Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex 2

– Présences en réunion................................16

 


Lundi
28 avril 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 32

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à quatorze heures.

M. le président Charles Rodwell. Nous entendons à présent M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex.

Monsieur Jean-Luc Béal, votre parcours professionnel dans l’industrie chimique des plastiques vous a conduit à la direction de plusieurs entreprises au sein de groupes majeurs tels qu’Elf, Atofina, Alphacan, Arkema et Trinseo, avant votre nomination comme président-directeur général de Vencorex.

Face à une concurrence accrue, notamment sur le marché des isocyanates, Vencorex a été placée en redressement judiciaire en septembre dernier et, le 10 avril 2025, le tribunal de commerce a retenu l’offre de BorsodChem, filiale hongroise d’un groupe chinois, pour reprendre la plateforme chimique.

Notre échange portera sur les enjeux liés à l’emploi dans le cadre de cette reprise d’activité, ainsi que sur les implications pour la filière chimique du Sud-Isère. Certains s’inquiètent en effet de la perte potentielle de capacités industrielles stratégiques.

Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Luc Béal prête serment.)

M. Jean-Luc Béal, président-directeur général de Vencorex. Vencorex est une entreprise intermédiaire de la chimie dont la base industrielle est située sur la plateforme chimique du Pont-de-Claix, en Isère. Notre production, entièrement intégrée, s’étend de la fabrication du sel à celle du chlore, de la soude, des monomères isocyanates aliphatiques et de ses dérivés. Ces derniers constituent notre cœur de métier et sont utilisés dans la formulation de revêtements, principalement pour les industries de la construction et de l’automobile.

Le groupe Vencorex est également présent en Asie et en Amérique pour la fabrication et la vente de dérivés produits à partir des monomères isocyanates aliphatiques fabriqués principalement sur le site du Pont-de-Claix. En 2023, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires d’environ 300 millions d’euros et employait près de 600 personnes dans le monde, dont 470 en France. Vencorex France représente 85 % du chiffre d’affaires global du groupe.

Nos sites français comprennent, outre le site principal du Pont-de-Claix, le site administratif de Saint-Priest dans le Rhône, le centre de recherche de Saint-Fons dans le Rhône également et la mine de sel de Hauterives dans la Drôme, propriété de notre société sœur Chloralp.

La dégradation de la situation de l’entreprise s’explique par plusieurs facteurs. Depuis plusieurs années, Vencorex France présentait des résultats opérationnels tout juste équilibrés, mais ils se sont nettement détériorés début 2023, entraînant des pertes significatives et un fort besoin de financement. Cette évolution négative trouve son origine dans des changements majeurs sur le marché des isocyanates aliphatiques, associés à une perte de compétitivité. Le marché mondial des isocyanates de spécialité est en effet devenu extrêmement concurrentiel et la demande des clients a baissé dès fin 2022, coïncidant avec le démarrage de nouvelles capacités de production en Asie, principalement en Chine. Lancées pendant la période de forte demande après la pandémie de Covid, elles ont créé une situation de surcapacité et une concurrence intense entre les grands acteurs mondiaux, européens et asiatiques, entraînant une forte pression sur les prix que Vencorex n’a pas pu suivre.

Cette situation a mis en évidence les lacunes de compétitivité des installations industrielles de Vencorex face à des concurrents disposant de capacités plus récentes et plus productives, ainsi que d’un accès plus compétitif à l’énergie et aux matières premières. Tout d’abord, la plateforme vieillissante du Pont-de-Claix, devenue surdimensionnée suite à une baisse de production de plus de 30 %, n’a pas pu s’adapter suffisamment rapidement. Ensuite, le coût d’accès à l’énergie, particulièrement critique dans l’industrie chimique, est nettement plus élevé en Europe qu’en Amérique ou en Asie. Les prix du gaz peuvent être quatre à cinq fois supérieurs en Europe que sur le continent américain et ceux de l’électricité une à deux fois plus élevés. Enfin, le déficit de productivité des unités de Vencorex est en partie dû à des coûts élevés de mise en conformité réglementaire, surtout que la plateforme est classée « Seveso ». Sur les dix dernières années, 60 % des investissements ont ainsi été consacrés à la mise à niveau et au maintien des homologations réglementaires. De plus, environ 50 millions d’euros d’investissements supplémentaires étaient prévus pour se conformer aux nouvelles réglementations sismiques et sur les canalisations de saumure.

Face à ces défis, Vencorex a mis en place dès fin 2022 des plans de réduction des coûts qui se sont avérés insuffisants. En septembre 2023, un plan de retournement plus ambitieux a été élaboré avec le partenaire extérieur AlixPartners, visant 80 millions d’euros d’économies, soit plus de 30 % du chiffre d’affaires. Malheureusement, il n’a pas abouti.

Nous avons aussi travaillé en étroite collaboration avec les services de l’État pour trouver des solutions, notamment à travers des investissements de décarbonation visant à améliorer la productivité et à réduire notre dépendance au gaz naturel. C’est ainsi que nous avons collaboré étroitement avec la Direction interministérielle des restructurations d’entreprises (DIRE) pour identifier des solutions viables, notamment en impliquant d’autres partenaires industriels français. Notre objectif était de restructurer une plateforme de coûts devenue obsolète et excessivement onéreuse pour l’activité résiduelle de Vencorex.

Face à l’échec du projet de redressement, nous avons décidé, en accord avec notre actionnaire principal, de ne pas poursuivre le financement d’un plan sans perspective de retour à l’équilibre. En conséquence, nous avons déposé un dossier auprès du tribunal administratif et économique de Lyon, plaçant Vencorex France en redressement judiciaire. Cette démarche visait principalement à identifier des repreneurs potentiels, ce qui était impossible dans le cadre de nos engagements contractuels extrêmement contraignants et coûteux. La recherche de repreneurs a débuté le 10 septembre 2024. Tout au long de ce processus, nous avons travaillé en étroite collaboration avec la DIRE pour rencontrer les acteurs, industriels ou non, manifestant un intérêt pour tout ou partie des activités de Vencorex France.

Concernant la préservation de la plateforme du Pont-du-Clay, nous avons redoublé d’efforts après avoir pris connaissance du seul projet de reprise, qui s’est avéré décevant par son ampleur limitée. Notre priorité était d’assurer la pérennité de la plateforme pour éviter l’effondrement des autres acteurs et préserver le potentiel de revitalisation future du site. Nous avons œuvré pour fédérer l’ensemble des parties prenantes autour d’un mode de fonctionnement commun, ce qui a permis à BorsodChem de confirmer son offre le 10 avril 2025.

M. le président Charles Rodwell. Votre exposé apporte un éclairage nécessaire alors que l’acquisition de votre entreprise soulève des interrogations et, à mon sens, des allégations fallacieuses concernant son caractère stratégique et l’ingérence présumée de la puissance chinoise dans notre industrie de défense.

Pouvez-vous confirmer que 99 % de la production de sel n’est pas destinée à l’industrie de défense ? Pouvez-vous préciser si le groupe acquéreur ne rachète pas la mine de sel en tant que telle, mais plutôt les autres activités de l’entreprise, notamment la peinture industrielle, qui ne sont pas directement liées au secteur de la défense ?

M. Jean-Luc Béal. L’usage stratégique du sel ne représente qu’un peu plus de 1 % du volume et moins de 0,1 % du chiffre d’affaires de Vencorex. Par conséquent, nous ne pouvons pas considérer cette activité comme stratégique pour notre entreprise, car elle n’est pas en mesure de s’autofinancer ni de jouer un rôle significatif dans ces débouchés stratégiques.

Je confirme par ailleurs que la mine de sel elle-même n’est pas concernée par cette transaction. La saumure, solution contenant 30 % de sel, provient d’une mine située à Hauterives dans la Drôme, propriété de la société Chloralp. Cette mine et le pipeline acheminant la saumure jusqu’au Pont-de-Claix ne font en aucun cas partie du périmètre de Vencorex France. Le repreneur des actifs de Vencorex France acquiert effectivement l’ensemble des actifs incorporels, c’est-à-dire le savoir-faire, mais pas les installations de production situées sur le site du Pont-de-Claix. Ces dernières, qui assuraient la purification et la cristallisation, pourront être vendues par le liquidateur une fois la société liquidée.

M. le président Charles Rodwell. Ces éclaircissements réfutent de nombreuses allégations fallacieuses circulant depuis trois semaines. Vous confirmez donc qu’il n’y aura pas de sel d’origine chinoise dans les missiles français assurant la sécurité de notre pays.

M. Jean-Luc Béal. Je confirme que la société BorsodChem ne reprend que l’activité des dérivés isocyanates de Vencorex France.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous confirmer qu’Arkema France détient la maîtrise du processus technique en aval, qui constitue la véritable valeur ajoutée industrielle de l’exploitation du sel, notamment dans son application à l’industrie de défense ?

M. Jean-Luc Béal. Je le confirme. Nous sommes fournisseurs de sel, spécifiquement celui extrait de la mine de Hauterives. Il était soit utilisé par Vencorex dans ses électrolyseurs pour la production de chlore, soit vendu à Arkema, qui l’employait dans ses propres électrolyseurs, dont certains servent à la fabrication de produits destinés aux activités de défense.

M. le président Charles Rodwell. Vous confirmez donc qu’il n’y a aucun transfert de la maîtrise du processus industriel de traitement du sel sous contrôle chinois dans cette opération. Est-ce bien exact ?

M. Jean-Luc Béal. Je le confirme.

M. le président Charles Rodwell. Le ministère des armées déclare s’être préparé à l’éventualité d’une fermeture de la mine de Hauterives en accumulant notamment plusieurs années de stock de sel à utiliser dans notre industrie de défense. Nous le confirmez-vous ?

M. Jean-Luc Béal. Nous n’entretenons pas de relations directes avec les utilisateurs finaux des produits à des fins stratégiques, notamment le ministère de la défense. Nos relations se limitent à notre client, la société Arkema. À ce titre, nous avons vendu des quantités significatives de sel avant l’arrêt de l’unité en octobre 2024 et lors de la brève reprise de la production. Nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sur la constitution de stocks importants par Arkema, n’ayant pas connaissance précise de ses besoins. Cependant, nous disposons encore de stocks de sel conséquents sur le site, non vendus, qui pourraient être cédés à Arkema ou à d’autres acteurs de la chaîne de valeur, si nécessaire.

M. le président Charles Rodwell. À titre personnel, j’ai été très choqué par le procès en trahison dont vous et votre entreprise avez fait l’objet ces dernières semaines. J’imagine la pression psychologique considérable que vous avez dû subir. Pouvez-vous nous confirmer que le processus de liquidation d’une partie de vos activités et la proposition de reprise ont scrupuleusement respecté le cadre légal et ont fait l’objet d’une offre ouverte ? Pourriez-vous nous détailler davantage le processus par lequel votre entreprise a été sélectionnée par ce groupe hongrois, lui-même lié à un groupe asiatique ?

M. Jean-Luc Béal. Nous avons suivi un schéma rigoureusement encadré par les instances judiciaires. Conformément à toute procédure de ce type, le tribunal a nommé des administrateurs judiciaires en tant que comandataires de la société dès l’ouverture de la procédure de redressement. Nous avons scrupuleusement respecté les étapes classiques d’un redressement judiciaire.

En amont du dépôt de bilan début septembre 2024, nous avions déjà entamé des discussions avec certains acteurs pour tenter de trouver une solution, éventuellement en dehors du cadre du redressement judiciaire. Ces mêmes interlocuteurs ont été recontactés au début de la procédure, dont la première phase consiste à rechercher des repreneurs potentiels.

Nous avions déjà effectué un travail préparatoire durant l’été et identifié environ cinquante sociétés et fonds d’investissement susceptibles d’être intéressés. Tous ont été approchés. Une quinzaine d’entre eux ont manifesté un intérêt et ont eu accès à une plate-forme d’accès aux données confidentielles de l’entreprise ou data room pour approfondir leur compréhension de notre entreprise. Huit entités sont venues visiter notre site et ont mené des entretiens approfondis avec nous ainsi qu’avec les services de l’État, ces derniers étant intervenus auprès des sociétés ayant démontré un intérêt significatif.

À l’échéance fixée, le 21 octobre 2024, nous n’avons reçu, à notre grande surprise, qu’une seule offre : celle de BorsodChem.

Toutes les données pertinentes ont été mises à disposition de l’ensemble des acteurs qui se sont manifestés, que ce soit auprès de nous ou des administrateurs judiciaires. Cela inclut également le projet porté par les employés, arrivé tardivement, mais auquel nous avons immédiatement donné accès aux informations nécessaires, en répondant du mieux possible à leurs interrogations. Tous les acteurs qui se sont présentés durant la procédure de redressement judiciaire ont donc bénéficié du même niveau d’information et ont été traités de manière équitable. Ils ont tous eu la possibilité d’échanger avec la direction pour obtenir des réponses à leurs questions et de visiter le site s’ils le souhaitaient.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué l’intervention des services de l’État. Contrairement aux allégations de complot dont vous et d’autres avez fait l’objet, pouvez‑vous nous confirmer que l’ensemble des dispositifs de contrôle sur les investissements étrangers ont été rigoureusement appliqués dans le cadre de cette opération ? Pouvez-vous également confirmer que, premièrement, la mine de sel n’est pas concernée par le rachat du groupe chinois, deuxièmement, que le processus industriel sous la maîtrise d’Arkema n’est pas affecté par cette opération, troisièmement, que le ministère des armées a constitué un stock suffisant pour répondre à nos besoins, notamment en matière de défense, sur plusieurs années et qu’il travaille à l’émergence d’une offre alternative française, et enfin que vous avez satisfait à toutes les exigences légales en matière de redressement judiciaire et de reprise de votre activité ? Ces éléments justifieraient donc que les services de l’État aient validé la possibilité de rachat de cette partie de votre entreprise, considérant qu’elle ne porte pas atteinte à nos intérêts nationaux, en particulier dans le domaine de la défense.

M. Jean-Luc Béal. Je peux vous confirmer que la société BorsodChem a effectivement obtenu l’autorisation des services de l’État concernant les investissements étrangers en France. Cette autorisation a été présentée au tribunal des affaires économiques préalablement à l’entrée en vigueur de la décision faisant suite à l’audience du 10 avril 2025.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous donner quelques premières indications sur l’accompagnement prévu pour les salariés qui intégreront la nouvelle entité issue de l’opération de rachat en cours ? Par ailleurs, quid de l’accompagnement des salariés qui ne pourront pas faire partie de cette nouvelle structure ?

M. Jean-Luc Béal. Le projet de BorsodChem prévoyait initialement la reprise de 54 salariés, dont 30 pouvaient être automatiquement transférés conformément à la législation sociale française et 24 devaient être volontaires. Pour ces 24 postes, un appel à volontaires a été lancé auprès d’un groupe d’environ 110 personnes, mais seules 14 se sont portées volontaires. Ainsi, à ce jour, 44 personnes rejoindront BorsodChem : 30 par transfert automatique, poste pour poste, et 14 volontaires pour des postes similaires à ceux qu’ils occupaient précédemment.

Ces 44 personnes ont déjà commencé leurs nouvelles fonctions chez BorsodChem, qui s’est engagé à maintenir, dans un premier temps et conformément à la loi, les accords en vigueur chez Vencorex France. BorsodChem a aussi annoncé la semaine dernière l’octroi d’une prime de bienvenue aux salariés arrivants.

Le départ des autres salariés s’effectue en deux vagues. Une première a eu lieu en avril 2025, il y a une semaine, et une seconde est prévue pour les salariés restants. Ces départs s’inscrivent dans un cadre globalement équivalent à un plan social tel qu’il existe dans l’industrie chimique française, offrant un traitement financier qu’on peut qualifier de correct et des propositions d’aide au reclassement, que ce soit en termes de mobilité géographique, de formation ou de création d’entreprise. Des aides sont prévues pour chacun de ces aspects.

Bien que nous soyons dans le cadre d’une société en redressement, ce qui ne permet pas la mise en place d’une cellule de reclassement identique à celle d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) classique, tous les salariés seront éligibles au contrat de sécurisation professionnelle (CSP). Ils bénéficieront ainsi d’un accompagnement pendant une durée d’un an, avec un soutien financier d’un très bon niveau.

M. le président Charles Rodwell. Quel est votre avis sur la politique menée ces dernières années pour améliorer la compétitivité des entreprises ? Je pense notamment à la baisse de l’impôt sur les sociétés (IS) de huit points, à la réduction des impôts de production de 10 milliards d’euros et à la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse de charges. Estimez-vous que nous devons poursuivre cette politique pour renforcer notre compétitivité-coût, tant sur le plan fiscal que sur celui du coût du travail, afin de permettre à des entreprises comme la vôtre de maintenir leur activité sur le territoire français ?

M. Jean-Luc Béal. Effectivement, je soutiens pleinement cette orientation. Bien que Vencorex n’ait pas été assujettie à l’IS depuis l’arrivée de son actionnaire actuel, les autres dispositifs, en particulier le crédit d’impôt recherche (CIR), sont extrêmement bénéfiques pour les entreprises souhaitant développer des activités à forte valeur ajoutée. C’est un point crucial, comme l’ont souligné à maintes reprises les acteurs du secteur : l’innovation est primordiale et le soutien dans ce domaine est essentiel.

Le coût du travail est indéniablement plus élevé en France que dans d’autres pays. Par conséquent, toute mesure visant à l’améliorer est bienvenue. Sans porter de jugement sur le niveau exact, la tendance à la réduction du coût du travail et le soutien au développement de technologies et de produits à forte valeur ajoutée me semblent aller dans la bonne direction.

M. le président Charles Rodwell. Je m’étonne de l’absence d’autres repreneurs potentiels hormis cette filiale hongroise d’un groupe asiatique.

En tout cas, nous estimons que le financement intégral de la protection sociale par le travail n’est pas viable, notamment pour notre système de retraites. Le régime par répartition est, à terme, une pyramide de Ponzi qui mettra en péril les retraites des Français. Nous proposons donc l’idée d’une retraite par capitalisation, qui présenterait deux avantages majeurs. D’une part, elle permettrait de sécuriser les retraites des Français, en assurant le financement des pensions de nos aînés et des nôtres à venir. D’autre part, elle favoriserait le déploiement de fonds de pension français et européens capables de financer l’économie européenne et des entreprises telles que la vôtre ou celles susceptibles de reprendre votre activité. Le problème structurel majeur de notre économie face aux investisseurs étrangers n’est en effet pas tant le contrôle, qui est parfaitement assuré par les services de l’État, que l’absence d’alternatives françaises ou européennes suffisamment solides pour rivaliser avec la concurrence asiatique, comme l’illustre votre situation.

Quelle est votre vision du financement de votre activité et de l’économie française en général ? En lien avec cette question du coût du travail, pensez-vous que la retraite par capitalisation pourrait être l’une des solutions permettant remédier à ces deux faiblesses de notre modèle économique ?

M. Jean-Luc Béal. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le fond de ces questions. En tant qu’industriel, je me positionne principalement sur la rentabilité et l’efficacité du système. Effectivement, je considère le coût du travail comme un handicap. Toute mesure visant à améliorer l’efficacité du système irait dans la bonne direction.

Concernant la retraite par capitalisation, je ne prendrai pas position sur son opportunité. Cependant, toute initiative qui permettrait d’alléger la charge des entreprises en matière de coût du travail, au-delà d’une contribution raisonnable, serait bénéfique. Il est logique que les entreprises participent au financement de la protection sociale via les salaires, mais au-delà d’un certain seuil, cela devient problématique. Toute mesure allant dans le sens d’une réduction du coût du travail, particulièrement par rapport à nos concurrents économiques, y compris en Europe, serait positive. Nous devons également nous comparer à d’autres pays européens sur ce point.

M. le président Charles Rodwell. Il me semble que la plateforme du Pont-de-Claix est actuellement à l’arrêt, ce qui soulève la question de la dépollution du site ou du moins de sa réhabilitation, sachant qu’il a accueilli successivement de nombreuses usines chimiques depuis plus d’un siècle. Pouvez-vous nous exposer les enjeux opérationnels concrets de ce site ? Estimez-vous qu’il est prêt à accueillir de nouvelles activités, éventuellement complémentaires et dans d’autres domaines, à court ou moyen terme ? Pourriez-vous nous dresser un état des lieux de cette plateforme ?

M. Jean-Luc Béal. Il s’agit effectivement d’une plateforme vieille de plus d’un siècle. Elle a vu passer de nombreux acteurs, et il est important de préciser que Vencorex n’en est aujourd’hui que l’un des acteurs. Bien que nous occupions une part importante de la surface du site, celui-ci accueille aujourd’hui d’autres activités encore en fonctionnement. Plusieurs sociétés y sont toujours actives et poursuivent leurs opérations. Nous avons veillé à ce que ces activités puissent se poursuivre dans un cadre sécurisé par le plan de prévention des risques technologiques (PPRT).

Certaines zones sont réutilisables assez rapidement. Néanmoins, il faut être réaliste : une grande partie des surfaces ont été utilisées ou comportent encore des installations qu’il faudra démanteler et réorganiser. C’est un fait incontournable. L’objectif d’une revitalisation sera de trouver à la fois le modèle économique adapté et les sociétés intéressées, mais je peux vous confirmer qu’il y en existe, et je pense que certains acteurs locaux vous le confirmeront. Cependant, il est nécessaire que le terrain soit préparé pour pouvoir les accueillir. Or Vencorex ne peut assumer seul la responsabilité de cent ans d’activité chimique sur une plateforme dont elle n’est pas propriétaire du sous-sol, mais seulement d’une partie des surfaces. De nombreux acteurs sont encore présents sur la plateforme. La revitalisation nécessitera donc un travail conséquent et prendra un certain temps, c’est indéniable.

M. le président Charles Rodwell. Nous ne ferons jamais partie de ceux qui vous accuseront de trahison. Nous reconnaissons pleinement tous les efforts que vous avez déployés depuis plusieurs années pour sauvegarder l’activité de cette entreprise, pour préserver la partie stratégique, notamment celle liée à l’industrie de la défense qui est hors du champ de ce rachat, et pour organiser la reprise d’un maximum d’emplois. Nous sommes profondément reconnaissants de tous les efforts que vous engagez dans cette opération.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’issue de ce dossier Vencorex est, à mon sens, un drame à plusieurs niveaux. Tout d’abord, c’est un drame social, car nous ne devons pas oublier les 400 personnes qui perdent leur emploi de manière directe. Je n’ose imaginer le nombre de personnes qui pourraient être touchées indirectement, que ce soit au sein d’Arkema ou parmi vos sous-traitants. Nous y reviendrons. C’est également une perte considérable de savoir-faire industriel et, indéniablement, une atteinte à notre souveraineté, étant donné que vous fournissiez des composants essentiels pour le missile nucléaire M51, les centrales nucléaires, ainsi que pour la fusée Ariane 6.

Je souhaiterais que nous examinions ensemble les raisons qui vous ont conduit à déposer le bilan. Vous en avez évoqué plusieurs, mais j’aimerais tout d’abord aborder la question de la concurrence déloyale à laquelle vous avez été confronté. Il me semble que nous assistons à la chronique d’une certaine passivité des pouvoirs publics, tant au niveau national qu’européen. Pour résumer la situation tragique, vous avez constaté dès la fin 2022 que l’Asie, et notamment la Chine, amorçait une production en surcapacité de vos propres produits, proposés à des prix environ 30 % inférieurs aux vôtres. Sauf erreur de ma part, ni l’Union européenne ni la France n’ont tenté de compenser ce dumping mené par la Chine, que ce soit par des droits de douane ou par des enquêtes sur les pratiques déloyales dont votre activité a fait l’objet. Avez-vous sollicité les pouvoirs publics concernant ces deux leviers potentiels qui auraient peut-être pu préserver votre activité face à cette concurrence déloyale mondiale ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant la question du dumping, il convient de nuancer. Les acteurs du marché, pas uniquement chinois, ont effectivement pratiqué des prix très bas, mais sans pour autant nécessairement descendre sous leurs coûts de production ou sous les tarifs appliqués dans leurs zones habituelles. Techniquement, nous ne sommes donc pas dans un cas avéré de dumping. Il nous est donc impossible de prouver l’existence d’un dumping, les prix pratiqués n’étant pas systématiquement les plus bas, y compris en Asie. Pour constituer un dossier de dumping, nous avons examiné les structures de coûts présumées et les prix pratiqués dans toute la région, en concertation avec les instances européennes. Cependant, le deuxième acteur majeur étant européen, il n’a pas jugé pertinent de poursuivre cette démarche. Il est important de rappeler que nous ne sommes pas en position de leader mondial dans le domaine des isocyanates. Dans ce contexte, nous manquions d’éléments probants pour étayer un dossier visant à protéger les activités de Vencorex.

Nos analyses approfondies menées fin 2022 ont révélé que la structure de coûts de Vencorex constitue un handicap majeur, significativement déconnectée de celle d’autres producteurs, y compris européens. Nous ne pâtissons donc pas d’un dumping flagrant, mais plutôt de la difficulté à faire évoluer une plateforme historique fortement imbriquée, dans un contexte de marché et de besoins changeants, nécessitant une adaptation des structures de coûts et de prix. Le véritable enjeu réside davantage dans cette problématique d’adaptation que dans une logique de protection. Protéger une activité économiquement non viable reviendrait à financer des pertes permanentes, ce qui, de mon point de vue, s’apparente à un combat d’arrière‑garde.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant la structure des coûts, facteur crucial de la compétitivité des entreprises françaises et élément déterminant dans votre perte de clientèle, pouvez-vous évaluer l’évolution des prix énergétiques depuis le début de la crise ? Dans quelle mesure cette évolution a-t-elle impacté votre compétitivité ? Disposez-vous de chiffres précis à nous communiquer sur ces coûts ?

M. Jean-Luc Béal. L’électricité et le gaz naturel représentent 40 % de nos coûts variables sur la plateforme, répartis de manière quasi équitable entre ces deux sources d’énergie. L’impact sur notre structure de coûts a été considérable, particulièrement en raison des fortes hausses du prix du gaz naturel avant 2022. Bien que nous ayons dépassé le pic de 2020-2023, il reste deux fois supérieur à son niveau pré-crise. Il est important de souligner qu’il est quatre à cinq fois plus élevé qu’aux États-Unis et une à deux fois supérieur à celui pratiqué en Asie. En 2023, alors que nous recourrions à tous les dispositifs disponibles – le consortium Exeltium, l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), le tarif d’utilisation du réseau public d’électricité (TURPE) – notre coût énergétique s’élevait à 67 euros par mégawatt-heure. Or, au-dessus du seuil de 50 euros, nous nous retrouvons en situation de désavantage concurrentiel manifeste.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre constat. Cette commission d’enquête met en lumière un paradoxe français : notre pays dispose d’un atout considérable en termes d’attractivité, de décarbonation et d’abondance électrique, mais nos industriels ne peuvent en bénéficier pleinement, principalement en raison des règles européennes de tarification de l’électricité. Notre mix énergétique, alliant nucléaire et hydraulique, nous permet de produire l’électricité la moins chère d’Europe. Cependant, nos industriels n’en profitent pas. Estimez-vous que si nos industriels bénéficiaient d’une tarification de l’électricité alignée sur les coûts de production français, nous deviendrions l’un des leaders industriels en Europe, avec des prix avoisinant les 55 à 60 euros le mégawatt-heure ?

M. Jean-Luc Béal. Effectivement, au-delà d’un chiffre précis, l’enjeu est de retrouver des niveaux de compétitivité énergétique, et ce constat s’applique à l’ensemble de l’Europe. Il est impératif qu’elle revienne dans son ensemble à des coûts énergétiques plus compétitifs. La France, en particulier, bénéficie potentiellement d’une des électricités les moins chères, sous réserve des investissements nécessaires pour optimiser cet accès. Cependant, il ne faut pas occulter l’importance du gaz naturel dans l’industrie chimique. Or, pour le gaz, les leviers d’action sont plus limités. Concernant l’électricité, la logique voudrait que nous puissions être beaucoup plus compétitifs. Malheureusement, la tendance actuelle semble aller à l’encontre de cet objectif, notamment avec la suppression de l’Arenh. Nous observons une augmentation continue des prix de l’électricité, au lieu d’un retour vers les niveaux historiquement bas dont la France bénéficiait il y a quelques années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Permettez-moi de nuancer votre propos concernant l’absence de leviers pour le gaz. Dans ma circonscription, qui abrite la plateforme pétrochimique de Carling comprenant notamment un site Arkema, nous disposons de gisements de gaz à proximité immédiate. Une exploitation écologique de ces ressources, utilisant des méthodes alternatives à la fracturation hydraulique, pourrait fournir un gaz peu polluant grâce à un circuit court et économiquement attractif du fait de sa production locale. Je déplore que depuis 2017, la recherche et l’exploitation d’hydrocarbures soient interdites en France, nous privant de ces opportunités.

Revenons à la reprise de Vencorex. Aucun repreneur ne s’est manifesté pour l’ensemble de vos activités, principalement en raison des difficultés économiques évoquées concernant les activités stratégiques. Seules les activités de peinture industrielle ont trouvé repreneur. Compte tenu des obstacles que rencontre ce secteur, pensez-vous qu’il soit réaliste d’envisager l’émergence d’un acteur français capable de proposer des solutions comparables ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant l’ensemble des activités de Vencorex en France, il est rapidement apparu évident, après avoir contacté plus de cinquante acteurs potentiels et mené des discussions approfondies avec certains d’entre eux, que la structure de notre plateforme constituait un obstacle majeur à une reprise globale. La complexité de sa modification et de sa restructuration, sans une remise à plat complète et des réinvestissements conséquents, rendait l’opération économiquement peu viable, particulièrement pour des activités principalement axées sur des produits de commodité.

Il faut comprendre que nous parlons ici de produits tels que le sel industriel, vendu à peine plus cher que le sel classique, la soude et le chlore, qui sont des produits de base dont les prix se situent dans une fourchette de quelques euros à quelques dizaines d’euros par tonne. Ce ne sont pas des produits à haute valeur ajoutée.

Tous les grands acteurs du secteur, qu’il s’agisse des leaders du sel, de la chlorochimie ou des isocyanates, ont examiné la situation. Leur conclusion unanime était que la structure actuelle de la plateforme ne permettait pas d’atteindre une rentabilité satisfaisante. La solution qui a émergé avec BorsodChem repose sur sa capacité à apporter des isocyanates monomères sur le site, permettant ainsi une production compétitive de dérivés à partir de ces monomères. L’ensemble des acteurs est arrivé à la même conclusion, que ce soit en raison des contraintes d’accès à l’énergie ou de la taille des unités de production. La structure actuelle de la plateforme ne permet tout simplement pas d’atteindre une compétitivité suffisante dans le contexte économique actuel.

Cette plateforme, particulièrement la partie concernant les monomères, a subi dès 2013-2014 l’arrêt de sa principale activité qui générait le volume de la plateforme. Cependant, les composés extérieurs fournissant les matières premières et les utilités n’ont pas été redimensionnés. Il est désormais impératif de procéder à ce redimensionnement afin d’adapter les coûts à la taille actuelle de l’activité. Cette nécessité a été reconnue par l’ensemble des acteurs. Notre analyse, partagée par le management et le cabinet qui nous accompagne, conclut qu’il n’est pas envisageable de retrouver une situation économique viable à long terme sur ce même périmètre. Dans l’industrie, nous projetons généralement sur une dizaine d’années. Selon notre évaluation, il s’avère extrêmement complexe de trouver des solutions pérennes pour la plateforme dans sa configuration actuelle.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. En l’absence d’offre privée pour reprendre vos activités, un projet de coopérative industrielle a émergé, regroupant notamment plusieurs collectivités, des sous-traitants et des fédérations d’activités chimiques. Pouvez-vous expliquer les raisons pour lesquelles le tribunal de commerce a rejeté cette offre ? Par ailleurs, pourquoi la direction a-t-elle refusé de reporter l’audience au tribunal, privant ainsi les porteurs de ce projet de coopérative du mois de délai supplémentaire qu’ils sollicitaient pour finaliser leur proposition ?

M. Jean-Luc Béal. Ce projet nous est parvenu quelques jours seulement avant l’audience prévue, que nous pensions être l’une des dernières, compte tenu de la situation critique de la trésorerie de la société. Effectivement, une initiative portée par un groupe de salariés, soutenue par diverses collectivités locales et d’autres acteurs, a émergé. Ce projet a été élaboré dans les semaines précédant l’audience. Malheureusement, lors de celle-ci, le tribunal a constaté deux problèmes majeurs. Premièrement, le financement n’était pas finalisé et toutes les conditions nécessaires à l’évaluation du dossier n’étaient pas réunies, rendant impossible une analyse approfondie à ce stade. Deuxièmement, la demande formulée en séance par les porteurs du projet d’obtenir quatre semaines supplémentaires entrait en conflit avec notre prévision de trésorerie, sur lequel nous étions extrêmement vigilants. Notre priorité était de pouvoir achever la mise en sécurité du site et de financer le départ des salariés dans les délais prévus. Un report de quatre semaines, sans garantie de succès du projet, aurait compromis ces objectifs essentiels.

La décision du tribunal a été motivée par ces considérations. Notre marge de manœuvre en termes de trésorerie se limitait à deux semaines. Un délai de quatre semaines représentait donc un risque inacceptable. De plus, le dossier n’a pu être évalué en profondeur faute d’éléments suffisants. Il est important de souligner que le management n’a rien refusé, la décision relevant entièrement du tribunal. Nous avons présenté l’état de la trésorerie et les risques associés à un report, et le tribunal a estimé que quatre semaines supplémentaires constituaient un risque trop important pour l’ensemble des salariés.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La question de la nationalisation a été évoquée. Quel est votre point de vue sur cette option et pour quelles raisons, je présume, y étiez-vous opposé ?

M. Jean-Luc Béal. Je tiens à préciser que nous n’avons pas formulé d’opposition formelle. J’ai cependant exprimé des réserves quant au plan d’affaires associé à ce projet de nationalisation. Il reposait sur le projet de redressement qui n’avait pas abouti et qui nous avait conduits, en septembre 2024, avant le dépôt du dossier, à conclure que la société nécessitait 200 millions d’euros de trésorerie pour financer son plan d’affaires. Il prévoyait un retour à l’équilibre de trésorerie extrêmement fragile, voire nul, et incluait une hypothèse de retournement du marché pesant pour environ 200 millions sur la durée du plan.

Nos dernières évaluations, fondées sur le volume actuel du marché, indiquent un besoin non plus de 200 millions, mais de 370 millions exactement. Notre analyse en tant que management était donc la suivante : il s’agit d’un projet nécessitant 370 millions d’euros et qui ne parvient jamais à l’équilibre. Par conséquent, la question se pose : nationaliser, mais dans quel but ? Notre rôle n’est pas de nous prononcer au-delà de l’analyse du plan d’affaires, mais nous avons eu exactement la même discussion avec la Banque publique d’investissement (BPIFrance) en juin. Des propositions de financement avaient été émises, et notre réponse avait été claire : en l’absence de retour à l’équilibre, nous nous retrouverions dans la même situation problématique un, deux ou trois ans plus tard. Sans un plan d’affaires pérenne, il n’est pas envisageable de solliciter un financement de la BPI aujourd’hui ou de procéder à une nationalisation, car nous serions confrontés à la même problématique dans quelques années.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France dispose de deux ans de stock de sel, selon les informations parues dans la presse, pour les besoins des fusées Ariane 6, du missile nucléaire M51 et de nos centrales nucléaires. J’ai également appris que le groupe Arkema, détenteur du procédé de transformation des sels pour ces usages stratégiques, serait en train de qualifier un nouveau fournisseur allemand. Une telle procédure nécessiterait, selon Mediapart, la réalisation de trois essais de missiles M51, chacun coûtant environ 200 millions d’euros aux contribuables français. En d’autres termes, la qualification des sels allemands coûterait 600 millions d’euros à l’État français, toujours selon Mediapart. Cette somme représente presque le double de ce qui serait nécessaire sur dix ans pour relancer votre entreprise. Dans ce contexte, une prise de participation de la BPI ou, idéalement, d’un fonds souverain français ne serait-elle pas moins coûteuse pour le contribuable ? Cette option n’aurait-elle pas permis de sauvegarder près de 400 emplois, de préserver un savoir-faire qui s’évapore aujourd’hui et d’assurer l’approvisionnement souverain de nos fusées aériennes, de nos missiles nucléaires et de nos centrales nucléaires ?

M. Jean-Luc Béal. Je ne suis pas en mesure de confirmer ou d’infirmer l’estimation de 200 millions d’euros par missile. Nous ne sommes pas acteurs dans ce type de produit et je ne dispose pas d’informations à ce sujet. Permettez-moi de distinguer deux aspects : les produits stratégiques pour la défense et ceux destinés au nucléaire. Concernant le nucléaire, il s’agit essentiellement de chlore, lequel est largement disponible en Europe, les capacités de production européennes étant utilisées à 65 % seulement. Certes, il faudra peut-être le faire venir d’un peu plus loin qu’aujourd’hui, ce qui pourrait légèrement augmenter les coûts, mais je ne vois pas de problème majeur concernant l’approvisionnement pour le secteur nucléaire.

Quant aux chiffres que vous avez mentionnés, je ne suis pas en mesure de les valider. Il me semble prudent de suggérer que ces estimations nécessitent une vérification approfondie, car elles paraissent effectivement considérables. Cependant, n’étant pas à la direction générale de l’armement, je ne suis pas habilité à connaître ou à déterminer les processus de ré-homologation de nouveaux produits dans ce domaine. Je m’abstiendrai donc de tirer des conclusions hâtives sur ces chiffres sans une analyse plus approfondie par les autorités compétentes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les chiffres évoqués par Mediapart m’ont interpellé. D’autres sources évoquent même des montants beaucoup plus élevés. C’est la raison pour laquelle je vous interrogeais, mais encore une fois, il s’agit d’une décision venant des pouvoirs publics, des ministères et non pas, évidemment, de Vencorex.

Je voudrais en venir à la question des brevets technologiques. Le repreneur hongrois ne reprend que l’activité des peintures industrielles, qui ne revêt pas de caractère stratégique, mais aussi des brevets qui relèvent d’un enjeu stratégique. Nous avons trouvé sur des sites d’intelligence économique chinoise des articles qui se vantaient justement de cette prise de technologie française. Ne pensez-vous pas que l’attaque de concurrence que vous avez subie, suivie de la démarche de reprise d’une partie de votre entreprise relève d’une opération d’intelligence économique venant d’acteurs chinois ?

M. Jean-Luc Béal. Le portefeuille de Vencorex se compose à 90 % de brevets portant sur les dérivés des isocyanates, seule activité couverte par la R&D, à Saint-Fons. Ils ont effectivement été repris par BorsodChem. Vencorex en détenait trois autres : l’un concernant l’électrolyse et deux les monomères isocyanates. Seuls ces deux brevets ont été repris, probablement dans une logique de protection, afin d’empêcher d’autres acteurs, notamment des concurrents chinois d’utiliser cette technologie. En effet, deux autres acteurs chinois essaient de monter des capacités en Chine et recherchent des connaissances et de l’expérience concernant les procédés utiles à la réalisation du produit ou know-how.

À cet égard, il faut souligner que le savoir-faire est constitutif des unités qui ont été reprises, qui sont uniquement celles des dérivés. BorsodChem a acquis la totalité du savoir-faire. Cependant, le jugement du tribunal stipule clairement que BorsodChem s’engage à laisser l’usage gratuit de ce savoir-faire à toute société qui reprendrait les actifs amont de l’isocyanate.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’électrolyseur présent dans votre usine a été financé à 50 % par le contribuable français. Pouvez-vous préciser les montants engagés et le devenir de cet équipement ?

M. Jean-Luc Béal. Il a été mis en service en 2016 et s’inscrit dans un projet initié entre 2011 et 2013. Son installation répondait aux nouvelles exigences du plan de prévention des risques technologiques (PPRT). L’investissement total s’est élevé à 103 millions d’euros. Étant donné que la société présentait depuis longtemps des résultats opérationnels tout juste équilibrés, cet investissement a nécessité un financement externe. Sur ce montant, 43 millions d’euros ont été subventionnés par l’État, la région et la collectivité locale de Grenoble.

Actuellement, les actifs industriels, y compris l’électrolyseur, sont sur site et pourront être acquis auprès des liquidateurs. Le jugement du tribunal précise que le savoir-faire associé à l’électrolyseur sera cédé à son éventuel repreneur. L’électrolyseur, ainsi que la fabrication de sel, sont disponibles à la reprise. La société Chloralp n’est pas totalement arrêtée, bien qu’elle n’approvisionne plus Pont-de-Clay. Tous ces actifs existent et le savoir-faire sera accessible à tout repreneur potentiel dans le cadre d’une situation post-liquidation.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Arkema, qui dispose des activités stratégiques liées au nucléaire, a annoncé la fermeture d’un de ses deux ateliers suite à vos difficultés, entraînant la suppression de 150 emplois. Cette situation représente une perte de souveraineté et un drame social. Pouvez-vous estimer l’impact en termes d’emplois indirects dans le territoire, au-delà des 400 salariés de votre entreprise qui perdront leur travail ?

M. Jean-Luc Béal. Il est difficile d’estimer précisément l’impact total. Nous connaissons les conséquences directes sur la chaîne industrielle, dont la décision d’Arkema, désormais publique. Un autre impact concerne l’activité d’Air Liquide sur le site, qui employait une dizaine de salariés et qui s’arrête également, Vencorex étant son unique client.

Les répercussions s’étendront aux sous-traitants et à la collectivité. Si les emplois ne sont pas recréés dans le même bassin, cela affectera le maintien des emplois indirects. Les estimations généralement avancées évoquent un impact indirect de quatre à cinq fois le nombre d’emplois directs.

M. Frédéric Weber (RN). La situation est dramatique, avec la disparition de plus de 90 % des emplois d’une entreprise de 450 salariés. En retraçant l’historique, on constate que l’activité de Chloralp, issue du groupe Rhône-Poulenc, a été rachetée successivement par différentes entreprises qui ont dégagé des profits pendant des décennies.

Trouvez-vous normal que l’État, donc le contribuable, assume la charge de la dépollution après que plusieurs sociétés anonymes ont bénéficié financièrement du site pendant 120 ans ? Considérez-vous par ailleurs que les normes européennes, notamment environnementales, ainsi que les risques juridiques liés à des poursuites, comme celles engagées par la CGT en 2014 pour des expositions à l’amiante entre 2002 et 2005, ont contribué à fragiliser financièrement la société, conduisant à sa situation actuelle ?

M. Jean-Luc Béal. Concernant la dépollution, je tiens à souligner que les acteurs principaux en charge de cette responsabilité sont toujours présents sur le site. Vencorex, qui existe depuis 2008, n’a généré qu’une pollution extrêmement faible au cours des douze dernières années. De plus, les études menées pour l’acheteur chinois ont confirmé l’absence d’évolution significative de la pollution historique. Les sociétés responsables de cette pollution historique sont toujours en place et n’ont pas quitté le site.

Par ailleurs, la revitalisation d’une plateforme industrielle ne nécessite pas systématiquement une dépollution totale. Prenons l’exemple de celles de Carling ou de Porto Marghera en Italie : aucune dépollution complète n’a été réalisée, mais de nombreuses activités compatibles ont pu être implantées. Ces plateformes centenaires sont, dans la pratique, quasi impossibles à dépolluer entièrement. L’objectif principal est de les revitaliser avec des activités adaptées à la situation existante.

Actuellement, les personnes qui circulent sur celle du Pont-de-Claix et y travaillent ne sont pas exposées à des risques majeurs. Des contrôles sont effectués en cas de suspicion, garantissant ainsi que le site peut être utilisé. Il est néanmoins complexe de déterminer l’étendue exacte de la responsabilité d’un industriel en matière de dépollution. Si tous les industriels de la chimie devaient provisionner l’arrêt total de leurs activités, cela signifierait la fin de l’industrie chimique. Nous devons composer avec un héritage industriel issu d’une époque où la considération environnementale était moindre qu’aujourd’hui. Il serait injuste d’imputer l’entière responsabilité à une société comme Vencorex, car cette responsabilité est, dans une certaine mesure, collective.

La mise en place des normes environnementales européennes est positive. L’industrie chimique européenne a su répondre à ces exigences, ce qui constitue un élément de différenciation et de compétitivité. Cependant, il convient de trouver un équilibre : nous devons progresser vers une chimie plus respectueuse de l’environnement, tout en veillant à ne pas créer des écarts trop importants avec d’autres régions du monde. L’enjeu est de concilier les impératifs environnementaux avec les réalités économiques et la concurrence internationale.

Certes, les impacts de certains règlements européens mériteraient une analyse approfondie avant leur transposition en droit français. Néanmoins, cette orientation vers une industrie plus respectueuse de l’environnement est bénéfique, car elle génère également de la valeur pour les entreprises qui se mettent à niveau. Tout est question de mesure : une progression trop rapide ou trop ambitieuse risquerait de compromettre la compétitivité des industriels sur le marché international.

M. Frédéric Weber (RN). En complément de vos propos, je souhaite souligner l’importance de trouver un juste équilibre. La situation environnementale est certes préoccupante, mais nous ne pouvons ignorer les aspects positifs apportés par l’industrie. Si nos actions conduisent à la disparition pure et simple des entreprises, quel bénéfice en tirerait la société ? Notre objectif doit être de concilier écologie et production responsable, tout en préservant les emplois et la richesse nécessaire au bien-être de chacun. Nous ne cherchons pas à revenir à un mode de vie primitif.

Par ailleurs, dans le bassin d’emploi local, existe-t-il des besoins en techniciens qui faciliteraient le reclassement ? La pyramide des âges de vos employés a-t-elle permis une gestion socialement responsable des licenciements ? Il est évident que l’impact n’est pas le même selon qu’on licencie des personnes de 30 ans ou de 58 ans. Enfin, pouvez-vous détailler les conditions du plan de sauvegarde de l’emploi ? S’agit-il simplement d’indemnités négociées avec les syndicats ou bien avez-vous mis en place des partenariats, notamment avec de grandes entreprises, pour faciliter le reclassement des salariés ?

M. Jean-Luc Béal. Le plan de sauvegarde de l’emploi ne se résume pas à un simple chèque. Nous avons mis en place un ensemble de mesures d’accompagnement. En France, nous disposons de dispositifs de soutien conséquents pour ces situations. Je citerai notamment le contrat de sécurisation professionnelle (CSP), qui offre une aide aux salariés pendant douze mois pour faciliter leur reclassement.

Nous sommes conscients de la difficulté que représente la situation pour nos employés, particulièrement pour ceux qui travaillaient chez Vencorex depuis de nombreuses années. C’est pourquoi nous avons mobilisé diverses structures, financées par l’État et les salariés, autour de France Travail, pour faciliter leur reclassement.

Nous n’avons pas attendu passivement. Dès septembre, notre direction des ressources humaines a contacté des entreprises ayant récemment investi dans la région, notamment sur la plateforme de Jarrie, pour les informer de la situation et explorer les possibilités de reclassement. Nous avons également créé une sorte de forum sur lequel les acteurs économiques de notre réseau nous transmettent leurs offres d’emploi, que nous proposons ensuite directement aux salariés de Vencorex.

À ce jour, la majorité des salariés ont quitté l’entreprise ou sont sur le point de le faire. L’accompagnement se poursuivra au sein des cellules de reclassement, notamment via le dispositif CSP. Nous avons fait notre possible pour aider au reclassement, bien que la gestion de 400 personnes représente un défi considérable pour une structure de management et de gestion des ressources humaines réduite, comme celle de Vencorex. Néanmoins, nous avons déployé tous les efforts possibles pour faciliter cette transition.

La séance s’achève à quinze heures trente.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Frédéric Weber

Excusé.  M. Pierre Pribetich