Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fiscus, préfet, directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions, ancien sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine Toyota 2
– Présences en réunion................................18
Mardi
15 avril 2025
Séance de 10 heures
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix heures cinq.
M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous entamons cette journée par l’audition de M. Laurent Fiscus, directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai), ancien préfet du Calvados, après avoir été le « sous-préfet Toyota ».
C’est en cette qualité, monsieur le préfet, que nous sommes heureux de vous auditionner. En 1998, vous avez été nommé sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine Toyota à Onnaing, près de Valenciennes. Par la suite, vous avez été conseiller auprès du ministre délégué à l’industrie, chargé des redéploiements industriels et des projets d’investissements étrangers.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Laurent Fiscus prête serment.)
M. Laurent Fiscus, préfet. Je vous remercie de m’offrir la possibilité de mettre mon témoignage, mon expérience et quelques réflexions au service de votre commission d’enquête. J’ai grand plaisir à vous revoir, monsieur le président, vous qui travaillez depuis longtemps sur l’attractivité de notre territoire – dont il faut aussi avoir une conception offensive, pour faciliter et encourager les projets d’investissements français ou étrangers. J’ai aussi grand plaisir à retrouver M. Huyghe, député du Nord, département où j’ai sévi il y a bien longtemps et pour lequel je garde une amitié et une attention particulières.
Lorsque nos amis anglais ont appris, en décembre 1997, que Toyota allait créer sa première usine en France, ou plutôt s’isoler sur le continent, comme ils aiment à le dire, ils ont expliqué à son président, le docteur Shoichiro Toyoda, que cet investissement était voué à l’échec. Ils lui ont représenté l’enchevêtrement institutionnel – État, collectivités locales, pouvoirs déconcentrés, pouvoir central, cabinets ministériels, chambres de commerce et d’industrie, acteurs locaux, syndicats, j’en passe et des meilleures – résultant du millefeuille administratif français. Surtout, ils lui ont dit que jamais la partie française ne tiendrait les délais, ce qui était particulièrement effrayant pour des Japonais, qui ont le respect des horaires quasiment inscrit dans leur patrimoine génétique, et a fortiori pour une entreprise comme Toyota, inventeur du « juste-à-temps industriel ».
L’usine d’Onnaing a pourtant été créée, et le lancement de la production a eu lieu le 31 janvier 2001, soit très exactement le jour prévu par le planning de l’entreprise lorsque le groupe Toyota a fait part de sa décision de s’implanter en France, près de Valenciennes, en décembre 1997. Si l’on doit apprendre de ses échecs, on peut aussi apprendre de ses succès, collectif en l’espèce, même près de vingt-cinq ans après. Mes fonctions ont pris fin le 6 juin 2001, à l’occasion de l’inauguration de l’usine par le premier ministre Lionel Jospin.
L’usine d’Onnaing de Toyota Motor Manufacturing France demeure un succès éclatant. Initialement, la capacité de l’usine devait être de 150 000 véhicules produits par an ; elle dépasse 300 000. La cadence de production devait être de 400 véhicules par jour ; elle est, d’après les amis que j’ai conservés chez Toyota, de 1 400. Les emplois promis lors de la présentation du projet étaient prudemment situés entre 1 500 et 2 000 CDI : non seulement ce seuil a été atteint bien plus tôt que prévu, mais Toyota emploie de nos jours à Onnaing, à ma connaissance, 5 200 personnes en CDI. C’est le premier site de production automobile de France, en unités produites et en emplois.
Analyser les freins à la réindustrialisation et comment ils ont été surmontés à l’aune de cette expérience et de quelques autres que j’ai eues dans ma carrière préfectorale – au cours de laquelle je me suis occupé un peu plus que la moyenne de développement économique et territorial – constituera, je l’espère, une contribution utile aux travaux de votre commission d’enquête. Par ailleurs, vingt-cinq ans après, le contexte a changé : il conviendra d’identifier de nouveaux freins et de nouvelles méthodes.
Je voudrais commencer par deux remarques.
La première est une vérité d’évidence qu’il n’est pourtant pas inutile de rappeler : toute décision industrielle appartient à l’entreprise concernée et à elle seule. Il est arrivé à la puissance publique – État, collectivités territoriales ou autres acteurs – de l’oublier. L’entreprise est libre de décider de la localisation de son implantation et de ses modalités, selon l’attractivité des territoires.
C’est une décision centrale de l’entreprise, qui résulte d’une combinaison d’éléments – sa stratégie de développement, son produit, sa technologie, son positionnement sur un marché, son anticipation de l’avenir. S’y ajoutent des critères de choix classiques, comme l’accessibilité de la main-d’œuvre, les infrastructures, les voies de communication, les clients, les marchés, les débouchés futurs.
Il me semble que deux des facteurs qui président aux décisions de localisation sont décisifs. Le premier est la démographie, au sens général, soit la capacité à recruter des collaborateurs au sein d’un bassin d’emploi de gens formés suffisamment dense pour anticiper l’avenir, surtout s’il est prévu de recruter beaucoup d’employés – tel était le cas de Toyota à Onnaing, et tel est le cas de projets industriels actuels sur lesquels la France s’est bien positionnée.
Le second est le temps. Tout projet repose sur la rapidité d’exécution, la prévisibilité et la garantie des délais. Tout acteur économique, comme tout parent par exemple, a besoin de visibilité pour s’organiser. C’est d’autant plus le cas pour les décisions d’investissement en matière industrielle qu’elles sont souvent longuement mûries et mobilisent des montants importants. Elles doivent donc s’inscrire dans un avenir sinon maîtrisé, du moins aussi prévisible que possible.
Ma seconde remarque porte sur le contexte nouveau dans lequel s’inscrivent nos efforts non d’industrialisation, mais plutôt de réindustrialisation – puisque votre commission comme d’autres travaux ont constaté la baisse structurelle, ces dernières années, de la valeur ajoutée industrielle dans notre PIB. Ce constat est encore plus préoccupant lorsqu’on le compare à la moyenne européenne, puisque beaucoup de nos voisins font mieux, en matière tant de compétences que de poids de l’industrie.
Ce contexte nouveau a trois causes principales, dont aucune n’était tout à fait prévisible. La première est la crise du Covid-19. Peu de gens avaient imaginé que tout allait s’arrêter, en France, en Europe et dans le monde en général, et que nous nous retrouverions confinés pour faire face à une crise sanitaire sans précédent. Ce choc a énormément changé la donne dans les échanges et les investissements mondialisés. Nous nous sommes avisés que la mondialisation, qui avait rapproché le lointain, peut être interrompue par une crise sanitaire amenant les entreprises et les autorités des États en compétition pour l’accueil d’investisseurs étrangers à repenser au moins en partie leurs schémas.
Le président de la République, et de nombreux acteurs français à sa suite, ont évoqué la nécessité de retrouver une souveraineté industrielle dans plusieurs domaines, à commencer par la production de médicaments, mais pas seulement. Ce choc a fait basculer certains paramètres des projets industriels, selon que leur marché s’entend à l’échelle mondiale, désormais associée à un risque de rupture logistique, pour l’approvisionnement comme pour l’export, ou à l’échelle zonale.
Pour la plupart des grandes usines implantées en Europe, le marché est européen. C’était le cas dès le départ pour l’usine Toyota d’Onnaing, qui exporte également en Afrique et au Moyen-Orient, et un peu en Amérique latine. L’activité des entreprises de taille intermédiaire (ETI), qu’elles soient sous-traitantes ou exportatrices pour leur compte, est, elle aussi, rarement limitée à l’Hexagone.
Au choc de la pandémie de Covid, qui a remis en question, de façon brutale mais essentielle, les paradigmes de la mondialisation industrielle, a succédé le choc la guerre en Ukraine. Nous avons tous fait preuve de naïveté. Rares sont ceux qui étaient clairvoyants sur le Mage du Kremlin, ou qui imaginaient qu’une guerre de haute intensité, avec des forces blindées, des tranchées et des volumes de munitions quotidiens proprement ahurissants, allait éclater aux portes de l’Union européenne. Pour les investisseurs, c’est le retour du risque politique – sous la forme non d’un changement de majorité ou de politique fiscale, mais de la guerre. Je pense qu’il faut l’intégrer à la réflexion sur les freins à la réindustrialisation.
Le troisième choc, nous sommes en train de le vivre. Il n’est pas complètement surprenant, dans la mesure où M. Donald Trump nous avait déjà habitués, pendant son premier mandat, à des initiatives déroutantes, mais la guerre commerciale mondiale lancée par le président des États-Unis, quelle qu’en soit l’issue – pour l’heure, les tarifs douaniers changent chaque jour ou presque – est d’ores et déjà un paramètre essentiel. Elle est notamment facteur d’imprévisibilité.
Quel que soit l’atterrissage de la politique commerciale extérieure des États-Unis à l’égard de leurs partenaires commerciaux dans le monde, elle oblige les acteurs économiques à réviser leurs prévisions, et les pouvoirs publics, notamment ceux qui concourent au développement économique des territoires, à se rendre compte que nous avons changé de monde. Les politiques industrielles doivent être réexaminées à l’aune de ce dernier choc, mais en gardant à l’esprit les deux précédents, toujours actuels, et ce qu’ils disent de la fragilité du modèle de mondialisation développé jusqu’en 2020.
Mais il ne faut pas s’y tromper : ce climat économique, certes particulièrement difficile pour les entreprises, les citoyens et les pouvoirs publics, peut, comme toute crise, offrir des opportunités. La remise en question de la mondialisation n’a pas que des côtés négatifs. Il nous appartient, à nous, Français, collectivement, de saisir ces opportunités, de soutenir nos entreprises et celles que nous accueillons sur notre territoire et de les aider à concevoir de nouveaux projets.
À ce titre, avant même d’envisager une réindustrialisation, il faut veiller à garder nos entreprises et nos activités industrielles, en prenant la mesure du risque qu’elles ne fuient. En effet, l’objectif de l’administration américaine, en augmentant les tarifs douaniers, est de capter des investissements supplémentaires au profit du territoire américain. Le premier effet de cette politique douanière doit donc être de nous amener à réfléchir sur les moyens de conserver notre tissu industriel et notre excellence, car nous avons de nombreux champions, de toutes tailles – grandes entreprises françaises ou étrangères, ETI, PME, start-up. Il conviendra ensuite d’adopter une attitude offensive et d’envisager les moyens et les méthodes pour réindustrialiser notre territoire mieux et plus vite.
M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous rappeler le déroulement précis de l’implantation de Toyota au début des années 2000, que vous avez pilotée ? Nous avons déjà entendu l’actuelle équipe dirigeante. Le responsable japonais de l’implantation, lui, a fait part publiquement, à plusieurs reprises, des raisons pour lesquelles Toyota avait choisi la France. Il s’est félicité de sa coopération avec vous, considérant même le fait d’avoir été déchargé, administrativement et même mentalement, des procédures comme un facteur essentiel de la réussite de cette implantation.
Sur la base de cette expérience, quelles mesures réglementaires et législatives préconiseriez-vous ? Faut-il prévoir de mettre des préfets à la disposition des entreprises ou des territoires pour faciliter l’implantation rapide et efficace de projets industriels spécifiques ?
M. Laurent Fiscus. Je suis heureux de voir que, chez Toyota, les générations se succèdent et la mémoire du travail collectif, qui continue à porter ses fruits, demeure. Ce travail est d’abord celui des habitants de la région Nord-Pas-de-Calais – désormais partie intégrante des Hauts-de-France – et du Valenciennois plus particulièrement.
L’entreprise qui a décidé de s’implanter à Onnaing ne l’a pas fait sans inquiétudes, alimentées notamment les Britanniques. À l’époque, Toyota n’avait que deux usines en Europe, une usine de moteurs et une usine d’assemblage, toutes deux au Royaume-Uni. La première usine du groupe en France fut aussi la première sur le continent européen. Il s’agissait d’un changement de culture.
Le président-directeur général, le docteur Toyoda, qui avait une relation ancienne d’amitié avec le président Chirac, grand connaisseur et ami du Japon, avait émis le vœu d’avoir un coordinateur. Ses équipes étaient inquiètes de la capacité française à se coordonner, à faire l’interface avec l’entreprise et à tenir les délais, lesquels étaient leur obsession. Mais, à bien y réfléchir, ces obsessions sont celles de tout chef d’entreprise, et je dirais même de tout fonctionnaire pour l’application de la loi.
Leur référence était, de manière un peu surprenante, l’implantation près de Paris du parc EuroDisney. Il se trouve que j’ai eu à connaître de la fin de ce chantier, en tant que sous-préfet auprès du préfet d’Île-de-France à l’époque. Ce projet était très différent, puisqu’il reposait pour une part considérable sur des infrastructures publiques relevant de l’État et des collectivités locales – le foncier, l’autoroute, le TGV, la gare desservant le parc. Un délégué interministériel au projet, dont j’ai plus tard été l’adjoint, avait été nommé et doté de moyens spécifiques, du fait de l’importance des infrastructures concernées.
L’entreprise Toyota s’était néanmoins référée à cet exemple car elle estimait que son projet d’usine avait le même niveau d’importance pour le groupe que le projet EuroDisney pour Disney. Les autorités françaises ont entendu sa demande d’avoir un coordinateur et décidé de monter un dispositif exceptionnel. Si les préfets et sous-préfets ont toujours été compétents en matière de développement économique, c’était en effet la première fois que l’un d’entre eux se consacrait intégralement à un projet industriel unique, qui plus est étranger : des sous-préfets avaient déjà été chargés d’assurer la coordination dans le cadre de grands événements comme les Jeux olympiques d’Albertville, mais jamais pour un tel projet industriel.
Le premier facteur de réussite a donc été la capacité de la France à écouter l’entreprise, à analyser ses besoins et à innover. En l’occurrence, lorsque Toyota a pris sa décision, en décembre 1997, je me trouvais en mobilité au Japon, comme conseiller commercial de l’ambassade de France – où j’étais plutôt chargé de la démarche inverse, c’est-à-dire d’aider les entreprises françaises à s’implanter et à exporter leurs produits, dans le contexte de la préparation de l’Année de la France au Japon, événement parrainé par le président de la République. J’ai été honoré qu’on pense à moi, c’est-à-dire qu’on me demande de confirmer une candidature que je n’avais pas déposée – vous savez comment fonctionne le ministère de l’intérieur –, mais j’ai tout de même pu, avant d’accepter, échanger sur le projet. On m’avait alors demandé de faire part de mon regard sur la façon dont devrait se dérouler la mission.
La première observation était qu’à l’évidence, je ne remplacerais pas le sous-préfet de Valenciennes, Henri Masse, qui devait rester sous-préfet de plein exercice. Je fus pour ma part un sous-préfet chargé de mission, qu’il nous a semblé pertinent de placer auprès du préfet de la région Nord-Pas-de-Calais, car les incidences d’un tel projet industriel, de dimension européenne, ne s’arrêtaient pas aux frontières de l’arrondissement. Il s’agissait en l’espèce d’Alain Ohrel, puis de Rémy Pautrat, qui est décédé il y a quelques jours et à qui je rends hommage car il a été, pour moi comme pour beaucoup d’autres, un très grand patron et un très grand monsieur.
La décision de nommer un « sous-préfet Toyota » fut donc une innovation pour le corps préfectoral, qui fonctionne d’habitude selon une logique de territoire : on est sous-préfet d’arrondissement, secrétaire général d’une préfecture de département ou secrétaire général pour les affaires régionales (Sgar) d’une région. Quant à moi, j’étais un sous-préfet in partibus, rattaché seulement à un projet. Mon rôle consistait, dans le respect des compétences de chacun – le sous-préfet de Valenciennes, le secrétaire général de la préfecture du Nord, le Sgar de la préfecture du Nord-Pas-de-Calais – à traverser toutes les frontières administratives pour veiller à la bonne coordination de la partie française. Du point de vue des Japonais en effet, et c’est vrai pour toute entreprise, seule comptait la position de « la partie française », indépendamment de nos bisbilles, de notre millefeuille administratif et même des différents acteurs du monde de l’entreprise français. Ce positionnement était intéressant et a d’ailleurs été en partie dupliqué par la suite.
L’autre élément très important était le caractère « chrono-dégradable » de ma mission : il était prévu, et cela avait été annoncé à l’entreprise, qu’elle s’arrêterait le jour de l’inauguration de l’usine. Le lancement de la production est intervenu le 31 janvier 2001, conformément au planning établi trois ans plus tôt, et ma mission s’est arrêtée le 6 juin, après l’inauguration du site par le premier ministre et le président de l’entreprise. Ensuite, nous sommes revenus dans le droit commun : mon collègue sous-préfet de Valenciennes est redevenu, avec les élus locaux, le premier interlocuteur de l’entreprise. Alors qu’on a tendance, en France, à monter des structures provisoires qui durent, il me semble sain de définir parfois des missions temporaires, assorties d’objectifs très clairs.
Ce modèle a été dupliqué. Il y a eu des commissaires au redressement productif, des référents uniques pour l’investissement (RUI). Laurent Guillot, dans son rapport Simplifier et accélérer les implantations d’activités économiques en France, recommande de nommer au sein du Sgar des sous-préfets clairement identifiés, dédiés aux projets industriels, qui pourraient intervenir soit de façon temporaire, pendant une étape définie, soit de façon plus structurelle, en lien avec les élus locaux et sans se substituer aux autres acteurs, notamment le sous-préfet d’arrondissement.
Au cours même de ma mission, mon collègue sous-préfet à Cambrai m’avait d’ailleurs sollicité, dans le cadre du projet d’implantation d’une imprimerie qui devait se traduire par l’embauche de 200 personnes, pour que je l’aide à faire comprendre aux différents acteurs la nécessité de se coordonner. Le plus souvent, il n’est pas nécessaire de créer une direction avec bureaux, chefs, sous-chefs et chefs de section – bref, de « réinventer l’armée mexicaine ». Pour conduire ma mission, je n’ai eu que deux choses : une lettre de mission, très ferme, du préfet de la région Nord-Pas-de-Calais – qui avait été relue et approuvée par le président de la République, ce qui lui donnait un certain poids –, adressée à tous les chefs de service de l’État ainsi que, pour information, aux collectivités locales partenaires pour annoncer ma nomination ; et une secrétaire ainsi qu’une voiture. La réussite d’un projet n’est pas une question de moyens, mais de coordination.
Cette coordination, à mon sens – et je le dis en respectant pleinement les élus et les compétences décentralisées de chaque niveau de collectivités locales – ne peut être assurée que par le représentant de l’État, c’est-à-dire le préfet lorsque les circonstances l’exigent et le sous-préfet dans la gestion quotidienne. C’est bien l’État qui porte la responsabilité de la coordination de l’action publique : aux yeux des chefs d’entreprise, à la fin des fins, c’est le représentant de l’État qui a autorité. Certes, lorsque des difficultés surviennent, elles sont réglées collectivement. Il n’est pas question, vingt-cinq ans plus tard, de tirer la couverture à moi : notre succès fut collectif – même si l’échec, s’il était survenu, aurait probablement été assez personnalisé. L’administration des territoires est un sport d’équipe. En revanche, la coordination ne peut être assurée que par l’État, parce qu’il est responsable au bout du compte, a fortiori quand des investisseurs étrangers sont impliqués, mais aussi parce qu’il dispose de compétences et de réseaux, en France comme à l’étranger, qu’il possède une mine d’or d’informations – même s’il est parfois difficile de les trouver –, qu’il est partenaire des collectivités territoriales et des acteurs économiques, et qu’il est impartial.
Voilà les deux leçons principales de cette aventure, qui restent à mon sens tout à fait pertinentes – je pourrai, si vous le souhaitez, détailler les autres innovations que nous avons déployées, et dont certaines restent peut-être d’actualité. Ces enseignements valent aussi bien pour les projets industriels que pour d’autres projets délicats nécessitant une coordination dans la durée – en l’occurrence, j’ai été pressenti en décembre 1997, j’ai pris mes fonctions en mai 1998 après avoir effectué plusieurs allers-retours entre la France et le Japon, et je savais dès le départ que ma mission durerait jusqu’à l’inauguration de l’usine.
M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous, si ce n’est pas confidentiel, décrire le modèle d’aides au financement du projet, notamment les mécanismes de subventions et de crédits d’impôt ? Les dirigeants du groupe nous ont donné trois arguments principaux qui ont pesé en faveur de cette usine : l’organisation de l’implantation, que vous avez parfaitement décrite ; la proximité de l’ensemble de leurs fournisseurs, concentrés dans un rayon de 100 à 150 kilomètres, ce qui, au vu de la répartition de la valeur du véhicule – 20 % pour l’assemblage en usine et 80 % pour les pièces livrées par les fournisseurs – était un facteur de compétitivité important ; et la nature des aides au financement perçues.
Au vu des enseignements que vous avez tirés de cette opération, que pensez-vous des dispositions de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, qui prévoit par exemple d’accorder des crédits d’impôt massifs à certains secteurs de l’économie, comme les pompes à chaleur, les batteries ou les semi-conducteurs ? La parallélisation des différentes procédures administratives – l’autorisation des directions régionales des affaires culturelles (Drac) et des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), les procédures environnementales relatives à l’eau ou aux installations classées pour la protection de l’environnement (IPCE) – vous semble-t-elle permettre un réel gain de temps ?
M. Laurent Fiscus. S’agissant des aides, tout est parfaitement public. Le schéma d’aides accordées par la France – puisque c’est l’État qui notifie les aides, même si les collectivités locales versent elles aussi des subventions importantes – a d’ailleurs été approuvé par la Commission européenne. L’investissement total était d’environ 4,5 milliards de francs, soit un peu moins de 700 millions d’euros. Le taux d’aides sur le total de l’investissement éligible – conformément à la méthodologie très compliquée appliquée par Bruxelles – était de 7,9 %.
Il n’y a pas eu d’argent caché. Je tiens à le préciser, parce que c’est toujours une inquiétude, ou un fantasme, quel que soit le type d’investissement concerné : des acteurs locaux, des citoyens, des journalistes pensent que si une entreprise s’installe, c’est qu’elle a reçu un gros chèque. Ce ne fut pas le cas. Le taux d’aides versées aurait d’ailleurs pu être plus élevé – il l’avait été pour l’installation d’autres usines automobiles, au Royaume-Uni comme en Europe continentale. C’est important, car cela signifie que l’entreprise avait des raisons objectives de choisir le site et qu’elle n’agissait pas comme un chasseur de primes. À ma connaissance, une entreprise qui se lancerait dans un projet industriel aussi important dans le seul but de toucher des aides, cela n’existe pas. En tout cas, on pourrait s’interroger sérieusement sur la solidité du projet d’une entreprise qui menacerait d’aller ailleurs si elle ne recevait pas assez d’aides.
Il ne faut pas se leurrer : nous vivons dans un monde de compétition. Dès lors que les règles sont les mêmes pour tous – ce qui est vrai à l’intérieur de l’Union européenne, sinon à l’extérieur –, les aides ont vocation à accompagner l’entreprise dans ses besoins particuliers et à compenser le différentiel de compétitivité qui peut exister avec d’autres sites. Rappelons qu’on dénombrait à l’époque quarante sites concurrents en Europe. Je ne suis pas sûr que les habitants du Valenciennois se soient pleinement rendu compte que, pour obtenir ce très beau succès, ils n’avaient pas été en compétition avec Hambach en Lorraine et un ou deux autres sites français, mais avec l’ensemble de l’Europe.
Dans le traitement des projets industriels, il ne faut donc faire ni trop, ni trop peu : il faut être à l’écoute des besoins des entreprises et déterminer ce qu’il est possible de faire pour y répondre dans le respect des règles françaises et européennes, et ce tout en se montrant exigeant. Bien sûr que, contrairement à ce que certains médias prétendent, les conventions attributives d’aides passées par l’État ou les collectivités locales comportent toujours des clauses de remboursement. Je reste sidéré que certains croient qu’on accorde des aides sans demander de contrepartie. Ainsi, parmi les aides de l’époque, la prime à l’aménagement du territoire, qui n’existe plus aujourd’hui, dépendait du montant des investissements réalisés et du nombre d’emplois promis. Ensuite, c’est l’administration – délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), puis direction générale des collectivités locales (DGCL) et enfin Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) – qui est chargée de surveiller la bonne exécution de ces clauses. Des années après, on continue de vérifier si l’entreprise tient bien ses engagements.
Je ne me souviens pas du montant détaillé de chaque aide, mais les composantes en étaient très classiques. La première était une prime à l’aménagement du territoire. En effet, si le Valenciennois avait énormément d’atouts, il affichait alors un taux de chômage de près de 20 %. Il présentait la particularité d’avoir subi trois crises industrielles presque simultanément : celle de la mine, celle du textile et celle de la sidérurgie. Pour m’être ensuite occupé de nombreux territoires dans le cadre de mes fonctions à la Datar, je crois pouvoir affirmer que très peu de bassins d’emploi ont subi une telle concomitance. La France avait donc orienté les recherches de Toyota vers ce site, même si la décision revenait évidemment à l’entreprise.
D’autres aides provenaient des fonds structurels européens – deuxième budget de l’Union européenne – qui, à travers notamment le Fonds européen de développement régional (Feder), constituent un levier puissant pour le développement des régions présentant un manque de croissance ou d’infrastructures. On trouvait encore des aides à l’emploi et à la formation professionnelle, pilotées par le conseil régional et les autres partenaires du service public de l’emploi.
Je crois important de souligner l’importance de ce devoir, voire de cette obligation de transparence des aides publiques. Je le répète, à l’époque, les acteurs locaux ne croyaient pas autant que l’entreprise en leurs atouts et ne mettaient son installation que sur le compte d’aides importantes. Il a fallu leur expliquer qu’il s’agissait d’un gage de confiance dans les nombreux atouts de la région.
D’après les notes que j’ai rédigées il y a vingt-quatre ans, au moment de l’inauguration de l’usine, 94 % des salariés avaient été embauchés en Nord-Pas-de-Calais, dont 80 % dans le Nord et 32 % dans le Valenciennois. Parmi les personnes recrutées, plus de 43 % étaient des demandeurs d’emploi ; on trouvait également des personnes en emploi précaire, des bénéficiaires du revenu minimum de solidarité (RMI) et des travailleurs handicapés. En partenariat avec l’entreprise et l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), nous avons veillé à ce que les dossiers des candidats qui avaient le plus besoin d’un emploi soient examinés en priorité – la décision d’embaucher ou non revenant bien sûr à l’entreprise.
Parmi les engagements pris par l’entreprise en contrepartie de nos aides, figurait celui de recruter au minimum 75 % des employés de l’usine dans le Valenciennois ou dans la région. Au moment de l’inauguration, ce taux était de 93 %. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’entreprise a joué le jeu – et les pouvoirs publics y ont veillé.
À l’époque de l’inauguration, Toyota avait sélectionné cent équipementiers automobiles de premier rang – c’est-à-dire des sous-traitants directs. Parmi eux, les trente-sept qui produisaient leurs pièces en France représentaient 50 % de la valeur ajoutée et les treize qui produisaient dans le Nord-Pas-de-Calais représentaient 20 % de la valeur ajoutée. Certains équipementiers, qu’ils soient français ou japonais, avaient créé des unités spéciales proches de l’usine et dédiées à celle-ci – ainsi de Faurecia à Somain. Bref, il y a eu des retombées économiques. Nous les avons vérifiées, car la confiance n’exclut pas la vérification, et elles ont perduré.
Vous évoquez la loi relative à l’industrie verte et la capacité des pouvoirs publics à modifier les règles pour accélérer la transition écologique. Ces incitations, importantes et puissantes, vont dans le bon sens. Je remarquerai simplement que l’Union européenne – c’est-à-dire nous, puisque nous acceptons ses règles – est allée trop loin, à mon sens, sur deux points de la réglementation des aides d’État.
D’abord, il y a eu un bannissement progressif des aides directes – le subventionnement ou cash donné pour un projet en fonction du nombre d’emplois créés et du montant des investissements nécessaires. Elles existent encore pour la recherche et développement (R&D) et dans le cadre du mécanisme créé il y a quelques années pour les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permet de suspendre les règles concernant les aides à finalité régionale et d’autoriser les États membres à financer de très grands projets correspondant aux besoins d’une filière européenne – par exemple les grandes usines de fabrication de batteries nécessaires à l’électrification des véhicules. Ce mécanisme a permis d’accorder des aides considérables à des projets de dimension européenne, notamment dans le Nord.
Dans le passé, la prime à l’aménagement du territoire, qui était une aide directe, constituait un levier plus rapide et plus efficace que ce qui se fait actuellement pour les entreprises, notamment les ETI, moins habituées que les grands groupes à prendre en compte les mesures fiscales, à se projeter dans le temps et à répondre à des appels à projets. À cet égard, les mécanismes prévus dans le cadre du plan France 2030 en France ont bénéficié à de nombreuses PME, et c’est une très bonne chose. Mais on voit bien que le coût de l’investissement pour une ETI, a fortiori pour une PME, n’est pas le même que pour un grand groupe, surtout quand le mécanisme d’aide est un peu complexe.
Bref, les aides financières directes se sont atrophiées pour ne plus concerner que le champ de la R&D et certains programmes sectoriels, par exemple dans la nanotechnologie. Il faudrait réfléchir à les rétablir pour les ETI et les PME, notamment dans votre optique de réindustrialisation et pour des territoires marqués par des difficultés.
Deuxième point, le régime des aides et les règles de concurrence entre entreprises ont été fixés comme si l’Union européenne était un vase clos. À Bruxelles, la direction générale de la compétitivité de la Commission européenne étudie avec la plus grande attention la compétition entre membres de l’Union européenne, pour s’assurer qu’elle est honnête. C’est nécessaire, mais il faut également s’intéresser aux pays tiers – la Chine et les États-Unis bien sûr, mais pas seulement – où les entreprises bénéficient d’aides considérables, en cash, en mesures fiscales ou en nature. Les barrières réglementaires y sont parfois inexistantes, par exemple en matière environnementale – la suspension de la réglementation dans ce domaine peut constituer une aide indirecte considérable par rapport à nos propres entreprises – ou de sécurité – nos enfants ont eu pendant quelques années des jouets fabriqués hors de l’Union européenne qui ne respectaient pas nos règles de sécurité. C’est un défaut collectif de vigilance de l’Union concernant le respect de nos normes par les produits importés. Pendant trop longtemps, la surveillance des aides d’État de l’Union s’est concentrée sur la compétition entre ses membres sans s’intéresser aux autres pays.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Considérez-vous que votre nomination comme sous-préfet chargé de mission pour la construction de l’usine a été déterminante dans la décision d’implantation de Toyota en France ? Autrement dit, la complexité administrative française constituait-elle déjà, il y a vingt-cinq ans, un repoussoir pour les investisseurs ? Par ailleurs, à quelles difficultés administratives avez-vous fait face, de manière concrète, dans le cadre de cette mission ?
M. Laurent Fiscus. J’ai l’immodestie de croire que mon rôle a été déterminant, mais pas pour la décision d’implantation. Le travail pour persuader l’investisseur de l’excellence du site a été mené par d’autres, avant ma nomination : le préfet et le sous-préfet de l’époque, la chambre de commerce, le maire de Valenciennes – Jean-Louis Borloo – mais aussi les équipes du conseil régional et du conseil départemental du Nord. En somme, j’ai assuré le service après-vente. Mais pour la mise en œuvre du projet, mon travail de coordination a été utile et précieux, tant pour la partie japonaise que pour la partie française.
S’agissant des difficultés administratives, il a fallu, afin de tenir les délais, mener les procédures en parallèle plutôt qu’à la suite les unes des autres – la parallélisation des procédures constitue d’ailleurs une des avancées de la loi industrie verte à laquelle vous faisiez référence. Après, les difficultés administratives, c’est la vie : dans tout projet, on se heurte à des obstacles plus ou moins compliqués à dégager.
L’essentiel est que la coordination soit efficace. Il ne s’agit pas simplement de nommer un sous-préfet dédié, mais de faire en sorte que chaque entité recoure à des méthodes de gestion de projet, qui n’ont elles-mêmes rien de révolutionnaire. Trop longtemps, les administrations publiques – pas uniquement l’État – se sont concentrées sur les procédures, alors qu’il faut, pour Toyota comme pour toute autre opération industrielle, agir en mode projet.
J’ai donc demandé que chaque service de chaque entité – qu’il s’agisse des administrations déconcentrées, à tous les échelons, ou des collectivités locales – nomme un correspondant Toyota, à un niveau suffisamment élevé pour être proche de la décision politique, mais suffisamment opérationnel pour connaître les sujets et se sentir en charge. Tout cela s’est fait sans création d’emploi. Le dispositif ne reposait donc pas que sur un sous-préfet Toyota, mais sur un réseau de correspondants.
Avec cette méthode, nous avons fait face à des difficultés nombreuses, mais qui ont toutes été levées. Nous avons prouvé à nos amis japonais – et à ceux de nos compatriotes qui en doutaient – que la France est un pays merveilleux, avec des fonctionnaires et des entreprises de talent. Nous avons collectivement su faire du « juste-à-temps administratif » – pour reprendre les obsessions de Toyota – et du zéro défaut administratif.
Ainsi, les procédures d’urbanisme, environnementales et relatives aux installations classées ont été instruites de manière exemplaire – et même remarquable, quand on connaît les procédures. L’entreprise avait décidé de s’implanter sur un site sans maîtrise foncière. Les 234 hectares de l’emprise étaient détenus par 165 propriétaires différents, dont de nombreux agriculteurs. Nous avons mené un travail de persuasion et de coordination avec la chambre d’agriculture, les propriétaires et les agriculteurs, qui nous a permis d’acquérir les terrains sans recours et donc sans délais. Pour l’autorisation d’installation classée et les procédures environnementales, nous avons créé une sorte de document certifiant que le dossier était complet et pouvait donc être instruit parallèlement aux autres procédures – démarche que la loi a depuis essayé de cadrer.
Puisqu’il s’agissait d’investisseurs étrangers, il fallait également faire instruire des titres de séjour – la question n’est pas neutre, à l’heure où certaines frontières se ferment dans le monde. Ayant travaillé à l’ambassade de France au Japon, je connaissais bien le personnel diplomatique concerné. À l’époque, il était prévu que seulement une vingtaine de familles de cadres japonais résideraient en permanence sur place – je ne sais pas combien elles sont actuellement. C’est surtout la construction de l’usine et la formation du personnel qui a nécessité des allées et venues ou une noria permanente, avec presque 500 expatriés temporaires. Nous avons créé un système fluide d’obtention des visas. Nous avons également dû régler la question de leur logement.
Autre domaine, qui est un classique des travers français : le recrutement et la formation. Au départ, le service public de l’emploi avait très envie d’imposer ses méthodes de formation à l’entreprise, suscitant une crispation bien normale de ses dirigeants, qui ne voulaient pas changer leurs méthodes et leurs prérequis. Après avoir échangé, nous avons instauré le dispositif souhaité par l’entreprise. À l’issue d’une convention signée entre Toyota Motor Manufacturing France, le directeur général de l’ANPE et le préfet, un point emploi dédié a été créé – les 1 500 embauches initiales ayant donné lieu à 28 000 candidatures spontanées, difficiles à traiter par l’entreprise. Nous avons fait de même avec l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Apfa). Une mini-chaîne de production fictive a été montée sur le futur site pour former et tester les habiletés professionnelles des candidats, conformément à la méthode Toyota : il s’agissait d’évaluer comment les candidats manipulaient les pièces et travaillaient en équipe, de les chronométrer, de les débriefer. Cette chaîne de production fictive a été montée dès février 2000, soit plus d’un an avant l’inauguration du site.
Notre travail portait également sur la construction de l’usine elle-même, et le terrassement. Le chantier, qui s’étendait sur 234 hectares, était à l’époque l’un des plus grands de France. Nous avons donc aidé des entreprises du bâtiment et des travaux publics (BTP) à trouver des sous-traitants locaux et de la main-d’œuvre.
Pour rapprocher les futurs salariés permanents de leur lieu de travail, nous avons lancé un programme de construction de 2 000 logements neufs à caractère social. Le préfet de région et moi-même avons obtenu les enveloppes nécessaires.
Il fallait en outre loger pendant le chantier la noria de formateurs, de monteurs et d’ajusteurs venant du Japon ou d’Europe. Or l’offre de logements temporaires – aussi bien l’offre hôtelière en chambre ou appartements que les logements chez l’habitant – était quasiment inexistante dans le Valenciennois. Le maire de Valenciennes et moi-même avons donc pris une initiative qui me semble intéressante, et dont j’espère qu’elle a été dupliquée.
Pendant la construction de l’usine, nous avons identifié deux projets de résidences, l’une pour personnes âgées, l’autre pour personnes handicapées. Nous les avons transformés, le temps de la construction de l’usine, en résidence hôtelière pour les Japonais – avec les cuiseurs de riz ou rice cookers et chaînes japonaises par satellite compris, pour qu’ils ne soient pas trop désorientés. Du point de vue administratif, cela signifiait qu’il fallait obtenir des dérogations afin que le caractère social des résidences, et donc les bonifications prévues par la Caisse des dépôts, l’État et les collectivités locales, soient reconnus, mais suspendus pendant la période où elles servaient de résidence hôtelière. Soyez rassurés, les clients japonais n’étaient pas facturés au prix d’un logement social ou d’une résidence pour personnes âgées : ils payaient très cher un séjour court dans une structure hôtelière, car aucune autre offre n’existait. Après le chantier, ces structures sont devenues, comme c’était prévu à l’origine, des résidences pour personnes âgées et personnes handicapées. Pour obtenir cette dérogation-là, j’ai dû remonter jusqu’au ministre du budget de l’époque – cela tombait bien, c’était Christian Sautter, un grand connaisseur du Japon, qui avait été mon premier patron en tant que préfet de la région Île-de-France.
Je m’arrête là, mais les innovations ont été nombreuses, y compris concernant la scolarisation. Certaines ont été fructueuses ; j’espère qu’elles ont été dupliquées. D’autres n’ont pas eu de suite.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous trouvez pertinent de nommer des sous-préfets à l’échelle régionale en charge des questions industrielles. Comment percevez-vous la création, en 2023, de sous-préfets « France 2030 et accélération des projets industriels » ?
Et pourquoi est-il nécessaire de nommer de tels sous-préfets ? Pourquoi les services déconcentrés dans les départements et les arrondissements ne suffisent-ils pas ? Est-ce un problème d’engorgement, de manque d’effectifs, ou parce que les questions industrielles sont si spécifiques qu’elles nécessitent des coordinateurs spécialisés ?
M. Laurent Fiscus. La nomination de coordinateurs est une bonne pratique, et il est bon que ce soient des sous-préfets, qui sont identifiés comme représentants de l’État, avec tout ce que cela veut dire.
À l’époque, j’avais demandé que cette mission soit attribuée à un sous-préfet – moi ou un autre – et non à un chargé de mission d’une administration centrale qui habiterait à Paris et ferait des allers-retours avec le terrain. En effet, la casquette préfectorale est connue et reconnue par tous les acteurs publics et privés, français ou étrangers – y compris par nos partenaires japonais, car le grade équivalent de sous-préfet existe dans le pays. La mission doit être incarnée. Ce n’est pas une question de compétence – les sous-préfets ne sont pas plus compétents qu’un ingénieur des mines en matière de process industriel – mais de coordination et de mise en musique des compétences.
Il me semble donc que la nomination de sous-préfets régionaux chargés des questions industrielles dans le plan France 2030 a été utile. Des collègues me le confirment, et j’en avais vu les prémices dans le cadre de mon poste de préfet du Calvados. Précédemment, lorsque j’étais secrétaire général pour les affaires régionales de la préfecture de la région Île-de-France, un référent unique pour les investissements jouait à peu près le même rôle, avec succès.
La nécessité de cette structure de coordination n’est pas le signe d’un échec de l’organisation administrative. Comme je l’ai dit, les services administratifs gèrent des procédures : ils le font en silo, en suivant leurs calendriers et leurs priorités. Or certains projets nécessitent un travail transversal : le directeur de la Dreal et son homologue de la direction régionale interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) sont compétents dans leurs périmètres respectifs, mais une coordination est indispensable. Le préfet de région et le préfet du département font eux-mêmes de la coordination, chacun à son échelle, mais ils n’ont pas toujours beaucoup de temps à y consacrer.
De plus, l’équilibre entre les compétences déconcentrées – celles des structures étatiques à l’échelle territoriale – et décentralisées – celles des collectivités territoriales – a évolué.
Enfin, diverses agences ont fait leur apparition, dont certaines ont des implantations territoriales, notamment l’Agence de l’environnement pour la maîtrise de l’énergie (Ademe), la Banque publique d’investissement et la Banque des territoires. Elles doivent être pleinement intégrées au travail de coordination opéré par le représentant de l’État.
Lorsque j’étais préfet du Calvados, je réunissais une fois par mois non seulement les chefs des services de l’État, mais aussi les représentants de ces agences. Je respectais leurs compétences, et je leur demandais de respecter les miennes. Le représentant de l’État dans le département ou la région doit avoir connaissance d’éventuelles divergences de vues avec les agences et en débattre, dans un respect mutuel, car, pour les acteurs territoriaux, l’État doit être incarné par un représentant unique. Une règle s’est d’ailleurs imposée progressivement, dans le respect de la gouvernance interne des agences : le préfet est leur représentant territorial, quand bien même elles auraient une représentation locale.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué la question du foncier, qui est importante tant pour implanter une usine que pour fournir les logements, temporaires ou permanents, nécessaires au développement économique d’un territoire. Quel regard portez-vous sur les dispositions relatives à l’objectif de zéro artificialisation nette au sein de loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dites « loi ZAN », et sur l’évolution envisagée dans la proposition de loi sénatoriale visant à instaurer une trajectoire de réduction de l'artificialisation concertée avec les élus locaux, dite « proposition de loi Trace », qui vient qu’être votée au Sénat ?
Les dispositions relatives au ZAN ne permettent pas de remplir les objectifs de réindustrialisation fixés par le gouvernement, puisque 90 % des intercommunalités affirment qu’elles ne disposeront plus de foncier disponible pour l’industrie en 2030.
Par extension, quel est votre avis sur le dispositif des sites « clés en main », qui accélère de nombreuses procédures relatives notamment aux études environnementales ou aux fouilles archéologiques, et qui permet une implantation rapide des sites industriels ? Avez-vous identifié des améliorations à y apporter ?
M. Laurent Fiscus. Les deux aspects du foncier – la construction de l’installation et le logement des personnels – soulèvent des problèmes distincts.
La question du ZAN renvoie à la difficulté essentielle de toute politique publique : il faut tout concilier. Force est de constater que l’étalement urbain, ou plutôt rurbain, a entraîné un mitage des campagnes, qui est un sujet de préoccupation pour les habitants concernés compte tenu de ses externalités négatives. Le développement des banlieues et des lotissements des villes petites et moyennes produit des difficultés en matière de transport, d’adduction d’eau, mais aussi de préservation des paysages, voire de démocratie locale lorsque les résidences secondaires sont nombreuses.
Il nous faut redevenir sobres. Les lois successives à ce sujet ont bien montré qu’il existait un consensus national quant à la redensification des constructions – lorsque c’est possible. Le foncier est une denrée rare, parfois inexistante dans certaines communes, qui font pourtant face à un accroissement des activités et des populations à héberger. Le cap fixé me semble donc tout à fait raisonnable, dès lors qu’il s’agit d’assurer un avenir à nos enfants, mais il n’est pas facile à tenir.
L’objectif zéro artificialisation nette vise à préserver des terres agricoles, mais aussi des bois ou des forêts, pourvoyeurs de qualité de vie – l’une des ressources de notre pays. Dans ce contexte, comment envisager le développement de projets industriels ?
À cet égard, le développement de projets « clés en mains » est une très bonne chose. Cela permet d’avoir une offre disponible, avec un certain nombre de procédures déjà effectuées. Mais, il y a vingt-cinq ans, la réglementation était déjà dense et l’usine d’Onnaing a été construite en un temps record : c’est que le respect du calendrier et la tenue des engagements sont les enjeux principaux, indépendamment de l’inflation réglementaire et législative constatée depuis. Bref, les projets « clés en mains » – qui concernent essentiellement des sites de grande taille – sont utiles, dès lors qu’on garde à l’esprit d’une part qu’il n’est pas garanti qu’un investisseur viendra tourner la clé, et d’autre part qu’il est tout à fait possible d’accueillir une implantation industrielle sans y recourir.
Quant au problème de la rareté du foncier, rappelons que nous avons toujours plus de 100 000 hectares de friches industrielles à reconvertir. Il est plus judicieux de réutiliser du foncier, moyennant des démarches de réaménagement et de dépollution, que d’accaparer un foncier rare et précieux.
S’agissant de la question du logement maintenant, la délivrance des permis de construire est une compétence décentralisée qui relève des maires. Ces derniers ont parfois besoin d’aide, pour améliorer certains projets en matière de densité, d’utilisation des espaces et de répartition des logements sociaux. Bien souvent, ce n’est pas un problème de volonté politique – les maires cherchent généralement à être économes du foncier disponible – mais un problème de programmation et d’architecture. Il est possible de faire plus avec peu. Les services de l’État sont efficaces dans ce domaine. Ils pourraient l’être davantage s’ils avaient davantage de moyens pour remplir ce rôle de conseil.
M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur le préfet, même vingt-cinq ans plus tard, vous demeurez une star. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour vous remercier de ce que vous avez fait pour le département du Nord : les chiffres que vous avez rappelés, en progression depuis vingt-cinq ans, en sont l’illustration.
Lors de la construction de l’usine elle-même, avez-vous bénéficié de procédures dérogatoires par rapport à la réglementation et à la législation alors en vigueur ?
Vous avez évoqué Jean-Louis Borloo, qui a joué un formidable rôle de moteur politique auprès des élus locaux et des collectivités territoriales. Pour atteindre un tel succès, vous semble-t-il nécessaire que l’ensemble des élus concernés œuvrent de concert ? Hier, lors de son audition, un industriel a expliqué ne plus vouloir s’implanter dans des territoires gérés par des élus écologistes, compte tenu des difficultés que cela entraîne. Quelle est pour vous l’influence des élus locaux dans de tels projets ?
Serait-il possible, encore aujourd’hui, de monter en trois ans un projet comme celui de l’usine Toyota ? Les délais sont plutôt désormais de cinq à dix ans, même pour un site plus modeste, compte tenu des nombreuses réglementations et études préalables nécessaires. Ainsi, l’étude faune-flore « quatre saisons » dure un an et doit être menée préalablement à d’autres démarches administratives. Serait-il possible de mener ces différentes études en parallèle pour gagner du temps ?
Enfin, vous n’avez pas évoqué les recours, qui sont devenus une difficulté importante. Les mentalités ont évolué et ces recours sont devenus nombreux, parfois farfelus. Certains visent simplement à ralentir les projets industriels et font effectivement perdre un temps considérable.
M. Laurent Fiscus. Je vous remercie pour vos aimables propos, mais je ne crois pas être une star, d’autant que cette belle aventure était avant tout collective. Il est assez unique, dans une carrière, de voir les fruits de son travail, et qu’ils perdurent aussi longtemps.
Pour commencer par votre dernière question, oui, je pense qu’un projet similaire serait encore faisable. Il y a plus de contraintes et de réglementations, mais lorsqu’émerge une « union sacrée », notamment des élus locaux, notre pays sait faire de très grandes choses. Il ne faut pas être défaitiste. En revanche, il faut être exigeant, ne pas perdre du temps ni se tromper de méthode. Les choses doivent être claires : s’il y a une coordination, c’est qu’il n’y a pas de pouvoir de blocage ni de partenaire qui tire dans l’autre sens.
S’il y a davantage de réglementation, les préfets disposent désormais dans certains domaines d’un pouvoir de dérogation, limité et placé sous le contrôle du Conseil d’État. Nul besoin d’augmenter par avance la liste des dérogations potentielles : il faut simplement l’utiliser de façon pragmatique. Le préfet doit pouvoir, en cas de blocage ou de retard, alerter les autorités politiques et leur demander un coup d’accélérateur, sous la forme d’une décision administrative ou de la modification d’un texte. Mes collègues le font déjà.
Les recours sont une furie française. J’ai évoqué tout à l’heure les 165 propriétaires fonciers concernés par la construction de l’usine Toyota : seulement vingt ou vingt-cinq recours ont été déposés. Tous ont été réglés, essentiellement à l’amiable, le juge administratif ayant reconnu qu’il s’agissait d’un projet d’intérêt général (PIG). Mais ces recours ne portaient que sur le montant de l’indemnisation. D’autres existent désormais, visant à bloquer ou empêcher les projets. C’est un autre sujet. En ce domaine, la loi peut beaucoup.
M. Sébastien Huyghe (EPR). Voulez-vous dire qu’il est nécessaire de faire évoluer la loi ?
M. Laurent Fiscus. La loi ne peut pas tout déterminer par avance. Il faut donc qu’elle prévoie des exceptions pour les projets d’intérêt général – cela existe déjà en partie. Le pouvoir réglementaire définit ensuite le cadre, afin de respecter l’esprit de la loi, sinon sa lettre. Encore une fois, il faut être pragmatique : si l’on veut tout préciser à l’avance, soit on n’est pas opérationnel, soit on crée trop de barrières.
S’agissant des élus, vous avez évoqué Jean-Louis Borloo, auquel je rends hommage ; permettez-moi d’y associer Cécile Gallez, maire de Saint-Saulve et présidente de ce qui était alors la communauté de communes de la vallée de l’Escaut. C’était une élue admirable, comme les élus locaux savent l’être bien souvent. Je n’oublie pas non plus les élus régionaux, comme Michel Delebarre, qui a succédé pendant la période à une présidente écologiste à la tête du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Il y a véritablement eu une forme d’« union sacrée » des élus locaux de tous bords, et plus largement de tous les acteurs publics.
Je l’ai dit, l’administration des territoires est un sport collectif : chacun doit jouer en équipe, indépendamment de son dossard. Je pense que cette capacité de cohésion peut et doit se retrouver pour des projets de moindre importance – c’est d’ailleurs souvent le cas. Les plus difficiles à convaincre ne sont pas les élus ou les fonctionnaires, mais certains citoyens, parfois abreuvés d’inepties par les réseaux sociaux, auxquels il peut être difficile de faire entendre raison sur la réalité d’un projet.
Enfin, nous avons eu besoin de peu de dérogations pour l’usine Toyota. Outre le logement temporaire, que j’ai évoqué tout à l’heure, il y en a eu concernant le schéma douanier. Pour faire court, nous avons réussi à capter par le port de Dunkerque trois flux sur quatre, dont le transfert des presses d’emboutissage en provenance du Japon, qui a demandé six semaines entre Dunkerque et l’usine ; les conteneurs de machines et de matériels, transférés par voie d’eau jusqu’à un port fluvial à proximité d’Onnaing ; et le flux de conteneurs assurant l’approvisionnement de l’usine – qui, au bout de quelques années, a été transféré au port de Rotterdam, la rupture de charge étant devenue trop importante pour les logisticiens de Toyota. Cette belle bataille nous a permis d’obtenir une dérogation administrative des douanes, ce qui a contribué à renforcer l’offre et la compétitivité du port de Dunkerque vis-à-vis des géants du Benelux Anvers et Rotterdam.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette audition passionnante et bien trop courte. Vous pourrez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire et en transmettant tout document que vous jugeriez utile.
La séance s’achève à onze heures quarante-cinq.
Présents. – M. Sébastien Huyghe, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell