Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition conjointe, ouverte à la presse, de :

 M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030, ancien député, Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe pour l’investissement, et M. Marc-Antoine Lacroix, directeur de l’évaluation au sein du SGPI

 M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA), ancien président de l’École polytechnique, et M. Xavier Raher, rapporteur général              2

– Présences en réunion................................18

 


Mercredi
7 mai 2025

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 38

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


  1 

La séance est ouverte à dix-sept heures dix.

M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions de ce jour en entendant les responsables des plans d’investissement publics. Je souhaite la bienvenue à M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé notamment de France 2030 ; M. Marc-Antoine Lacroix, directeur de l’évaluation au sein du SGPI ; Mme Géraldine Leveau, secrétaire générale adjointe du SGPI ; M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) et M. Xavier Raher, rapporteur général du CSIA.

Je vais vous céder la parole pour une intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions et de réponses. Je vous remercie également de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Auparavant, je vous rappelle au préalable que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Bonnell, Mme Géraldine Leveau, M. Marc-Antoine Lacroix, M. Éric Labaye et M. Xavier Raher prêtent serment.)

M. Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030. Je suis ravi de vous présenter les ambitions et la logique de France 2030 dans le cadre de cette commission d’enquête, car ce plan constitue un levier central de transformation du tissu productif.

Il convient tout d’abord de rappeler le diagnostic établi notamment par MM. Mario Draghi et Jean Tirole, selon lequel la France demeure enfermée dans ce qui a été qualifié de « trappe à la technologie de gamme moyenne ». Cette position intermédiaire crée une vulnérabilité économique structurelle, car elle limite les marges et freine l’investissement. Bien que certains pôles d’excellence aient été préservés, notamment grâce aux plans précédents, notre tissu productif reste marqué par un déficit d’entreprises innovantes, une numérisation encore insuffisante et une fragmentation des compétences et des filières. Ces facteurs expliquent d’ailleurs en partie ce qu’on appelle, de manière générique, la désindustrialisation.

France 2030 a été conçue pour rompre avec cette trajectoire. Ce plan de transformation industrielle repose sur un investissement massif dans l’innovation de rupture et une montée en gamme destinée à garantir la souveraineté technologique dans plusieurs secteurs. Contrairement à certaines interprétations, il ne s’agit pas de rattraper un retard, mais bien de faire le pari de l’avenir productif de notre pays. C’est pourquoi je préfère parler de néo-industrialisation plutôt que de réindustrialisation, car notre objectif n’est pas de reproduire les modèles d’hier mais de construire une industrie tournée vers le futur.

Notre premier constat est qu’il n’existe aucune fatalité. Des pays tels que la Corée du Sud, le Royaume-Uni ou l’Italie ont réussi à inverser des dynamiques défavorables en adoptant des stratégies ambitieuses combinant investissements massifs dans des secteurs clés, en particulier le numérique et les technologies de rupture, et réformes structurelles. La néo-industrialisation repose sur un soutien déterminé à l’innovation, qu’il convient de considérer comme complémentaire au développement d’une industrie horizontale. Pour être efficace, cette démarche doit être accompagnée d’un effort de simplification réglementaire et d’une attention soutenue à la formation du capital humain, qui constituera sans doute l’un des principaux atouts de la France dans les années à venir.

Concernant le plan France 2030, 38 milliards d’euros ont d’ores et déjà été engagés sur les 54 milliards initiaux. Ces investissements ciblent des secteurs d’avenir tels que l’énergie, le spatial, l’aéronautique, les biotechnologies, la bioproduction ou encore l’électronique. Selon les estimations, chaque euro investi dans ces secteurs génère entre trois et cinq euros d’activité économique, ce qui met en lumière l’importance de l’objectif de rentabilité. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) indique par ailleurs qu’une amélioration de la compétitivité pourrait permettre à la France de réaliser un gain de productivité de 15 à 20 % d’ici 2030, lui permettant ainsi de se repositionner parmi les acteurs centraux dans la course internationale à l’innovation.

Pour illustrer notre stratégie, je me réfère à la communication de la Commission européenne du 29 janvier 2025 « une boussole de l’UE pour regagner en compétitivité et garantir une prospérité durable », qui structure notre action autour de quatre grands axes. Il s’agit, tout d’abord, de combler notre retard technologique et industriel, en particulier vis-à-vis de la Chine et des États-Unis, grâce à des investissements dans des domaines clés tels que le quantique, le spatial, les biothérapies, les matériaux avancés et l’intelligence artificielle. Cette orientation inclut également le soutien à la création de start-ups, notamment dans le secteur des jeunes pousses disruptives ou de la deep tech. Ensuite, la décarbonation industrielle, qui doit rester compétitive, constitue un enjeu essentiel à la fois pour répondre aux attentes sociétales des consommateurs et pour améliorer notre qualité de vie. La réduction de nos dépendances critiques passe, quant à elle, par le développement de capacités de production minimales dans des secteurs stratégiques tels que les métaux rares, les molécules critiques ou encore la défense. Enfin, nous nous appuyons sur des catalyseurs horizontaux, qui regroupent la simplification administrative, les modalités de financement, le développement des compétences et la coordination des efforts engagés.

La répartition actuelle des investissements de France 2030 illustre fidèlement cette approche, puisque 28 % sont consacrés au comblement du retard, 27 % à la décarbonation, 19 % à la réduction des dépendances critiques et 26 % aux talents et à la formation. Cette répartition équilibrée apporte de la visibilité et témoigne d’une véritable cohérence stratégique. Il convient également de souligner que 54 % de l’ensemble des investissements du plan sont directement consacrés à la réindustrialisation et au domaine industriel. Ce chiffre est particulièrement significatif car il traduit la place centrale accordée au renouveau industriel du pays, au-delà des seuls investissements dans la recherche et la formation, souvent davantage mis en avant.

Notre ambition, claire et résolue, consiste à inverser la tendance pour transformer en profondeur notre économie. J’ai personnellement visité, à ce jour, 59 départements et rencontré des milliers de chaînes d’entreprises. Nous comptons 7 500 lauréats France 2030 répartis sur l’ensemble du territoire français. Il n’existe aucun département, qu’il soit situé dans l’Hexagone ou en outre-mer, qui ne bénéficie pas d’un investissement ou d’un soutien dans le cadre de ce programme, qui donne parfois lieu à des découvertes inattendues. À titre d’exemple, et aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est aujourd’hui dans le Cantal que se trouve le leader européen de la production de médicaments par bioproduction. Il s’agit de l’entreprise Biose Industrie, qui a été soutenue par France 2030 et qui connaît aujourd’hui une croissance remarquable à l’échelle européenne, au point de rattraper ses concurrents. Cet exemple illustre parfaitement l’un des objectifs majeurs de France 2030 qui est le développement des biomédicaments.

Je crois que nous sommes, lentement mais sûrement, en train de sortir de cette trappe et, plus encore, d’amorcer un changement de modèle en encourageant une dynamique accrue d’innovation. Pour autant, tout n’est pas encore parfait et il subsiste une faiblesse profonde et structurelle qui est celle du capital privé. L’État compense ce déficit à un niveau qui frôle parfois l’excès, en soutenant massivement les entreprises et les projets innovants. Ce constat mérite d’être rappelé car il soulève une question de fond qui est celle de la confiance à accorder à nos entreprises. Celle-ci doit s’appuyer sur des résultats concrets, qui commencent à émerger, se construisent peu à peu et doivent donc impérativement être soutenus par un niveau d’investissement constant.

Ce sujet doit également nourrir les réflexions concernant l’avenir de la France après 2030. Depuis maintenant douze ans, à travers les plans d’investissements d’avenir puis le programme France 2030, la France s’est dotée d’un cap industriel structurant et cet effort doit se poursuivre. Dans la mesure où nous sommes engagés dans une évolution qui s’inscrit à l’échelle d’une génération, il serait contre-productif de revenir à des logiques d’arrêt et de départ ou de stop and go.

Nous devons désormais rechercher une véritable cohérence à la fois dans notre politique industrielle et dans notre cadre réglementaire et fiscal et ce, sur le long terme. À cela doit s’ajouter une évaluation rigoureuse des impacts de nos actions. Cette exigence de cohérence et de clarté sera, j’en suis convaincu, l’une des conditions majeures du succès.

M. Éric Labaye, président du Comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA). Mon propos liminaire s’articulera autour de trois points : une présentation du CSIA, un rappel des chiffres justifiant les investissements d’avenir et les premiers éléments d’évaluation que nous avons menés.

Le CSIA est un comité composé de dix-huit membres, huit parlementaires, dont quatre députés et quatre sénateurs nommés par les présidents des assemblées, ainsi que dix personnalités qualifiées représentant les mondes académiques, de la recherche et de la finance. Notre mission consiste à la fois à évaluer l’impact des investissements d’avenir et à conseiller le gouvernement sur les politiques d’innovation.

Nommés il y a onze mois, nous avons commencé nos travaux l’été dernier. Nous nous sommes concentrés sur la révision des fondements des investissements d’avenir, l’évaluation des progrès réalisés par rapport aux recommandations du comité précédent et le lancement d’évaluations sur les dix objectifs et six leviers au cœur de France 2030. Nous avons déjà mené des évaluations dans les domaines de la santé, de l’énergie et de la décarbonation de l’industrie et nous poursuivons ce travail pour l’ensemble des objectifs et leviers.

Notre méthodologie d’évaluation repose, d’une part, sur une auto-évaluation du SGPI et des acteurs impliqués et, d’autre part, sur des auditions approfondies des écosystèmes concernés. Nous avons, par exemple, auditionné quatre-vingts personnes dans le secteur de la santé et soixante-dix dans celui de l’énergie. Nous allons systématiquement au contact du terrain pour comprendre comment les acteurs, qui sont précisément ceux qui peuvent faire la différence, perçoivent les leviers et les freins liés à la mise en œuvre de France 2030. L’État donne une impulsion, mais ce sont les acteurs de terrain qui en mesurent concrètement la portée. Tous les membres du conseil stratégique de France 2030 sont fortement mobilisés autour de la notion d’impact, qu’il soit économique, sur la souveraineté, la primauté ou le leadership technologique de la France dans les technologies identifiées et, bien entendu, en matière de décarbonation.

Des mesures d’évaluation ont été engagées avec le SGPI et nous examinons désormais comment cet impact peut être quantifié sur le terrain. Dans notre feuille de route, élaborée en partenariat avec le SGPI, nous avons également intégré la réflexion sur l’après-France 2030. Transformer une technologie et asseoir un leadership prend du temps, souvent dix à vingt ans, or les programmes d’investissements d’avenir (PIA) se sont jusqu’ici étalés sur quatre à cinq ans. À l’échéance 2026-2027, il faudra donc sortir de la logique de programme ponctuel pour inscrire nos actions dans une stratégie de long terme. Cette stratégie, à quinze ou vingt ans, devra viser à structurer l’économie autour de secteurs à forte valeur ajoutée, sur lesquels nous sommes actuellement en train de travailler dans l’objectif de formuler des propositions pour régénérer le tissu économique.

À ce titre, je souhaite revenir sur quelques chiffres rappelant l’importance de l’innovation de rupture dans la transformation de l’économie. Le rapport sur la compétitivité de l’économie européenne de Mario Draghi montre que le revenu disponible par tête progresse beaucoup plus lentement en Europe qu’aux États-Unis, essentiellement en raison d’une productivité moindre, notamment dans les secteurs technologiques. Le rapport sur les grands défis économiques, dirigé par Jean Tirole, qui a nourri le rapport Draghi, démontrait quant à lui que la recherche et développement (R&D) européenne se concentre sur des technologies intermédiaires, essentiellement dans l’automobile et la mécanique, au détriment de secteurs à haute intensité technologique tels que la pharmacie ou le numérique. L’écart estimé de R&D entre l’Europe et les États-Unis se situe entre 250 et 300 milliards d’euros, alors même que l’Europe compte 450 millions d’habitants contre 330 millions aux États-Unis. À lui seul, le budget annuel cumulé de R&D des quatre géants américains du numérique que sont Google, Meta, Apple et Microsoft atteint 150 milliards, soit la moitié de l’écart entre les deux continents. Reprendre le leadership sur les technologies de rupture est donc essentiel pour l’Europe.

Une récente étude australienne a classé les pays leaders dans quarante-quatre technologies clés. Les États-Unis et la Chine sont présents dans chacune de ces catégories. Le Royaume-Uni l’est dans vingt-neuf, l’Allemagne dans dix-sept et la France dans seulement deux. Cette photographie doit nous interroger. Il ne s’agit pas de viser toutes les technologies, mais de retrouver une position forte dans celles qui ont un impact décisif sur notre développement économique, notre souveraineté et notre trajectoire de décarbonation.

Par ailleurs, entre 1996 et 2021, la dépense de R&D de la France est restée figée à 2,2 % du PIB, alors que l’Union européenne est passée de 1,6 % à 2,1 %, l’OCDE de 2 % à 2,7 % et la Corée du Sud de 2,2 % à 4,1 %. Cette stagnation française ne tient pas à l’investissement public, globalement équivalent dans les différents pays (entre 0,7 et 1 % du PIB), mais bien à la faiblesse de la dépense privée. En réalité, dans les secteurs où la France est historiquement forte, comme l’automobile, elle investit autant que ses concurrents. Ce qui manque, ce sont des secteurs à forte intensité de R&D, à hauteur de 10 à 15 %, tels que la pharmacie ou le numérique.

Ce constat avait déjà conduit à la rédaction du rapport du collège d’experts présidé par Benoît Potier « Faire de la France une économie de rupture technologique » en 2020, qui a posé les jalons de France 2030 en identifiant les ruptures technologiques, les domaines où la France possède des forces, des marchés porteurs et un rôle spécifique à jouer pour l’État, que ce soit pour dérisquer ou en matière de réglementation, d’achat public ou de formation. Sept à huit des secteurs identifiés dans ce rapport, comme le quantique, le spatial, l’alimentation, la santé ou la cybersécurité, se retrouvent aujourd’hui au cœur de France 2030. Il s’agit des secteurs dans lesquels la France a les moyens de construire une position forte, avec le soutien approprié de la puissance publique.

Les premières évaluations conduites montrent que France 2030 a permis un soutien massif à l’innovation dans des secteurs jugés pertinents par les acteurs économiques, qu’ils soient publics ou privés. En plus de l’impulsion forte dans les filières soutenues, le programme a également joué un rôle important dans la dynamisation des compétences, ce qui est fondamental pour élever le niveau de productivité, de valeur ajoutée et de compétitivité de notre économie. Un autre élément clé, souvent sous-estimé, est l’impact territorial de France 2030, aujourd’hui reconnu comme un levier essentiel d’impact.

Pour maximiser les effets de France 2030 et renforcer son impact sur le développement économique et l’industrialisation, le premier enjeu réside dans l’approche écosystémique. Aujourd’hui, l’État donne une impulsion à travers le SGPI, mais la question est de savoir comment cette impulsion se traduit en résultats concrets. Dans le domaine de la santé, par exemple, il peut soutenir le développement d’un biomédicament mais, avant que ce traitement n’arrive jusqu’au patient, il faut recourir à la Haute Autorité de Santé (HAS), obtenir l’autorisation de mise sur le marché, s’accorder sur la fixation des prix, et bien d’autres étapes. Nous observons ainsi des points de friction, dans l’écosystème français, entre l’investissement initial dans les phases de recherche amont et la mise effective sur le marché. Il est donc indispensable de réunir l’ensemble des parties prenantes autour de la table pour se poser la bonne question concernant les moyens de garantir, un retour sur cet investissement à partir du moment où l’État a investi, non seulement sur le plan financier mais également en termes d’impact concret. Nous constatons en effet que certaines entreprises choisissent de débuter leurs projets en France, profitant de l’excellence des chercheurs en biologie ou en informatique, mais préfèrent ensuite se développer à l’étranger, où le cadre est plus simple. Ce travail collectif de fluidification et de coordination au sein de l’écosystème est, à mes yeux, la priorité absolue.

La dimension européenne doit ensuite être pleinement intégrée. La masse critique, en termes de marché, se trouve en effet à l’échelle de l’Europe et pas uniquement à celle des États membres. Les États-Unis, la Chine ou encore l’Inde disposent chacun d’un marché unique de très grande taille et en croissance rapide, tandis que l’Europe reste morcelée. La question posée, et rappelée avec force par Mario Draghi, est donc celle de la création d’un véritable marché unique européen. Nous devons faciliter l’accès des entreprises européennes à l’ensemble des 450 millions de consommateurs. Dans le secteur des logiciels, par exemple, cette fragmentation explique en grande partie l’écart avec les États-Unis, qui détient 73 % des parts de marché contre seulement 6 % pour l’Europe. Les entreprises qui peuvent amortir rapidement leurs coûts fixes en accédant sans entrave à un grand marché prennent rapidement le leadership. En revanche, lorsqu’il faut composer avec des marchés de près de 50 millions d’habitants, la dynamique est freinée. Il est donc nécessaire d’accompagner les entreprises capables de se projeter rapidement à l’échelle européenne et de s’assurer que celles qui sont soutenues dans le cadre de France 2030 bénéficient des bons partenariats à ce niveau, afin de mobiliser le meilleur de l’Europe, y compris dans le domaine de la recherche.

Le troisième axe porte sur l’effet de levier que peut jouer le financement privé. Il ne s’agit pas uniquement de la recherche en entreprise, mais également de la structure même du capital. La question de la mobilisation de l’épargne, en particulier en capital-risque, reste entière. L’épargne existe, mais la prise de risque demeure limitée. Aujourd’hui, l’effet de levier moyen est d’un à deux, avec des pointes entre deux et trois dans certains secteurs. Pourtant, les parangonnages ou benchmarks internationaux montrent que nous pouvons viser des effets de trois à cinq. Il devient donc indispensable de travailler méthodiquement, secteur par secteur, pour renforcer cet effet d’entraînement du financement privé.

Le quatrième point concerne l’amélioration du fonctionnement opérationnel, avec un enjeu de lisibilité, de rapidité et d’impact sur le marché. De rigidités, essentiellement françaises, freinent les dynamiques car, entre le dépôt d’un projet et l’attribution effective d’une aide, il peut s’écouler des mois, alors que dans l’économie réelle, tout se joue à l’échelle de la semaine. Une réflexion approfondie doit donc être menée sur la manière de libérer les énergies.

Il est, pour terminer, essentiel de veiller, dans le cadre des travaux menés secteur par secteur, à ce que les projets financés reposent systématiquement sur un calcul actualisé de leur mérite économique. Si certains projets ont d’ores et déjà été réévalués, notamment dans les domaines de l’hydrogène ou de l’énergie, nous devons désormais systématiser cette démarche. Trois ans après le lancement d’un projet, il faut s’interroger sur l’évolution du contexte, des données économiques ou scientifiques, mais également sur la conformité du rythme de développement aux prévisions initiales. Cette vigilance doit permettre d’ajuster les financements au plus près des réalités afin de maximiser leur impact.

Ces différents enseignements, tirés des travaux en cours, nourrissent la réflexion sur les moyens à mettre en œuvre pour renforcer l’impact de France 2030, qu’il s’agisse de souveraineté, de compétitivité économique ou de décarbonation.

M. le président Charles Rodwell. Je tiens à déclarer publiquement, dans l’intérêt de cette commission d’enquête, que j’ai siégé au sein du comité de surveillance des investissements d’avenir (CSIA) de France 2030.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Une critique fréquemment formulée à l’égard de France 2030, notamment en comparaison avec son prédécesseur France Relance, est sa focalisation sur les innovations de rupture, l’accompagnement des acteurs dans leur montée en gamme et la décarbonation. Cette approche semble privilégier les start-ups en négligeant notre tissu industriel de base, c’est-à-dire nos PME et nos ETI, qui structure nos territoires. Pour rappel, près d’un tiers des 100 milliards d’euros de France Relance était consacré à ce socle industriel. Quelles sont vos réflexions sur ce point ?

Par ailleurs, monsieur Bonnell, vous avez évoqué le programme qui succédera à France 2030. Quels enseignements tirez-vous, tant en termes d’objectifs que de méthodes d’attribution des aides, notamment par appels à projets, pour l’élaboration du futur programme d’investissement ?

Bien que nous puissions nous réjouir que des objectifs en matière d’innovation de rupture aient été définis, il est nécessaire que le futur plan, tout en maintenant cet accent sur l’innovation, augmente le volume des dépenses et renforce le soutien à notre socle industriel de base, sans lequel le développement économique des innovations serait compromis.

M. Bruno Bonnell. Sur les 38 milliards précédemment évoqués, 55 % ont été alloués à des TPE, PME et ETI. Plus précisément, 17 % ont été attribués à de grandes entreprises et 28 % à des entreprises privées ainsi qu’à des organismes de recherche d’universités. Je souligne ces chiffres car ils démontrent clairement que ce plan n’était nullement orienté vers les grandes entreprises stratégiques, mais bien vers les PME et ETI.

Concernant la logique du plan, France 2030 a introduit une véritable innovation par rapport aux plans précédents en définissant des objectifs collectifs ambitieux, tels que la fabrication du premier avion bas carbone, la réalisation d’un lanceur orbite basse ou la construction d’un premier réacteur nucléaire. Nous avons ensuite lancé des appels à projets invitant les entreprises innovantes à proposer des solutions pour atteindre ces objectifs. Cette démarche est résolument ascendante plutôt que descendante, soit bottom-up plutôt que top-down. L’idée n’était pas de confier la réalisation d’une fusée à une grande entreprise d’ici 2030, mais plutôt de décider que, pour des raisons de souveraineté et de technologie, l’accès à l’espace devait être possible. Dans le cas du spatial, par exemple, nous avons initialement reçu une dizaine de candidatures, qui se sont réduites à cinq sociétés, mêlant acteurs traditionnels tels qu’Arianespace et start-ups ou petites PME désireuses de contribuer à l’excellence spatiale française.

Cette approche constitue un élément essentiel de différenciation et d’innovation dans l’approche de la politique publique, puisqu’elle vise à identifier et à mobiliser les talents présents sur le territoire en leur donnant l’opportunité de participer à ces grands défis technologiques et industriels.

Mon constat, après avoir examiné de nombreux dossiers et effectué plusieurs visites sur le terrain, est que notre pays regorge de talents et d’innovations dans des territoires souvent inattendus. Pour reprendre l’exemple de l’entreprise Biose dans le Cantal, une telle pépite n’aurait jamais été identifiée par une approche centralisée et descendante depuis Paris. Ce cas n’est pas isolé puisque, dans chaque département, nous découvrons des initiatives remarquables dans des domaines variés.

Il est donc nécessaire de souligner que la France foisonne de talents innovants et d’individus porteurs d’idées concrètes pour contribuer à nos objectifs collectifs. Certains secteurs, tels que l’aéronautique, maintiennent leur position de leader quand d’autres, à l’image de l’automobile, doivent se réinventer.

Concernant notre tissu industriel, nous sommes confrontés à deux enjeux majeurs. D’une part, la question de la souveraineté implique la réduction de nos dépendances critiques et, d’autre part, nous devons éviter le piège du maintien artificiel d’entreprises sous perfusion. Notre objectif est de transformer des entreprises trop peu performantes en champions de la performance. Cette démarche implique la création d’emplois qui permettent aux travailleurs des secteurs en déclin d’accéder à des formations et de se reconvertir vers les métiers du futur. Cette logique de transformation profonde se concrétise notamment à travers le plan Compétences et métiers d’avenir, qui offre actuellement 240 000 places de formation dans des domaines stratégiques tels que l’hydrogène, le nucléaire, la bioproduction, les nouvelles productions agricoles ou encore le spatial. Notre ambition est de former un million de talents d’ici 2030, répartis sur 160 sites à travers le territoire.

Il est donc important de distinguer cette logique de celle du plan France Relance, qui visait à soutenir une économie fragilisée par la crise du Covid. Notre mission actuelle est désormais résolument tournée vers l’avenir, axée sur la mutation et la transformation de notre tissu économique. Si ce plan devait avoir une suite, ce qui relèvera de la décision de l’Assemblée nationale, il serait essentiel de maintenir cette dynamique orientée vers le futur.

Nous devons nous garder d’une analyse passéiste de l’industrialisation pour construire l’industrie du XXIe siècle et au-delà. La stratégie la plus pertinente consiste à se concentrer sur les innovations de rupture tout en développant les industries de demain, qui en découlent. Des secteurs tels que l’espace, la bioproduction ou le nucléaire ont le potentiel de devenir des moteurs d’exportation et de renforcer ainsi la position de la France sur la scène internationale. La formation de talents dans ces domaines d’avenir constituera l’un des atouts majeurs de la France pour la prochaine décennie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Bien que nous reconnaissions l’importance et la pertinence d’un plan d’investissement ambitieux, fixant un cap clair et soutenant l’innovation ainsi que le développement de nouvelles compétences, une interrogation subsiste. Quel type de plan d’investissement, avec quels objectifs et quelles méthodes, sont nécessaires pour soutenir les entreprises dont l’activité principale n’est pas centrée sur l’innovation ? Bien que l’innovation soit cruciale dans leurs processus, elle ne constitue pas nécessairement le cœur de leur métier.

Dans cette optique, considérez-vous l’appel à projets comme un levier efficace ? Ne percevez-vous pas un manque de soutien pour les PME et ETI, qui représentent environ deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France ? Il est important de souligner que, malgré l’indispensable rôle de l’innovation, la réindustrialisation ne peut se limiter à ce seul aspect.

M. Éric Labaye. France 2030 se concentre effectivement sur l’innovation et les ruptures technologiques et ne cible donc pas directement les PME traditionnelles de l’industrie classique, bien que celles-ci aient également besoin d’innover. Pour ces PME, l’enjeu principal réside dans la diffusion des nouvelles technologies. Je fais une analogie avec la période 2005-2010, où la question centrale était la diffusion de la technologie de « gestion sans gaspillage » ou lean management dans l’industrie française, déjà adoptée au Japon, en Allemagne et aux États-Unis, et la façon dont les PME françaises pouvaient s’emparer de ces nouvelles technologies de production afin de monter en compétitivité. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un défi similaire avec la numérisation et l’utilisation de l’intelligence artificielle pour transformer l’ensemble de la chaîne de production, depuis la R&D jusqu’au service.

La France dispose d’excellents producteurs de logiciels dans ce domaine, mais la question demeure la manière dont les PME peuvent s’approprier ces outils, alors que les grands groupes y parviennent plus aisément.

La réflexion à mener est la suivante : faut-il opter pour des subventions, des appels à projets ou modifier plutôt les conditions générales de l’économie française ? Après avoir échangé avec de nombreux dirigeants de PME, il apparaît que les questions d’attractivité et de compétitivité sont primordiales. Cela nous ramène aux problématiques de réglementation, de fiscalité et d’autres facteurs qui traduisent l’état global de l’économie. Dans un environnement favorable, les entrepreneurs sont naturellement enclins à aller de l’avant mais, trop souvent, ce sont les obstacles et les contraintes qui les freinent. Pour l’industrie traditionnelle et les services qui ne sont pas à la pointe de l’innovation de rupture mais qui doivent continuer à évoluer, je suggérerais d’examiner en priorité ces conditions générales de l’économie avant d’envisager un programme d’aide spécifique. C’est en améliorant ces conditions que nous pourrons véritablement les aider à devenir plus compétitifs.

S’agissant de votre deuxième question sur le plan suivant, je précise tout d’abord que nous visons des stratégies à vingt ans. Nous travaillons actuellement sur une analyse rétrospective des programmes d’investissements d’avenir (PIA) depuis 2010 pour évaluer la dynamique enclenchée et projeter notre stratégie sur les deux prochaines décennies. Cette approche à long terme est cruciale, comme le démontre l’émergence de pôles universitaires de renommée mondiale après quinze ans d’efforts dans le cadre des initiatives d’excellence (Idex).

Dans le domaine quantique, nous sommes au début d’un cycle de développement de dix à quinze ans. Des entreprises prometteuses émergent déjà, mais leur leadership mondial et l’expansion du marché ne se concrétiseront qu’entre 2030 et 2040. D’ailleurs, nos concurrents internationaux, notamment la Chine, élaborent des stratégies sur quarante ans.

Notre réflexion doit donc porter sur la vision du tissu économique français à l’horizon 2040-2045. Nous devons identifier les secteurs où nous visons le leadership, ceux où la souveraineté est primordiale et évaluer notre portefeuille actuel pour assurer sa pérennité. Je prévois que 50 à 70 % des programmes futurs continueront à soutenir les domaines actuels tels que le spatial, le quantique ou les batteries, tandis que 20 à 30 % seront consacrés à des domaines émergents.

Nous devons ainsi réévaluer régulièrement les nouveaux domaines à intégrer, en se demandant systématiquement quelle est la valeur ajoutée de l’intervention de l’État. Si différents secteurs se développent sans le soutien de l’État, cette implication se justifie principalement pour réduire les risques liés à la R&D fondamentale et appliquée, développer les compétences, adapter la réglementation afin de favoriser une dynamique compétitive et lever les barrières potentielles.

Un dernier point crucial, soulevé lors de nos entretiens, concerne les achats publics. La France dispose encore d’un potentiel important pour stimuler les technologies de rupture, notamment celles développées par les start-ups et les PME, par le biais de la commande publique, mais notre impact dans ce domaine est moindre comparé aux États-Unis ou au Royaume-Uni qui disposent de dispositifs, tels que le Small Business Act américain depuis 1953. Il y a là un levier significatif pour accroître notre impact économique.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourriez-vous nous présenter un état des lieux des principaux objectifs identifiés par France 2030, en particulier celui concernant le secteur automobile ? Nous venons d’avoir une table ronde avec les acteurs majeurs de ce secteur. L’objectif de France 2030 était de produire près de deux millions de véhicules électriques d’ici 2030. Or sauf erreur, nous n’en étions qu’à 120 000 voitures électriques en 2023. Pouvez-vous nous détailler les objectifs qui seront probablement atteints et ceux qui ne le seront pas, ce qui est compréhensible étant donné que l’investissement dans l’innovation implique nécessairement une prise de risque ?

La Cour des comptes a souligné la nécessité de revoir certaines priorités de France 2030. Quelles sont-elles et quelles leçons tirez-vous de cette recommandation ?

M. Bruno Bonnell. Le 10 avril 2025, nous avons tenu un comité interministériel de l’innovation présidé par le Premier ministre où nous avons présenté officiellement l’ensemble des facteurs de performance et des investissements relatifs aux dix objectifs et leviers de France 2030. En résumé, sur les dix objectifs mentionnés, la dynamique est bien engagée pour huit d’entre eux, ce qui signifie que nous respectons notre plan d’investissement. Il est important de noter que ces plans s’étalent sur de longues périodes et qu’avec seulement deux à trois ans de recul, il est prématuré de tirer des conclusions définitives.

Concernant les véhicules électriques, deux objectifs connaissent un décalage. Le premier concerne l’hydrogène vert. Malgré l’importance de l’hydrogène dans notre stratégie de décarbonation, nous constatons que certaines applications, notamment dans la mobilité, prennent plus de temps que prévu à se concrétiser. Par exemple, Airbus a reporté son projet d’avion à hydrogène et Alstom a décalé de plusieurs années son projet de locomotive à hydrogène. La compétition des batteries s’intensifie, remettant en question certains usages initialement envisagés pour l’hydrogène dans la mobilité légère. Ce ralentissement ne remet toutefois pas en cause la stratégie globale, l’hydrogène restant fondamental pour la décarbonation de l’industrie, qui demeure une priorité absolue du plan France 2030. Conformément à la loi que votée, 50 % des investissements de France 2030 doivent être consacrés à la décarbonation de notre quotidien, qu’il soit industriel ou privé. Bien que nous anticipions un décalage de deux à cinq ans sur les objectifs de production d’hydrogène, cela ne remet donc pas en question la stratégie à long terme. Ce retard ne doit pas être interprété comme un abandon de la filière hydrogène, mais plutôt comme une adaptation aux réalités technologiques et économiques.

Concernant l’automobile, alors que l’objectif était de 800 000 véhicules électriques et hybrides nous avons atteint un chiffre de 640 000 en 2024, ce qui représente une progression significative par rapport aux chiffres que vous avez cités. Notre objectif initial était de 2 millions de véhicules électriques et hybrides, l’hybride étant inclus car il comporte également des moteurs électriques et des batteries.

Il est important de noter que la France adopte traditionnellement un schéma d’adoption lent suivi d’un rattrapage rapide, comme nous l’avons observé pour d’autres technologies telles que le téléphone portable, l’ordinateur ou encore le magnétoscope. Nous avons réussi à infléchir la courbe d’adoption des véhicules électriques et hybrides et, pour l’instant, nous maintenons notre objectif pour 2030. Les efforts d’investissement en cours, notamment dans les infrastructures de recharge et les méga-usines ou gigafactories de batteries, nous permettent de rester confiants quant à l’atteinte de cet objectif.

La mise en service d’une usine de l’envergure d’une gigafactory nécessite invariablement une période de réglage et de mise au point s’étalant sur huit à douze mois. Il est donc crucial de garder à l’esprit cette réalité industrielle et de se méfier des simplifications médiatiques hâtives. Nous élaborons actuellement des infrastructures destinées à fonctionner pendant un demi-siècle. Par conséquent, une phase d’ajustement de six à huit mois ne représente nullement une situation alarmante.

Concernant l’avancement de nos projets, huit sur dix progressent donc conformément aux prévisions. Nous observons un certain décalage dans les secteurs de l’hydrogène et de l’automobile, tandis que d’autres domaines affichent même une avance sur le calendrier initial. Dans l’ensemble, ces résultats sont plutôt satisfaisants à ce stade. Je ne cherche pas à nous congratuler prématurément, mais il convient de souligner que sur les 7 500 projets actuellement en portefeuille, nous anticipons un taux d’échec d’environ 10 % qui implique, a contrario, un taux de réussite de 90 %.

Cette performance mérite d’être soulignée, car elle surpasse largement les standards du secteur. En effet, les fonds d’investissement traditionnels, notamment dans le domaine du capital-risque, font face à un taux d’échec moyen de 30 %. Notre processus de sélection rigoureux, impliquant nos opérateurs et des jurys d’excellence, nous permet d’identifier des projets au potentiel de réussite supérieur à la moyenne du marché. Cet effet est également amplifié par l’envergure de notre action.

Cette vue d’ensemble doit être gardée à l’esprit, particulièrement par les décideurs qui seront amenés à statuer sur les futurs budgets. Nous sommes régulièrement confrontés à des retours d’expérience isolés pointant des échecs ponctuels, mais ces cas particuliers ne reflètent pas la réalité globale de notre action, dont nous constatons quotidiennement les effets positifs.

Concernant les recommandations de la Cour des comptes et du CSIA, nous les intégrons continuellement pour affiner notre approche. Nous avons mis l’accent sur la simplification, la concentration et la focalisation sur nos objectifs prioritaires et avons ainsi dû opérer un tri nécessaire pour recentrer efficacement notre action.

Nous faisons l’objet d’une trentaine de contrôles de la Cour des comptes par an, qu’ils soient thématiques ou globaux. Cette surveillance constante garantit la rigueur de notre gestion, même si chaque observation ne peut être immédiatement mise en œuvre.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. France 2030 mobilise 54 milliards d’euros de fonds publics. Dans quelle mesure le critère de la part française est-il pris en compte dans vos décisions d’investissement et de financement ? Ce critère est notamment utilisé par le Trésor pour l’octroi de prêts ou par la Banque publique d’investissement (BPIFrance) dans le cadre des demandes d’assurance à l’exportation. Son application pourrait constituer une garantie relative contre le financement d’innovations étrangères.

M. Bruno Bonnell. Le critère de la part française n’est pas directement pris en compte dans nos décisions d’investissement car, après quatre décennies de désindustrialisation, notre pays se trouve dans une situation où certaines technologies et certains outils ne sont plus produits sur notre territoire. Prenons l’exemple de la métrologie. Au cours de mes nombreuses visites d’usines, j’ai systématiquement constaté que les équipements de précision proviennent majoritairement du Japon, des États-Unis, de Finlande, d’Allemagne ou de Suisse. Cette réalité témoigne d’un vide industriel que des dizaines de PME françaises pourraient combler, car il ne s’agit pas nécessairement de systèmes complexes à développer. Il fut un temps où la France disposait d’entreprises spécialisées en métrologie, qui ont été vendues ou ont disparu. Cette situation pose un réel problème lorsqu’il s’agit de mettre au point des innovations complexes, qui nécessitent des mesures précises dans divers domaines tels que la chimie, la physique, la mécanique ou la dynamique.

Imposer l’achat exclusif de produits français handicaperait donc considérablement nos entreprises innovantes. Notre approche consiste plutôt à encourager, à travers ces innovations, d’autres entreprises françaises à saisir ces opportunités de marché. Le bond technologique pour combler ces lacunes est l’essence même de l’innovation de rupture, et nous commençons aujourd’hui à en observer.

Néanmoins, lorsque le produit existe sur le territoire français, nous encourageons systématiquement la sous-traitance nationale. Je peux illustrer cela par l’exemple des éoliennes en mer. Pour les flotteurs, malgré la concurrence chinoise et coréenne, nous avons exigé qu’ils soient fabriqués par des entreprises françaises comme condition à l’octroi de nos subventions.

En résumé, lorsque la sous-traitance est possible en France ou en Europe, nous l’encourageons et la soutenons activement. Cependant, nous devons aussi composer avec la réalité du terrain et les capacités industrielles actuelles de notre pays.

M. Éric Labaye. Concernant les contrôles de la Cour des comptes, je souligne que nous sommes dans un contexte d’innovation de rupture qui nécessite une adaptabilité permanente. Il est impératif de réévaluer tous les deux ou trois ans les avancées scientifiques et économiques, tant en termes de marché que de positionnement des coûts et d’effectuer les ajustements nécessaires. Un taux d’échec de 10 % à 20 % est tout à fait normal dans ce cadre. Certains projets peuvent stagner ou être réorientés, tandis que d’autres s’accélèrent, à l’instar d’un portefeuille de nouvelles technologies où certains éléments connaissent une croissance exponentielle quand d’autres ralentissent. Il est donc essentiel de disposer d’une forte capacité d’adaptation pour rediriger les ressources et s’assurer que les personnes compétentes soient présentes pour prendre les décisions. La rapidité d’action est indispensable dans ce processus.

Concernant les investissements futurs, au-delà d’une stratégie à long terme, il est important d’adopter des approches inspirées du modèle américain dans lequel les chefs de projet ont une autonomie décisionnelle sur l’allocation des fonds. Cela soulève des questions réglementaires sur la manière d’allouer ces fonds et sur la possibilité d’accorder plus de responsabilités et de capacités décisionnelles au plus près du terrain. L’objectif est de relever des défis sans systématiquement passer par des appels à projets de six à neuf mois, qui peuvent s’avérer obsolètes une fois aboutis.

Je précise également que nous sommes dans un processus d’apprentissage continu depuis plus de quinze années. L’étape actuelle consiste à accroître notre flexibilité, à nous orienter davantage vers l’innovation de rupture et à impliquer les meilleurs scientifiques. Les meilleures innovations mondiales sont en effet généralement pilotées par des scientifiques ayant une compréhension du monde des affaires. Le lien entre science et affaires ou business est plus fluide dans le reste du monde que chez nous, bien que nous ayons considérablement progressé ces quinze dernières années. Ces scientifiques, souvent entrepreneurs eux-mêmes, sont les mieux placés pour aider, décider et allouer les ressources.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué la question de la commande publique comme levier potentiel pour l’innovation, voire pour la réindustrialisation de manière générale, qui semble aujourd’hui sous-exploitée. Comment envisageriez-vous l’instauration d’un critère de localisation ou de proximité dans la commande publique ? Cela permettrait aux acheteurs publics de ne pas se focaliser exclusivement sur le critère quantitatif du prix, mais également sur un critère qualitatif de proximité. Cette approche serait conforme au droit de la concurrence européenne, contrairement à un critère de priorité nationale.

Ma deuxième question porte sur la mise en place d’un mécanisme d’orientation de la commande publique vers des innovations et des prototypes élaborés par des PME. Que penseriez-vous d’un objectif de 2 % des achats courants de l’État consacrés à ces innovations ? Ce dispositif provient d’une recommandation du rapport de M. Louis Gallois et s’inspirait directement des programmes dits Small Business Innovation Research (SBRI) britannique et américain.

M. Éric Labaye. Je pense que cette proposition mérite d’être sérieusement considérée. Nous parlons depuis vingt ans du Small Business Act, dans un sens plus large, mis en place par les Américains dans l’objectif de soutenir les PME. Cette idée permettrait d’orienter la dynamique autour de l’innovation, en incitant les acheteurs des grandes entreprises et de l’État à y être plus attentifs. Il faudrait probablement réévaluer l’impact économique actuel, mais la direction me semble pertinente pour rapprocher les acheteurs de l’innovation.

Quant à la question de la localisation, je pense également qu’elle mérite d’être examinée. Les achats publics se basent déjà sur des critères multiples et cette règle pourrait en faire partie. Je crois cependant qu’il s’agit également d’un changement culturel car nous avons aujourd’hui tendance à minimiser les risques en choisissant de grandes entreprises. Il faudrait donc développer une culture qui encourage la prise de risques mesurés et l’expérimentation de l’innovation.

Nous touchons ici à une spécificité culturelle française. Les statistiques montrent que l’intelligence artificielle (IA) est moins avancée dans les entreprises françaises que dans les entreprises nordiques, comme cela avait déjà été observé avec le numérique il y a quinze ans. La France n’est généralement pas parmi les premiers pays à adopter les innovations. Cela semble tenir à une forme d’aversion au risque, ou à une perception répandue selon laquelle la technologie poserait un problème ou aurait un impact négatif sur l’emploi, alors que nous constatons en réalité de plus en plus qu’elle engendre des gains de productivité et favorise la création d’emplois dans d’autres secteurs.

Il me semble nécessaire d’imaginer un discours collectif entre politiques, économistes et entreprises sur le fait que l’innovation technologique doit faire partie intégrante de notre façon de travailler, tant dans les entreprises que dans le fonctionnement de l’État. Si nous pouvons certes mettre en place des règles et des aides, je crois fondamentalement que la recherche de l’excellence pour servir un client ou un citoyen passe par l’innovation. Si nous parvenions à faire évoluer cette mentalité, nous n’aurions peut-être même plus besoin d’imposer des règles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je suis d’accord avec vous mais, avant même de faire évoluer cette culture d’achat française, il faut donner la liberté aux acheteurs publics. Malheureusement, aujourd’hui, ils n’en disposent pas, à moins de contourner les règles en utilisant la clause environnementale. Ce critère environnemental semble être, en dehors du prix, le seul moyen pour un acheteur public de favoriser une offre française.

Mme Géraldine Leveau, adjointe au secrétaire général pour l’investissement (SGPI) chargé de France 2030. Le comité interministériel de l’innovation nous a sollicités pour formuler des propositions à court terme visant à renforcer l’achat public d’innovation, tant au niveau de l’État que des collectivités territoriales et nous y travaillons activement. Le projet de loi sur la recherche scientifique, actuellement en débat, comporte également des dispositions pour augmenter les seuils des partenariats d’innovation et favoriser la commande publique dans ce domaine.

Dans le cadre de France 2030, nous avons expérimenté de nouvelles approches, allant au-delà des traditionnels appels à projets. Bien que la loi de finances nous impose une distribution des crédits sous forme d’appels compétitifs, nous avons testé des solutions de commandes publiques afin de permettre à nos start-ups non seulement d’être subventionnées, mais également de trouver leurs premiers clients. Nous avons appliqué cette stratégie dans le secteur spatial avec le Centre national d’études spatiales (Cnes), notamment pour les micro-lanceurs, avec le recours à l’achat direct de solutions plutôt qu’aux subventions.

Nous avons adopté une approche similaire dans le domaine du quantique, en collaboration avec le ministère des armées, qui a lancé un concours d’innovation en vue d’acquérir le meilleur ordinateur quantique destiné à nos forces armées. Actuellement, cinq entreprises concurrentes bénéficiant d’un achat public sont en compétition. Le nombre de participants diminuera progressivement jusqu’à la sélection de l’ordinateur quantique final, prévu pour la fin de cette décennie.

Ces initiatives se concentrent sur des technologies de pointe, car le rôle de France 2030 et du SGPI n’est pas de gérer les solutions numériques courantes des agents publics. Nous collaborons néanmoins étroitement avec nos collègues d’autres administrations pour améliorer l’appropriation de l’innovation française dans le secteur public.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Labaye, quels sont aujourd’hui, selon vous, les principaux freins réglementaires à l’innovation ?

Madame Leveau, dans le cadre des attributions de financement, notamment lors des appels à projets, quels sont les principaux freins à l’innovation que vous identifiez aujourd’hui dans notre pays ?

Le principe de précaution, bien qu’indispensable et nécessaire, est-il selon vous un facteur du décrochage de la France en termes d’innovation par rapport à d’autres pays ? Il convient toutefois de relativiser ce décrochage, car nous n’avons pas à rougir de notre capacité d’innovation.

Enfin, les règles européennes telles que le règlement général sur la protection des données (RGPD) constituent-elles un frein à l’innovation dans les domaines de l’intelligence artificielle et du numérique ?

M. Éric Labaye. La question réglementaire est complexe. Je prendrai l’exemple du secteur de la santé, où nous menons d’importants travaux. J’évoquais précédemment le processus d’introduction d’un médicament sur le marché et les essais cliniques, domaines dans lesquels la France a perdu du terrain ces dernières années. La réglementation joue un rôle crucial, notamment dans la composition des comités et la définition des processus, tout en ralentissant considérablement l’innovation. En France, le processus dure deux fois plus longtemps que dans d’autres États européens.

Je m’interroge sur les barrières à l’agilité que nous avons pu ériger dans certains domaines. J’apprécie toujours de comparer nos pratiques à la moyenne de l’OCDE, que ce soit en matière de réglementation, de fiscalité ou d’autres aspects. Généralement, lorsque nous sommes moins performants, l’impact est visible. Dans le domaine de la santé, de nombreuses barrières existent, alors que nos homologues européens ne disposent pas nécessairement d’un système de santé moins performant ou moins protecteur pour les patients.

Il est donc essentiel de réfléchir à l’allègement de certaines réglementations en s’inspirant des pratiques de nos voisins, qui parviennent à introduire des médicaments deux fois plus rapidement. L’Espagne, par exemple, est aujourd’hui le chef de file européen dans le domaine des essais cliniques. Il faut examiner cette question secteur par secteur afin de libérer l’innovation dans chaque domaine et nous sommes en train de le faire méthodiquement.

Concernant le principe de précaution, je pense que nous avons, en France, un rapport au risque particulier car nous évoquons toujours la protection mais rarement la prise de risque, pourtant cruciale. Cela s’applique non seulement à la création d’entreprise mais également à l’épargne. Les Français épargnent beaucoup mais privilégient les fonds en euros plutôt que le capital-risque ou le capital-investissement alors que, sur quarante ans, le rendement de ces derniers est nettement supérieur malgré une volatilité plus élevée. Toutes les études démontrent que sur le long terme, les actions rapportent plus que les fonds en euros. Cette culture du risque se reflète dans la gestion des fonds de pension. De nombreux pays disposent de fonds qui investissent une partie de leurs allocations dans des actifs risqués comme le capital-risque. C’est d’ailleurs un lien direct avec l’innovation, car les fonds de capital-investissement et de capital-risque sont souvent alimentés par ces fonds de pension anglo-saxons ou nordiques.

Je pense que la culture joue un rôle crucial, tant dans la façon dont les acteurs parlent du risque que dans l’éducation dès le plus jeune âge. L’État est là pour protéger, mais chacun devrait être encouragé à prendre des risques. Cet aspect culturel est fondamental, au-delà des questions de réglementation et de financement.

J’évoquerai, pour terminer, un dernier point crucial qui est le lien entre l’université, le secteur public et le secteur privé, entre la recherche fondamentale et les start-ups. Sur ce plan, la France a considérablement évolué depuis quinze ans puisque de nombreux chercheurs s’intéressent désormais aux start-ups et à la propriété intellectuelle. Cependant, nous avons encore du chemin à parcourir pour renforcer ces liens, essentiels pour la réindustrialisation.

Mme Géraldine Leveau. Notre mission consiste à accompagner le risque, même si la France peut être perçue comme réticente à cet égard. Nous prenons des décisions d’investissement en collaboration étroite avec nos partenaires d’autres ministères afin de lever les obstacles réglementaires potentiels à l’innovation. Notre action se veut cohérente et au service des objectifs de politique publique. Le président Labaye a rappelé nos efforts dans le domaine de la santé et des biotechnologies. Malgré des investissements conséquents dans le cadre des programmes antérieurs, certains projets n’ont pas abouti en France pour toutes les raisons évoquées. C’est également pour cela que nous avons renforcé notre équipe avec des experts dédiés à l’accélération de la mise sur le marché des médicaments, notamment en facilitant les aspects réglementaires. Il revient bien entendu aux législateurs de modifier les réglementations encadrant ces structures mais nos décisions d’investissement prennent en compte le cadre existant, en agissant sur tous les leviers possibles. France 2030 ne se limite pas à l’allocation de milliards d’euros, mais représente une action cohérente de l’État et de l’ensemble de ses services pour faciliter le déploiement des projets. Concrètement, lorsque nous prenons une décision d’investissement, nous sollicitons le préfet local pour accélérer l’ouverture des usines dans les délais impartis, en optimisant les procédures de vérification des installations. Notre approche se veut donc globale et cohérente.

M. Éric Michoux (UDR). En tant qu’entrepreneur à la tête d’un groupe de trente-cinq PME, j’ai pris la décision d’interdire le recours aux subventions au sein de mes entreprises en raison du temps et des ressources considérables qui sont nécessaires pour comprendre, préparer et soumettre les dossiers de demande de subventions. Les démarches auprès des différents services administratifs s’avèrent extrêmement complexes et nous nous exposons fréquemment à des contrôles ultérieurs qui peuvent remettre en question les subventions obtenues. Ce constat d’une complexité administrative excessive est largement partagé sur le terrain, y compris au sein des organisations syndicales dont j’ai fait partie. Nombreux sont ceux qui préfèrent consacrer leur temps et leur énergie à travailler plutôt qu’à naviguer dans ces procédures complexes.

Mme Géraldine Leveau. Nous distribuons des fonds publics, plus précisément 54 milliards d’euros, ce qui implique nécessairement une certaine complexité. Nous nous efforçons quotidiennement de simplifier nos procédures, tout en veillant à ne pas être accusés de distribuer l’argent de manière trop laxiste. Si une entreprise parvient à innover sans le soutien de l’État, nous nous en réjouissons, car le premier principe de notre doctrine d’intervention est que l’aide publique soit incitative. Nous sommes ravis de voir des entreprises se financer par leurs propres moyens, que ce soit grâce à la confiance des banques, à des investisseurs privés ou à un chiffre d’affaires suffisant. Nous estimons cependant que, pour des investissements massifs en R&D et des innovations de rupture, qui ne sont pas encore compétitifs ni rentables, certaines entreprises ont encore besoin de notre soutien.

Comme je l’ai expliqué hier à vos collègues sénateurs devant la commission d’enquête relative aux missions des agences, opérateurs et organismes consultatifs de l’État, nos efforts de simplification ont parfois conduit à des situations où ce sont les entreprises qui ralentissent nos délais. Par exemple, nous avons réduit les documents requis lors du dépôt initial d’un dossier, ne les demandant qu’aux entreprises sélectionnées. Cependant, ces dernières mettent souvent plus de deux mois et demi à nous fournir ces pièces nécessaires. Nous devons rendre des comptes aux législateurs, aux citoyens et à la Cour des comptes sur l’utilisation des fonds publics et, parfois, les entreprises ne facilitent pas cette simplification.

J’ajoute qu’il convient de distinguer France Relance, qui était un dispositif de guichet visant à relancer rapidement l’économie, du plan France 2030. Nous sommes un programme d’investissement à long terme, successeur non pas de France Relance mais des PIA, avec une logique d’intervention publique fondamentalement différente.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et vous invite à compléter nos échanges en répondant au questionnaire qui vous a été transmis ou en faisant parvenir au secrétariat tout document que vous jugeriez utile à notre commission.

 

La séance s’achève à dix-huit heures trente.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pierre Cordier, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber