Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de Mme Bénédicte de Bonnechose, vice‑présidente exécutive du groupe Michelin, membre du comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques              2

– Présences en réunion................................23

 


Lundi
28 avril 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 31

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


  1 

La séance est ouverte à onze heures cinq.

M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons aujourd’hui deux représentantes du groupe Michelin : Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive, membre du Comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport, et Madame Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques du groupe.

Nous débuterons par votre intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions-réponses, en commençant par notre rapporteur.

Je vous prie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations et je vous informe que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mmes de Bonnechose et Goyeneche prêtent serment).

Mme Bénédicte de Bonnechose, vice-présidente exécutive du groupe Michelin, membre du comité exécutif, chargée des activités du groupe en Europe et du transport. Mon propos liminaire s’articulera autour de trois axes : le contexte de Michelin en France, les enjeux de compétitivité du groupe en France et en Europe, et enfin quelques recommandations issues de notre expérience pour soutenir la réindustrialisation de la France.

La France occupe une place prépondérante pour Michelin. Notre siège social mondial y est implanté, ainsi que notre centre de recherche et développement (R&D). Nous comptons 19 000 salariés répartis sur quinze sites industriels. La moitié de nos effectifs de R&D est concentrée en Auvergne, dans notre centre de Ladoux, représentant un investissement annuel d’environ 400 millions d’euros. Sur la dernière décennie, nous avons investi plus de 2,6 milliards d’euros en France, dont 1,5 milliard dédié à la modernisation de notre outil industriel. Il est important de souligner que l’histoire de Michelin, vieille de 130 ans, est profondément ancrée en Auvergne.

Concernant le contexte concurrentiel, nous faisons face depuis plus de vingt ans à une concurrence internationale particulièrement intense, notamment en Europe et en France. La part de marché des pneus asiatiques est passée de 5 % en 2000 à 20 % du marché mondial aujourd’hui. En Europe, nous avons perdu 11 points de part de marché sur les pneus tourisme-camionnette et 8 points sur le marché du transport au cours de la dernière décennie. Les importations asiatiques dans le secteur du transport ont doublé en Europe sur cette même période, sachant que la Chine représente 50 % des capacités mondiales de fabrication de pneus pour poids lourds.

Face à cette situation, l’Union européenne a instauré des droits anti-dumping envers la Chine en 2017, prolongés en 2022. Cependant, en moins de deux ans, les industriels chinois ont rapidement contourné ces mesures en délocalisant leur production dans les pays asiatiques voisins tels que le Vietnam, la Thaïlande et l’Indonésie.

La concurrence s’est encore intensifiée ces cinq dernières années en raison de deux facteurs majeurs. D’une part, le conflit en Ukraine a engendré une forte tension sur les coûts énergétiques et une inflation généralisée impactant l’ensemble de la chaîne de valeur, y compris la masse salariale. D’autre part, le ralentissement du marché intérieur chinois a poussé les producteurs de pneus chinois à rediriger massivement leurs exportations vers le reste du monde, particulièrement vers l’Europe, leur première destination.

Ces éléments ont considérablement dégradé notre compétitivité, rendant nos exportations depuis l’Europe difficilement viables. Les coûts de fabrication ont plus que doublé en 2024 par rapport à l’Asie cinq ans auparavant. Nos coûts énergétiques sont également nettement supérieurs : le coût de l’électricité en Europe est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis, et celui du gaz trois fois supérieur.

La compétitivité de nos usines françaises, déjà fragilisée par une fiscalité pesante, s’est encore détériorée. Les impôts de production représentent 4,5 % du PIB en France, soit 2,5 points de plus que la moyenne européenne. Les prélèvements obligatoires s’élèvent à plus de 45 % en France contre une moyenne de 40 % dans l’UE. De plus, les coûts salariaux pèsent lourdement sur notre compétitivité : pour un salaire brut de base 100, l’employeur en France paie 140, contre 120 en Allemagne, tandis que le salarié français perçoit 77,5 % net, contre 80 % pour son homologue allemand.

Cette dégradation de notre compétitivité est devenue structurelle et extrêmement problématique. Elle s’ajoute aux déséquilibres existants dans l’accès aux marchés internationaux, complexifiant davantage notre situation. L’accès au marché européen est libre de droits, mais nous, acteurs européens avec une forte base industrielle en Europe, rencontrons des difficultés pour exporter et vendre certains de nos produits, notamment en Inde. Ce pays a instauré depuis plus de trois ans des licences d’importation qui limitent les volumes de pneus que nous pouvons y vendre, imposent des investissements locaux et finissent par suspendre les licences d’importation accordées après deux ou trois ans. Ainsi, d’un côté, nous constatons une absence de droits de douane pour entrer en Europe, et de l’autre, la mise en place de mesures entravant le libre-échange commercial.

Cette situation s’inscrit dans un contexte réglementaire européen et français particulièrement complexe. Michelin a toujours soutenu les réglementations exigeantes en faveur de l’environnement. Cependant, force est de constater qu’actuellement, en France et en Europe, les entreprises peinent à répondre à toutes les exigences réglementaires. De plus, nous observons que la puissance publique ne met souvent pas en œuvre les moyens nécessaires pour contrôler l’application effective de ces réglementations.

En tant qu’industriel, nous investissons massivement pour nous conformer aux nouvelles normes. Le règlement européen du 31 mai 2023 relatif à la mise à disposition sur le marché de l’Union et à l’exportation à partir de l’Union de certains produits de base et produits associés à la déforestation et à la dégradation des forêts ou Regulation on Deforestation-free Products (EUDR) dit « règlement sur la déforestation », en est un exemple frappant. Sa mise en œuvre représente plus de 100 millions d’euros de dépenses pour le groupe Michelin. Ce règlement, dont l’intention de lutter contre la déforestation est louable, exige une traçabilité jusqu’à la parcelle. Il convient de rappeler que dans la première mouture du règlement présentée par la Commission européenne, le caoutchouc naturel ne figurait pas parmi les biens visés. Il a été réintégré après le vote du Parlement européen.

Cette réglementation nous a contraints à suivre, par une localisation GPS, plus de deux millions de parcelles et de producteurs. Le caoutchouc est cultivé à partir de l’hévéa par des millions de petits producteurs travaillant sur des parcelles de deux ou trois hectares en moyenne. Nous avons dû déployer des moyens considérables et solliciter l’aide du gouvernement thaïlandais. J’ai personnellement rencontré le premier ministre thaïlandais pour obtenir son soutien dans la mise en place de cette procédure administrative et pour effectuer ce suivi GPS.

Malgré nos investissements et notre préparation, l’application du règlement a été reportée en octobre 2024, deux mois avant sa mise en œuvre initialement prévue. Nous demandons désormais une simplification de la partie aval, qui s’avère extrêmement complexe. Les pneumatiques sortant de nos usines seront conformes et auront fait l’objet du travail de traçabilité requis. Cependant, imposer le même suivi à tous les intermédiaires de la chaîne de distribution jusqu’au garage final semble irréaliste. De plus, la capacité de l’État français à contrôler toutes ces procédures nous paraît extrêmement limitée.

Pour simplifier cette situation, nous formulons plusieurs recommandations. Premièrement, les politiques publiques et les réglementations doivent être harmonisées au niveau européen, simplifiées et stabilisées. L’Europe constitue l’échelon pertinent pour faire émerger des champions européens solides, capables de s’imposer au niveau mondial. Cela implique probablement une inflexion de la politique européenne en matière de concurrence. En effet, pour soutenir la transition énergétique et la décarbonation de l’industrie, des investissements massifs sont nécessaires. Une entreprise seule ne peut y parvenir sans soutien et sans alliances. Des réponses de filière et des démarches de coopétition devront être mises en œuvre.

Nous préconisons également de favoriser les règlements plutôt que les directives pour éviter la surtransposition ; le logo Triman est un exemple emblématique, que nous pourrons détailler par la suite si cela vous intéresse. Notre présence dans de nombreux pays européens nous permet de constater les différences flagrantes de transposition d’un pays à l’autre, créant souvent des distorsions de concurrence au sein même de l’Europe.

Il nous semble important de systématiser les études d’impact et d’associer les acteurs industriels dans une démarche de coconstruction, ce qui n’est pas suffisamment pratiqué actuellement.

Nous estimons qu’il ne faut pas édicter de lois ou de réglementations si la puissance publique n’est pas en mesure d’en contrôler la bonne application. Cela engendre un travail considérable et des coûts importants pour une mise en œuvre qui ne peut être effective.

Enfin, nous jugeons intéressante la suggestion de l’Institut Montaigne de rapprocher les agents du secteur privé et du secteur public en imaginant des parcours mixtes pour favoriser une meilleure compréhension mutuelle.

Les politiques publiques doivent soutenir la compétitivité industrielle française. Cela passe par la défense de la compétitivité, comme l’a souligné le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne du 9 septembre 2024 de Mario Draghi, en mettant l’accent sur l’innovation et le plan de décarbonation. Il est crucial de réduire nos dépendances par le biais d’un investissement européen massif. L’ampleur du soutien apporté aux États-Unis avec l’Inflation Reduction Act (IRA) est sans commune mesure avec ce qui a été fait en Europe. Nous devons fédérer nos investissements pour soutenir notre industrie à l’échelle européenne.

Il s’agit aussi de défendre les avantages compétitifs des entreprises européennes qui investissent dans l’innovation. L’innovation représente l’activité et les emplois de demain. Le crédit d’impôt recherche a contribué à l’attractivité de la France ces dernières années. Nous estimons important de maintenir et de soutenir ce dispositif. Michelin rappelle que la moitié de ses effectifs de recherche et développement se trouve en France. Les technologies de demain sont essentielles, et nous constatons aujourd’hui que l’Europe accuse un retard par rapport aux États-Unis, notamment dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la robotisation et de l’automatisation.

Il est nécessaire d’apporter un soutien à des filières stratégiques, comme celle de l’hydrogène. Les projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) nous semblent être un outil important qu’il faut pérenniser. Nous avons besoin d’une véritable stabilité des politiques publiques et des soutiens dans ces filières, sans revenir en arrière deux ans après avoir défini une stratégie.

Enfin, l’investissement dans la formation pourrait également contribuer à soutenir l’attractivité des métiers de l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Nous avons écouté attentivement les récentes déclarations de votre président, M. Menegaux, notamment lors de son intervention au Sénat, le 18 mars dernier, où il a pris une position ferme concernant l’impact des normes sociales et environnementales sur le modèle économique de vos entreprises. Il est important de souligner que les parlements français et européens ne fonctionnent pas en vase clos, mais interagissent constamment avec les entreprises, les associations, les syndicats et la société civile.

Pour nombre d’entre nous, la première réaction à l’écoute de M. Menegaux a été de faire le lien avec le rôle historique de Michelin en tant que défenseur de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Je pense notamment aux normes comptables extra-financières, à la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), et à de nombreuses autres réglementations que M. Menegaux et Michelin remettent aujourd’hui en question, peut-être à juste titre.

Ma question porte sur les raisons de cette évolution dans votre position publique. Est-ce dû aux changements de la conjoncture économique et internationale, ou à une surtransposition de ces règles aux niveaux européen et national ? Au nom de plusieurs de mes collègues ici présents, je souhaite comprendre pourquoi cette prise de position a été si marquée, reconnue dans le tissu économique de notre pays, mais en apparente contradiction avec certaines positions antérieures du groupe Michelin, notamment sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Je tiens à souligner que, pour le groupe Michelin, la responsabilité sociale et environnementale demeure primordiale. Elle est au cœur des valeurs et de la stratégie de l’entreprise depuis toujours. Je pense que M. Menegaux a voulu mettre en lumière l’écart entre l’intention initiale, sur laquelle nous sommes tous d’accord, et la mise en œuvre concrète de certains règlements, qui s’avère plus complexe.

Prenons l’exemple du règlement européen sur la déforestation. Michelin s’est efforcé de s’y conformer, investissant plus de 100 millions d’euros, ce qui représente une somme considérable. Cependant, le règlement a été reporté, et nous anticipons des difficultés majeures dans le contrôle de son application. C’est ce type d’incohérence que M. Menegaux a cherché à mettre en avant.

Un autre exemple est la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD ». Bien que transposée en France, elle ne l’est pas encore en Allemagne. L’objectif initial de la CSRD était de clarifier le reporting extra-financier, ce qui était louable. On peut certes débattre du nombre de critères retenus, mais l’intérêt principal était de permettre une comparaison de la performance environnementale des entreprises, ce qui était très positif. Néanmoins, c’est dans l’application concrète que la situation se complique. C’est précisément ce point que M. Menegaux a souhaité souligner.

Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques du groupe Michelin. Effectivement, notre position peut sembler contradictoire à première vue, mais elle ne l’est pas fondamentalement. Michelin a toujours soutenu et continuera de soutenir des réglementations, à condition qu’elles répondent à certains principes essentiels.

Premièrement, ces réglementations doivent avoir un véritable impact social ou environnemental. Prenons l’exemple du règlement sur la déforestation, qui est particulièrement emblématique. L’obligation pour tous les intermédiaires de fournir des déclarations de diligence raisonnable, incluant les coordonnées GPS, n’apportera pas nécessairement d’amélioration concrète dans la lutte contre la déforestation sur le terrain.

Lors des discussions avec les autorités publiques au moment de l’adoption du texte, nous avions soulevé une préoccupation majeure : un règlement excessivement complexe risque d’exclure les acteurs les plus vulnérables de la chaîne de valeur, notamment les petits planteurs isolés difficiles à tracer. Est-ce vraiment l’objectif que nous visons ?

Concernant d’autres réglementations, comme celles portant sur les aspects techniques des pneumatiques, Michelin continue de soutenir et a soutenu par le passé des règlements qui renforcent l’impact environnemental positif, par exemple sur l’abrasion et les émissions de particules. Nous sommes convaincus de leur intérêt social et environnemental.

Le deuxième principe directeur de notre soutien aux réglementations est l’équité concurrentielle et la réciprocité. Cela rejoint le point soulevé par Bénédicte de Bonnechose sur notre capacité à assurer un contrôle effectif. Il n’y a donc pas de contradiction dans notre approche, mais une volonté de nous assurer que ces réglementations ont un impact réel et ne dégradent pas davantage la compétitivité de certains acteurs en raison de difficultés de contrôle.

M. le président Charles Rodwell. J’entends vos arguments et je tiens à souligner que notre main reste tendue pour collaborer avec vous. En tant que député, j’ai mené quatre missions au cours des deux dernières années et demie, portant sur l’export, le rapport du gouvernement à l’attractivité et le projet de simplification administrative. À chaque fois, mes collègues et moi-même avons sollicité la participation de Michelin et des autres entreprises du CAC 40. Malheureusement, Michelin figure parmi les rares, sinon la seule entreprise, à n’avoir jamais donné suite à nos propositions de collaboration sur ces réglementations.

Je tiens à réaffirmer notre entière disponibilité pour travailler ensemble sur ces textes, afin de nous assurer que nous ne surtransposons pas ces réglementations.

Il est crucial que les dirigeants d’entreprises emblématiques de notre pays s’expriment sur la perte de compétitivité. Vos interventions sont salutaires, particulièrement au vu des résultats que vous publiez et de la perte de parts de marché face aux entreprises chinoises, qui bénéficient d’une plus grande compétitivité en raison de contraintes moindres.

Nous souhaiterions pouvoir compter sur votre soutien lorsque nous prenons des décisions difficiles, souvent critiquées par l’opposition, comme cela a été le cas ces dernières années. Votre appui pourrait démontrer le bien-fondé de la politique de l’offre que nous menons depuis sept ans.

À titre d’exemple, j’aimerais connaître la position de Michelin concernant la réduction de l’impôt sur les sociétés de 33 % à 25 %, une mesure que nous avons votée malgré une forte opposition et une certaine impopularité. Considérez-vous que cette décision était judicieuse ? Michelin soutient-il la poursuite de la baisse de l’impôt sur les sociétés, une position que notre groupe continue de défendre ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Je réponds par l’affirmative. Depuis 2017, la France a entrepris des efforts louables pour réduire la fiscalité directe, notamment à travers l’impôt sur les sociétés et la suppression prévue de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Ces mesures ont incontestablement amélioré le cadre fiscal, le rendant plus prévisible. Cette prévisibilité est cruciale pour nous, industriels, car notre secteur s’inscrit dans une temporalité longue. Nos décisions d’investissement nécessitent du temps pour se concrétiser, et un cadre fiscal fluctuant compromettrait leur mise en œuvre. Nous saluons ces décisions courageuses et vous encourageons à les poursuivre, sous réserve, bien entendu, de trouver un mode de financement adéquat au niveau macroéconomique, un sujet qui dépasse le cadre de notre discussion actuelle.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre position, particulièrement concernant les impôts de production. Notre groupe propose leur suppression, compensée par une augmentation de la taxe carbone aux frontières. D’autres groupes, légitimement, préconisent la suppression de cette taxe carbone, jugée mal calibrée. Nous estimons qu’elle nécessite un ajustement, notamment en l’étendant aux produits finis. Quelle est la position de Michelin à ce sujet ? Préconisez-vous l’instauration de droits de douane ? J’ai noté votre intervention, mais certains acteurs du secteur pneumatique ont critiqué l’application de la taxe carbone aux frontières, alors que nous souhaitons l’étendre pour protéger une partie de l’industrie européenne. Quelle est l’opinion de Michelin sur l’extension de cette taxe aux produits finis, qui permettrait de financer une réduction généralisée des impôts de production ? Vous pouvez répondre maintenant ou nous transmettre votre réponse ultérieurement par écrit, ou relayer cette question à Florent Menegaux.

Mme Fabienne Goyeneche. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) mérite une discussion approfondie. Actuellement, ce dispositif prévoit la taxation de certains produits semi-finis entrant dans la composition du produit final à partir de 2026. Pour l’heure, nous sommes tenus à une obligation de reporting, qui s’étendra à une partie de nos intrants. Cela soulève évidemment des interrogations. La question de l’extension au produit fini se pose légitimement. L’enjeu majeur, comme l’évoquait Bénédicte, est de concevoir un système équitable pour tous les secteurs. Si nous envisageons une taxe aux frontières sur le produit fini, il est impératif d’ouvrir un débat approfondi, secteur par secteur. Prenons l’exemple du pneumatique : il se compose de plus de 200 éléments, bien au-delà du simple caoutchouc. Il est donc important de mener une étude d’impact rigoureuse, d’évaluer la faisabilité de son application et de son contrôle. Nous sommes disposés à approfondir cette discussion.

M. le président Charles Rodwell. J’invite Florent Menegaux à collaborer sur cette question. J’espère que cet appel sera entendu.

J’aimerais aborder le projet de loi de simplification de la vie économique, en cours d’examen l’Assemblée. Quel bilan tirez-vous de ce projet pour votre entreprise, à la suite de la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique et des lois relatives au foncier visant à accélérer sa mise en œuvre ? Je pense également à la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte sur la parallélisation des procédures pour faciliter l’extension ou l’implantation de vos sites. Cela m’amène à vous demander un point sur la situation de Michelin à Cholet.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant les récentes mesures de simplification que vous avez évoquées, nous les considérons comme positives. Toutes les initiatives visant à simplifier les procédures, qu’il s’agisse des aspects fonciers, des enquêtes publiques, ou de la création de nouveaux sites industriels, sont bénéfiques. Bien que notre industrie ne soit pas directement concernée par la construction de nouveaux sites en France, contrairement à d’autres secteurs nécessitant une accélération des procédures, nous estimons que toute simplification est bienvenue pour réduire les délais. Comme je le mentionnais précédemment, les acteurs chinois ont réussi à déplacer leur base industrielle de la Chine vers les pays du Sud-Est asiatique en moins de deux ans. Une telle rapidité est actuellement inconcevable en France et en Europe.

M. le président Charles Rodwell. Qu’en est-il de la situation à Cholet ? Florent Menegaux s’est déjà exprimé lors de la commission d’enquête sénatoriale sur l’utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Aujourd’hui, quelle visibilité pouvez-vous offrir aux sous-traitants de vos usines sur place, à vos entreprises, et aux salariés, qui sont notamment soutenus par notre député Denis Masséglia, élu à Cholet ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant notre site de Cholet, un plan de sauvegarde de l’emploi a été signé le 24 mars dernier par trois organisations syndicales sur quatre. Ce plan prévoit des mesures d’accompagnement pour tous nos salariés impactés. Comme Florent Menegaux l’a exprimé à plusieurs reprises, la fermeture d’un site industriel est toujours un moment extrêmement douloureux pour une entreprise. C’est une décision que nous prenons en dernier recours, après avoir exploré de multiples solutions pour sauver le site. C’était le cas pour l’usine de Cholet depuis longtemps. Actuellement, nos salariés collaborent avec les équipes Michelin pour examiner les différentes options d’accompagnement, que ce soit par le biais de mobilité interne, externe, ou de formules de préretraite.

Nous sommes également attentifs au tissu industriel et aux sous-traitants environnants. Nous avons recensé tous les sous-traitants pour évaluer dans quelle mesure nous pouvons les faire travailler sur nos autres sites français. Notre objectif est d’éviter les difficultés pour ceux dont le niveau de dépendance à notre usine de Cholet est jugé trop important. Nous étudions actuellement les possibilités de les intégrer dans nos autres sites.

M. le président Charles Rodwell. Concernant la compétitivité et le coût du travail, facteurs cruciaux dans la fermeture de sites pour votre groupe, quelle est votre position sur la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse généralisée des charges sociales, décidée en 2018 ? Par ailleurs, notre groupe propose une réduction de 20 milliards d’euros des cotisations patronales, compensée par une baisse équivalente de la dépense publique, ciblant notamment les aides sectorielles aux entreprises. Quel est votre avis sur cette proposition ?

Nous sommes convaincus que la pérennité de notre système de retraite dépend de la sauvegarde de la compétitivité de nos entreprises. Il est impératif de cesser de faire reposer le financement de la protection sociale uniquement sur le travail, en ponctionnant les salaires. C’est pourquoi nous défendons ardemment la mise en place d’une retraite par capitalisation. Quelle est la position de Michelin sur ce sujet ? Pourriez-vous nous détailler votre politique en matière d’épargne-retraite et les dispositifs mis en œuvre pour encourager vos salariés à cotiser en complément du régime par répartition actuel ? Ce dernier nous apparaît non seulement comme un système pyramidal, mais aussi insuffisant pour assurer un financement adéquat des retraites des Français une fois l’âge de départ atteint.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Les points que vous soulevez concernant les moyens de réduire le coût du travail en France sont effectivement importants. Toute mesure visant à alléger ce coût sera bénéfique pour la compétitivité de nos entreprises. La transformation du CICE en baisse de charges directe sur les bas salaires a été positive. Cependant, il faut comprendre que dans l’industrie, la majorité de nos salaires se situent dans la tranche médiane. Nous estimons qu’une meilleure répartition des aides, s’étendant jusqu’au salaire médian de l’industrie, aurait un impact plus significatif sur notre compétitivité.

Concernant le financement des retraites, sujet d’actualité délicat, je pense qu’une refonte globale du système est nécessaire. C’est un défi complexe, touchant au cœur de notre modèle de cohésion sociale et impliquant des enjeux intergénérationnels. En tant que citoyenne française, j’estime qu’il faut avoir le courage de repenser en profondeur notre système et d’envisager de nouvelles méthodes de financement, en s’inspirant potentiellement d’exemples étrangers.

Quant à nos dispositifs d’épargne retraite, je vais laisser Fabienne compléter sur ce point.

Mme Fabienne Goyeneche. Nous pourrons vous fournir des informations plus détaillées par écrit concernant notre politique de rémunération globale chez Michelin. Notre approche va au-delà du simple salaire et englobe divers mécanismes tels que les plans d’épargne retraite, les plans d’épargne entreprise, et l’actionnariat salarié. Nous proposons régulièrement des plans d’actionnariat pour permettre à nos employés de devenir actionnaires de l’entreprise. Cet ensemble constitue une part importante de notre stratégie de rémunération chez Michelin. Nous vous fournirons volontiers des précisions supplémentaires par écrit ultérieurement.

M. le président Charles Rodwell. Nous apprécierions grandement ces informations complémentaires, car elles sont au cœur de nos travaux. Ma dernière question, avant de céder la parole au rapporteur, concerne l’harmonisation à l’échelle européenne que vous avez évoquée dans votre introduction. Pourquoi considérez-vous qu’il est vital pour votre entreprise d’harmoniser nos normes et notre politique économique au niveau européen ? Cette question est fondamentale pour de nombreux citoyens qui suivent nos auditions, bien que certaines forces politiques de cette assemblée rejettent cette harmonisation. Depuis 2017, nous militons clairement pour une harmonisation de certaines politiques économiques et fiscales à l’échelle européenne. Vous avez mentionné l’importance des alliances industrielles entre États et entreprises européennes, que nous jugeons cruciales face à la compétition entre les États-Unis et la Chine. Concrètement, comment cette harmonisation des normes européennes et ces alliances industrielles, notamment avec l’Allemagne et l’Italie, contribuent-elles à préserver votre industrie et à renforcer la compétitivité de votre entreprise ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Comme vous l’avez souligné, le monde a considérablement changé ces cinq dernières années, notamment depuis la pandémie de Covid-19 et les tensions géopolitiques actuelles, y compris la guerre en Europe. Face à la domination des deux hyperpuissances que sont les États-Unis et la Chine, il est évident que l’Europe ne peut être compétitive et trouver sa place dans l’environnement de demain que si elle est unie.

La mondialisation a peut-être atteint ses limites, et l’un des défis majeurs de l’Europe est de corriger certains excès de cette globalisation en reprenant le contrôle de son destin industriel. Nous devons réduire notre dépendance stratégique, notamment vis-à-vis de la Chine, et réindustrialiser. Cette démarche ne peut se faire qu’à l’échelle européenne.

Je comprends les inquiétudes de ceux qui insistent sur l’importance de la France. Certes, la France est cruciale, mais son périmètre est trop restreint face aux enjeux mondiaux actuels. Pour avoir un réel impact et être compétitifs à l’échelle internationale, nous devons agir au niveau européen. Cependant, il est essentiel d’harmoniser les politiques françaises dans ce cadre européen. La France a souvent de bonnes idées qu’il faut valoriser, à condition qu’elles soient en accord avec les autres pays et qu’elles s’intègrent dans une stratégie européenne globale.

Pour une entreprise comme la nôtre, qui possède plus de 25 à 30 sites industriels en Europe, il est crucial d’avoir une réglementation harmonisée. Devoir s’adapter à des réglementations différentes dans chaque pays entrave notre agilité, notre rapidité et notre compétitivité sur les marchés de demain. L’harmonisation européenne est donc vitale pour notre capacité à opérer efficacement et à rester compétitifs à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite approfondir certains points et en explorer de nouveaux. Tout d’abord, concernant la dimension internationale de Michelin, votre président-directeur général (PDG), M. Menegaux, a déclaré que la stratégie du groupe consistait à produire autant que possible dans les pays où il commercialise. Cette approche vous protège-t-elle des tensions commerciales, notamment face aux tarifs douaniers imposés par les États-Unis ? Considérez-vous que cette stratégie soit indispensable pour les groupes français dans un contexte de libre-échange de plus en plus restreint ?

Enfin, madame la vice-présidente, vous avez souligné l’asymétrie entre l’absence de droits de douane pour entrer en Europe et l’existence de dispositifs entravant le libre-commerce ailleurs, citant l’exemple des pneus agricoles en Inde. Préconisez-vous l’instauration de tarifs douaniers européens sur les pneus, notamment pour contrer les surcapacités chinoises ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant notre stratégie de production locale, il est essentiel de comprendre les spécificités de l’industrie du pneumatique. Notre secteur est à la fois capitalistique, avec des investissements dépassant 500 millions d’euros par usine, et intensif en main-d’œuvre malgré la robotisation et l’automatisation croissante. Pour rester compétitifs, nous devons trouver un équilibre entre la massification des sites de production, nécessaire à leur rentabilité, et la proximité des marchés servis. Cette approche nous a conduits à produire, par exemple, 70 % de nos ventes aux États-Unis localement. Cette stratégie présente également des avantages environnementaux en réduisant l’empreinte carbone de notre chaîne d’approvisionnement.

Concernant les tensions commerciales actuelles et la position américaine, nous déplorons l’escalade des droits de douane, étant fondamentalement favorables au libre-échange. Il est encore trop tôt pour évaluer précisément l’impact de ces mesures, les négociations étant en cours.

Quant aux droits de douane anti-dumping, nous estimons qu’ils peuvent être pertinents dans certains cas, notamment lorsque des industries exportatrices vers l’Europe sont subventionnées, comme ce fut le cas pour les pneus poids lourds. Bien que généralement en faveur du libre-échange, nous reconnaissons la nécessité de pouvoir réagir face à des pratiques commerciales déloyales.

Mme Fabienne Goyeneche. Il faut souligner que l’enjeu principal réside dans le respect des règles du commerce international. Les mesures prises par la Commission européenne concernant les pneumatiques poids lourds chinois visent à corriger des pratiques non conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’objectif est d’assurer un commerce international à la fois libre et équitable, dans le strict respect des normes établies par l’OMC.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pouvez-vous confirmer que la Chine représente actuellement le principal concurrent et la principale source de concurrence déloyale pour votre activité pneumatique en Europe ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Effectivement, la Chine constitue notre principal concurrent en termes de concurrence déloyale. Il est important de noter que cette concurrence s’étend au-delà des frontières chinoises, incluant la base industrielle chinoise implantée à l’étranger, qui a ainsi contourné les droits anti-dumping instaurés par l’Europe.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre de vos activités de lobbying auprès des autorités françaises et européennes, quelle est la réaction des dirigeants nationaux et européens face à cette problématique ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Nous constatons une prise de conscience croissante de la nécessité d’examiner ces mécanismes de protection. L’exemple des droits anti-dumping sur les pneus poids lourds, mis en place en 2017 et renouvelés en 2022, illustre cette évolution. Nous estimons qu’il serait bénéfique que la Commission européenne envisage d’étendre ces mesures à d’autres segments de notre activité, tels que les pneus agricoles ou les pneus TC (Tubeless Crochet).

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre point de vue sur la pertinence de l’échelon européen pour répondre aux défis commerciaux actuels. Vous avez évoqué l’importance de faire émerger des champions à l’échelle européenne, un objectif qui n’a malheureusement pas été atteint ces quinze dernières années dans aucun secteur. L’Union européenne semble prendre conscience des obstacles posés par le droit de la concurrence européen. Quelle est votre évaluation du dispositif des Piiec ? Quels en sont les avantages et les inconvénients selon vous ? Si ce sujet technique nécessite une réflexion plus approfondie, je vous invite à nous fournir une réponse écrite détaillée ultérieurement.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant l’évolution du droit de la concurrence en Europe ces dernières années, la Commission européenne a privilégié la défense du consommateur. Notre enjeu actuel est de rééquilibrer cette approche en faveur des producteurs, notamment dans la perspective des investissements massifs nécessaires à la décarbonation de notre industrie. L’objectif de neutralité carbone en 2050 implique une véritable révolution pour notre secteur. Prenons l’exemple de notre industrie pneumatique : produire des pneus 100 % issus de matériaux renouvelés et recyclés nécessite des technologies que nous ne maîtrisons pas encore totalement. Nous y travaillons activement, notamment grâce au crédit d’impôt recherche, mais nous ne pourrons pas relever ce défi seuls. Cette situation plaide pour une prise de conscience au niveau européen afin d’ajuster le droit de la concurrence et permettre l’émergence de groupes européens capables de répondre efficacement à ces enjeux.

S’agissant des Piiec, nous considérons qu’il s’agit d’une excellente initiative. Elle vise à clarifier les filières dans lesquelles l’Europe aspire à devenir leader, préservant ainsi son indépendance et sa souveraineté. Réinvestissons dans les domaines où cela est encore possible, car certains pans entiers de chaînes de valeur ont déjà quitté l’Europe. La délocalisation massive des procédés chimiques en Chine est particulièrement préoccupante pour nous. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine s’est accentuée lorsque nous avons dû quitter précipitamment la Russie, nous obligeant à réapprovisionner 30 % de nos matières premières, principalement en Chine.

Nous soutenons activement le Piiec relatif à la mobilité hydrogène, que nous jugeons particulièrement pertinent. Cependant, l’enjeu réside dans la capacité à maintenir ce soutien sur le long terme, en accord avec les temporalités propres à l’industrie. Il serait contre-productif de lancer des Piiec et d’accorder des soutiens à certaines entreprises pour les interrompre après seulement deux ou trois ans. Cette problématique se pose actuellement pour l’hydrogène, et une telle instabilité est inacceptable pour un acteur industriel.

Mme Fabienne Goyeneche. Pour compléter sur la question des Piiec, comme l’a souligné Bénédicte, cette approche représente une méthode particulièrement intéressante pour élaborer une vision industrielle et de filière à l’échelle européenne. Une fois cette vision définie, il est impératif de la soutenir durablement. Concernant la mobilité hydrogène, nous espérons vivement que les États membres maintiendront leur engagement. Nous sommes quelque peu préoccupés par l’approche française dans sa stratégie nationale pour l’hydrogène. Nous sommes convaincus que la perspective à long terme est cruciale pour développer les filières de demain.

Par ailleurs, la mise en œuvre des Piiec est perfectible. Les procédures d’instruction des dossiers sont excessivement longues. Néanmoins, il convient de préserver et de poursuivre l’esprit de cette initiative, tout en cherchant à l’améliorer en tirant les leçons de cette première expérience.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi de rebondir sur vos propos. Pourriez-vous préciser en quoi la stratégie nationale hydrogène vous semble insuffisamment ambitieuse ? Quels sont, selon vous, les principaux obstacles au déploiement effectif de cette stratégie ?

Mme Fabienne Goyeneche. Nous constatons que la question de l’hydrogène fait actuellement l’objet de débats, car il s’agit de filières en cours de développement nécessitant un soutien continu. La stratégie nationale hydrogène reconnaît certes l’importance de l’hydrogène dans la mobilité, mais met davantage l’accent sur la mobilité non routière. Nous espérons que la France continuera également à soutenir la vision d’une mobilité routière hydrogène, qui constitue l’un des piliers de la décarbonation de la mobilité, aux côtés de la technologie des batteries. Chez Michelin, nous sommes convaincus de la nécessité de mobiliser toutes les solutions disponibles pour décarboner efficacement la mobilité routière.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aimerais revenir sur un sujet évoqué précédemment, que votre PDG a également abordé à plusieurs reprises. Il fait référence à des « cauchemars administratifs » en France, notamment en ce qui concerne la CSRD. Nous partageons évidemment son point de vue. J’aurais plusieurs questions à ce sujet. Avez-vous une évaluation, au travers d’un indice ou d’un coût financier précis, de la mesure que représente ce coût administratif dans la compétitivité de vos activités en France ? Si tel n’est pas le cas, pourriez-vous tenter de nous apporter un tel élément au regard de vos activités internationales ?

Estimez-vous que les allègements fiscaux, qui auraient permis d’insuffler un peu d’oxygène à nos entreprises françaises, ont finalement été confrontés à la lourdeur de l’impôt paresse ? Le coût de ces normes n’a-t-il pas été annulé l’ensemble des allègements fiscaux ? La Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) précise que le coût d’application de normes européennes s’élève à plus de 20 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. Le rapport Draghi cite pour sa part un montant supérieur à 40 milliards.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Nous ne disposons pas actuellement du chiffre précis du coût de mise en œuvre de la CSRD pour notre entreprise, mais nous vous le fournirons après vérification.

Il convient de reconnaître que l’intention initiale de la CSRD est louable. Certains aspects de cette directive sont pertinents, notamment ceux visant à clarifier et à rendre comparables les performances extra-financières des entreprises. Cependant, son déploiement s’est avéré extrêmement contraignant pour nous. Nous avons consacré plusieurs années à sa mise en place. Nous vous communiquerons des éléments plus précis sur ce point ultérieurement.

Je ne suis pas en mesure de vous dire si les allègements fiscaux mis en œuvre, à commencer par la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS), compensent le coût de cette norme. Néanmoins, le coût de la norme représente une réalité tangible pour l’entreprise. Bien que je ne dispose pas d’un chiffrage précis pour la CSRD, je peux vous affirmer que son impact reste très significatif. En revanche, concernant le règlement européen sur la déforestation, nous avons effectué une analyse approfondie : son coût s’élève à 100 millions d’euros, ce qui est considérable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Poursuivons sur le thème des normes, en abordant des sujets potentiellement plus délicats. À la suite du règlement sur le marquage CE, la France a souhaité aller plus loin avec l’introduction du logo Triman. Vous avez évoqué dans votre propos liminaire votre souhait de développer ce point. Je vous donne donc l’opportunité de vous exprimer à ce sujet.

Mme Fabienne Goyeneche. Concernant les marquages et la réglementation européenne, Michelin soutient pleinement les initiatives qui améliorent la sécurité et l’impact environnemental. L’homologation européenne actuelle se traduit par des marquages sur les pneumatiques et un étiquetage énergétique, facilitant ainsi le choix éclairé du consommateur. Ces mesures, appliquées à l’échelle européenne, favorisent l’innovation technologique dans notre secteur.

La question du logo Triman a soulevé des défis particuliers. L’objectif était d’informer le consommateur sur le recyclage des pneumatiques usagés. Cependant, la situation est complexe, car les consommateurs ne jettent généralement pas eux-mêmes leurs pneus, ce processus étant géré par des professionnels dans le cadre d’une filière de responsabilité élargie du producteur (REP) très efficace, avec un taux de collecte avoisinant les 99 % en France.

Plusieurs options ont été envisagées pour l’apposition du Triman : sur l’emballage (inexistant pour les pneus), sur le flanc du pneu (nécessitant des modifications coûteuses des moules de production), ou sur l’étiquette énergétique européenne (ce qui a été refusé par les autorités européennes). Finalement, il a été décidé que le Triman figurerait sur la facture à partir d’octobre 2025.

Cette situation illustre notre approche : nous ne nous opposons pas aux réglementations bénéfiques pour la société. Nous soutenons les initiatives qui aident les consommateurs à faire des choix éclairés en matière d’impact environnemental et de sécurité. Notre préoccupation concernait les surcoûts industriels potentiels pour un logo dont l’impact pourrait être limité, étant donné l’efficacité actuelle de la collecte des pneumatiques en France.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Pour atteindre la neutralité carbone, notre objectif est de fabriquer des pneumatiques composés à 100 % de matériaux recyclés et renouvelés. Cela nécessite de modifier le statut du pneumatique usagé, actuellement considéré comme un déchet. Cette évolution est nécessaire pour développer des filières de recyclage efficaces et permettre la réutilisation du pneu dans la fabrication de nouveaux pneumatiques. Actuellement, l’absence de ce changement de statut constitue un frein majeur à la mise en place d’une véritable économie circulaire dans notre secteur. Nous appelons les pouvoirs publics à agir rapidement sur cette question pour faciliter la transition vers une industrie plus durable.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourquoi, selon vous, les pouvoirs publics semblent-ils réticents à faire évoluer le statut de déchet des pneus usagés vers celui de matière première secondaire ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Les raisons de cette réticence ne sont pas claires. Il est possible que la perturbation potentielle des filières de revalorisation existantes, comme l’utilisation des pneus usagés comme combustible alternatif dans certaines industries, soit un facteur. Cependant, cette situation me semble aberrante, et je ne comprends pas pourquoi nous ne progressons pas plus rapidement sur ce sujet important pour l’économie circulaire.

Mme Fabienne Goyeneche. L’échelon européen est essentiel pour créer une véritable économie de la matière première secondaire. Des travaux sont en cours au niveau européen, mais le processus est trop lent. Nous avons besoin du soutien des États membres pour accélérer la sortie du statut de déchet à l’échelle européenne. Cette approche s’inscrit parfaitement dans les objectifs de l’Union européenne et de la France en matière de recyclage et de réduction des dépendances stratégiques. Le marché intérieur européen est le niveau pertinent pour traiter efficacement ces enjeux et accélérer la transition vers une économie circulaire plus performante.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La réutilisation des pneus usagés entraînerait-elle une hausse significative des prix pour le consommateur final, comme c’est le cas pour certains plastiques recyclés ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Notre approche ne se focalise pas uniquement sur l’aspect tarifaire. Pour atteindre la neutralité carbone, nous devons introduire de nombreuses innovations sur le marché. La viabilité économique de ces nouveaux produits pour le consommateur final est certes un élément clé, mais nous pensons que l’intervention des pouvoirs publics sera nécessaire pour rendre ces innovations durables et accessibles.

Nous estimons que la réglementation devra progressivement imposer la vente de produits intégrant ces innovations, ce qui permettra de répartir les coûts sur l’ensemble du marché. Actuellement, nous investissons massivement dans diverses start-ups pour développer les technologies de demain. Bien que ces investissements aient un coût, nous pensons qu’une réglementation progressive rendant obligatoire l’utilisation de matériaux renouvelés dans la fabrication des pneumatiques permettra de répartir équitablement les surcoûts initiaux entre tous les acteurs du marché.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez mentionné précédemment que les pouvoirs publics ne fournissent pas toujours les moyens nécessaires pour accompagner les industriels dans leurs objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Concernant l’électrification des usages dans l’industrie, notamment dans la cuisson des pneus où l’électricité semble plus efficace que le gaz, comment évaluez-vous les dispositifs d’accompagnement actuels ? Sont-ils suffisants ? Que faudrait-il améliorer, surtout à la lumière des récentes annonces d’ArcelorMittal qui semblent indiquer que certaines industries considèrent cette transition comme un obstacle majeur ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Concernant la décarbonation de notre industrie, notamment par l’utilisation de presses électriques, nous avons établi un plan d’investissement échelonné sur plus de quinze ans afin d’absorber l’ensemble des coûts associés. L’électrification d’une usine avec des presses électriques implique souvent une refonte complète de son agencement, allant bien au-delà du simple remplacement des équipements. Cette transformation nécessite des investissements conséquents, remettant en question le schéma de fonctionnement global de l’usine. Dans ce contexte, nous n’avons pas de remarques particulières à formuler concernant le soutien dont nous bénéficions. Notre plan d’investissement a été conçu en fonction de notre capacité d’autofinancement, complétée ponctuellement par des subventions étatiques lorsque nécessaire. L’électrification de notre outil industriel ne constitue donc pas un frein en soi pour notre entreprise.

Mme Fabienne Goyeneche. Néanmoins, le soutien par les aides publiques à la décarbonation reste toujours bienvenu. Il convient de souligner la problématique actuelle liée à la taxonomie européenne, un sujet peu abordé. Dans le cadre du reporting taxonomique, nous ne pouvons pas valoriser ces investissements de décarbonation. Le règlement actuel ne permet pas de reporter dans la taxonomie les investissements en Capex liés à notre usine de pneumatiques, malgré leur importance. Cet exemple illustre le besoin impérieux de cohérence dans l’ensemble de la réglementation. Nous appelons à une harmonisation qui valorise positivement tous les efforts d’un industriel pour décarboner son activité.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Dans notre industrie, la décarbonation ne se limite pas à nos usines et notre chaîne d’approvisionnement. L’enjeu majeur réside dans la réduction des émissions de CO2 liées à l’utilisation du pneumatique. Bien que nous nous efforcions de réduire l’empreinte carbone de notre outil industriel et de notre chaîne logistique ou supply chain, plus de 80 % de nos émissions de CO2 sont imputables à la phase d’utilisation du produit. Le pneumatique est responsable de 25 % des émissions de CO2 d’un véhicule. Nos investissements et innovations visent en priorité à réduire cet impact. L’enjeu en termes d’émissions pour la planète est nettement plus important sur cet aspect que sur la décarbonation de notre outil industriel en tant que tel.

M. le président Charles Rodwell. Concernant les textes que nous avons régulièrement proposés à l’Assemblée sur l’électrification des flottes de véhicules, qui n’ont pas encore abouti, nous nous sommes concentrés sur la réglementation des flottes de véhicules d’entreprise et de l’État. Nous considérons que ces flottes peuvent avoir un effet de masse intéressant pour accélérer l’électrification du parc automobile. Dans ce contexte, estimez-vous que la réglementation des flottes pourrait avoir un impact positif sur votre activité, notamment en termes d’adaptation des pneumatiques et de nouveaux usages ? Cette réglementation serait-elle susceptible d’accélérer la mise en œuvre de pratiques vertueuses, bénéfiques à la fois pour votre compétitivité et pour la responsabilité sociale et environnementale de votre entreprise ? Si tel est le cas, quelles mesures spécifiques préconiseriez-vous ? Nous sommes bien entendu à votre disposition pour approfondir ces échanges.

Mme Bénédicte de Bonnechose. Toute initiative visant à accélérer l’électrification des flottes, en commençant par celles des entreprises, est effectivement positive. Les industriels engagés dans la transformation de leur outil de production, tels que les constructeurs automobiles, les équipementiers et les fabricants de poids lourds, font face à un défi majeur. Ils doivent investir massivement dans de nouvelles technologies tout en faisant face à une évolution du marché qui ne suit pas toujours le rythme souhaité. Toute mesure favorisant cette accélération est donc bienvenue.

Cependant, il ne faut pas négliger l’impact environnemental du pneumatique dans ce processus d’électrification. L’électrification des véhicules entraîne une augmentation de leur poids, notamment due aux batteries, ce qui modifie le couple et accroît l’usure des pneus de 25 à 30 %. Il devient donc primordial de développer des pneumatiques à très faible résistance au roulement, tout en maintenant une longévité optimale.

Une approche globale, combinant la promotion de l’électrification et l’encouragement à l’utilisation de pneumatiques écologiquement performants, capables de concilier une faible résistance au roulement et une durée de vie prolongée, serait extrêmement bénéfique pour l’ensemble des acteurs concernés.

Mme Fabienne Goyeneche. Le pneumatique offre un potentiel de décarbonation immédiat, y compris pour les véhicules à moteur thermique. La résistance au roulement des pneumatiques peut influencer jusqu’à 20 % des émissions de CO2 d’une voiture. Considérant que l’âge moyen d’un véhicule en Europe est de 11 ans, le simple fait de remplacer les pneus par des modèles offrant une meilleure résistance au roulement peut avoir un impact immédiat et significatif sur les émissions de CO2. Pour les poids lourds, cet impact peut atteindre 30 %.

L’étiquetage européen des pneumatiques permet aux consommateurs de faire des choix éclairés. Encourager l’utilisation de pneumatiques à basse résistance au roulement, que ce soit pour les flottes d’entreprises ou via les marchés publics, est une démarche complémentaire et non contradictoire avec la nécessité de décarboner par le biais de véhicules zéro émission.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant la question énergétique, la France bénéficie d’une électricité parmi les plus décarbonées et les moins chères à produire en Europe, grâce à son parc nucléaire et hydraulique. Cependant, votre PDG a récemment déclaré au Sénat que l’exportation depuis l’Europe n’avait plus de sens économique depuis quelques années, notamment en raison de l’explosion des prix de l’énergie.

Cette situation résulte des règles européennes de tarification de l’électricité, basées sur la préséance économique ou merit order et le coût marginal de la dernière unité de production, indexant de fait le prix de l’électricité sur celui du gaz à l’échelle européenne. Face à la volatilité des marchés et aux incertitudes géopolitiques actuelles, ne pensez-vous pas que la France se prive d’un atout compétitif majeur ?

Les dirigeants d’industries présents ont reconnu que la France pourrait devenir l’Eldorado de l’industrie en Europe si nous parvenions à retrouver l’attractivité de notre prix de l’énergie, en le faisant correspondre au coût réel de production sur le sol français. Dans ce contexte, quelle est votre position sur l’opportunité de réformer ce système de tarification pour mieux valoriser l’avantage compétitif français en matière d’énergie ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Vous soulevez un point important et complexe. La France a longtemps bénéficié d’un accès à l’énergie nucléaire à coût maîtrisé grâce au mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), représentant 60 % de notre électricité. Bien que nous ne soyons pas une industrie électro-intensive, l’énergie constitue environ 30 % de notre coût de production, hors matières premières. Il est donc essentiel que la France fasse évoluer la réglementation européenne du prix de l’énergie pour mieux valoriser l’atout nucléaire auprès des industriels français. Cette question doit être traitée à l’échelle européenne, au-delà des clivages politiques, car elle impacte directement la compétitivité de l’industrie française et européenne. Les enjeux de renouvellement du parc nucléaire d’EDF sont considérables et justifient le débat actuel sur les enchères et les engagements des industriels. Ces sujets structurants nécessitent une approche dépassionnée, centrée sur les intérêts économiques à long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre analyse. Abordons maintenant la question des chaînes de valeur, particulièrement les PME et ETI françaises avec lesquelles vous collaborez. Ces entreprises, souvent négligées dans le débat public, représentent pourtant les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France et sont cruciales pour l’activité des grands groupes comme le vôtre. Constatez-vous des difficultés au sein de ce tissu industriel depuis la hausse des prix de l’énergie ? Par ailleurs, quelle stratégie Michelin adopte-t-il envers ces PME et ETI sous-traitantes dans vos territoires d’implantation ? Comment les intégrez-vous dans vos stratégies et leur assurez-vous une pérennité d’activité ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Vous abordez un enjeu fondamental pour la France : le développement d’un tissu industriel d’entreprises de taille intermédiaire (ETI). Comparativement à l’Allemagne notamment, la France accuse un retard significatif dans ce domaine. Renforcer ce tissu d’ETI est crucial pour l’emploi dans nos territoires. Cette différence s’explique en partie par l’histoire : la France a une tradition centralisatrice, tandis que l’Allemagne s’est construite sur un modèle plus décentralisé avec ses grandes régions, aboutissant à des écosystèmes industriels très différents.

La France excelle dans la création de start-up, grâce à sa créativité et ses formations d’excellence. Cependant, nous peinons à développer l’échelon intermédiaire entre ces start-up et les grands groupes. C’est précisément ce maillon qu’il faut renforcer pour améliorer la répartition de l’emploi sur l’ensemble du territoire, au-delà des seules zones urbaines.

Concernant notre écosystème de fournisseurs, nous accordons une grande importance à des politiques d’achat et de partenariat qui préservent les petites et moyennes entreprises. Durant la crise du covid-19, nous avons déployé de nombreuses solutions pour les soutenir, notamment en maintenant nos achats, contrairement à d’autres entreprises. Cette approche s’est appliquée même à l’international, comme avec les petits producteurs de latex et de caoutchouc naturel, dont nous avons volontairement maintenu les achats en pleine crise, précisément en mars 2020, pour éviter leur faillite.

Pour nous, notre écosystème de fournisseurs constitue un véritable partenariat. Nous cherchons à les préserver et à les accompagner dans l’innovation, car notre propre capacité d’innovation dépend souvent de la leur. En leur offrant de la visibilité sur nos besoins, un horizon temporel clair et des engagements, nous les soutenons au mieux.

En conclusion, le développement d’un tissu robuste d’ETI reste un défi majeur pour la France, essentiel pour renforcer notre compétitivité industrielle et l’emploi dans nos territoires.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’interdiction de la vente de véhicules à moteur thermique en 2035 devrait entraîner la suppression de 100 000 emplois industriels en France, principalement chez les sous-traitants et dans les activités annexes des constructeurs automobiles. Estimez-vous que cette échéance de 2035 fragilise significativement l’écosystème d’entreprises, vos fournisseurs et sous-traitants dans nos territoires, qui sont souvent ces PME et ETI dont nous parlons ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Votre question est pertinente. L’échéance de 2035 découle de l’objectif de neutralité carbone fixé pour 2050. À mesure que nous nous en rapprochons, la transition devient effectivement plus difficile et douloureuse. La décarbonation de l’industrie, en particulier du secteur automobile, est pleinement justifiée. Cependant, nous ne pouvons pas ignorer la soutenabilité de ces politiques pour l’écosystème des entreprises existantes.

Le défi majeur de cette transition réside dans la recherche du bon rythme, permettant à la fois d’avancer vers nos objectifs environnementaux et de soutenir l’adaptation de notre tissu industriel. Il s’agit d’accompagner les entreprises dans la modification de leurs activités et le développement de nouvelles opportunités, ce qui n’est pas une tâche aisée.

Parallèlement à la fixation d’objectifs ambitieux, il est crucial d’accorder une attention particulière au soutien de cet écosystème. Cela implique de déployer des programmes de formation professionnelle ou upskilling et de reconversion professionnelle ou reskilling pour le personnel, tout en facilitant la création de nouvelles entreprises. En effet, toute évolution technologique majeure entraîne inévitablement le déclin de certaines entreprises liées aux anciennes technologies, mais favorise également l’émergence d’un nouveau tissu industriel axé sur les technologies d’avenir.

Le rôle des pouvoirs publics est donc de gérer au mieux l’équilibre entre ces deux dynamiques pour assurer la viabilité de l’ensemble du processus. Un report de l’échéance de 2035 pourrait être envisagé comme solution potentielle, mais il faut garder à l’esprit que cette date est étroitement liée à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Toujours concernant l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique en 2035, nous constatons qu’elle s’accompagne d’une baisse significative de la production de véhicules en France et par les constructeurs français durant cette phase de transition. Avez-vous réalisé une étude d’impact sur la réduction de production que cela pourrait impliquer pour les activités de Michelin, sachant que vous collaborez étroitement avec les constructeurs français ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Il faut bien comprendre que notre activité liée aux constructeurs automobiles ne représente qu’environ 10 % de notre groupe. Nous nous concentrons principalement sur le marché du remplacement, c’est-à-dire le changement de pneus après la première monte. Notre champ d’action s’étend bien au-delà du secteur automobile, englobant le transport routier, l’aviation, le génie civil, l’exploitation minière, la construction et l’agriculture. Actuellement, nous observons des difficultés significatives pour les constructeurs automobiles européens, qui réduisent leur production pour 2025, impactant l’ensemble du secteur. Cette tendance n’est pas limitée à l’Europe. Parallèlement, nous constatons le dynamisme remarquable des constructeurs chinois, qui exportent des véhicules électriques de qualité croissante. Leur progression en matière d’innovation est notable, notamment grâce au recrutement de designers européens, améliorant considérablement l’esthétique de leurs véhicules. Ces évolutions posent des défis majeurs à l’industrie automobile européenne.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aimerais aborder trois sujets supplémentaires. Commençons par l’innovation. Votre PDG a souligné que, bien que les résultats du groupe Michelin soient principalement générés hors de France, vous avez l’avantage de maintenir votre siège social et l’essentiel de vos activités de R&D sur le territoire français. Au-delà du crédit d’impôt recherche que vous avez mentionné précédemment, quels sont, selon vous, les atouts spécifiques de la France en matière de recherche et développement ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Le premier atout incontestable de la France réside dans le soutien continu apporté par le crédit d’impôt recherche, un dispositif crucial pour les industriels comme nous. Le deuxième avantage est l’accès à une main-d’œuvre qualifiée, issue de filières d’excellence. La France jouit d’une réputation internationale pour ses formations d’ingénieurs, particulièrement prisées à l’échelle mondiale. Nous bénéficions également de nombreux partenariats avec des organismes tels que le CNRS, des laboratoires privés et des universités françaises, créant ainsi un écosystème d’innovation précieux. La pérennité et la stabilité du soutien français à l’innovation constituent, à nos yeux, des éléments clés de la réussite de la France dans ce domaine. Cette prévisibilité représente l’un des véritables facteurs d’attractivité du pays, qu’il est impératif de préserver dans les années à venir.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Michelin a créé sa propre école de formation, baptisée la Manufacture des talents. Pourriez-vous nous expliquer la philosophie qui sous-tend cette école et son enseignement ? Par ailleurs, j’aimerais que vous commentiez les déclarations de votre PDG au Sénat, qui appelait à « réenchanter les mathématiques » et déplorait la suppression des mathématiques obligatoires au lycée. Considérez-vous que la création de votre école vise à pallier les lacunes des systèmes de formation actuels, tant dans l’enseignement supérieur que dans l’enseignement primaire et secondaire ? Ou s’agit-il plutôt d’une école centrée spécifiquement sur les activités propres à votre groupe ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. La Manufacture des talents, lancée il y a quelques années, a pour vocation d’accompagner les grandes transformations des métiers de l’industrie au sein de notre entreprise. Notre objectif est de favoriser l’upskilling et le reskilling, permettant à nos salariés d’évoluer face aux changements technologiques, notamment avec le déploiement de l’intelligence artificielle. Cette initiative vise à adapter les compétences de notre personnel aux évolutions futures de l’entreprise.

Conscients des mutations à venir, nous avons mis en place ce centre de formation pour accompagner l’ensemble de notre corps social dans l’évolution de ses compétences. Cela concerne notamment la robotisation et l’automatisation dans nos usines, ainsi que le déploiement de l’intelligence artificielle dans la chaîne d’approvisionnement. Notre objectif est de permettre à nos employés de se former à de nouveaux métiers, renforçant ainsi leur employabilité.

Parallèlement, nous avons lancé l’initiative Hall 32 en collaboration avec Limagrain, la Banque de France, l’éducation nationale et la région Auvergne-Rhône-Alpes. Ce projet vise à soutenir les emplois industriels dans la région, particulièrement dans les domaines de la maintenance industrielle, de la robotisation et de l’automatisation, où nous manquons souvent de candidats. C’est un exemple supplémentaire de notre engagement, en partenariat avec des acteurs privés et publics, pour améliorer la formation d’une main-d’œuvre qualifiée, essentielle pour l’avenir de nos usines.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant le constat de votre PDG sur la dégradation généralisée du niveau scolaire en France, pensez-vous que cela puisse constituer un frein majeur à l’innovation future dans notre pays ? Votre école de formation vise-t-elle à compenser cette baisse de niveau, notamment en mathématiques ? Votre PDG a insisté sur l’importance cruciale de l’enseignement des mathématiques dès le plus jeune âge, soulignant son rôle dans le développement de la logique, l’approche des probabilités et la compréhension du monde environnant. Pouvez-vous développer ce point ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. L’enseignement des mathématiques est effectivement un élément crucial pour l’avenir de l’innovation en France. Pour maintenir notre capacité d’innovation, il est essentiel que nous formions des individus capables de comprendre les fondements de l’innovation, à commencer par les mathématiques elles-mêmes. C’est souvent en suscitant l’intérêt des jeunes que nous parvenons à créer des vocations et à former davantage d’ingénieurs pour demain, qu’il s’agisse de garçons ou de filles.

L’enjeu est également de démontrer, à travers un apprentissage adapté des mathématiques dès le plus jeune âge, que cette discipline n’est pas réservée aux garçons. Nous devons encourager la réussite des filles dans ce domaine. Florent Menegaux a raison de souligner le désamour actuel pour les mathématiques, alors qu’elles constituent la base de toute innovation future.

La France a longtemps excellé dans le domaine des mathématiques, mais a malheureusement perdu du terrain ces dernières années, tout en maintenant une formation d’excellence dans certaines écoles de haut niveau. Pour l’ensemble de la population scolaire, de l’école primaire au lycée, nous devons relever le défi de rendre l’enseignement des mathématiques plus attractif et ludique dès le plus jeune âge. C’est un enjeu crucial pour notre capacité d’innovation future. Nous avons besoin de cette reprise en main de l’enseignement des mathématiques dès l’école primaire pour assurer notre compétitivité et notre capacité d’innovation à long terme.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous pose ma dernière question, volontairement un peu provocante. Michelin est toujours donné en exemple s’agissant du paternalisme d’entreprise. Ce concept est-il aujourd’hui considéré comme désuet ? Que subsiste-t-il de cette approche au sein de Michelin ? Je fais ce parallèle en tant qu’élu de l’ancien bassin houiller lorrain, où les Charbonnages de France menaient une politique sociale étendue, couvrant de nombreux aspects de la vie de leurs employés et de leurs familles, allant jusqu’à subventionner leurs vacances et leur garantir un approvisionnement en chauffage à vie. Qu’en est-il aujourd’hui de la notion de ville-usine, encore enseignée dans nos manuels scolaires avec Michelin comme exemple-type ? La participation des salariés au fonctionnement de l’entreprise peut-elle être considérée comme une forme moderne de ce paternalisme d’entreprise ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Cette question est loin d’être provocante. Au contraire, elle revêt une importance capitale. En tant que dirigeants du groupe Michelin, nous sommes constamment confrontés au défi de maintenir la cohésion sociale de l’entreprise tout en la préparant aux enjeux futurs. L’entreprise est un organisme vivant qui doit s’adapter, et les cinq dernières années ont été particulièrement éprouvantes, nécessitant une agilité et une flexibilité sans précédent, remettant en question nos stratégies établies de longue date.

Notre rôle de dirigeant consiste à trouver un équilibre constant entre la prise de décisions importantes pour la pérennité de certaines branches de l’entreprise et le respect de nos valeurs, tout en préservant la cohésion sociale. C’est cette recherche d’équilibre qui caractérise l’approche de Michelin.

Le paternalisme historique que vous évoquez a naturellement évolué et n’a plus sa place sous sa forme originelle. Néanmoins, nous maintenons une préoccupation sincère pour le bien-être de nos employés. Nous nous efforçons d’assurer des salaires décents, de mettre en place un socle de protection sociale universelle, et d’impliquer nos salariés dans la vie et les résultats de l’entreprise, notamment en développant l’actionnariat salarié. Ces initiatives visent à garantir la pérennité et la performance du groupe pour les décennies à venir, en conservant notre identité d’entreprise française aux racines tricolores, tout en opérant à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi maintenant d’aborder un sujet plus polémique. En référence à la récente controverse initiée par M. Menegaux concernant les retards de la SNCF, je souhaiterais savoir si vous avez personnellement expérimenté des retards en venant de Clermont-Ferrand ce matin. Plus fondamentalement, les infrastructures françaises actuelles sont-elles à la hauteur des ambitions d’un grand groupe comme le vôtre, notamment en ce qui concerne le maintien de son siège social en province ?

Mme Bénédicte de Bonnechose. Cette question est particulièrement pertinente. L’attractivité d’un groupe dépend en grande partie de sa capacité à attirer des talents, et l’accessibilité de nos sites, notamment en Auvergne et à Clermont-Ferrand, est fondamentale. Maintenir un siège social en région peut effectivement représenter un défi majeur aujourd’hui en France. Nous y sommes néanmoins profondément attachés en raison de nos racines historiques.

Nous attendons des pouvoirs publics qu’ils prennent conscience de cet enjeu. La France dispose certes d’infrastructures de qualité, mais celles-ci sont majoritairement centrées à Paris et sa région, reflet de la tradition centralisatrice du pays. Les liaisons interrégionales sont souvent problématiques. Clermont-Ferrand, en particulier, souffre d’un déficit flagrant en termes de connexions ferroviaires. La qualité des liaisons avec notre ville est nettement inférieure à celle observée dans d’autres régions françaises, ce qui constitue un véritable frein à notre attractivité. Il est impératif que la SNCF apporte rapidement des solutions concrètes à cette problématique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je tiens à souligner que Clermont-Ferrand n’est malheureusement pas un cas isolé en termes de desserte ferroviaire déficiente.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour ces échanges fructueux. Je vous invite à compléter nos discussions en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis, en particulier sur les points abordés lors de cette audition. Je vous prie également de bien vouloir faire parvenir au secrétariat tout document que vous jugerez utile à la commission d’enquête.

 

La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell

Excusé.  M. Pierre Pribetich