Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, et M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques France 2
– Présences en réunion................................28
Lundi
5 mai 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 35
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures cinq.
M. le président Charles Rodwell. Nous accueillons M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus, accompagné de M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques France.
M. le président, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Votre parcours professionnel s’est principalement déroulé au sein du groupe Airbus depuis 1998, d’abord chez Eurocopter, puis dans la branche aviation commerciale, à l’exception d’un passage chez PSA Peugeot Citroën. Vous occupez également la fonction de président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (GIFAS). C’est à ces deux titres que nous sommes particulièrement heureux de vous recevoir ce jour.
Je vous cède la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, messieurs, à lever la main droite et à dire « je le jure ».
(M. Guillaume Faury et M. Fabien Menant prêtent serment).
M. Guillaume Faury, président exécutif d’Airbus. Je vous remercie pour votre accueil. Mon intervention portera principalement sur mes fonctions chez Airbus, tout en abordant certains aspects relatifs à l’ensemble de la profession, en ma qualité de président du GIFAS.
Airbus, entreprise mondialement reconnue, occupe une position de leader dans plusieurs domaines clés. Nous sommes le premier acteur mondial de l’aviation commerciale et des hélicoptères, ainsi que le leader européen dans le secteur des satellites. Notre groupe détient également des participations significatives dans le domaine de la défense, notamment à travers des coentreprises avec Leonardo et BAE Systems pour MBDA dans les missiles, et avec Safran pour ArianeGroup dans le spatial. Nous sommes par ailleurs actionnaires d’Avions de transport régional (ATR) avec Leonardo, leader mondial dans son domaine.
En 2024, notre chiffre d’affaires a atteint environ 70 milliards d’euros, retrouvant ainsi le niveau de 2019, avant la crise du Covid. Cependant, il convient de noter que cette reprise s’est faite dans un contexte d’inflation de 15 à 20 %, ce qui signifie qu’en matière d’activité réelle, nous n’avons pas encore totalement retrouvé notre niveau d’avant crise. Dans le secteur de l’aviation commerciale, nous sommes passés de 863 avions livrés en 2019, année record, à 300 avions de moins en 2020. Bien que nous ayons depuis augmenté notre production de 200 unités par rapport à ce point bas, nous n’avons pas encore atteint les chiffres de 2019. Ces données illustrent l’ampleur de la crise traversée et son impact persistant, particulièrement dans le domaine civil.
La répartition de notre chiffre d’affaires se décompose comme suit : environ 50 milliards d’euros pour l’activité avions commerciaux, 12 milliards d’euros pour la défense et l’espace, et 8 milliards d’euros pour les hélicoptères. L’activité hélicoptères est elle-même équilibrée entre civil et militaire. Au total, nos activités de défense représentent environ 20 % de notre chiffre d’affaires, soit 14 milliards d’euros, ce qui nous positionne comme la première entreprise de défense en Europe continentale, hors Royaume-Uni.
Airbus joue un rôle central dans les exportations françaises. En 2024, notre contribution nette positive à la balance commerciale de la France s’élève à environ 30 milliards d’euros, faisant de nous le premier exportateur net du pays, une position que nous avons maintenue pendant la crise du Covid, malgré la baisse significative de notre activité. Cette performance souligne l’importance stratégique de notre secteur pour l’économie française.
Notre ancrage européen est particulièrement fort, avec près de 90 % de nos effectifs basés en Europe. Plus précisément, nous comptons environ 50 000 employés en France, 50 000 en Allemagne, et 50 000 dans le reste du monde, principalement dans d’autres pays européens, avec une présence croissante aux États-Unis, en Inde et en Chine. Ainsi, deux tiers de nos effectifs sont répartis entre la France et l’Allemagne, un tiers étant basé en France.
Cette forte présence en France se traduit non seulement par nos activités propres, mais aussi par un volume important d’achats auprès de la chaîne d’approvisionnement française. Il s’agit d’une caractéristique particulière du secteur aérospatial et de défense en France : nous disposons sur le territoire national de l’ensemble des compétences nécessaires à travers notre chaîne de fournisseurs.
Enfin, notre engagement en matière de recherche et développement (R&D) est également fortement ancré en Europe, avec environ 40 % de nos activités de R&D réalisées en France et 90 % en Europe.
Je souhaite désormais aborder les facteurs-clés de réussite de notre modèle et sa contribution à l’industrie française. Notre secteur est le principal moteur de l’activité industrielle en France, avec deux sites d’Airbus figurant parmi les trois principaux sites industriels du pays. Le site de Toulouse occupe la première place, tandis que celui de Marignane, dédié à Airbus Helicopters, se classe en troisième position.
Notre modèle repose sur plusieurs paramètres essentiels. Premièrement, nous évoluons dans des domaines de développement et de fabrication de produits complexes et volumineux, produits en quantités limitées. Cette spécificité implique des investissements considérables, dont l’amortissement s’effectue sur un nombre restreint de produits.
Dans ce contexte, l’effet d’échelle s’avère fondamental. Nous devons nous regrouper dans nos métiers, car l’union fait la force. C’est précisément le regroupement des activités aéronautiques de plusieurs pays européens (Allemagne, France, Royaume-Uni et Espagne) qui a conféré à Airbus, il y a 35 à 40 ans, l’envergure nécessaire pour réaliser ces investissements à long terme, accéder à toutes les compétences requises et se positionner en concurrent des constructeurs américains, principalement McDonnell Douglas et Boeing.
Nous avons su créer en Europe cet effet d’échelle au fil du temps dans le domaine de l’aviation commerciale. Airbus Avions réalise un chiffre d’affaires de 50 milliards d’euros et occupe la position de premier constructeur mondial depuis six ans. Nous sommes également leader mondial dans le secteur des hélicoptères. Nous avons consolidé les activités hélicoptères de Messerschmitt-Bölkow-Blohm GmbH (MBB) et de la Division Hélicoptères d’Aérospatiale, ainsi que des activités de Civil Aviation Safety Authority (CASA), créant ainsi un acteur qui domine aujourd’hui le marché mondial, tant dans le domaine civil que militaire.
Nous avons adopté des approches similaires à travers des programmes rassemblant des acteurs européens dans les domaines de la défense, du spatial et des missiles. Dans le secteur des missiles, le modèle de MBDA, constitué il y a plus de 20 ans, repose également sur la mise en commun des activités missiles de BAE Systems, Airbus et Leonardo, créant ainsi un leader mondial dans son domaine. Nous avons procédé de même avec ATR, à plus petite échelle, en collaboration avec Leonardo, pour créer un acteur qui est aussi leader mondial.
Nous le faisons également à travers des programmes de coopération comme l’Eurofighter, une structure qui rassemble les investissements, les compétences et le savoir-faire de l’Allemagne, de l’Espagne, de l’Italie et du Royaume-Uni, à travers la coopération de BAE Systems, Airbus et Leonardo.
Cette mise à l’échelle dans des domaines nécessitant des investissements considérables permet de mutualiser les efforts et d’obtenir un impact technologique significatif, tout en amortissant les coûts sur des volumes plus importants. Cela s’avère essentiel pour assurer la pérennité à long terme de ces programmes.
Le deuxième paramètre essentiel à la réussite actuelle et future de nos activités réside dans les technologies. Nous opérons dans des domaines de haute complexité, impliquant des objets très sophistiqués et technologiquement avancés, qui mobilisent un grand nombre de technologies. Cet avantage compétitif doit être maintenu, en travaillant constamment sur ces aspects. Notre compétitivité à long terme dépendra de notre capacité à disposer de l’ensemble des technologies au meilleur niveau au moment du lancement de nouveaux programmes.
Prenons l’exemple du remplacement de l’A320, qui constitue notre prochain grand défi pour réduire significativement les émissions de carbone tout en préservant notre avantage compétitif économique. Il est particulièrement important de préparer toutes les technologies nécessaires en amont. Lors des appels d’offres, nous sélectionnerons les meilleurs fournisseurs. Pour maximiser les chances que ces fournisseurs soient français, les entreprises françaises actuelles, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et équipementiers, doivent investir au bon moment dans ces technologies. Ainsi, lorsque nous lancerons les appels d’offres, ils seront en mesure de proposer les meilleures solutions, correspondant à nos besoins et à la structure de coûts appropriée.
Cette dynamique s’inscrit dans un contexte à la fois français et européen, avec des ailes principalement conçues et fabriquées au Royaume-Uni, et des composants importants produits en Allemagne et en Espagne. Pour maintenir cette compétitivité, le partenariat État-entreprises, historiquement établi et continuellement animé à travers le Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac), ainsi que le crédit d’impôt recherche, joue un rôle central.
Dans le contexte de la réindustrialisation et de la compétitivité, le coût du travail en France représente actuellement un désavantage compétitif majeur pour l’activité industrielle. L’environnement fiscal, tant par ses montants absolus que par sa variabilité et son manque de prévisibilité, constitue un autre facteur défavorable. Il est donc essentiel de capitaliser sur nos avantages compétitifs restants. La capacité à développer les bonnes technologies au bon moment est clairement un paramètre favorable.
Nous continuons à entretenir un écosystème propice grâce à l’éducation, la formation et l’attractivité pour l’ensemble des talents susceptibles de nous rejoindre, avec des compétences significatives. L’objectif est d’orchestrer cet écosystème, afin que les entreprises soient prêtes (sur le plan de la compétitivité économique et environnementale), au moment du lancement de grands programmes, en ayant développé les bonnes solutions et compris les enjeux. Elles doivent également être en mesure de répondre aux exigences du produit lui-même, de s’intégrer dans un nouvel environnement en termes de cybersécurité et de numérique, autant de dimensions nouvelles à prendre en compte.
L’animation de notre secteur repose sur une collaboration étroite entre l’État et les entreprises, avec une feuille de route commune et un cofinancement des activités de recherche et développement. Cette synergie favorise le développement autour de ces compétences technologiques et encourage l’industrialisation locale. Sans un tel écosystème, il est fort probable que les analyses d’implantation industrielle ne privilégieraient pas la France, en raison du coût du travail, de la fiscalité et des contraintes réglementaires.
Concernant la réindustrialisation, le secteur aéronautique, spatial et de défense en France est déjà fortement industrialisé sur le territoire national. Nous produisons et développons majoritairement en France, avec une forte propension à l’exportation. Ce modèle contribue significativement au succès économique français. Il est impératif d’en préserver les fondements pour l’avenir, afin d’éviter une désindustrialisation.
J’ai rappelé en début d’année l’exemple édifiant de l’industrie automobile. Il y a deux décennies, ce secteur apportait une contribution positive de 20 milliards d’euros à notre balance commerciale. Aujourd’hui, nous accusons un déficit de 10 milliards d’euros, soit une perte nette de 30 milliards d’euros en 20 ans. Cette détérioration doit nous servir d’avertissement.
Si nous ne prenons pas soin de notre secteur « Aerospace and Defense », nous ne pouvons nullement garantir le maintien de sa contribution actuelle à la balance commerciale ni le niveau d’emploi et d’activité qu’il génère. Cette industrie nécessite une attention constante, un développement soutenu et une protection vigilante.
Dans ce contexte, notre position de leader mondial dans l’aviation commerciale nous offre des opportunités uniques d’investissement. C’est précisément ce que nous avons décidé d’entreprendre au début de cette décennie, en pleine crise du Covid, en établissant une feuille de route décennale État-entreprises. Le Corac a estimé nécessaire un investissement de 10 milliards d’euros en recherche et technologie sur la décennie pour développer le meilleur avion décarboné et atteindre nos objectifs de décarbonation à l’horizon 2050.
Initialement, nous avions convenu d’un cofinancement à parts égales entre l’État et les entreprises, soit 5 milliards d’euros chacun. Cependant, la situation a considérablement évolué. Le coût total est désormais estimé à 14 milliards d’euros, tandis que la participation de l’État a significativement diminué. Le financement annuel du Corac par l’État est passé de 450 millions d’euros à 285 millions d’euros, sur une perspective de quatre ans. Par conséquent, les entreprises assument une part beaucoup plus importante que prévu.
Malgré ces changements, nous restons pleinement engagés dans la réussite de ce projet. La reprise économique après la pandémie de Covid nous aide, et nous comprenons les contraintes budgétaires de l’État. Néanmoins, il est essentiel de maintenir cet engagement collectif. Sans cette synergie, nous risquons de compromettre notre capacité à relever les défis de l’aviation du futur et à préserver notre outil industriel.
Notre position de leader mondial, bien que solide, reste fragile. Nous faisons face à une concurrence internationale acharnée, avec des offres très attractives pour délocaliser nos activités industrielles. La France doit impérativement rééquilibrer le coût élevé de son modèle social avec la capacité des entreprises à générer de la richesse. Sans ce rééquilibrage, nous risquons de faire peser un fardeau croissant sur un nombre d’activités de plus en plus restreint, compromettant ainsi leur compétitivité et accélérant leur délocalisation.
En conclusion, notre secteur, malgré sa force actuelle, nécessite une attention et un soutien constants pour maintenir sa compétitivité et sa contribution essentielle à l’économie française. L’enjeu est de taille : préserver notre leadership industriel tout en relevant les défis de l’innovation et de la décarbonation.
Le modèle social français, malgré ses avantages, engendre des coûts considérables qui pèsent lourdement sur notre compétitivité économique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’augmentation constante de ces coûts a progressivement érodé notre avantage concurrentiel, mettant notre tissu économique sous une pression croissante et favorisant les délocalisations. Ce constat, bien que largement reconnu, appelle des actions concrètes, qui s’avèrent difficiles à mettre en œuvre. En effet, nous atteignons les limites de ce que le monde économique et les entreprises peuvent supporter en matière de charges.
La comparaison avec nos voisins européens est défavorable, et l’écart se creuse davantage lorsqu’on élargit la perspective au-delà de l’Europe. Face à cette situation, nous devons capitaliser sur nos atouts. Nous devons investir massivement dans la recherche, la technologie, le savoir-faire et les compétences. Il est essentiel de financer la recherche et d’encourager l’implantation technologique en France pour garantir que les développements futurs s’y déroulent. Malgré le coût élevé du travail, nous devons favoriser l’implantation d’activités industrielles autour de nos centres d’expertise actuels.
L’encouragement et le maintien des sites industriels sont essentiels, car ils génèrent de l’activité, des compétences et du savoir-faire. Tout obstacle à l’activité industrielle aujourd’hui se traduira par une désindustrialisation demain, un risque que nous devons absolument éviter.
Dans certains secteurs, nous ne bénéficions plus de l’effet d’échelle nécessaire. Si nous maintenons cet avantage dans les domaines des avions commerciaux, des hélicoptères et des missiles, nous souffrons particulièrement dans le secteur spatial, notamment dans les satellites. Face à l’émergence d’acteurs américains bénéficiant d’investissements colossaux et d’un effet d’échelle supérieur, nous devons nous unir au niveau européen.
Un projet de rapprochement entre Leonardo, Airbus, Thales est en cours pour créer une entité comparable à MBDA dans le domaine des satellites. Cette initiative est particulièrement importante pour retrouver l’effet d’échelle nécessaire, mutualiser les investissements et les volumes de production. L’aboutissement de ce projet est vital, car les satellites et l’espace représentent des enjeux majeurs de souveraineté et de compétitivité pour les pays européens.
Dans le domaine de la défense, le déséquilibre est flagrant. Les États-Unis dépensent environ cinq fois plus que l’Union européenne (UE) en acquisitions de matériel militaire, et s’approvisionnent presque exclusivement auprès de fournisseurs américains. En comparaison, l’UE n’achète que 20 % de ce que les Américains acquièrent, et sur ce montant, environ deux tiers proviennent de fournisseurs non européens. Ainsi, les achats européens auprès de fournisseurs européens ne représentent que 7 à 8 % des achats américains auprès de leurs propres fournisseurs. De plus, ces achats sont fragmentés, chaque pays favorisant ses champions nationaux, ce qui nous prive de l’effet d’échelle nécessaire.
La défense implique des systèmes complexes et coûteux, nécessitant des investissements considérables. Nous devons donc nous rassembler. Lorsque nous y parvenons, comme pour l’A400M, le NH90, ou l’Eurofighter, nous obtenons des succès technologiques, industriels et militaires. Nous devons trouver des solutions pour multiplier ces collaborations.
Pour nos industries à fort niveau d’investissement et orientées sur le long terme, il est fondamental d’avoir une visibilité sur les budgets et les besoins, ainsi qu’une stabilité des conditions d’activité. L’instabilité fiscale, notamment concernant l’impôt sur les sociétés et le coût du travail, compromet les efforts de politique de l’offre et constitue un désavantage compétitif majeur.
Finalement, l’industrialisation, la désindustrialisation et la réindustrialisation sont des questions de compétitivité soumises aux lois de l’économie. Ces lois, comme celles de la physique, ne se plient pas aux décisions des dirigeants. La concurrence est une réalité incontournable : le produit le plus compétitif l’emporte sur les marchés. Nous devons être conscients de nos forces et de nos faiblesses. Notre position de leader mondial dans certains secteurs témoigne de nos atouts, qui doivent être protégés.
Pour maintenir ce secteur comme moteur de l’industrialisation en France, contribuant significativement à la balance commerciale, aux recettes fiscales, à la formation, au développement des compétences et aux écosystèmes régionaux, nous devons agir. Notre présence dans presque toutes les régions de France, avec les plus grands sites industriels, fait de nous le premier employeur privé dans certaines régions comme l’Occitanie et la Provence-Alpes-Côte d’Azur. Nos savoir-faire, nos compétences et nos avantages compétitifs doivent être préservés, tout en travaillant sur le coût du travail et la fiscalité.
Enfin, la surrèglementation constitue un frein majeur. Sans remettre en question la pertinence de chaque réglementation prise individuellement, force est de constater que nous sommes confrontés à un « maquis réglementaire » d’une complexité telle qu’il ralentit considérablement notre activité, en particulier pour les grandes entreprises. De nouvelles approches doivent être trouvées pour atteindre nos objectifs, tout en allégeant ce fardeau réglementaire.
Je suis généralement en accord avec les objectifs des réglementations. Cependant, leur mise en œuvre, leur complexité et leur lourdeur freinent l’innovation et l’investissement, parfois de manière plus dommageable que la fiscalité elle-même. Simplifier ces réglementations serait moins coûteux et aurait moins de conséquences négatives. De plus, il existe souvent des moyens alternatifs d’atteindre les mêmes objectifs.
J’exhorte vivement l’Europe dans son ensemble à reconsidérer les conditions dans lesquelles nous souhaitons mener une activité industrielle. Cette problématique dépasse le cadre français et concerne l’ensemble de l’Union européenne, bien que nous observions parfois une surtransposition et une complexification supplémentaire des réglementations européennes au niveau national. L’activité industrielle est intrinsèquement complexe et particulièrement sensible à l’impact réglementaire. Lorsqu’un environnement est excessivement réglementé, il devient beaucoup plus simple et économique de délocaliser l’activité.
Permettez-moi d’illustrer mon propos par un exemple concret, non pas pour critiquer par plaisir, mais pour mettre en lumière la réalité de la situation. Actuellement, lorsque nous développons un logiciel intégrant de l’intelligence artificielle destiné à être déployé dans un environnement cloud (ce qui est fondamental dans le domaine du numérique), nous sommes soumis à un enchevêtrement de réglementations :
– le Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act dit « Cloud Act » américain,
– le règlement européen du 13 décembre 2023 concernant des règles harmonisées portant sur l'équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données dit « Data Act »,
– le règlement européen du 17 avril 2019 relatif à l’ENISA (Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité) et à la certification de cybersécurité des technologies de l’information et des communications dit « Cyber Security Act »,
– et le règlement européen du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « AI Act ».
Je vous invite à parcourir l’AI Act, une tâche que j’encourage également mes équipes à entreprendre.
En conséquence, lorsque nos développeurs doivent créer un module logiciel pour le cloud, ils se trouvent contraints de consulter le département juridique pour s’assurer de la conformité de leur travail. Malheureusement, le département juridique, submergé par des demandes similaires et confronté à la complexité de ces réglementations, peine souvent à fournir une réponse rapide. Cette situation nous pousse à envisager le développement de ces logiciels en dehors de l’Europe, ce qui va à l’encontre de nos intérêts. Si nous aspirons à devenir des leaders mondiaux dans le domaine du numérique, de l’industrie et de l’intelligence artificielle, nous devons impérativement simplifier ces processus.
L’exercice de l’activité industrielle doit être considérablement facilité. Je n’ai pas encore abordé les réglementations européennes telles que la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D » et le règlement du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables dit « règlement taxonomie », qui ont récemment mobilisé une grande partie de notre temps et de nos ressources, au détriment de notre activité industrielle principale. Le résultat, notamment en ce qui concerne la CSRD, s’avère particulièrement décevant. Nous avons consacré un temps considérable à la production de rapports, dont l’utilité et les destinataires restent flous. Cette démarche n’a en rien modifié nos ambitions en matière d’environnement, de gouvernance et dans le domaine social.
La problématique réglementaire revêt une importance au moins égale à celle de la fiscalité, des taxes et des charges. Cependant, son impact est plus difficile à quantifier. Je peux aisément chiffrer le coût d’une taxe spécifique, mais il m’est impossible d’évaluer précisément le coût de la surrèglementation, ce qui tend à la faire négliger. Pourtant, elle constitue un frein considérable à l’industrialisation, alors qu’elle est censée garantir une industrialisation efficace et respectueuse de certains principes fondamentaux sur lesquels nous sommes généralement d’accord. Le problème ne réside pas dans l’intention, mais dans la manière dont nous, Européens, avons abordé cette question.
Cette problématique est éminemment européenne, bien qu’elle comporte également une dimension nationale, avec des réglementations spécifiques qui compliquent parfois l’implantation de sites industriels, imposant des délais incompatibles avec nos objectifs et décourageant l’investissement. Pendant ce temps, d’autres pays nous accueillent à bras ouverts, déterminés à attirer des activités industrielles de haute technologie. Si nous ne résolvons pas ces problèmes, nous risquons de perdre notre avantage compétitif à long terme.
Certes, nous bénéficions de certains avantages cruciaux qui expliquent notre position actuelle. Notre groupe investit massivement en Europe et en France, car nous croyons en cet écosystème et en sa capacité à se projeter dans l’avenir. Néanmoins, nous sommes particulièrement préoccupés par les entraves réglementaires et la charge fiscale excessive qui pourraient compromettre l’implantation de futurs sites industriels.
Je tiens à souligner que nos grands sites industriels actuels devront être renouvelés et réinvestis pour les prochaines générations d’avions et de satellites. Nous devons être extrêmement vigilants quant à la perte de compétitivité de notre environnement économique et industriel. Cette situation me préoccupe grandement. Si d’autres pays, comme les États-Unis (bien que la tendance y soit différente ces derniers mois), l’Inde ou d’autres nations asiatiques, offrent des environnements plus propices, il deviendra difficile de maintenir notre activité en Europe, et encore plus de rapatrier des activités délocalisées.
Nous devons donc miser davantage sur la technologie, le savoir-faire, les compétences et, dans notre cas, le Corac, car nous excellons dans ces domaines. Les écosystèmes fonctionnels doivent être protégés. Si nous voulons que l’industrie aéronautique reste en France et en Europe, nous devons la soutenir activement, éviter de lui mettre des bâtons dans les roues, de lui imposer des taxes supplémentaires ou de l’affaiblir. Comme je l’ai déclaré en début d’année, nous ne serons ni une vache à lait ni un bouc émissaire. Trop souvent, nous avons l’impression d’être les deux à la fois. Ce n’est pas ainsi que l’on maintient ou développe son industrie.
Enfin, il est essentiel de s’attaquer aux freins qui affectent l’ensemble des industries : le coût du travail, la taxation et la complexité réglementaire. Ce chantier est douloureux et difficile, il effraie beaucoup de monde, mais en repoussant constamment sa mise en œuvre, nous risquons de tout perdre collectivement. Une fois perdu, il sera très difficile de récupérer notre avantage. Plus tôt nous nous y attaquerons, mieux ce sera. Je ne sous-estime pas la difficulté de la tâche, je sais qu’elle est considérable, mais il est absolument nécessaire de l’entreprendre, car plus nous attendrons, plus ce sera ardu.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour votre intervention liminaire. C’est précisément pour cette raison que les échanges que vous entretenez avec le pouvoir politique, notamment législatif, revêtent une importance capitale. Bien que nous ne soyons pas chefs d’entreprise, nous disposons de la capacité d’adapter notre législation au service de la prospérité et de la sécurité économique de notre pays. C’est pourquoi nous sommes ravis de votre présence parmi nous aujourd’hui.
Ces échanges sont importants, car ils ont notamment guidé la politique de l’offre que nous menons depuis plusieurs années. Cette politique est aujourd’hui remise en question, avec les félicitations de certains d’entre nous, mais nous constatons immédiatement les conséquences sur la compétitivité de notre pays. Ces discussions sont également essentielles, comme vous l’avez souligné, pour éviter certains atermoiements. Je pense par exemple à ceux liés à la CSRD. Nous observons que certains acteurs, pas vous en l’occurrence, se plaignent de la mise en œuvre de la CSRD, alors qu’ils étaient les premiers à la promouvoir il y a quelques années au sein de nos instances nationales et européennes.
C’est la raison pour laquelle nous chérissons ces échanges avec des chefs d’entreprise comme vous, tant aujourd’hui que dans les années à venir. Je vous confirme également que nous avons bien pris note de votre première audition sur les aides aux entreprises lors de la séance au Sénat.
Je souhaiterais vous poser trois questions avant de donner la parole au rapporteur. La première concerne le financement de vos activités industrielles. Vous avez évoqué la compétitivité liée au coût du travail dans notre pays. Nous avons généralisé la baisse des charges en transformant le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). De plus, nous avons défiscalisé les heures supplémentaires et mis en place des primes défiscalisées. À modèle constant, notre politique de compétitivité en la matière atteint ses limites. Certains d’entre nous envisagent de mettre en œuvre une transformation du financement de notre modèle social.
Compte tenu de votre expérience internationale et de l’implantation de votre groupe, quel est votre point de vue sur la retraite par capitalisation ? Ce système pourrait non seulement financer nos retraites dans un contexte démographique en évolution, mais aussi créer des fonds de pension français et européens capables de soutenir une partie de vos activités, à l’instar des modèles existants outre-Atlantique, dans les pays scandinaves ou certains pays d’Europe centrale et orientale.
Concernant le financement, vous avez fortement insisté sur l’importance de la collaboration, affirmant qu’il faut « travailler ensemble ou mourir ». Dans le domaine civil, comment percevez-vous la formation des alliances industrielles entre entités publiques, notamment étatiques, et privées ? Je pense notamment aux initiatives souvent qualifiées d’« Airbus » dans les secteurs des batteries, des semi-conducteurs ou de l’hydrogène. Quelle est votre opinion sur la constitution de ces alliances ?
Pour le volet militaire, vous avez évoqué l’Eurofighter, un exemple fréquemment cité tant par les partisans que par les détracteurs du Système de combat aérien du futur (SCAF). Estimez-vous qu’aujourd’hui, la conception d’avions ou même de satellites en collaboration avec des groupes de différents pays, ayant des objectifs stratégiques et militaires distincts, peut répondre de manière optimale aux besoins de défense des diverses nations européennes ? Ce type d’alliance, mentionné pour le secteur civil, a-t-il réellement un avenir dans le domaine militaire selon vous ?
Ma deuxième question porte sur les chaînes d’approvisionnement. Vous vous êtes exprimé, comme d’autres dirigeants de grandes entreprises aérospatiales, sur les difficultés liées à certaines montées en cadence après la crise Covid. Vos partenaires soulignent souvent deux éléments : les obstacles à l’extension de sites liés à certains approvisionnements critiques nécessaires à votre activité, et la problématique des délais de paiement affectant une partie de vos sous-traitants. Quelles mesures recommanderiez-vous à la représentation nationale concernant la chaîne d’approvisionnement, tant sur l’extension des entreprises que sur les délais de paiement ?
Ma troisième question concerne les tensions de la guerre économique actuelle auxquelles Airbus est confronté. Pouvez-vous nous dresser un état des lieux de la situation de Boeing, l’un de vos principaux concurrents ? Je constate l’impact de l’extraterritorialité du droit américain sur vos activités, notamment le Patriot Act, le Cloud Act et les normes International Traffic in Arms Regulations (ITAR). Pensez-vous que la législation française et européenne, ainsi que nos efforts d’harmonisation à l’échelle européenne, peuvent mieux protéger vos groupes et renforcer le contrôle sur les investissements étrangers dans vos activités ou celles de vos sous-traitants ?
M. Guillaume Faury. Concernant le financement du modèle social et la retraite par capitalisation, je tiens à préciser que ce n’est pas mon domaine d’expertise. Ma compétence se situe davantage dans la gestion des entreprises, l’aéronautique et la défense. Néanmoins, je souhaite souligner deux points importants.
Premièrement, la retraite par capitalisation ne doit pas devenir un moyen direct ou indirect d’augmenter la fiscalité des entreprises. Si tel était le cas, que ce soit par l’ajout d’un nouveau dispositif ou pour éviter de réformer le système de retraite par répartition, cela ne serait pas une solution viable. Une telle approche pourrait entraîner des répercussions négatives sur la compétitivité des entreprises.
Deuxièmement, le modèle de retraite par capitalisation, tel qu’il est mis en œuvre aux États-Unis, présente un cercle vertueux de financement de l’innovation qui nous fait défaut. Ce système s’est enrichi et auto-entretenu au fil des décennies outre-Atlantique. Sans faire l’apologie du modèle américain, il faut reconnaître que l’utilisation des fonds de retraite par capitalisation pour financer l’innovation et l’entreprise est extrêmement efficace. Ce mécanisme accentue l’écart de richesse entre les États-Unis et l’Europe au fil des ans.
Nous devons réfléchir à la mise en place d’un système qui génère les mêmes effets positifs pour le financement de l’innovation et de l’investissement. Adopter la retraite par capitalisation sans intégrer ce moteur économique serait manquer l’un des enjeux majeurs de cette réforme.
Au-delà de la recherche de nouveaux modes de financement, il ne semble pas pertinent de se précipiter vers la retraite par capitalisation sans rééquilibrer le rapport entre le coût du modèle social et la création de richesses par les entreprises et l’activité économique. Ce déséquilibre me semble être la priorité à traiter de toute urgence.
Concernant la collaboration, il faut être lucide : ce n’est pas une solution universelle. Le regroupement pour réussir ensemble est efficace lorsque l’effet d’échelle est un facteur clé de succès et que nous parvenons à le créer par la coopération. La demande et l’offre doivent être consolidées simultanément. Un regroupement industriel qui ne mènerait pas à une rationalisation des produits et des développements n’apporterait pas nécessairement d’avantages. De même, consolider la demande pour ensuite la disperser sur un grand nombre d’acteurs créerait une complexité contre-productive.
L’objectif est de concevoir ensemble des systèmes qui seront utilisés par ceux qui se regroupent. Dans le domaine de la défense en particulier, les États doivent s’accorder sur leurs besoins communs. Cela permettra ensuite de partager les investissements, de travailler en équipe plutôt qu’individuellement. Comme le dit l’adage, « seul on va vite, ensemble on va loin ». Parfois, il est préférable d’agir seul pour des projets à petite échelle nécessitant de la rapidité. Cependant, pour des investissements importants et durables, mobilisant des technologies, des savoir-faire et des compétences diverses, la fédération des forces est un facteur de réussite.
Vous m’avez interrogé sur la transposition de ces principes du civil au militaire. Nous avons des exemples probants dans le domaine militaire. L’Eurofighter est une réussite incontestable. Cet avion est tout à fait comparable au Rafale français, et se retrouve d’ailleurs souvent en compétition à l’international. Cependant, nous ne jouons malheureusement pas dans la même génération d’avions et nous n’avons pas, en tant qu’Européens, investi des montants comparables à ceux des Américains pour le F-35.
Nous sommes actuellement confrontés à une situation où, en Europe, le nombre de pays ayant opté pour le F-35 dépasse la somme de ceux ayant choisi l’Eurofighter et le Rafale. Cette réalité soulève des interrogations légitimes sur la pertinence des stratégies adoptées, qu’elles soient individuelles ou collaboratives. L’exemple américain est particulièrement éloquent à cet égard. Leur programme, bien qu’impliquant également des partenaires, a bénéficié d’un effet d’échelle considérable. Les ressources financières mobilisées, environ dix fois supérieures à celles allouées au Rafale ou à l’Eurofighter, ont permis de générer un impact et une puissance de feu incontestables.
La coopération européenne s’avère donc essentielle, à condition qu’elle permette de créer un véritable effet d’échelle. Cela implique nécessairement un consensus entre les pays clients potentiels sur les objectifs communs à atteindre. En l’absence d’un tel accord, la collaboration n’est pas systématiquement recommandée. Cependant, face aux investissements colossaux nécessaires pour réarmer l’Europe et développer des capacités souveraines, la coopération devient incontournable. Il faut reconnaître que les États-Unis, ayant investidavantage que l’Europe, disposent aujourd’hui de systèmes nettement plus avancés. Cette avance technologique pousse souvent les Européens à s’approvisionner outre-Atlantique, faute d’avoir su mobiliser le temps, les ressources et la volonté collective nécessaires pour développer leurs propres systèmes.
Pour un réarmement souverain de l’Europe, il est impératif d’augmenter les dépenses, de privilégier les investissements européens et d’optimiser leur utilisation. Cela passe par une mutualisation des efforts pour éviter la dispersion des ressources, tout en garantissant un impact et une efficacité maximale. Certes, la coopération est plus complexe que les initiatives individuelles, mais elle est indispensable pour faire émerger des leaders mondiaux. L’exemple d’Airbus est particulièrement probant. Sans la décision visionnaire prise il y a 40 ans de rassembler les forces allemandes, françaises, britanniques et espagnoles, nous n’aurions pas aujourd’hui de constructeur aéronautique européen capable de rivaliser avec Boeing.
Cette approche collaborative est essentielle pour le développement des grands systèmes spatiaux et militaires futurs. Les initiatives européennes dans des domaines tels que les batteries, les semi-conducteurs ou l’hydrogène, souvent qualifiées d’« Airbus de quelque chose », témoignent de cette volonté de coopération. Néanmoins, ces projets doivent répondre aux besoins du marché, s’appuyer sur les technologies appropriées et atteindre un niveau de compétitivité suffisant.
Concernant les chaînes d’approvisionnement, la crise Covid a mis en lumière leur vulnérabilité. Nous avons déployé des efforts considérables pour éviter les ruptures, avec un succès globalement supérieur à nos attentes initiales. Nous n’avons pas toujours été performants dans le diagnostic que nous avons dressé. Bien que certaines mesures se soient révélées plus efficaces que d’autres, cette expérience a été globalement positive. Notre chaîne d’approvisionnement européenne a démontré une résilience supérieure à celle des États-Unis durant cette période, en partie grâce à la protection de l’emploi et des savoir-faire et nous avons eu l’opportunité d’avoir eu un cycle produit favorable alors que notre concurrent principal a dû mettre à l’arrêt ses activités.
Actuellement, les défis de la chaîne d’approvisionnement se concentrent sur des points spécifiques, notamment les moteurs CFM à court terme et Pratt à long terme, tous deux affectés par des problématiques liées aux chaînes d’approvisionnement américaines. Pour l’A350 et l’A220, les difficultés de Spirit à augmenter sa production ont conduit Airbus à racheter récemment une partie significative de ses activités aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne. Cette acquisition vise à reprendre le contrôle d’activités importantes, nécessitant des investissements et des compétences spécifiques pour soutenir notre montée en cadence.
En conclusion, nous passons d’une problématique liée à la crise Covid à des défis plus structurels, nécessitant une approche stratégique et collaborative à l’échelle européenne pour maintenir notre compétitivité et notre souveraineté technologique.
Je souhaite également aborder la question des tarifs douaniers, qui marque l’entrée dans une nouvelle crise multidimensionnelle et globale. Les États-Unis ont imposé des taxes d’importation élevées à la quasi-totalité de leurs partenaires commerciaux, avec des montants particulièrement importants concernant la Chine. Cette situation nous affecte de plusieurs manières.
Premièrement, en supposant un maintien du programme de production et de livraison, nous subissons l’impact mécanique des tarifs. Par exemple, une usine américaine assemblant des avions avec des composants majoritairement européens se voit imposer une taxe de 10 % à l’importation, potentiellement portée à 20 % après 90 jours. Pour les équipements en provenance du Canada, le taux atteint même 25 %. Ces mesures augmentent considérablement nos coûts de production aux États-Unis. Cet avion assemblé aux Etats-Unis va être ensuite livré à un client américain qui n’aura pas à payer de taxe d’importation alors que notre coût de production sera plus élevé.
Deuxièmement, les avions produits en Europe et livrés aux États-Unis sont soumis à une taxe d’importation de 10 %. Bien que ce coût soit supporté par nos clients, il représente une charge considérable pour les compagnies aériennes, compromettant leur équation économique. Cette situation nous contraint à explorer des solutions alternatives, telles que le report des livraisons ou la réaffectation des appareils à d’autres clients.
Un aspect potentiellement plus grave concerne l’impact sur notre chaîne d’approvisionnement, particulièrement entre les États-Unis et la Chine. Des taxes d’importation atteignant 125 % à 145 % risquent d’interrompre les flux de pièces, entraînant des arrêts de production et de livraison. Il faut comprendre que, contrairement à un supermarché qui peut continuer à fonctionner malgré l’absence de quelques références, un avion ne peut être livré s’il manque ne serait-ce que trois pièces sur les trois millions qui le composent. Cette spécificité explique notre obsession pour la gestion méticuleuse de la chaîne d’approvisionnement.
Nos concurrents américains sont encore plus exposés à ces risques. Paradoxalement, ces tarifs représentent une menace majeure pour l’industrie aéronautique américaine elle-même. Les chiffres de 2023 montrent que l’aéronautique civile américaine a exporté pour 120 milliards de dollars et importé pour seulement 20 milliards de dollars. L’imposition de tarifs dans ce contexte apparaît donc comme une décision contre-productive.
Notre objectif, partagé avec nos concurrents américains, est de revenir à la situation antérieure, régie par l’accord de 1979, qui a largement bénéficié aux acteurs Américains, aux Européens ainsi qu’à Airbus dans sa capacité à servir à une échelle globale. La situation est aujourd’hui très difficile, nous nous mobilisons activement pour prévenir toute rupture d’approvisionnement, fort de notre expérience acquise pendant la crise Covid. Bien que nos stocks actuels nous prémunissent contre les risques à court terme, l’industrie américaine et l’Europe doivent œuvrer au rétablissement d’un cadre plus favorable à l’ensemble du secteur aéronautique.
En l’absence de progrès par la négociation, l’Europe pourrait être contrainte, comme il y a cinq ans, d’imposer des tarifs symétriques sur les avions et hélicoptères américains. Cette escalade créerait une situation « perdant-perdant », qui devrait logiquement inciter toutes les parties à revenir à la table des négociations pour établir un accord mutuellement bénéfique. Néanmoins, j’espère que nous ne serons pas emmenés à aller sur ce terrain au vu des difficultés rencontrées par l’industrie américaine depuis l’introduction de ces taxes.
Ce contexte de guerre économique multidimensionnelle souligne notre importance stratégique pour l’Europe, tant en matière économique que technologique et d’emploi. Nous avons déjà entrepris une certaine régionalisation de nos activités, avec des implantations d’assemblage aux États-Unis et en Chine. Dans un monde de plus en plus « déglobalisé », nous devrons probablement accentuer cette tendance pour continuer à servir les marchés américain et potentiellement chinois, face à des barrières douanières croissantes.
Ces enjeux stratégiques nous imposent une vigilance accrue quant à la souveraineté de certaines technologies et savoir-faire. Nous nous efforçons de sécuriser nos approvisionnements critiques, soit en interne, soit auprès de partenaires fiables sur le long terme. Néanmoins, pour rester compétitifs, nous devons encore nous appuyer sur des technologies américaines, notamment dans le domaine du numérique. C’est d’ailleurs dans ce secteur, ainsi que dans celui des matières premières et des composants électroniques, que les chaînes d’approvisionnement européennes présentent leurs plus grandes fragilités.
La dépendance numérique vis-à-vis des acteurs américains soulève des préoccupations majeures en matière de gestion et de protection des données, particulièrement critiques dans nos activités militaires. Nous sommes constamment tiraillés entre la nécessité d’utiliser les meilleurs outils informatiques et les exigences de protection de la propriété industrielle et de la souveraineté. Cette tension nous oblige à rechercher en permanence un équilibre optimal entre protection et compétitivité, dans un environnement en évolution rapide qui ne permet jamais de solution parfaite, mais nous impose d’ajuster constamment nos choix.
M. Lionel Vuibert (RE). Votre intervention, M. le Président, confirme les problématiques déjà évoquées concernant les coûts du travail, la fiscalité et la réglementation, qui pénalisent actuellement notre industrie et l’économie françaises.
En tant que leader mondial et grande entreprise, vous vous appuyez sur un réseau important de sous-traitants, notamment des petites et moyennes entreprises (PME), comme l’a démontré la période Covid. À ce sujet, j’aimerais vous poser deux questions.
Premièrement, quelles actions mettez-vous en œuvre pour favoriser et consolider ce réseau de sous-traitants ? Nos PME ont besoin de visibilité et d’une intégration substantielle dans vos processus et produits.
Deuxièmement, estimez-vous que notre pays devrait accorder une attention accrue à nos PME, particulièrement en matière d’investissement et d’accès aux financements ? De nombreuses PME rencontrent des difficultés de développement et d’investissement, ce qui limite leur capacité à répondre aux exigences de donneurs d’ordre tels que vous. Je pense notamment à la mise en place d’un dispositif de suramortissement, pour accélérer leur développement, ainsi qu’à des mesures facilitant leur accès au crédit. Ces deux aspects sont intrinsèquement liés. En résumé, que pouvez-vous faire pour renforcer ce réseau, ce qui est dans votre intérêt, et quelles mesures l’État pourrait-il mettre en place pour accélérer ce processus en France ?
M. Guillaume Faury. Je vous remercie pour ces questions. En effet, il est dans notre intérêt de disposer d’un écosystème de fournisseurs performant. Le GIFAS, dont je suis le président, joue un rôle fédérateur essentiel. Notre groupement, référence en Europe (aux côtés du groupement automobile allemand), se distingue par sa capacité à animer l’ensemble du secteur, incluant les grands groupes, les entreprises de taille intermédiaire, les PME et les start-up. Avec plus de 500 adhérents, dont près de 100 start-up, nous avons géré collectivement la crise Covid.
Il est étonnantde constater à quel point les PME et les équipementiers du GIFAS reconnaissent le soutien des grands groupes et l’efficacité de l’animation de la filière. Nos actions ne se limitent jamais à nos seuls intérêts, mais englobent systématiquement l’ensemble de la filière. Nous avons notamment mis en place deux fonds d’investissement : le premier pendant la crise Covid, le second récemment pour accompagner la montée en cadence. Ces fonds, alimentés par les grands groupes (avec une contribution particulièrement importante d’Airbus), des fonds publics et des investisseurs privés, visent à apporter des fonds propres aux entreprises du secteur.
Cette initiative, quasiment unique, a été partiellement reproduite en Espagne sur un modèle plus restreint. Cependant, nous avons initialement sous-estimé certaines difficultés des petites entreprises. Paradoxalement, elles se sont retrouvées avec un excès de trésorerie lors de la baisse d’activité, car nous avons continué à honorer nos commandes et à payer les livraisons, malgré la réduction de cadence. Airbus a ainsi mobilisé sept à huit milliards d’euros de son bilan pour soutenir la chaîne d’approvisionnement.
La reprise d’activité a posé de nouveaux défis, notamment en matière de besoins en fonds de roulement. Certaines entreprises n’ont pas anticipé correctement cette situation, utilisant leur trésorerie excédentaire de manière inadéquate. Néanmoins, dans l’ensemble, la crise a été relativement bien gérée, grâce à notre contribution significative.
Nous poursuivons nos efforts pour soutenir la filière en France, notamment à travers le financement de la recherche de technologies d’avenir. Le Corac joue un rôle de chef d’orchestre, alignant les acteurs autour des orientations stratégiques définies par la Direction générale de l’Aviation civile (DGAC). Ce soutien est central, car les PME manquent souvent de visibilité sur les technologies requises et de moyens pour investir.
Le problème de compétitivité affecte également les PME. Elles dégagent moins de rentabilité que leurs homologues étrangères, limitant leur capacité à investir dans la transformation numérique, la cybersécurité, la formation et l’outil industriel. Il est donc essentiel d’améliorer leur compétitivité en réduisant les coûts du travail, la fiscalité et les charges liées à la complexité réglementaire.
Concernant l’accès au financement, nous avons pris des initiatives comme la reprise d’Aubert & Duval avec Safran et Tikehau, pour garantir notre souveraineté dans le domaine des alliages de haute performance. Nous travaillons également à la construction d’une filière titane européenne.
Un défi majeur reste la discrimination financière envers les entreprises du secteur aérospatial et de la défense. Nous avons été particulièrement choqués par la Taxonomie européenne qui désigne l’activité de défense comme non éligible, alors qu’elle est essentielle à la sécurité, la prospérité et, indirectement, à la décarbonation. Nous continuons à plaider pour une reconnaissance de la légitimité de ces activités auprès des autorités européennes et nationales, ainsi que du secteur bancaire et des assurances. La situation s’améliore, mais elle n’est pas encore satisfaisante et reste loin de celle observée dans le monde anglo-saxon, où le financement de la défense est considéré comme légitime et bénéfique pour la société.
La filière aéronautique française est dynamique et nous sommes à son service. Nous sommes pleinement conscients que la défaillance de quelques acteurs pourrait fragiliser l’ensemble du secteur. C’est pourquoi nous avons développé une culture d’entraide en cas de difficultés.
Concernant les défis actuels, bien que la représentante des PME et des entreprises de taille intermédiaire soit plus à même d’en parler précisément, je peux évoquer les principaux enjeux que j’observe. L’accès aux ressources humaines, qui a été une préoccupation majeure ces dernières années, particulièrement en 2021-2022, semble s’être atténué. Les coûts énergétiques ont également posé de sérieux problèmes.
Aujourd’hui, l’enjeu principal réside dans la compétitivité fondamentale : la capacité à générer des marges suffisantes dans un contexte de concurrence mondiale. Cela implique une nécessaire réduction du coût du travail, un allègement de la fiscalité et un assouplissement de l’environnement réglementaire. Ces aspects sont particulièrement critiques pour les PME et les entreprises de taille intermédiaire, bien plus vulnérables que les grands groupes face à ces défis.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie sincèrement pour votre participation à cette commission d’enquête. C’est un honneur de recevoir le représentant d’un groupe qui sert de modèle à l’échelle européenne, capable de rivaliser avec les plus grands constructeurs américains, et qui dynamise l’économie de la région toulousaine, que je connais bien pour y être né et y avoir longtemps vécu.
Je suis parfaitement conscient de l’importance de champions industriels tels que le vôtre, ayant de nombreux proches travaillant pour Airbus ou ses sous-traitants.
Je souhaite approfondir certains points déjà évoqués, en évitant les sujets traités lors de votre audition sur les aides publiques. Permettez-moi de vous poser plusieurs questions sur le contexte international.
L’ensemble des filières nationales subissent à l’Ouest les risques des tarifs douaniers en provenance des Etats-Unis et subissent également à l’Est une concurrence en production, notamment en provenance de la Chine. Premièrement, estimez-vous que le retard technologique de la Chine dans le secteur aéronautique soit aujourd’hui quasiment comblé ?
Deuxièmement, comment percevez-vous l’ambition de Commercial aircraft corporation of China (Comac) d’accéder aux marchés européen et américain (particulièrement européen) ?
Troisièmement, quelle réaction attendez-vous des autorités françaises et surtout européennes face à cette situation ?
Enfin, considérant que Comac s’est principalement développé grâce aux commandes d’Air China, pensez-vous que les compagnies nationales européennes devraient davantage contribuer à l’achat d’avions européens ?
M. Guillaume Faury. La situation à l’Ouest est effectivement très dynamique et marquée par des tendances fortement protectionnistes. Cela nous interroge sur notre positionnement en tant qu’Européens face à cette politique.
Dans notre secteur, je pense que l’industrie américaine sortira affaiblie de cet épisode. Une approche sage et lucide doit être adoptée dans nos réponses, afin de ne pas aggraver la situation du côté européen. Bien que la situation soit mauvaise en Europe, elle semble pire aux États-Unis. Si aucune solution n’est trouvée, nous devrons envisager des mesures de protection, comme l’instauration de tarifs symétriques. Cependant, cela risquerait d’isoler les États-Unis, car ces tarifs ne concerneraient probablement qu’eux, et non d’autres pays.
Concernant la Chine, nous sommes face à une stratégie claire et de longue date visant à intégrer le domaine de l’aviation commerciale. Cette ambition s’appuie sur des investissements à très long terme et sur des mécanismes propres à la Chine. Le marché chinois représente 20 % du marché mondial. Comac est une entreprise d’État et les principales compagnies aériennes chinoises sont également sous contrôle étatique. L’introduction de l’appareil chinois se fait par le biais de commandes « imposées » par l’État aux compagnies aériennes nationales, indépendamment de leur volonté, car il s’agit d’une décision stratégique de l’État chinois qui contrôle à la fois le constructeur et les opérateurs.
Il est donc très probable que la Chine réussisse à mettre en service et à augmenter la production de ses appareils. Nous assistons déjà à ce processus. À terme, il est envisageable de voir cet avion largement utilisé en Chine, aux côtés de l’A320 d’Airbus et du 737 de Boeing.
L’ambition de Comac est de servir le marché mondial et d’entrer en compétition avec l’A320 d’Airbus et le 737 de Boeing sur l’échiquier international. Ils ont initié une demande de certification auprès de l’Agence européenne de sécurité aérienne (EASA), il y a plusieurs années. Selon le directeur de l’EASA, ce processus nécessite encore du temps, car Comac doit se conformer à la réglementation européenne et à son interprétation, pour atteindre un niveau comparable à celui exigé d’Airbus et des autres acteurs européens.
Comac fait preuve de constance dans ses intentions et mobilise les ressources nécessaires pour atteindre ses objectifs. S’ils y parviennent, ils disposeront d’un avion certifié, leur permettant de concurrencer directement Airbus et Boeing. Leur industrie repose sur une structure de coûts et un cadre réglementaire très différents des nôtres. Par conséquent, Comac doit être considéré comme un acteur potentiellement compétitif, et donc dangereux à moyen ou long terme, malgré le temps nécessaire pour s’établir pleinement.
Cependant, Comac présente certaines vulnérabilités. Ils dépendent largement d’équipements et de systèmes occidentaux, notamment pour les moteurs. Certaines entreprises occidentales, à l’exception d’Airbus qui reste un concurrent, aident ainsi Comac à intégrer le cercle des grands constructeurs. Cette situation soulève des questions pour les régulateurs, notamment sur l’équité de la concurrence et le soutien apporté à l’industrie chinoise. Nous constatons un écart par rapport au fonctionnement antérieur basé sur les règles de l’organisation mondiale du commerce (OMC), particulièrement dans le domaine de l’aviation commerciale.
Comac est déterminé à réussir et à pénétrer le marché européen. Ils sollicitent déjà des clients en Asie du Sud-Est, dans des pays sous influence chinoise. Il est probable qu’ils proposeront des packages de financement et divers outils pour gagner des parts de marché. Leur objectif est bien de devenir un acteur mondial dans le secteur des avions monocouloirs, qui représente pour Airbus trois quarts de ses ventes et livraisons, principalement avec la gamme A320.
Les difficultés actuelles de Boeing, tant en tant que constructeur avec les crashs du 737, ses problèmes industriels et de qualité, sa crise financière, ainsi que l’attitude américaine qui l’affaiblit davantage, créent une opportunité inattendue pour Comac. Cette conjoncture pourrait accélérer leur progression.
Nous assistons à l’évolution d’un duopole vers un marché à trois acteurs. Cette transition doit être prise en compte lorsque nous évoquons la compétitivité de la prochaine génération d’avions ou même la pérennité de notre outil industriel actuel. Comac bénéficie de plusieurs avantages compétitifs, notamment en termes de coût du travail, de fiscalité et de réglementation. Cette situation nous oblige à réfléchir sérieusement à la protection de notre activité économique essentielle, non seulement par des moyens externes, mais aussi par l’amélioration de notre propre compétitivité.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Estimez-vous que les compagnies aériennes européennes soutiennent suffisamment la demande envers le constructeur européen ? Nous savons que votre futur concurrent, Comac, bénéficie principalement du soutien des compagnies chinoises pour stimuler sa demande, y compris sur le marché européen.
M. Guillaume Faury. En excluant la situation particulière de Comac et son accès privilégié aux grandes compagnies chinoises, les compagnies aériennes mondiales jouent actuellement le jeu de la concurrence entre Airbus et Boeing de manière équitable. Cette dynamique permet aux compagnies européennes d’acheter des avions américains et vice versa. Les États-Unis représentent d’ailleurs un marché particulièrement important pour Airbus.
Nous avons évolué dans un environnement où la concurrence était relativement peu faussée, ce qui a été bénéfique pour Airbus. Grâce à la qualité de nos avions, nous avons pu accéder aux compagnies européennes, bien que cet accès ne soit pas exclusif. Certaines compagnies européennes n’achètent pas du tout Airbus, d’autres combinent les achats entre Airbus et Boeing. Je tiens à remercier celles qui nous font confiance.
Ce soutien dont Airbus aurait eu besoin il y a 30 ou 40 ans n’est plus vraiment d’actualité. Je suis satisfait que les compagnies européennes choisissent nos avions parce qu’elles sont convaincues de leur supériorité. Actuellement, face à nos difficultés de production pour répondre à la demande, je respecte le choix de tous les clients. Nous cherchons à les convaincre avec des arguments solides, mais je ne pense pas qu’il soit judicieux d’imposer aux compagnies européennes d’acheter européen, du moins pour le moment.
Cependant, si la tendance à la régionalisation ou à l’isolationnisme s’accentue aux États-Unis, les compagnies américaines pourraient se voir contraintes d’acheter principalement Boeing pour des raisons économiques, notamment si des tarifs douaniers élevés sont imposés. Dans ce cas, l’Europe devrait reconsidérer sa position. J’espère que nous n’en arriverons pas là, car une telle situation serait préjudiciable pour tous les acteurs du secteur.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage entièrement votre point de vue. Permettez-moi d’aborder la question de l’extraterritorialité du droit américain, sans revenir sur les tarifs douaniers. Nous savons qu’Airbus devait s’acquitter d’une amende de plus de 3 milliards d’euros en 2020. Des évolutions législatives ont été mises en place pour tenter de nous protéger de cette extraterritorialité. Vous avez mentionné précédemment des stratégies pour contourner les réglementations américaines sur le trafic d’armes au niveau international ou International Traffic in Arms Regulations (ITAR), stratégies dites « ITAR-Free » consistant à éviter les composants soumis à l’extraterritorialité du droit américain.
Selon vous, quelles évolutions législatives seraient nécessaires, particulièrement à l’échelle européenne, pour protéger non seulement le secteur aéronautique, mais également d’autres filières susceptibles d’être affectées par les réglementations américaines ?
M. Guillaume Faury. Concernant l’amende liée à la convention judiciaire d’intérêt public, ou Deferred prosecution agreement dans le droit anglo-saxon, il est important de rappeler que l’enquête a été menée conjointement par les autorités américaines, françaises et britanniques. Elle a abouti à une amende totale de 3,6 milliards d’euros, dont 2 milliards d’euros au fisc français, 1 milliard d’euros aux Britanniques et 500 millions d’euros aux Américains.
L’existence d’une convention judiciaire d’intérêt public s’est avérée fondamentale, permettant une résolution commune et offrant à Airbus l’opportunité de tourner la page, tout en renforçant ses pratiques de conformité.
Cependant, l’extraterritorialité du droit américain soulève des questions légitimes. Cette extension du pouvoir juridique au-delà des frontières des États-Unis entraîne des répercussions considérables sur les entreprises. Face à l’expansion et à l’impact croissant de ces règles, l’Europe doit développer des mécanismes équivalents, afin d’imposer et faire respecter ses propres normes. L’objectif est de rééquilibrer les rapports de force et d’éviter une domination américaine préjudiciable.
Face à l’émergence de réglementations américaines à portée extraterritoriale, l’Europe doit concevoir des dispositifs adaptés, qu’ils soient défensifs ou offensifs, visant à préserver l’équilibre économique, souverain et technologique. Cette démarche nécessite une cohésion européenne renforcée. Si certaines mesures défensives peuvent être mises en œuvre à l’échelle nationale, les stratégies offensives doivent être élaborées au niveau européen pour être efficaces.
L’Europe pâtit actuellement d’un manque de consensus sur la posture à adopter vis-à-vis des États-Unis, notamment concernant les limites de l’acceptable en matière d’extraterritorialité. Il faut reconnaître que l’application de lois extraterritoriales comporte des coûts, que les Européens ne sont pas toujours prêts à assumer. Paradoxalement, certains aspects de l’extraterritorialité américaine finissent par nuire à la compétitivité de l’industrie américaine elle-même. Néanmoins, face à l’agressivité et à l’intrusion de ces pratiques, l’Europe doit impérativement se doter de moyens de défense efficaces.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aborderai deux points essentiels concernant ArianeGroup, dont vous détenez la moitié avec Safran. Premièrement, le président-directeur général d’ArianeGroup a récemment souligné la nécessité d’une coopération européenne renforcée pour le successeur d’Ariane 6, garantissant un accès souverain à l’espace.
Craignez-vous la fin du monopole d’ArianeGroup dans le domaine des lanceurs lourds et une fragmentation des demandes européennes ?
Considérez-vous que la règle européenne du retour géographique, qui vous impose près de 600 sous-traitants dans divers États contributeurs, constitue un frein à l’innovation, particulièrement face à des concurrents comme l’américain Starlink ?
M. Guillaume Faury. Je suis globalement d’accord avec M. Andries, directeur général de Safran, concernant Ariane. Nous faisons face à une situation frustrante. Ariane a longtemps dominé le marché mondial du lancement commercial de satellites. Cependant, durant la transition entre Ariane 5 et Ariane 6, nous avons vu l’émergence de SpaceX, avec un modèle économique radicalement différent et des ressources financières considérables, tant privées que publiques. Le rythme de lancement de SpaceX leur confère une capacité d’industrialisation et d’innovation technologique pratiquement inégalable aujourd’hui.
Ariane 6 a certes pris du retard, ce qui n’est pas inhabituel dans les programmes spatiaux, mais surtout, elle s’est retrouvée confrontée à un paysage technologique et économique profondément transformé par les développements américains. Néanmoins, Ariane 6 surpasse actuellement les attentes initiales. Ce n’est pas un échec de réalisation, mais plutôt la conséquence d’un environnement qui a radicalement changé.
Par ailleurs, certains acteurs et pays européens ont envisagé de développer leurs propres capacités, inspirés par le succès apparent de SpaceX en tant que start-up. Cette perception est cependant erronée, car SpaceX a bénéficié de quinze ans d’investissements de la National Aeronautics And Space Administration (NASA), notamment dans le développement du moteur du premier étage de la fusée Falcon. Des erreurs d’interprétation ont été commises. Nous devons également reconnaître que nous avons probablement sous-estimé la capacité de SpaceX à faire de la réutilisation un succès technologique.
Face à cette situation, les Européens doivent se réunir à nouveau. Le secteur spatial, plus que tout autre, nécessite une collaboration étroite, en raison de la sophistication des projets et des ressources limitées. Malheureusement, nous assistons actuellement à des divisions entre Européens plutôt qu’à une coopération renforcée.
Les pays membres de l’Agence spatiale européenne ou European Space Agency (ESA) ont opté pour une compétition concernant le successeur d’Ariane 6. La France a décidé de participer à cette compétition avec le projet MaiaSpace, visant à se doter des moyens nécessaires pour remporter ce défi. Cependant, cette approche entérine malheureusement la division actuelle.
Je suis convaincu qu’il sera nécessaire de regrouper nos forces à nouveau. Nous faisons face à des concurrents, en particulier SpaceX, qui réalisent plus de 100 lancements par an, alors que nous n’en effectuons que quelques-uns. Si nous fragmentons davantage nos efforts, nous n’atteindrons jamais l’échelle nécessaire pour rattraper notre retard.
Ariane a longtemps été un modèle de réussite européenne, comparable à Airbus dans son domaine. Nous devons retrouver cette dynamique de succès collectif. Notre objectif est de rétablir une forme de souveraineté, voire de domination, dans certains segments de l’activité spatiale, en unissant nos efforts. Actuellement, les principaux pays européens peinent à définir une feuille de route commune, bien qu’ils reconnaissent individuellement que la situation actuelle nous fragilise. J’espère que la raison finira par l’emporter, conduisant à une collaboration européenne renforcée.
Concernant la règle du retour géographique, elle constitue effectivement une vulnérabilité majeure en matière de compétitivité. Cette contrainte représente un handicap considérable face à nos concurrents internationaux.
La situation actuelle d’Ariane s’explique par le mode de financement de l’Agence spatiale européenne. En effet, l’ESA est financée non seulement par les grandes puissances spatiales comme l’Allemagne, la France et l’Italie, mais aussi par des pays moins avancés dans ce domaine. Ces derniers, en investissant des fonds publics, exigent légitimement des retombées économiques sur leur territoire. Cette logique, bien que compréhensible, engendre des effets pervers. Le marché spatial étant restreint et peu fluide, elle favorise l’émergence de monopoles locaux, qui nuisent à la compétitivité globale.
Ariane, en tant que maître d’œuvre, se trouve ainsi entravée dans sa capacité à sélectionner les fournisseurs et équipementiers les plus performants, contrairement à nos principaux concurrents américains, qui optimisent efficacement leur chaîne d’approvisionnement.
Ce système, jadis pertinent et efficace, est aujourd’hui obsolète et doit être réformé. Le défi consiste à concevoir un nouveau modèle qui préserve l’engagement de l’ensemble des acteurs européens tout en améliorant la compétitivité globale. La solution n’est pas évidente, mais elle passe nécessairement par l’élaboration d’un véritable plan industriel spatial européen. Ce plan devra intégrer judicieusement les pays moins avancés dans le domaine spatial, afin qu’ils puissent y trouver leur intérêt et continuer à contribuer au projet commun.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez affirmé être en accord avec M. Andries. Dans cette optique, je souhaite vous interroger sur un point précis. Le groupe Airbus est-il aujourd’hui disposé à investir dans des municipalités dirigées par des majorités écologistes ? Considérez-vous que de telles configurations politiques locales pourraient constituer un frein au développement de vos activités ?
M. Guillaume Faury. Je ne souhaite pas m’engager sur ce terrain. Mon alignement avec M. Andries concerne spécifiquement les questions relatives à Ariane.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les activités de défense représentent 20 % du chiffre d’affaires d’Airbus. Dans ce contexte, préconisez-vous l’instauration d’une préférence européenne pour les achats publics dans ce secteur ? Nous savons que depuis 2020, les deux tiers des importations d’armement en Europe proviennent des États-Unis. Estimez-vous que le dispositif en cours d’élaboration, qui ne concerne que 90 milliards d’euros sur les 800 milliards d’euros du plan de défense européen, est suffisant pour promouvoir cette préférence européenne ?
M. Guillaume Faury. Comme je l’ai souligné dans mon propos liminaire, les pays européens doivent augmenter significativement leurs investissements dans les équipements de sécurité et de défense. Cette nécessité découle directement de l’environnement sécuritaire actuel, qui exige une réponse à la hauteur des enjeux. Ce constat, bien que peu réjouissant, doit être affronté de manière lucide.
Par ailleurs, pour garantir une véritable souveraineté européenne dans la conception, la fabrication et l’approvisionnement de ces équipements importants pour notre sécurité, il est indispensable d’orienter massivement nos achats vers des solutions européennes. Enfin, nous devons optimiser nos processus d’acquisition, en favorisant les achats groupés, ce qui permettra de gagner en efficacité.
Je suis donc favorable à l’instauration d’une préférence européenne, dont les modalités restent à définir précisément. Il faut néanmoins tenir compte du fait que certains systèmes n’existent pas encore en Europe, du fait de l’avance considérable prise par les États-Unis en matière d’investissements sur le long terme. Une préférence européenne à 100 % n’est donc pas envisageable dans l’immédiat.
Il convient également de prendre en considération les divergences de points de vue entre les pays européens, qui s’expliquent par leurs situations respectives en matière de pourcentage d’acquisitions hors Europe et de densité de leur tissu industriel de défense nationale. Malgré ces différences, un consensus émerge sur la nécessité d’accroître la part des achats intra-européens et d’établir une règle acceptable pour tous.
Dans ce contexte, nous avons pris position, d’abord au sein du GIFAS, puis de l’Académie spatiale de défense (ASD), en faveur d’un objectif de 65 % d’achats européens. Cette proposition a recueilli l’adhésion d’une grande majorité des entreprises membres de l’ASD.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avons récemment auditionné Louis Gallois, l’un de vos prédécesseurs, à la tête d’EADS (European Aeronautic Defence and Space). Je l’ai interrogé sur la possibilité, au regard des règles actuelles du droit de la concurrence, de voir émerger aujourd’hui un projet comparable à celui d’Airbus. Sa réponse a été négative, bien qu’il ait noté certaines évolutions récentes, notamment avec le dispositif relatif aux projets importants d’intérêt européen commun (Pieec). Quel est votre point de vue sur cette question ? Pensez-vous qu’un projet de l’envergure d’Airbus pourrait voir le jour dans le contexte réglementaire actuel ? Je rappelle qu’à l’époque, quatre États avaient uni leurs forces, mobilisant leurs ingénieurs, leurs ressources publiques et leurs champions industriels, sans intervention de la Commission européenne.
M. Guillaume Faury. N’ayant pas vécu personnellement la création d’Airbus, je me dois d’aborder cette question avec prudence et humilité. Cependant, nous sommes actuellement confrontés à un cas d’étude particulièrement pertinent. Nous travaillons en effet à la constitution d’un « MBDA des satellites », un projet qui présente de nombreuses similitudes avec la genèse d’Airbus. Cette initiative fournira bientôt des réponses concrètes.
La réussite d’un tel projet repose sur la convergence de trois volontés : politique, entrepreneuriale et technologique. Dans le domaine spatial, nous disposons incontestablement des compétences technologiques requises. Avec mes homologues Patrice Caine, président de Thales et Roberto Cingolani, directeur général de Leonardo, nous démontrons actuellement une forte volonté entrepreneuriale de créer ce que l’on pourrait appeler un « Airbus des satellites » avec ces trois acteurs.
Nous sommes désormais dans une phase importante, où nous pourrons évaluer la volonté et la capacité politiques à concrétiser ce projet. Nous devons, de notre côté, élaborer un dossier solide et le présenter de manière convaincante.
Ce projet bénéficie globalement d’un accueil favorable dans les différents pays européens où nous sommes implantés. Nous sommes donc à un moment charnière qui nous permettra de juger de notre capacité collective à mener à bien une telle initiative.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous soulignez à juste titre l’importance de la volonté politique. Cependant, lorsque des obstacles réglementaires se dressent, le politique peut se heurter à des processus de modification qui s’inscrivent dans le long terme. Concrètement, dans le cadre de ce projet d’« Airbus du satellite », quels sont les principaux freins juridiques et réglementaires auxquels vous êtes confrontés ?
Il est frappant de constater qu’aucun nouveau champion industriel européen n’a émergé depuis 15 ou 20 ans. Forts de votre expérience dans la conduite de ce projet, quels sont, selon vous, les principaux freins que les responsables politiques devraient s’attacher à lever pour faciliter ce type de coopérations, au-delà du simple soutien de principe ?
M. Guillaume Faury. Le droit de la concurrence européen est l’élément déterminant dans cette situation. Les autorités compétentes en la matière décideront si notre dossier justifie ou non une évolution. Cette idée n’est pas nouvelle. Par le passé, des projets avancés ont déjà été élaborés pour atteindre un objectif similaire. Cependant, à l’époque, l’absence d’une concurrence extérieure suffisamment forte et la relative bonne santé du secteur en Europe ont empêché leur concrétisation.
Aujourd’hui, le contexte a radicalement changé. Nous faisons face à une concurrence internationale accrue avec l’émergence de SpaceX, Kuiper et des grandes constellations chinoises. De plus, les acteurs européens majeurs, tels que Thales Alenia Space et Airbus Defence and Space connaissent des difficultés financières importantes dans certaines de leurs activités spatiales. Cette nouvelle réalité augmente considérablement nos chances de réussite dans ce projet.
Néanmoins, il est légitime de se demander si nous aurions bénéficié du même soutien si nous avions anticipé cette situation avant l’arrivée de SpaceX et l’émergence de ces menaces concurrentielles. J’en doute fortement.
Cette problématique dépasse le cadre entrepreneurial et relève du droit. Le droit et la philosophie européenne en matière de concurrence, fondée sur une vision du monde désormais obsolète, privilégie la maximisation de la compétition interne, au détriment de la compétitivité globale de l’Europe. Cette approche, visant à favoriser les intérêts des particuliers et des entreprises à court terme, s’avère contre-productive dans les secteurs nécessitant des économies d’échelle et des acteurs puissants.
En effet, le droit européen de la concurrence, dans sa forme actuelle, entrave l’émergence de champions continentaux dominants. Cette doctrine, bien qu’elle puisse être efficace dans certains domaines, s’avère particulièrement préjudiciable pour nos industries. Elle nous empêche de développer des acteurs de taille suffisante pour rivaliser avec nos concurrents américains ou chinois, qui évoluent dans des environnements réglementaires plus favorables à l’émergence de géants industriels.
Cette philosophie doit être repensée, si nous voulons permettre l’émergence de grands acteurs européens dans les secteurs où la taille critique est un facteur clé de succès. Notre industrie est précisément au cœur de cette problématique.
M. le président Charles Rodwell. Je souhaite revenir sur la question des barrières douanières et réglementaires évoquée précédemment. Dans de nombreux secteurs économiques français et européens, nous constatons que les mesures protectionnistes américaines, notamment celles initiées par Donald Trump à l’encontre des produits chinois, pourraient avoir pour effet secondaire de rediriger les productions chinoises et asiatiques vers le marché européen. Considérez-vous que ce risque existe pour une partie de vos activités ?
Par ailleurs, lorsque vous suggériez précédemment que seuls les États-Unis devraient faire l’objet de barrières douanières en réponse à leur agressivité économique, ne serait-il pas judicieux d’envisager également des mesures protectionnistes pour nous prémunir de cet effet de déversement potentiel ? Ces mesures pourraient concerner aussi bien les produits finis que les composants de votre chaîne d’approvisionnement.
Ma seconde interrogation porte spécifiquement sur Comac. N’avons-nous pas, comme dans le cas de SpaceX et d’autres segments de votre industrie, sous-estimé l’émergence d’une concurrence extrêmement forte sur certains de vos marchés, tant sur le plan industriel que réglementaire ? Ce constat s’applique également à d’autres secteurs, notamment l’industrie automobile, où la concurrence chinoise surpasse désormais une partie de nos capacités.
Ne serait-il pas opportun de prendre dès maintenant des mesures douanières et réglementaires pour restreindre l’accès du marché européen aux avions Comac ? Ne faudrait-il pas, selon vous, limiter immédiatement la coopération entre les acteurs occidentaux qui contribuent à l’amélioration des compétences et de la compétitivité de Comac, notamment dans le cadre de leurs démarches pour pénétrer le marché européen ? Cette situation pourrait, selon vos propres termes, représenter un danger pour la structure du marché sur lequel vous êtes déjà particulièrement compétitifs.
M. Guillaume Faury. Concernant l’instauration de tarifs « préventifs » sur les équipements chinois destinés au marché européen dans notre secteur, ma réponse est catégoriquement négative. Notre industrie ne fait pas face à une surcapacité chinoise susceptible de se « déverser » sur le marché européen, en raison d’un manque de débouchés aux États-Unis. Cette situation ne s’applique à aucun segment de notre secteur, qu’il s’agisse de l’aviation civile, commerciale, des avions d’affaires, des moteurs, des hélicoptères, des équipements ou des systèmes. Notre industrie demeure largement dominée par les acteurs occidentaux.
Quant à votre seconde question concernant Comac, il est vrai que son émergence présente des similitudes avec celle des constructeurs automobiles chinois. Comac bénéficie d’un soutien considérable des équipementiers occidentaux. La compétitivité et la viabilité actuelles de l’avion C919 reposent en grande partie sur l’utilisation des moteurs LEAP de Safran et GE. Ces entreprises ont contribué à l’apprentissage de la construction aéronautique par Comac.
En établissant un parallèle avec l’industrie automobile, on constate qu’après 10 à 15 ans, les constructeurs chinois ont acquis une expertise significative. Ils ont développé leurs propres équipementiers, qui commencent maintenant à pénétrer les marchés occidentaux avec certains avantages compétitifs. Les équipementiers occidentaux qui, il y a 15 ans, cherchaient à élargir leurs marchés, en servant des acteurs émergents en Chine, se retrouvent aujourd’hui sur la défensive. Ils font face à une vague de concurrents chinois, maîtrisant leurs métiers et les défiant à l’échelle mondiale, y compris en Europe.
Un scénario similaire pourrait se reproduire dans l’aviation. Les équipementiers occidentaux, qui ont assisté Comac dans le développement de ses capacités, pourraient se retrouver confrontés à une concurrence accrue à l’avenir. Bien que les décisions finales relèvent du domaine politique, nous assistons à la répétition d’un schéma observé dans d’autres industries.
Par conséquent, si nous ne parvenons pas à accélérer significativement notre développement et à maintenir des avantages compétitifs substantiels face à la montée en puissance de Comac, il est probable que l’industrie aéronautique connaisse une évolution similaire à celle observée dans d’autres secteurs.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite aborder la question des chaînes de valeur, en complément de vos précédentes réponses sur ce sujet. Vous avez évoqué la création de fonds de soutien en fonds propres pour vos sous-traitants, tant pour faire face à la crise du Covid que pour les aider à s’adapter à la hausse de votre production.
Dans quelle mesure considérez-vous que la proximité géographique de vos sous-traitants et de votre écosystème industriel constitue un atout pour Airbus ? Par ailleurs, pensez-vous qu’il serait pertinent de spécialiser les régions par filière, ou au contraire que les filières devraient chercher à se spécialiser géographiquement ?
M. Guillaume Faury. Je vous remercie pour cette question industrielle pertinente. La proximité géographique et un écosystème local constituent effectivement un avantage compétitif. Un bassin d’emploi regroupant des compétences multidimensionnelles, autour d’un même objet ou savoir-faire, maintenu dans la durée, s’avère difficile à reproduire ailleurs. Nous observons ce phénomène avec l’écosystème aéronautique et spatial très puissant à Toulouse, ainsi qu’en Grande-Bretagne, autour des compétences liées aux ailes et aux moteurs. Ces écosystèmes doivent être entretenus, car ils tendent à prospérer naturellement.
Cependant, je dois souligner que l’importance de cet avantage compétitif a diminué avec le temps. La diffusion du savoir, l’échange d’informations et les capacités de communication se sont considérablement améliorés, tant grâce aux déplacements physiques qu’aux technologies numériques. Aujourd’hui, il est parfois plus aisé de collaborer avec quelqu’un à des milliers de kilomètres via visioconférence qu’avec un collègue dans un bâtiment voisin. Bien qu’il faille exploiter cet atout de proximité, il convient de ne pas en surestimer la puissance actuelle.
Concernant la spécialisation des régions par filière, l’exemple de Toulouse illustre à la fois les avantages et les risques d’une telle approche. La forte spécialisation dans l’aéronautique, qui constitue une grande force de la région, s’est révélée être une source d’inquiétude majeure lors de la crise du Covid. Cette situation démontre qu’une spécialisation excessive peut se transformer en vulnérabilité. Je pense donc qu’une certaine spécialisation régionale est bénéfique, mais qu’il est important de diversifier les savoir-faire et les filières pour ne pas dépendre entièrement d’un seul secteur. La création d’écosystèmes spécialisés, mais diversifiés, offre un potentiel considérable.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez déclaré que les normes et réglementations constituaient des freins au moins aussi coûteux que la fiscalité elle-même. Cette affirmation est particulièrement pertinente, car elle souligne que les avantages des allègements fiscaux récents, estimés à environ 30 milliards d’euros depuis 2017, ont malheureusement été neutralisés par ce que j’appelle « l’impôt paperasse », c’est-à-dire le coût de ces normes.
Vous avez mentionné la difficulté d’estimer précisément le coût global de ces normes. Les estimations varient entre 20 et 47 milliards d’euros par an pour les entreprises françaises. En comparaison avec les allègements fiscaux de 30 milliards d’euros, on constate que la compétitivité s’est en réalité détériorée à cause du poids des normes.
Concernant spécifiquement la CSRD, pouvez-vous nous fournir une estimation du coût que cela représente pour le groupe Airbus ? De plus, observez-vous un impact de ces exigences CSRD sur votre réseau de sous-traitants, notamment en matière de standards imposés ?
M. Guillaume Faury. Je dispose effectivement de chiffres concernant le coût des normes et de la réglementation. Cependant, je préfère ne pas les communiquer sans être certain de leur méthode de calcul et d’estimation. Ce qui est clair, c’est que les ordres de grandeur qui me sont rapportés sont effectivement comparables aux allègements fiscaux évoqués. Il est regrettable de constater que nous avons potentiellement perdu d’un côté ce que nous avons gagné de l’autre.
Nous ne sommes pas en désaccord avec les objectifs poursuivis par ces normes. Notre opposition ne porte pas sur les sujets traités en eux-mêmes. Cependant, la multiplication des normes crée un « maquis réglementaire » frustrant et nous ralentit considérablement. Dans notre industrie, nous avons besoin d’effets d’échelle et de vitesse. Si nous parvenons à constituer l’effet d’échelle, nous en tirons un avantage. Or, la vitesse nous fait cruellement défaut aujourd’hui.
Concernant le coût spécifique de la CSRD pour Airbus, une estimation préliminaire incluant la mobilisation du personnel, le temps consacré, le financement des auditeurs et des commissaires aux comptes, pourrait s’élever entre 10 et 20 millions d’euros. Cependant, je considère que ce chiffre ne reflète pas le véritable coût pour l’entreprise. Le coût réel réside dans l’énorme mobilisation du temps de management, y compris au plus haut niveau, sur ces sujets qui ne relèvent pas directement de notre cœur de métier industriel, mais plutôt du reporting, et ce pour des acteurs qui ne sont pas nécessairement nos alliés.
Mon principal problème avec la CSRD ne concerne pas ses objectifs en matière d’environnement, de gouvernance et de social, avec lesquels nous sommes en accord. La difficulté réside dans la contradiction entre notre adhésion aux finalités et notre désaccord sur les moyens mis en œuvre. Dès que nous exprimons des réserves sur la CSRD, nous sommes soupçonnés d’incohérence ou de double discours, ce qui n’est pas le cas. Notre engagement envers les objectifs poursuivis est réel, mais nous contestons la manière dont ils sont mis en application.
La façon dont cela a été fait nous pose un problème, car il s’agit d’un ralentisseur important, voire d’un avantage compétitif pour les autres. Aucun de nos concurrents européens n’a réalisé un rapport CSRD. En revanche, les concurrents américains et chinois lisent notre rapport CSRD. Nous avons dû nous battre (sans gagner partout) pour obtenir des « omissions », à savoir des secteurs protégés (sans reporting), parce qu’il s’agissait d’un avantage compétitif trop important pour nos concurrents.
Airbus souhaite progresser sur les questions environnementales, notamment en matière de CO2. Notre investissement dans ce domaine, en matière d’argent, de temps et d’engagement, est conséquent. Cependant, la CSRD n’apparaît pas comme un atout dans cette démarche. Au contraire, elle nous prend du temps et nous rend vulnérables, ce qui regrettable.
La CS3D nous rendra également certainement vulnérables dans ce jeu de la concurrence mondiale, dans un contexte de réindustrialisation. Nous ne remettons pas en cause les objectifs de la CS3D, qui sont louables, mais sa mise en œuvre et sa complexité, entraînant finalement un découragement de produire en Europe. Il semble essentiel de retravailler ces sujets, afin de trouver des procédés plus efficaces.
M. le président Charles Rodwell. Merci pour vos réponses.
La séance s’achève à dix-huit heures.
Présents. – M. Emmanuel Fernandes, Mme Florence Goulet, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber