se disent beaucoup plus neutres que d’autres. En vendrons-nous davantage en Europe ? Nous en avons vendu à des pays du Sud, comme la Grèce, la Croatie et la Serbie, qui est en Europe même si elle n’appartient pas à l’Union européenne. Nous verrons si d’autres pays passeront de fournisseurs américains à des fournisseurs français.

S’agissant du Scaf, l’union fait la force, à condition d’être bien pensée. Certains prônent le codéveloppement et veulent impliquer tout le monde à égalité. Je serais plus directif : ceux qui mettent l’argent sur la table doivent désigner celui qui a le plus de compétences pour assurer la gouvernance ou le leadership. En effet, il s’agit de mener à bien un projet industriel qui réponde à des besoins opérationnels importants en matière de défense et de garantir la bonne utilisation des fonds publics. Sinon, on fera de la coopération pour la coopération, avec un juste retour vers les pays qui ont mis de l’argent dont on fera travailler les industriels, au besoin en dupliquant des travaux. Outre la bonne organisation, une volonté commune est nécessaire, celle d’atteindre la souveraineté. La coopération implique d’abandonner à d’autres certains savoir-faire : il faut assumer la dépendance mutuelle à très long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est une fierté pour nous de recevoir le patron du fleuron national qu’est Dassault. Je vous interrogerai d’abord comme tel, puis comme président de l’UIMM.

Vous avez déclaré récemment que vous n’aviez besoin des compétences de personne pour construire un avion de combat, mais que vous étiez prêt à coopérer et à partager. Aidé par des industriels français, votre groupe serait capable de développer un système aérien de combat équivalent au Scaf. Quel serait pour vous le bénéfice de cette coopération dite européenne – en réalité avec l’Allemagne ? Ne constitue-t-elle pas un transfert de technologie dont nous pourrions nous passer, c’est-à-dire une perte de souveraineté ?

M. Éric Trappier. Je ne cherche ni à me montrer arrogant ni à me substituer aux États : c’est à eux qu’il revient de décider des coopérations. Dans la phase actuelle, avec Safran pour le moteur, Thalès pour l’électronique et tous les sous-traitants français, nous avons les compétences pour construire un avion de combat. Quand on sait construire un Rafale, dont on connaît la réussite, on sait faire le suivant. Pour le reste, c’est un problème de financement, de capacité et de volonté politique, laquelle relève des États.

Aujourd’hui, dans le cadre du Scaf, j’apprends, parce qu’on apprend toujours en travaillant, mais je n’apprends pas de mes coopérants. Cependant, je ne m’oppose pas à la coopération, si elle permet une contribution financière ; je n’ai pas de problème pour faire travailler des sociétés allemandes et espagnoles – pour le démonstrateur de drone de combat furtif européen Neuron, nous avons fait travailler des Suédois, des Espagnols, des Italiens, des Grecs et des Suisses. En revanche, mettre tout le monde à égalité et placer dans le panier commun le résultat et le savoir-faire reviendrait à disséminer en très peu de temps et pour très peu d’argent les connaissances technologiques et les compétences accumulées pendant plusieurs décennies. Il faut un équilibre. Je demande qu’on nous confie le leadership, en particulier en nous laissant le choix des sous-traitants, comme c’est toujours le cas pour réaliser un projet industriel, afin que nous puissions désigner ceux qui satisfont parfaitement à nos demandes. Nous ferons évidemment travailler des sociétés européennes : il y a des Allemands et des Espagnols tout à fait compétents, mais il faut un chef de projet pour les conduire. De la même manière, je suggère que les États qui participeraient au financement ne décident pas tous à égalité ; il faut faire confiance à l’un d’entre eux pour assurer la gouvernance. À mon sens, dans le domaine de l’aviation de combat, ce rôle devrait revenir à la France, et à Dassault pour la construction. J’ai été très critiqué en Allemagne en raison de cette position, qui n’est pas du tout anti-allemande, bien au contraire : il s’agit de bien faire le travail industriel qui m’est demandé et de garantir que nos armées auront l’avion de combat qu’elles recherchent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. N’est-il pas paradoxal de développer un système aérien de combat en diluant le leadership entre plusieurs États, dont l’un a encore récemment annoncé qu’il maintenait ses commandes de F-35 américains ?

M. Éric Trappier. Je vous laisse en juger. Bien sûr, l’achat de l’avion final sert de contrepartie à l’investissement. Quand on rentre dans un système F-35, il est ensuite difficile d’en sortir. Encore une fois, cette discussion relève des États.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La Commission européenne a annoncé un plan doté de près de 800 milliards d’euros pour relancer notre outil de défense. Il faut relativiser cette somme : 650 milliards étaient déjà inscrits dans les budgets des États. Sur les 150 milliards de nouveaux financements, assurés par des prêts, 90 milliards, soit 65 %, devraient être soumis à une règle de préférence européenne. Évaluez-vous le montant dont vous pourriez bénéficier ? Le dispositif va-t-il assez loin ? À part le levier politique, comment pensez-vous que la France puisse peser pour insérer une clause de préférence européenne dans le milieu de la défense ? Dans le secteur nucléaire, comme toujours, elle se retrouve en concurrence quasi-exclusive avec les États-Unis sur le sol européen ; bon nombre de nos « partenaires » choisissent les technologies américaines.

M. Éric Trappier. C’est l’une des principales questions. Je me réjouis que l’Europe ait instauré cette préférence européenne et qu’elle veuille investir dans les activités de défense ; il faut maintenant savoir quelle sera la méthode choisie. Jusqu’à présent, selon les projets de la Commission européenne, nous ne percevons que de petites sommes pour mener des études très en amont, avec de nombreuses contraintes, y compris celle de lui donner un droit de regard sur l’export, ce qui serait problématique pour le modèle français, et sur la propriété intellectuelle, que les sociétés ont pourtant le devoir industriel de protéger, avec le soutien de l’État, lequel a tout intérêt à ce que ce savoir-faire reste dans les entreprises qui l’ont développé. De gros chiffres sont sur la table ; nous attendons de voir comment la Commission veut dépenser les fonds. S’agissant d’un futur avion de combat, c’est plutôt à la France de décider comment procéder ; il faut une locomotive, un architecte compétent, qui connaisse exactement les besoins spécifiques à l’appareil, avec à la clé la dissuasion nucléaire et la capacité à opérer depuis un porte-avions, ce que nous sommes les seuls en Europe à avoir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je m’adresse désormais au président de l’UIMM en même temps qu’au capitaine d’industrie.

Les États-Unis mènent une guerre commerciale agressive, en particulier à l’Europe. Selon vous, la réponse européenne est-elle à la hauteur ? Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) vise à taxer les intrants, les matières premières nécessaires à l’industrialisation sur le sol européen et non les produits qui nous font concurrence. De mon point de vue, cela revient à tirer une balle dans le pied des industriels européens. Qu’en pensez-vous ? Le contexte n’offre-t-il pas l’occasion de l’élargir aux produits transformés ?

M. Éric Trappier. Les États-Unis nous imposent une taxe de 10 % sur les avions ; elle s’appliquera à Airbus comme à Dassault mais, pour nous, cela vient s’ajouter à l’absence de soutien de l’Europe, qui s’apparente déjà à une taxe. Je suis en quasi-procès avec la Commission parce que Dassault est exclu de la taxonomie alors que nos appareils utilisent davantage les carburants alternatifs que l’aviation commerciale. Puisque l’exclusion n’est pas fondée sur des critères environnementaux, je voudrais savoir quel en est le prétexte. D’ailleurs je le dis : supprimons les taxonomies, qui sont un boulet au développement industriel et économique ; il faut garder la volonté de décarboner, mais selon des règles justes, et non uniquement décidées dans les sous-sols de Bruxelles.

La taxe MACF est complexe, peu lisible pour les entreprises et, finalement, permissive. Je doute qu’elle atteigne les objectifs prévus. Des quotas carbone avaient été définis pour atténuer le problème des importations de produits étrangers depuis des pays qui ne souscrivent pas aux mêmes règles que nous. Une taxe carbone serait sûrement une solution, mais le MACF est très complexe : France Industrie demande qu’il soit réformé avant la fin de 2025 pour le rendre beaucoup plus efficace.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concrètement, prônez-vous un élargissement aux produits finis et semi-finis ou une réforme complète, par exemple en le remplaçant par une taxe définie par secteur et par pays d’origine ? Si j’ai bien compris, c’est ce qu’a évoqué, lors du dernier Conseil national de l’industrie (CNI), le patron de France Industrie, M. Alexandre Saubot, que nous auditionnerons demain.

M. Éric Trappier. Je suis sur la même ligne qu’Alexandre Saubot. Il ne s’agit pas de dire qu’on ne veut pas du MACF en tant que tel, mais d’expliquer pourquoi, étant permissif, il n’atteint pas les objectifs, afin de le remplacer par un dispositif beaucoup plus simple et compréhensible.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez dénoncé l’inflation normative qui découle des impératifs environnementaux qu’impose la lutte contre le réchauffement climatique. Si les intentions sont louables, ces normes pénalisent lourdement nos entreprises. Considérez-vous que la décision européenne de réguler plutôt que de favoriser la production ait été l’une des grandes erreurs de ces dernières années ? S’agissant de la France, estimez-vous que les récents allégements fiscaux, qui allaient dans le bon sens, en particulier la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) et celle des impôts de production, ont servi la compétitivité des entreprises ou que l’accumulation des normes, que j’appelle l’impôt paperasse, en a annulé le bénéfice ? En effet, si la fiscalité sur les entreprises a diminué de 30 % environ, la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) estime que l’application des normes européennes leur coûte quelque 20 milliards par an – 40, selon le rapport Draghi –, sans même compter les surtranspositions et les réglementations que nombre de parlementaires se plaisent à leur imposer.

M. Éric Trappier. Le rapport de Mario Draghi établit un bon diagnostic de l’état de l’industrie en Europe – d’ailleurs, tout le monde l’a applaudi. Les solutions restent à bâtir. Cela demande du temps, mais l’Europe en prend plus que les États-Unis. Or, s’il ne faut pas précipiter les décisions, il est nécessaire d’avancer.

Ce rapport recommande de simplifier les normes. Avec le projet de directive omnibus du 26 février 2025, la Commission européenne a repris la suggestion à son compte. C’est un bon début, mais la réforme est trop lente et trop restreinte. Je pense en particulier à la directive CSRD – selon nous, il ne faut pas entrer dans l’application de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive dite « directive CS3D », parce qu’il sera trop compliqué de déterminer comment faire. Même si les plus petits entrepreneurs peuvent être en partie exonérés, les derniers rapports CSRD sont de gros bouquins indigestes ; on exige la certification de commissaires aux comptes presque exclusivement américains et, parfois, la publication de données sensibles. Des révisions sont donc nécessaires. Sans mauvais jeu de mots, l’accumulation de papier n’est pas bonne pour l’environnement : essayons de simplifier réellement l’exercice.

Il faut équilibrer les obligations environnementales avec les contraintes des industriels, lesquels doivent être capables d’exporter et de concurrencer des entreprises qui ne connaissent pas les mêmes difficultés. Nous ne demandons pas de tout mettre à la poubelle : nous sommes très engagés, pour l’environnement et pour la mixité en particulier, mais les calendriers doivent être tenables. Ce que nous reprochons au pacte vert, c’est d’imposer d’aller toujours plus vite. Dans certains domaines, il faut se donner du temps. En gardant le moteur thermique le temps de faire monter en puissance le moteur électrique, on rendrait peut-être les voitures européennes plus compétitives sur le long terme. Surtout, cela aurait l’avantage de retarder leur mise en concurrence avec les voitures chinoises, qui sont beaucoup plus compétitives et beaucoup moins chères. La tenue des batteries sera un critère primordial ; avec 25 % de taxes à l’entrée sur le marché américain, le secteur souffrira encore davantage.

L’UIMM avait prévu la perte de 100 000 emplois : on va rapidement y arriver. Tous les jours, on constate des défaillances. On nous dit que ce n’est pas grave, qu’il suffit de reconvertir les emplois dans l’aéronautique. C’est vrai, et l’UIMM consacre une partie de ses centres de formation à la reconversion des chômeurs et des employés de secteurs en difficulté, mais la mobilité géographique aussi est difficile, d’autant que s’y ajoute le problème du logement. Par conséquent, cela ne se fera pas en quelques jours ni en quelques années : il faut un plan sur le long terme. Nous demandons un peu de temps, et qu’on écoute les industriels concernés, afin de rendre les normes plus acceptables. Surtout, il faut arrêter les interdictions : on est toujours en train d’interdire alors que cela provoque la disparition de secteurs entiers ; la transformation est plus acceptable. Nous prônons un meilleur équilibre. Nous autres, industriels, n’allons sans doute pas assez vite, mais nous sommes la solution au problème : il faut nous inscrire dans l’équation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’interdiction des véhicules thermiques en 2035 entraînera la suppression de près de 100 000 emplois industriels, sans parler de la distribution ni des services. Comme vous, j’estime que ce délai est intenable pour les industriels. La semaine dernière, la Commission européenne a annoncé que des négociations étaient en cours avec la Chine pour supprimer la surtaxe appliquée aux véhicules chinois importés. Vous êtes-vous exprimé sur cette annonce ?

M. Éric Trappier. Je n’ai pas connaissance de telles négociations. En revanche, je connais celles qui se tiennent entre la Commission et le secteur automobile français : je soutiens la filière de l’automobile, qui doit exprimer ses besoins. De manière générale, l’industrie automobile va vers le tout-électrique, peut-être en passant par l’hybride : il faut la soutenir dans cette démarche et écouter les entreprises pour savoir comment procéder, combien de temps cela prendra et quels investissements seront nécessaires. Il sera difficile d’être compétitifs ; sans droits de douane, le marché européen sera inondé par les voitures chinoises. Je l’ai déjà dit, les Chinois ne sont pas des sous-traitants, ce sont maintenant des architectes de voitures : ils les dessinent, avec une ligne tout à fait agréable ; le moteur électrique est très simple, la technologie concerne plutôt la batterie ; et ils bénéficient du concours de tous les équipementiers européens et chinois. Ils font donc des voitures de très bon niveau, mais beaucoup moins chères que les voitures européennes – ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. On peut se dire qu’ils ont gagné la partie.

Pour moi, il faut néanmoins continuer à fabriquer des voitures en Europe. En tout cas, nous ne devons pas sacrifier cette industrie sur l’autel de la croyance que demain, il n’y aura plus de voitures. On dit la même chose des avions, mais c’est faux : il faut construire des avions plus propres. Olivier Andriès, directeur général de Safran, vous a sûrement expliqué comment on fabrique des moteurs qui consomment moins ; pour notre part, nous travaillons à élaborer des formes plus aérodynamiques et à intégrer plus de carburant alternatif afin de diminuer les émissions carbone – de 50 % aujourd’hui, de 100 % demain. Ce sont autant de solutions, mais elles prennent du temps et demandent des efforts spécifiques. Tous les industriels seraient favorables à une aide de l’Europe, laquelle doit soutenir l’industrie plutôt que certaines théories et pratiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon la Banque publique d’investissement (BPIFrance), nos entreprises petites, moyennes et de taille intermédiaire (PME-ETI), qui travaillent en complémentarité avec les grands groupes français et possèdent un véritable savoir-faire, représentent les deux tiers de notre potentiel de réindustrialisation. Ne considérez-vous pas que ce socle industriel a été négligé ces dernières années ? En effet, en finançant pour moitié la recherche et pour moitié la décarbonation et les acteurs émergents, le plan France 2030 va dans le bon sens mais, contrairement à France relance, il ne finance pas les industries dites de base, qui disposent pourtant d’un socle commun de compétences nécessaires au développement économique d’un grand nombre d’innovations. Par ailleurs, à l’image des électro-intensifs auxquels la réforme du marché européen de l’énergie a accordé une dérogation tarifaire, nos PME et ETI ne mériteraient-elles pas de bénéficier du tarif attractif d’un prix souverain français ?

M. Éric Trappier. S’agissant des programmes d’investissement, mon approche est un peu différente : je pense qu’il faut aider ce qui marche et ne pas vouloir innover sans cesse, même s’il faut évidemment financer de nouveaux types d’industrie et des start-ups. Il y a un équilibre à trouver entre l’aide destinée aux nouveaux entrants et le renforcement de notre base industrielle dans les domaines qui fonctionnent ou dont l’État estime qu’ils sont nécessaires à la préservation de notre stratégie industrielle – défense et énergie nucléaire, notamment. Mettre de l’argent pour décarboner dans de nouvelles filières comme l’hydrogène vert, c’est bien, mais il faut aussi aider les filières plus conventionnelles qui ont besoin de rester au top. Face à ces deux formidables pays industriels que sont les États-Unis et la Chine, il est important que la France conserve une certaine autonomie. L’argent public, qui se raréfie depuis quelque temps, doit être mis au service de succès garantis.

Les électro-intensifs négocient et participent à l’investissement, grâce au soutien d’investisseurs, qu’il ne faut pas oublier, pour être sûrs d’avoir un prix régulé. S’agissant des électrosensibles, la discussion est toujours en cours, non sans tensions. Enfin, en 2022, les PME ont été particulièrement exposées à la hausse des tarifs de l’énergie. Certaines, qui s’étaient engagées sur le long terme, ont pu conserver des prix corrects, les autres ont été frappées de plein fouet. Nous recommandons de garantir un prix qui permette aux PME de faire leurs investissements. En réalité, c’est surtout d’une visibilité qu’elles ont besoin – pour l’énergie et la fiscalité. L’absence de chiffres est catastrophique. Comme pour l’Arenh, il faut un chiffre fixé à l’avance, qui permette à l’entreprise d’estimer le véritable coût de ses charges. Bien sûr, il reste une part d’imprévisible – la pandémie de Covid, la hausse des droits de douane – mais ce qui est prévisible doit être prévu.

M. le président Charles Rodwell. Deux logiques de financement pour robotiser nos PME et nos entreprises intermédiaires s’affrontent : déployer nos capacités de production de robots sur notre territoire – de très belles entreprises y travaillent mais se disent incapables de répondre à la demande ; assumer l’achat de robots qui ne sont pas français. Dans ce domaine, nos entreprises accusent un très grand retard, ne serait-ce que par rapport à leurs concurrents européens. Faut-il financer une robotisation plus rapide, quitte à ne pas financer que des robots français, ou uniquement notre propre filière ? Quelle est, selon vous, la bonne stratégie ?

M. Éric Trappier. Qui dit robots dit numérique ; nos entreprises, les PME en particulier, ont consenti de lourds investissements dans ce domaine. Pendant la pandémie de Covid, les subventions afférentes ont suscité un engouement de leur part. En sortie de l’épisode du Covid, les financements n’étaient plus là, alors que les sociétés devaient aller au bout de leur numérisation. Le Conseil national de l’industrie a rappelé cette priorité.

La France est en retard : il faut absolument accélérer sa robotisation. Les Chinois, qui sont nés avec les robots, sont robotisés de manière conséquente, malgré leur importante main-d’œuvre. Si l’on peut avoir des robots français, c’est mieux, mais s’interdire d’aider les entreprises faute de robots français, ce serait une double peine. À défaut de pouvoir subventionner les robots, il faut au moins subventionner la robotisation.

Il faut continuer d’aider les entreprises à se numériser, sans quoi cela ne sert à rien d’avoir des robots, puis robotiser pour augmenter leur compétitivité. Se posera ensuite la question de l’emploi. Nous cherchons du monde au sein de la métallurgie, alors même que le taux de chômage est assez élevé. Le robot n’est pas forcément un adversaire de l’emploi, aussi paradoxal que cela puisse paraître.

M. Lionel Vuibert (NI). La robotisation, couplée à l’avènement de l’intelligence artificielle, représente une opportunité extraordinaire de rattraper notre retard dans plusieurs domaines. C’est une priorité pour nos entreprises, en particulier nos PME, notamment pour répondre aux problèmes de recrutement. Le CIR constitue une réussite à la française en matière de recherche et de développement ; ne faudrait-il pas créer un dispositif de suramortissement, afin d’accélérer ou booster l’investissement et de prendre de l’avance en matière de robotique ? Cela coûte de l’argent au départ mais en rapporte ensuite : nos entreprises seront plus performantes et leurs résultats pourront être fiscalisés. On peut aussi imaginer un crédit d’impôt.

M. Éric Trappier. Le système ad hoc n’est pas forcément facile à trouver. Au problème de l’investissement – le suramortissement est une piste – s’ajoute celui de l’accompagnement. Les PME qui ne savent pas comment se numériser ou se robotiser se tournent vers des sociétés et des consultants coûteux. L’État pourrait conseiller ceux qui veulent franchir le pas. Dans l’aéronautique, nous développons des programmes pour faire monter nos PME à bord, en cohérence avec l’ensemble de la filière. Nous avons d’ailleurs été précurseurs dans les plans numériques, avec BPIFrance. Tout ce qui vient aider l’investissement industriel est une bonne chose, parce que, comme vous le dites, à un moment donné, on s’y retrouve.

La robotisation favorise l’embauche. Elle va attirer dans l’industrie les jeunes qui sortent de l’école pour créer des programmes, programmer des robots, faire de la maintenance robotique. Nous avons vraiment intérêt, sur tous les plans, à robotiser. Reste à trouver les bonnes sources d’aides, compte tenu des restrictions budgétaires. N’oublions pas que plus on industrialise le pays, plus on embauche et plus on fait cotiser les entreprises. Si l’on est compétitif, on exporte ; si l’on exporte, on ramène de l’argent dans nos territoires pour payer les impôts et les charges sociales. À l’inverse, augmenter la fiscalité et le coût du travail réduit l’activité – c’est un mécanisme démoniaque.

M. Sébastien Huyghe (EPR). La commune de Seclin, où vous avez un bel établissement qui fabrique des ailes d’avion, fait partie de ma circonscription. Je souscris à ce que vous avez dit sur la nécessité de faire connaître l’industrie et de changer son image. La dernière fois que je suis allé dans votre entreprise – c’était il y a longtemps, il faudra que j’y retourne –, je me souviens que l’on aurait pu y manger par terre. L’industrie n’a pourtant pas cette image ultramoderne.

Je voulais aussi profiter de votre présence pour avoir une pensée émue pour notre ancien collègue, Olivier Dassault, qui nous a quittés trop tôt.

Vous avez évoqué plusieurs critères d’implantation d’un établissement industriel : prix de l’énergie, stabilité fiscale et politique, durée hebdomadaire du travail – les Français ont une bonne productivité mais ils ne travaillent peut-être pas assez longtemps. Quels sont les autres ?

Quelles sont les conséquences sur l’industrie de la révolution de l’intelligence artificielle ?

Certains critiquent beaucoup l’Europe. Moi, qui suis un Européen convaincu, je me demande si nous ne souffrons pas de l’inachèvement de l’Europe plutôt que de son excès. En effet, les règles du jeu ne sont pas les mêmes dans tous les pays. Il faudrait poursuivre l’harmonisation fiscale, sociale et environnementale pour que la concurrence ne soit pas faussée.

M. Éric Trappier. Je vous invite à revenir à Seclin ! Il y a quelque chose d’extraordinaire là-bas : l’œil des chaudronniers. Le chaudronnier est fier de vous recevoir, de vous montrer son métier et de vous expliquer comment il va taper avec un énorme marteau au milieu d’une voilure conçue par des outils numériques et comment la matière travaille. Vous allez voir des robots mais aussi la main humaine. Entre le moment où un chaudronnier est embauché et celui où il est autorisé à taper sur le milieu de la voilure, il y a sept ans de formation – vous comprendrez que nous fassions tout pour éviter les plans sociaux ! Cette fierté est essentielle et elle contribue à l’attractivité. J’ai proposé un poste à Seclin à un jeune qui habitait sur la côte atlantique et possédait une formation de chaudronnier. Il s’y est fait embaucher et vit désormais dans la région lilloise. Ses parents ne le voient plus ! On peut favoriser la mobilité par l’attractivité.

Je crois que nous sommes tous Européens. Le problème, c’est la méthode. Être Européen, ce n’est pas s’en remettre exclusivement à une Commission qui est une sorte de Bercy européen. Il faut un Bercy mais aussi un chef d’État, un ministre de la défense, etc. Le Parlement vote, comme vous, beaucoup de lois, qui donnent lieu à des règlements, qui ne passent pas forcément par vous. Ensuite, ces lois sont interprétées par la pratique ou par les juges. Elles sont trop nombreuses. Nous voulons une Europe efficace. Est-ce que l’Europe pèse dans le combat entre les États-Unis et la Chine ? En théorie, elle le devrait. Les inventions industrielles, comme l’automobile, l’aviation, étaient en Europe avant d’être aux États-Unis. Qu’est-ce qui fait qu’elle ne pèse plus ?

Le problème de l’harmonisation, c’est qu’elle est à sens unique. Alors que la France est déjà la championne du monde du modèle social, l’Europe vient lui imposer de nouvelles règles. Mais ce que nous faisons, nous, et qui nous coûte une certaine somme n’est jamais imposé aux autres. Pourquoi ? Le coût du travail n’est pas le même partout en Europe. Il y a une concurrence. Il y a des règles de marché. Mais ce n’est pas le sujet. La vraie question est : comment mon industrie pèse face aux autres et qui décide ? Le rapport Draghi pose l’équation. Il faudra un jour ou l’autre réformer la manière dont l’Europe fonctionne du point de vue stratégique.

L’intelligence artificielle n’est que la conséquence nécessaire de l’accumulation des données, qui a été rendue possible grâce à des réseaux et à des calculateurs plus puissants. Le problème, c’est qu’il faut ordonner ces données, les traiter, savoir ce que l’on veut en faire. Or qui pousse les boutons des algorithmes ? Les géants américains du numérique ou Gafa, principalement. Je me félicite de la présence sur ce marché de certaines sociétés françaises ou européennes, dont Dassault Systèmes, qui est le leader mondial des logiciels industriels. En France, il y a Le Chat de Mistral AI. Il faut se pencher sur la question complexe de la régulation. Les Gafa sont très puissants, comme les États-Unis. Plus l’Europe sera puissante, plus le règlement sur les données le sera aussi.

Quant aux critères d’installation, c’est du cas par cas. Il y a de plus en plus de règles. La loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets dite « loi climat et résilience » n’a pas facilité la tâche. Nous nous sommes battus à l’époque sans vraiment obtenir gain de cause. C’est un équilibre à trouver. Entre les contraintes du préfet et celles de la région, il est difficile d’implanter un site industriel car il n’y a pas de friches industrielles partout. Ne contraignons pas trop ceux qui veulent le faire. Mieux vaut fabriquer des voitures qu’installer une éolienne !

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je ne rebondirai pas sur les éoliennes, même si ce n’est pas l’envie qui me manque…

Que pensez-vous de l’évolution des chambres de commerce et d’industrie (CCI), en particulier depuis la réforme de leur mode d’élection en 2016 ? Plusieurs petites et moyennes industries (PMI) de ma circonscription regrettent de voir leur rôle de conseil et d’expertise s’amenuiser, au profit de celui des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) ou d’autres services administratifs.

Par ailleurs, que diriez-vous de créer un fonds souverain français qui mobilise non seulement l’épargne des Français, à condition bien sûr que l’État s’en porte garant, mais également notre rente énergétique ? Nous avons en effet des gisements gaziers très importants qui pourraient être exploités selon des méthodes écologiques. Un rapport fameux, qui avait fuité dans la presse, avait été remis au ministre Montebourg en 2014. Ces ressources ne permettraient-elles pas de nous réapproprier nos sociétés, dont vous avez rappelé que 70 % des parts de marché étaient détenues par des fonds américains ?

M. Éric Trappier. Nous sommes favorables à la création de fonds souverains, pourvu qu’il y ait une certaine stabilité des règles du jeu. Si c’est l’épargne du petit contribuable français, mieux vaut assurément la garantir. Il y a eu les emprunts d’État, qui étaient garantis tant que l’État était solvable. C’est tout un état d’esprit qu’il faut changer. Les gens doivent être incités à mettre leur argent au service d’une cause, afin qu’il serve à la fois leur intérêt personnel et un autre plus global. Le rapport à l’argent est compliqué en France, parce qu’il faut encore faire accepter que, dès lors que le travail rapporte, le travail de l’argent doit aussi rapporter. L’argent appellera l’argent. Pourquoi y a-t-il autant de fonds aux États-Unis ? Parce qu’il y a des fonds de pension, ce qui nous ramène à la question de la retraite par capitalisation. Si vous demandiez aux Français d’épargner pour avoir une meilleure industrie, une meilleure défense, beaucoup seraient d’accord pour aller vers ce système, non sans demander des taux garantis, évidemment.

S’agissant du gaz, il existe des ressources dans le Sud-Ouest. On sait également que notre sous-sol contient du gaz de schiste. Il faut intervenir d’une manière compatible avec la préservation l’environnement, en définissant des règles de compatibilité rationnelles. La priorité, c’est tout de même l’énergie nucléaire, une énergie propre qui permet de produire en grande quantité – c’est mieux que de rouvrir les mines de charbon.

Concernant les CCI, je parlerai pour l’UIMM. Nous avons mené une campagne de presse #FiersDeFaire. Ce n’est pas tout à fait pareil que ce que font les chambres de commerce. Nos adhérents cotisent pour avoir un service de soutien, principalement dans le domaine social, qui a fini par devenir un soutien économique, parce que l’on ne fait pas de social sans économie. Je n’ai pas d’avis particulier sur les CCI. Sans doute faudrait-il les aider à se tourner un peu plus vers l’international.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces échanges fructueux.

 

La séance s’achève à dix-huit heures cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Sébastien Huyghe, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert