Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général du groupe STMicroelectronics, et Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France              2

– Présences en réunion................................17

 


Jeudi
15 mai 2025

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 40

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à quatorze heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Nous allons entendre à présent les dirigeants de l’entreprise STMicroelectronics, représentés par M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général, ainsi que Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France. Je vous invite à déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’éclairer vos déclarations.

Concernant les aides publiques, sujet abordé lors de votre récente audition par la commission d’enquête sénatoriale, nous ne reviendrons pas sur ces aspects déjà traités, sauf si vous le souhaitez.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Marc Chéry et Mme Frédérique Le Grevès prêtent serment.)

M. Jean-Marc Chéry, président du directoire et directeur général du groupe STMicroelectronics. Permettez-moi d’introduire mon propos par un constat qui pourrait vous surprendre : sur la période de notre plan stratégique actuel, de 2018 à 2026, STMicroelectronics aura investi environ 13 milliards d’euros en France en infrastructures, équipements de production, recherche et développement (R&D). Cela représente 40 % de nos investissements mondiaux, alors que la France ne génère que 2 % de notre chiffre d’affaires. Nous ne sommes donc peut-être pas les mieux placés pour évoquer les barrières à l’industrialisation, puisque nous investissons et industrialisons activement en France.

Il est essentiel de comprendre la diversité et l’omniprésence de notre industrie. Les composants électroniques sur matériaux semi-conducteurs, communément appelés « semi-conducteurs », englobent en effet une vaste gamme de produits : processeurs, mémoires, composants analogiques, microcontrôleurs, composants de puissance et capteurs. Ils sont partout ; on en retrouve dans l’électronique embarquée automobile, les applications industrielles, les bâtiments, les domaines stratégiques (souverains, le médical, l’aérospatial) et, bien sûr, au cœur de la digitalisation avec les serveurs, les ordinateurs et les infrastructures de communication.

Cette industrie est fondamentale pour relever les grands défis sociétaux mondiaux. Elle permet de rendre les systèmes plus intelligents, plus sûrs (en répondant à toutes les normes de sécurité), moins énergivores et plus performants dans des domaines tels que la mobilité, l’industrie et les infrastructures. Elle joue également un rôle crucial dans l’amélioration de la productivité et de l’efficacité des services via la digitalisation, l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique et la robotique.

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière le caractère stratégique de cette industrie, lorsque des pénuries de semi-conducteurs ont paralysé des pans entiers de l’économie mondiale. Il est important de souligner la complexité de cette industrie, qui combine des processus de fabrication mixtes, alliant chimie, physique et assemblage discret. La production d’un composant nécessite en effet plusieurs centaines d’étapes et peut prendre de quatre à six mois. De plus, les technologies évoluent constamment pour répondre aux défis émergents.

Les investissements requis sont considérables, tant en termes d’infrastructures que de technologies de production. La construction d’une usine prend environ quatre ans, le développement d’une technologie deux ans et celui d’un produit à peu près un an. Ces décisions s’inscrivent donc dans une stratégie à long terme, fondée sur une demande anticipée et des conditions favorables.

STMicroelectronics est née en juin 1987 de la fusion de deux sociétés : Thomson Semiconducteurs et SGS. Aujourd’hui, la holding est française et italienne à 27,5 %, le reste étant en bourse. Notre stratégie globale, cohérente depuis une décennie, se concentre sur les marchés automobiles et industriels, tout en participant de manière plus ciblée aux marchés des serveurs, ordinateurs et communications. Nous privilégions une croissance organique reposant sur l’innovation et la recherche et développement, avec un modèle opérationnel quasiment intégré, produisant plus de 80 % de nos ventes dans nos propres usines.

Notre société affiche un chiffre d’affaires de 13 milliards d’euros en 2024 et se positionne comme le deuxième acteur européen, légèrement au-dessus du top 10 mondial. Nous avons connu une décroissance significative en 2024 par rapport à 2023, principalement due aux fluctuations du marché industriel automobile. Cependant, par rapport à notre référence de 2017, nous avons enregistré une croissance d’environ 60 %, surpassant la moyenne du secteur.

L’innovation est au cœur de notre stratégie. Nous employons 9 000 personnes en recherche et développement, dont plus de 3 600 en France. Notre investissement dans ce domaine représente entre 12 % et 15 % de notre chiffre d’affaires. Nous privilégions une approche de recherche ouverte et coopérative. Notre portefeuille compte 21 000 brevets actifs, atout crucial pour notre industrie, avec 700 nouveaux brevets déposés en 2024. Cette performance nous vaut une reconnaissance régulière parmi les entreprises les plus innovantes.

En tant que société industrielle, nous disposons de 15 sites de production majeurs. En France, nos quatre principaux sites sont situés à Tours, Rennes, Crolles près de Grenoble et Rousset près d’Aix-en-Provence. Nous avons également des centres de conception produits à Paris, Le Mans et Sophia-Antipolis, qui se distinguent des sites industriels. Notre stratégie cohérente et constante nous a conduits à investir environ 13 milliards d’euros en recherche, développement et production sur la période récente. Cela s’est traduit par le recrutement d’environ 12 000 personnes en France, consolidant notre position d’acteur majeur de l’industrie des semi-conducteurs, avec une forte présence en France et en Italie.

Le site de Crolles illustre parfaitement notre engagement. Fin 2021-début 2022, nous avons décidé, en partenariat avec GlobalFoundries, de créer une nouvelle unité de production adjacente au site existant. Cette décision répondait à une demande du marché, condition sine qua non de tout investissement industriel, qui peut correspondre à un changement, une contrainte ou une adaptation. Entre autres, elle s’inscrivait dans le cadre de la stratégie européenne, notamment le règlement européen du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit « European Chips Act », visant à renforcer la production de semi-conducteurs en Europe. Ce projet bénéficiait du soutien du gouvernement français, s’alignant sur sa politique d’industrialisation et de soutien à l’industrie des semi-conducteurs, cohérente depuis plusieurs années.

L’investissement total prévu dépasse les 7 milliards d’euros. Sa concrétisation résulte de la convergence entre la stratégie européenne, le positionnement de l’État français, les besoins de nos deux entreprises, et une coopération exemplaire avec les autorités locales et les parties prenantes. Ce projet intègre une forte composante d’engagement sociétal, social et environnemental, désormais incontournable dans tout projet industriel d’envergure.

Bien que le contexte ait évolué depuis la prise de décision il y a 18 mois, le projet reste actif. Pour notre part, nous avons déjà réalisé plus de la moitié de notre investissement prévu, avec un soutien public d’environ 500 millions d’euros reçu à ce jour.

En conclusion, je souhaiterais formuler quelques recommandations, en me plaçant dans la perspective d’un dirigeant extérieur envisageant d’investir en France. Tout d’abord, la compétitivité intrinsèque du pays est cruciale. Elle englobe la qualité des infrastructures, la disponibilité et le coût des intrants comme l’électricité, l’accès aux compétences et l’existence d’écosystèmes industriels établis. La France bénéficie historiquement d’écosystèmes régionaux forts : les télécommunications dans l’Ouest, l’électronique dans le Sud-Est, l’aérospatiale dans le Sud-Ouest et l’industrie automobile dans le Nord et l’Est. Ces écosystèmes sont fondamentaux pour attirer de nouvelles industries ou en développer de nouvelles.

Ensuite, les incitations à l’investissement et à la recherche et développement sont essentielles. Elles permettent de mettre en place des processus de fabrication efficaces et de rester compétitifs face à d’autres pays qui offrent des avantages similaires, comme les États-Unis, la Chine, Singapour, le Japon, la Corée du Sud ou d’autres pays européens.

Enfin, et c’est un point crucial, la stabilité du cadre fiscal, sociétal, social et environnemental est primordiale. Ce cadre, défini démocratiquement par la loi, doit être clair, aussi simple que possible et surtout stable. Il ne doit pas faire l’objet de remises en question constantes ou de polémiques. Les entreprises qui respectent ce cadre ne devraient pas être constamment mises sur la sellette. Cette instabilité perçue peut en effet être rédhibitoire pour des investisseurs extérieurs qui n’ont pas encore d’ancrage émotionnel dans le pays.

En résumé, les trois piliers essentiels pour attirer et maintenir les investissements industriels sont la compétitivité, l’attractivité et la stabilité.

Mme Frédérique Le Grevès, présidente de STMicroelectronics France. Notre industrie est effectivement stratégique, essentielle et capitalistique, mais aussi complexe. Cette complexité se reflète particulièrement dans le domaine de l’innovation. Il est crucial que nous poursuivions nos investissements dans ce domaine, étroitement lié à nos capacités de production. C’est la raison pour laquelle notre plus grand site de R&D et notre plus importante unité de fabrication sont tous deux situés en Isère, leur proximité étant fondamentale.

Nous bénéficions heureusement d’aides à l’innovation, notamment grâce aux projets importants d’intérêt européen commun (Piiec). Nous avons intensifié nos efforts depuis le début de l’année. Le développement d’un Chips Act 2.0 est essentiel pour nous, dans la mesure où il est impératif de maintenir un investissement constant dans l’innovation. Malheureusement, certaines de nos industries en aval, c’est-à-dire nos clients, ne sont plus présentes en Europe. Il est donc vital de préserver à la fois les filières aval et amont.

En tant que présidente du comité stratégique de filière (CSF), je peux témoigner de l’importance de cette approche globale. Depuis la crise du Covid et la pénurie de composants, nous organisons des rencontres trimestrielles réunissant les acteurs des filières amont et aval. Monsieur Chéry a souligné l’importance de l’écosystème, élément clé dans notre industrie comme dans beaucoup d’autres. Sans une vision englobant l’ensemble de la chaîne de valeur, nous nous exposons à des difficultés majeures. Nos investissements dans l’industrialisation doivent donc prendre en compte l’intégralité de cette chaîne et non se limiter à notre seule entreprise.

M. le président Charles Rodwell. Pourriez-vous dresser un état des lieux de la dépendance réelle de la France et de l’Europe vis-à-vis d’entreprises telles que TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) ou UMC (United Microelectronics Corporation) et de certaines nations, notamment Taïwan, ainsi que de certaines entreprises chinoises dans ce domaine ? Cela nous permettrait de mieux saisir l’urgence pour l’Europe de réagir dans votre secteur. Quelles seraient les conséquences pour votre industrie, cruciale pour notre quotidien, si Taïwan était envahi demain ou si une usine de TSMC était détruite ?

Dans son ouvrage sur la guerre des semi-conducteurs, Chris Miller affirme que la délocalisation de la production en Asie a permis l’émergence d’une innovation extraordinaire aux États-Unis, citant des entreprises comme Qualcomm et Nvidia. Libérées des contraintes de production, elles ont pu concentrer leurs capitaux sur l’innovation de rupture. Considérez-vous que ce modèle est toujours viable ou bien est-il devenu obsolète, compte tenu des dépendances actuelles des États-Unis et de l’Europe ?

Enfin, la loi de Moore est-elle toujours d’actualité ou est-elle dépassée ? On évoque beaucoup les avancées d’ASML (Advanced Semiconductor Materials Lithography) en Europe dans le domaine de l’ultraviolet extrême. Ces technologies, sur lesquelles vous vous appuyez également, sont-elles susceptibles de connaître des ruptures majeures dans un avenir proche ? Recommanderiez-vous aux pouvoirs publics de se concentrer d’urgence sur ces sujets pour éviter que l’Europe ne manque un tournant fondamental ?

M. Jean-Marc Chéry. La dépendance est en effet totale. Pour simplifier, le marché des semi-conducteurs peut être segmenté en trois blocs principaux : les processeurs, le stockage (mémoires) et la communication. Ce bloc numérique est dominé par une quinzaine d’entreprises qui représentent environ 90 % de ce marché spécifique. Parmi elles, on trouve des sociétés américaines comme Nvidia, AMD, Intel, Qualcomm, et des sociétés coréennes telles que Samsung et SK Hynix pour les mémoires, ainsi que Micron, une autre société américaine.

Notre dépendance s’est accentuée il y a une dizaine d’années, lorsque les nœuds technologiques ont franchi un seuil de miniaturisation critique de l’ordre de 10 nanomètres. Nous sommes donc totalement dépendants tant en conception qu’en fabrication. Cette situation s’explique par la complexité extrême de ce secteur, qui nécessite des investissements colossaux en recherche et développement pour la mise au point des technologies de fabrication, la conception des produits – développement matériel ou hardware et logiciel ou software – et la construction d’usines de production.

Pour vous donner une idée, une usine de production dédiée aux composants les plus sophistiqués coûte aujourd’hui environ 40 milliards d’euros. Le développement d’une technologie représente plusieurs milliards supplémentaires. Face à ces montants et à cette complexité, les entreprises ont dû se spécialiser. Certaines se sont concentrées sur les processeurs, d’autres sur les mémoires ou les composants de communication. Beaucoup ont choisi de se limiter à la conception de produits (software et hardware), déléguant le développement des technologies de fabrication et la production elle-même à des sociétés dites « fonderies », pour des raisons d’économies d’échelle. Ces entreprises spécialisées dans la conception sont devenues ce qu’on appelle des sociétés sans usine ou fabless.

La globalisation de la chaîne d’approvisionnement et les règles de fonctionnement actuelles exigent que chaque acteur maximise son innovation et son efficacité. Notre objectif principal est d’améliorer continuellement les performances des applications, de réduire les coûts unitaires et la consommation d’énergie, tout en répondant aux exigences de neutralité environnementale des composants.

Nous nous concentrons sur une partie de l’innovation, tandis que des fabricants comme TSMC se focalisent sur la production et la recherche technologique. Effectivement, il existe une dépendance totale dans ce secteur. Cependant, cette dépendance est réciproque. Par exemple, TSMC dépend des machines d’ASML pour augmenter ses capacités de production, et ASML dépend à son tour de sociétés comme Zeiss pour les lentilles optiques de ses équipements.

L’interdépendance dans cette industrie est extrêmement forte et complexe. Bien que nous dépendions d’entreprises comme Nvidia, Intel, AMD et TSMC, ces dernières dépendent également d’autres sociétés. Une société d’ingénierie française fabrique certains sous-éléments d’ASML. Sans elle, ces composants essentiels ne pourraient être produits. De même, dans notre secteur d’activité, principalement l’automobile, l’industrie et certains aspects de la défense, de l’aérospatial et du médical, nous produisons d’autres types de composants finaux tout aussi critiques, tels que des capteurs et des composants de logique de puissance. Ces éléments sont indispensables pour certains acteurs américains ou asiatiques. Pendant la pénurie de composants, j’ai été personnellement contacté par les dirigeants de grandes entreprises américaines comme Ford et General Motors, qui soulignaient leur dépendance à nos composants. Cette industrie est profondément interconnectée et globalisée, ce qui a engendré des interdépendances complexes.

La nature fortement capitalistique et l’évolution constante du secteur ont poussé à la concentration. Sans cela, les modèles économiques ne seraient pas viables et l’innovation serait freinée. Vouloir tout produire localement nécessiterait des investissements colossaux de centaines de milliards, ce qui est irréaliste. Les choix de souveraineté doivent être pesés car ils peuvent se faire au détriment de l’innovation ou générer de l’inflation.

La loi de Moore, quant à elle, reste d’actualité, mais elle devient plus complexe à appliquer. Auparavant, il suffisait de réduire la taille des transistors pour améliorer les performances. Aujourd’hui, l’innovation requise est considérable, notamment dans les matériaux. Parallèlement, d’autres innovations sur les composants de puissance permettent d’améliorer les performances, de réduire la consommation et l’encombrement des systèmes électroniques, essentiels pour relever les défis sociétaux comme l’électrification des transports.

Mme Frédérique Le Grevès. Il est crucial de reconnaître les forces technologiques de l’Europe. Comme l’a souligné Monsieur Chéry, nous possédons des compétences uniques au monde. Par exemple, dans le domaine de l’intelligence artificielle embarquée, l’Europe, et notamment STMicroelectronics ainsi que nos concurrents européens, excelle.

L’interdépendance de notre industrie soulève des défis particuliers, notamment en ce qui concerne les barrières douanières. Notre chaîne de production est intrinsèquement globale : nos puces voyagent à travers le monde, passant par différentes étapes de fabrication, de test, d’assemblage sur des cartes électroniques, puis d’intégration dans des modules, avant de se retrouver dans le produit final. Cette complexité rend le concept de barrières douanières particulièrement problématique pour notre secteur.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous nous éclairer sur les ruptures technologiques à venir dans votre secteur ? Par ailleurs, votre diversification géographique en Asie, notamment à Singapour, Taïwan, en Corée et au Japon, répond-elle à une stratégie de réduction des risques diplomatiques et géopolitiques ? Ou bien vous permet-elle de bénéficier de savoir-faire spécifiques à chacune de ces nations pour anticiper les futures avancées technologiques ?

M. Jean-Marc Chéry. Il est vrai qu’il y a vingt ou trente ans, les délocalisations étaient principalement motivées par la réduction des coûts, notamment pour les aspects de production nécessitant une main-d’œuvre importante. Aujourd’hui, notre stratégie de localisation est davantage liée aux écosystèmes. Il importe d’être présents là où les écosystèmes sont forts et stratégiques.

Notre décision de nous concentrer sur les secteurs automobile et industriel en Europe, tout en nous retirant du secteur numérique grand public, répond à cette logique. Nous cherchions à maintenir efficacement nos usines en France et en Italie, avec une recherche et développement performante, tout en restant proches de nos clients. L’Europe, jusqu’à récemment, était une référence mondiale dans l’automobile et l’industrie.

Cette proximité avec des clients majeurs tels que Schneider, Siemens, Legrand, BMW, Renault, à l’époque Peugeot et Fiat devenus Stellantis, nous permet de concevoir les produits les plus adaptés. Grâce aux politiques d’incitation efficaces, notamment en France et en Italie, nous pouvons continuer à investir localement tout en restant compétitifs à l’échelle mondiale, en offrant les meilleurs produits.

Les décisions de localisation industrielle et de conception de produits, notamment en matière de recherche et développement, sont intrinsèquement liées aux écosystèmes existants. Notre présence massive en Europe s’explique principalement par l’excellence du secteur automobile et industriel sur ce continent. Concernant le secteur du numérique, nous avons adopté une approche plus sélective, en établissant des équipes dans la Silicon Valley aux États-Unis pour être au plus près de nos clients et garantir la pertinence de nos développements. Cependant, nous n’avons pas implanté d’usines aux États-Unis, principalement en raison de la délocalisation massive de la production vers Taïwan.

Notre présence historique à Singapour, en Malaisie et aux Philippines résulte de décisions antérieures basées sur l’efficacité démontrée des usines locales, notamment en termes de taux d’utilisation et de coûts de main-d’œuvre. Aujourd’hui, c’est l’excellence des écosystèmes qui guide nos choix de localisation.

Actuellement, nous observons plusieurs dynamiques mondiales. Les États-Unis demeurent le centre d’excellence pour le numérique. La Chine, qui était en passe de le devenir également, a vu son ascension freinée par les mesures d’embargo sur les transferts de technologie. L’Europe, traditionnellement centre d’excellence pour l’automobile et le secteur industriel, fait face à une concurrence accrue, notamment depuis l’électrification de la mobilité et les contraintes imposées vis-à-vis des acteurs chinois. Force est de constater que les meilleurs écosystèmes mondiaux se trouvent désormais en Chine et dans la région Asie-Pacifique.

Notre entreprise doit s’adapter à ces évolutions dynamiques et à cette complexité croissante. Si l’on ajoute à cela la multiplication des barrières douanières, comme l’a souligné ma collègue, l’équation devient particulièrement complexe, voire insoluble.

Néanmoins, forts de notre héritage en France et en Italie, de la compétitivité intrinsèque de ces pays en termes de compétences et d’infrastructures, ainsi que de l’attractivité liée aux politiques incitatives et à la présence de nos grands clients, nous pouvons encore rivaliser mondialement dans ces secteurs à l’horizon 2025. Cela reste possible à condition que notre efficacité ne soit pas totalement neutralisée par des barrières douanières excessives.

Pour nous adapter, il est nécessaire d’accroître notre présence en Chine, notamment dans le secteur industriel et progressivement dans le secteur automobile, tout en restant au plus près de nos grands clients tels qu’Apple, Nvidia ou Google. Cette proximité est cruciale, car c’est là que l’innovation se développe. Ces considérations influencent directement nos stratégies de positionnement en termes d’empreinte industrielle, de recherche et développement technologique, ainsi que de support aux produits et à la conception.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Votre secteur est incontestablement l’un des plus internationalisés et interdépendants à l’échelle mondiale. Il est donc évident qu’il faut adopter des approches et des stratégies différenciées selon les filières. Certaines nécessitent en effet de garantir un libre-échange intégral, faute de quoi des pans entiers de l’industrie et de l’économie pourraient se trouver fortement pénalisés.

De nombreux sur lesquels je souhaitais vous interroger ont déjà été abordés. Je tiens néanmoins à revenir sur la restructuration que vous avez annoncée en février dernier. Vous employez environ 50 000 salariés dans le monde et avez exprimé votre intention de réduire les effectifs d’environ 2 800 postes sur la base de départs volontaires. Vous avez précisé quelques jours plus tard qu’environ un tiers de ces réductions d’effectifs concernerait la France. Pouvez-vous confirmer qu’il s’agit bien de départs volontaires et que vous maintiendrez cette approche ? Par ailleurs, avez-vous communiqué sur la répartition géographique des deux tiers restants de ces réductions d’effectifs ? Ces deux tiers se concentrent-ils sur l’Europe ?

M. Jean-Marc Chéry. Nous n’avons pas annoncé un plan de restructuration, car c’est une mesure que l’on prend en dernier recours. Comme je l’ai expliqué précédemment, notre industrie est certes cyclique, mais extrêmement dynamique, avec récemment des mouvements brusques sur les marchés que nous ciblons, notamment l’automobile et le secteur industriel. Nous mettons à jour annuellement notre plan stratégique. Sa substance fondamentale reste inchangée : adresser les marchés que j’ai mentionnés, croître organiquement par l’innovation et la recherche et développement, et fabriquer de manière intégrée à partir de nos sites existants. Nous l’avons fait évoluer pour répondre à la dynamique des marchés.

Dans nos projections à trois, six et neuf ans, nous affirmons catégoriquement qu’aucun site de STMicroelectronics ne sera fermé, qu’il s’agisse de sites industriels, technologiques ou de recherche et développement. Nous accordons une importance capitale aux compétences et aux écosystèmes. Cependant, il est nécessaire d’adapter des lignes de fabrication, voire des parties d’usines, et de les faire évoluer. C’est pourquoi il est crucial de conserver des marges de manœuvre d’expansion sur nos sites, pour pouvoir développer de nouvelles activités en remplacement de celles qui deviennent obsolètes.

Ce processus n’est pas nouveau. Nous l’avons déjà mis en œuvre sur le site de Rousset en Provence dans les années 2000, dont j’ai moi-même été directeur de fabrication. Nous avons dû fermer complètement l’unité de fabrication en 150 mm pour construire une usine en 200 mm, permettant ainsi au site de pérenniser son activité. Aujourd’hui, en 2024, ce site est l’un des plus performants.

L’acquisition de l’ancien site d’Atmel, adjacent à notre site d’Aix-en-Provence, n’est pas motivée par une volonté d’expansion territoriale, mais par le besoin de nous donner des marges de manœuvre pour de futures expansions ou constructions. Nous avons adopté une approche similaire, bien que plus complexe, sur le site de Tours, et nous cherchons également à créer ces marges de manœuvre sur le site d’Agrate en Italie, malgré les défis que cela représente.

Notre objectif actuel est de redéfinir et d’optimiser notre empreinte industrielle au sein de nos sites afin de les préparer à l’horizon 2028-2030 et au-delà. Nous visons à être en mesure de produire les produits adéquats avec le niveau de performance requis. Concrètement, cela implique l’arrêt de certaines lignes de fabrication, le transfert d’autres vers des zones de regroupement pour gagner en efficacité, et potentiellement la redéfinition de la mission d’un ou deux sites. Ces décisions sont motivées par le constat que certaines missions ne seront plus viables dans les trois à neuf prochaines années.

Nous aurions pu choisir l’inaction, parfois présentée comme la meilleure solution pour résoudre nos problèmes d’empreinte industrielle. Cependant, cette approche ne serait pas viable à moyen et long terme. C’est pourquoi nous nous sommes engagés dans ce plan de refonte de nos missions et de notre empreinte industrielle.

Nos engagements sont clairs : nous excluons toute fermeture de site, qu’il soit industriel ou technologique. Cette décision est motivée par l’importance que nous accordons aux compétences et à l’écosystème existant. De plus, nous nous appuyons sur le volontariat, approche que nous avons déjà mise en œuvre avec succès entre 2010 et 2014, lorsque nous avons dû nous adapter à l’effondrement de notre client majeur Nokia et nous retirer du marché des smartphones puis des téléphones numériques. Cette approche managériale, associée à une réponse sociale adaptée, nous semble appropriée.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous semblez être l’une des victimes collatérales des distorsions de marché imposées au secteur automobile. Ce secteur subit actuellement une forme de soviétisation, avec des contraintes et des délais intenables imposés aux constructeurs. D’un côté, nous faisons face à la concurrence des produits chinois et à notre retard technologique. De l’autre, nous tentons de subventionner une demande inexistante. Pouvez-vous confirmer que 40 % de votre activité relève du secteur automobile et que, par conséquent, les baisses de production liées à l’interdiction prévue de la vente de véhicules thermiques en 2035, entre autres facteurs, vous impactent directement ? En somme, êtes-vous en train d’adapter votre production à une offre en déclin du fait de ces réglementations ?

M. Jean-Marc Chéry. Effectivement, la situation est extrêmement brutale à court terme. Nous avions adapté nos investissements et nos capacités de production pour répondre aux besoins de l’industrie automobile tels qu’ils étaient anticipés il y a deux ou trois ans. Nous avons été particulièrement proactifs dans la mise en place de capacités industrielles pour soutenir ce secteur. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation très instable, en raison de la feuille de route d’électrification, du niveau de contraintes imposées et de la disparition des barrières à l’entrée pour les moteurs thermiques. Pour nous, cela se traduit par des baisses de chiffre d’affaires à deux chiffres en 2024 et 2025, ce qui représente un défi majeur à court terme.

Malgré ces difficultés, nous maintenons des niveaux d’investissement élevés en recherche et développement et dans de nouveaux équipements de production. La majorité de notre trésorerie dégagée par nos ventes est réinvestie. Notre engagement stratégique reste inchangé, mais nous devons procéder à des adaptations à court terme et ajuster nos sites pour répondre à ces nouvelles contraintes.

Le défi le plus complexe réside dans l’évolution du paysage concurrentiel de nos clients. Jusqu’en 2022-2023, nous avions une vision claire de la concurrence entre les fabricants européens, américains, coréens et japonais. À l’horizon 2028 et au-delà, nous anticipons l’émergence de concurrents chinois qui progressent plus rapidement et bénéficient d’un marché intérieur considérable. Cette transformation du paysage concurrentiel de nos clients nous oblige à nous adapter en conséquence.

Mme Frédérique Le Grevès. Notre industrie ne se limite pas à la mobilité électrique. Nous contribuons également de manière significative à la connectivité des véhicules et au développement de l’autonomie. Notre focus porte à la fois sur la mobilité électrique, la connectivité et l’intelligence embarquée qui assistent nos clients. De plus, notre industrie joue un rôle crucial dans le développement des infrastructures nécessaires, notamment les bornes de recharge. L’électronique est essentielle tant pour les bornes de recharge individuelles destinées aux maisons ou aux bureaux que pour les stations de recharge rapide, où la présence et la nécessité de semi-conducteurs sont particulièrement importantes.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant votre engagement dans le cadre d’un Piiec en France avec un fabricant américain, pourriez-vous nous indiquer si, selon vous, les objectifs initiaux d’augmentation de la production française seront atteints, compte tenu des évolutions concurrentielles à l’échelle internationale et des baisses d’activité significatives, notamment dans le secteur automobile ?

Par ailleurs, j’aimerais que vous évoquiez les difficultés rencontrées dans le cadre du dispositif des Piiec et les éventuelles évolutions qui pourraient favoriser l’émergence de champions français et européens sur le continent, quel que soit leur domaine industriel. Force est de constater que ces quinze dernières années, aucun champion n’a émergé en raison des règles de concurrence de l’Union européenne. Même l’ancien dirigeant d’Airbus a reconnu qu’un projet comme Airbus n’aurait jamais pu voir le jour dans le contexte actuel de la concurrence européenne. Cependant, il semble que ces règles évoluent dans la bonne direction avec les Piiec. Pourriez-vous donc dresser un état des lieux des difficultés rencontrées et des améliorations à apporter ?

M. Jean-Marc Chéry. Le projet en question s’inscrivait dans le cadre de l’European Chips Act et était porté par la société GlobalFoundries. Il a vu le jour simultanément avec quatre autres initiatives européennes : en Italie, un projet sous l’égide de STMicroelectronics ; en Allemagne, deux projets distincts : l’un avec Intel, l’autre avec une société nommée Wolfspeed ; enfin, un projet impliquant TSMC, LPPE, NXP et Bosch.

Celui de STMicroelectronics progresse, bien qu’à un rythme moins soutenu qu’initialement prévu il y a trois ans, pour les raisons évoquées plus tôt. Nous avons simplement ajusté la vitesse de croissance en termes d’approvisionnement, de fabrication et de volume, mais les équipements sont restés opérationnels. Aujourd’hui, nous avons atteint environ la moitié des objectifs.

Pour ce qui est du projet GlobalFoundries, je ne peux pas divulguer davantage d’informations à ce stade. Nous maintenons le dialogue avec eux, mais nous n’avons pas reçu d’annonce officielle d’arrêt. L’essentiel est que la partie concernant STMicroelectronics et la France se poursuit.

Le projet Intel a été annulé, de même que celui de Wolfspeed. Le projet TSMC a connu des retards significatifs. Il devrait voir le jour, mais ne sera pas opérationnel avant 2028. Les deux projets qui ont progressé, bien que lentement, sont ceux impliquant STMicroelectronics. Cette avancée est due à la vision partagée entre l’État, l’entreprise et la coopération régionale, malgré certains aspects à améliorer, comme l’a souligné ma collègue.

Mme Frédérique Le Grevès. Concernant le projet encadré par l’European Chips Act, nous n’avons pas rencontré de difficultés majeures. Nous avons bénéficié de l’accompagnement de la Commission nationale du débat public (CNDP). L’élément crucial dans ce contexte est de privilégier la transparence et l’accompagnement, ce que nous sommes parvenus à réaliser avec la CNDP. Nous avons mené notre consultation de manière efficace, en mobilisant la CNDP au plus haut niveau. Je suis en contact régulier avec son président. Nous avons également impliqué les autorités publiques locales, ce qui nous a permis d’établir un dialogue et un engagement de toutes les parties prenantes, tant au niveau local que national.

L’existence d’un cadre réglementaire facilite grandement les choses. Par exemple, le financement reçu de la part de la Banque publique d’investissement (BPIFrance) dans le cadre de l’European Chips Act s’accompagne d’un suivi rigoureux. Nous investissons et produisons des rapports détaillés. Une équipe entière est dédiée à cette tâche. BPIFrance, en collaboration avec la direction générale des entreprises (DGE), effectue des visites annuelles sur site. Lors de ces inspections, ils vérifient minutieusement chaque équipement sur lequel nous avons investi. Pour illustrer l’ampleur de ce suivi, notre premier rapport comptait 21 000 lignes dans un tableur Excel, chaque ligne correspondant à un investissement spécifique, qu’il s’agisse d’équipements majeurs ou de dépenses plus modestes.

Ce niveau de contrôle est rassurant d’un point de vue citoyen, mais il requiert un engagement considérable de la part de l’entreprise. Nous sommes souvent sollicités par des PME et des TPE pour partager notre expérience. Il est vrai que cela nécessite une implication importante et une compréhension approfondie des systèmes en place. Notre service juridique a été fortement mobilisé pour décrypter et comprendre les mécanismes de fonctionnement.

Le pôle de compétitivité du Piiec revêt une importance capitale pour notre innovation. Nous avons établi une liste des technologies développées grâce aux programmes Nano 2008 et Piiec. Par exemple, Nano 2008 a permis la transition des wafers de 200 mm à 300 mm. Le dernier Piiec se concentre sur l’intelligence artificielle embarquée, une technologie qui sera ainsi disponible en Europe.

Cependant, nous rencontrons une difficulté majeure : le délai entre la conception et la mise en œuvre des Piiec. Actuellement, nous travaillons sur le prochain Piiec qui débutera en 2027. Entre le moment où nous commençons à réfléchir aux technologies à inclure et le moment où le travail de nos ingénieurs est effectivement comptabilisé, il s’écoule environ trois ans. Cette latence pose des défis en termes d’adéquation avec les besoins du marché et de réactivité face aux évolutions technologiques rapides.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les contreparties exigées des entreprises bénéficiant du dispositif de Piiec, notamment l’obligation d’accorder des licences sur les droits de propriété intellectuelle dans des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires, constituent-elles, selon vous, un frein ou une problématique significative ?

M. Jean-Marc Chéry. Cette contrainte peut effectivement représenter un frein. Comme je l’ai mentionné précédemment, la stratégie de notre entreprise vise à se développer en s’appuyant sur ses écosystèmes et à proposer à ses clients des produits compétitifs. Il peut arriver qu’à un moment donné, une technologie de fabrication doive être mise en œuvre dans un lieu différent de celui où elle a été initialement conçue, ce qui peut soulever des difficultés.

Néanmoins, ces situations font l’objet de discussions et d’échanges avec les autorités compétentes. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais été limités dans notre capacité d’initiative stratégique, notamment dans nos interactions avec la France sur ce type de sujet. Il s’agit d’un cadre qui requiert du bon sens. Lorsqu’une entreprise reçoit une subvention pour développer une technologie, il est logique que le retour sur investissement se traduise par des impôts de production et des emplois sur le territoire. C’est un principe qu’il convient de respecter scrupuleusement.

Cependant, la réalité économique n’est pas toujours aussi simple. Des adaptations stratégiques peuvent s’avérer nécessaires. C’est dans ces moments-là qu’il est crucial d’engager rapidement le dialogue pour trouver des solutions adaptées.

M. Thierry Tesson (RN). Le sujet des semi-conducteurs est fascinant et d’une grande complexité. Cette complexité réside moins dans le fonctionnement des entreprises que dans la nature même du sujet. J’ai particulièrement relevé l’importance des coûts des intrants et des compétences que vous avez soulignée. En tant qu’ancien inspecteur d’académie, je suis naturellement sensible à la question de la formation.

L’écosystème que vous avez évoqué me rappelle mes travaux de jeunesse sur la géographie des technopoles, il y a environ trente-cinq ans. Nous avions alors étudié l’émergence des clusters. Il est frappant de constater que nous sommes confrontés aujourd’hui à des problématiques similaires, comme si l’histoire avait peu évolué, malgré les progrès technologiques évidents dans les domaines de l’informatique et de la téléphonie.

J’ai examiné le classement des fabricants de semi-conducteurs. Votre entreprise occupait la quatorzième place en 2021, alors qu’elle était cinquième en 2006, ce qui représente une performance remarquable. À l’époque de mes recherches initiales, vous étiez treizième.

Un point crucial soulevé par de nombreux intervenants dans cette commission est la nécessité de la stabilité. Il est compréhensible que pour un engagement dans une ligne de production, particulièrement à votre échelle, les conditions initiales doivent rester cohérentes avec les conditions finales. La mondialisation rend impossible la mise en place d’un système purement national dans un domaine tel que les semi-conducteurs.

J’apprécie particulièrement vos explications sur l’utilisation des subventions. Il est en effet primordial de pouvoir suivre précisément l’allocation des fonds publics, malgré la lourdeur administrative que cela peut impliquer.

Concernant l’Europe, j’aimerais aborder la question des dérogations. Dans le contexte actuel de discussions sur une nouvelle simplification, le sujet des semi-conducteurs n’a pas été spécifiquement traité. Pensez-vous que le principe de dérogation pourrait être une solution pertinente pour votre secteur ? L’idée serait de vous exempter de certaines normes ou obligations européennes pour faciliter votre fonctionnement et améliorer vos perspectives d’avenir. Cette approche vous semblerait-elle bénéfique ?

M. Jean-Marc Chéry. Plus nous disposons de temps pour nous adapter, moins la gestion de la complexité inhérente à notre industrie devient problématique. Comme vous l’avez justement souligné, notre secteur est caractérisé par une dispersion mondiale des acteurs et une compétition extrêmement agressive, où chaque seconde compte dans la conquête des parts de marché.

Nous sommes pleinement conscients de nos engagements en termes d’investissements, ainsi que de nos responsabilités sociétales et sociales. Il est donc impératif que la régulation soit la plus simple possible. Face aux changements majeurs, notamment concernant la directive européenne du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), nous avons dû nous adapter rapidement. Cette année, nous avons produit notre premier rapport intégré couvrant à la fois les aspects financiers, sociétaux et de durabilité, ce qui représente un travail considérable et continu.

Toute simplification ou flexibilité dans les contrôles nous permettrait non seulement de mettre en place ces nouvelles exigences plus efficacement, mais aussi de nous concentrer sur leur mise en œuvre effective plutôt que sur leur seule conformité administrative. Bien entendu, ces aspects doivent être contrôlés selon des normes établies, à l’instar des normes financières.

Le message essentiel à retenir est que notre industrie est extrêmement complexe et soumise à une concurrence mondiale acharnée. Toute contrainte supplémentaire, non justifiée par des impératifs sociétaux, environnementaux ou sociaux, nous désavantage face à des concurrents qui n’ont pas à supporter ces charges. Il serait préférable que ces exigences soient appliquées de manière uniforme à l’échelle mondiale, plutôt que de complexifier uniquement notre environnement opérationnel.

M. Thierry Tesson (RN). Avez-vous dédié du personnel spécifiquement à la mise en œuvre de la CSRD au sein de votre entreprise ? Disposez-vous d’experts travaillant exclusivement sur ces questions pour répondre aux obligations ?

M. Jean-Marc Chéry. Nous adoptons une double approche. Nous considérons la CSRD comme un élément intrinsèque de notre activité, à l’instar de la qualité. Cela implique que nos produits et nos processus de fabrication doivent être conçus pour être le plus neutres possible en termes d’impact environnemental, en consommant moins d’énergie, par exemple.

Certes, nous avons mis en place un réseau de spécialistes dédiés. Cependant, nous devons également gérer l’aspect administratif, notamment les indicateurs clés de performance ou Key performance indicators (KPI) que nous devons rapporter pour démontrer nos progrès et l’efficacité de nos contrôles. Je dois admettre que cet aspect représente une véritable usine à gaz. Si nous pouvions simplifier ce processus, cela nous intéresserait grandement.

Mme Frédérique Le Grevès. La complexité accrue en Europe par rapport à d’autres régions du monde, couplée à des disparités dans les systèmes de subventions, crée un déséquilibre concurrentiel significatif. Le Chips Act européen représente une avancée notable, mais il reste modeste comparé aux investissements massifs consentis en Corée, en Chine, au Japon ou aux États-Unis. Les 43 milliards d’euros alloués par l’Europe paraissent dérisoires face aux 40 milliards nécessaires pour une seule usine de technologies avancées.

Si l’Europe aspire réellement à être compétitive dans ce secteur, elle doit aligner ses investissements sur ceux de ses concurrents mondiaux. Nous ne sommes pas opposés aux exigences de reporting ou de contrôle, qui sont nécessaires, mais nous plaidons pour une application uniforme de ces normes à l’échelle mondiale.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Considérez-vous que cette inflation normative et son coût d’application constituent un frein majeur pour la compétitivité du site Europe ? Disposez-vous d’éléments permettant de quantifier cet impact ? Par exemple, pourriez-vous nous fournir des données chiffrées sur le coût d’application de la CSRD sur vos sites français ?

M. Jean-Marc Chéry. Les coûts liés aux objectifs environnementaux, notamment la réduction des gaz à effet de serre, représentent effectivement une charge supplémentaire. Cependant, nous sommes convaincus de la nécessité de ces investissements. Au cours des deux ou trois dernières décennies, nous avons consacré des sommes considérables à l’adaptation de nos processus pour réduire ces émissions, contrairement à certaines usines américaines. Notre direction est pleinement engagée dans cette démarche depuis le début et nous n’avons pas l’intention de remettre en question ces efforts.

Les coûts administratifs et nécessaires pour les reportings restent marginaux comparés à nos dépenses de fabrication et de conception. Notre préoccupation principale est de nous assurer que ces contraintes ne deviennent pas un handicap concurrentiel pour nos produits face à la concurrence internationale.

Les coûts inhérents à l’administration de ces processus sont inévitables. Nous prévoyons de les digitaliser et de les optimiser pour les rendre aussi transparents que possible. Notre requête principale est que ces exigences soient stables et simples à mettre en œuvre. Nous nous efforçons de nous adapter, mais il est crucial que ces réglementations n’entravent pas notre compétitivité sur le marché mondial.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je ne doute pas de votre engagement à respecter ces normes au sein du groupe, mais je m’interroge sur l’application de standards aussi exigeants dans vos sites de production en Asie ou ceux qui sont en cours de délocalisation à Singapour. Permettez-moi donc de reformuler ma question. Ces exigences sociales et environnementales, auxquelles nous adhérons tous évidemment, ne sont-elles pas objectivement trop contraignantes ? Ne sont-elles pas à ce point excessives qu’elles compromettent la compétitivité des entreprises européennes ?

M. Jean-Marc Chéry. L’engagement environnemental est au cœur de notre stratégie d’entreprise depuis le début des années 1980. Nous appliquons rigoureusement les mêmes règles et exigences, conformes aux normes les plus strictes d’Asie, à l’ensemble de nos sites, que ce soit à Muar, en Malaisie, ou à Singapour. Toutes nos usines sont soumises aux mêmes impératifs environnementaux, indépendamment de leur localisation. Cette approche découle d’abord d’un engagement intrinsèque à notre société depuis sa création. De plus, elle répond aux attentes de nos principaux clients, qui n’accepteraient pas une politique environnementale différenciée entre nos sites de Crolles, Catane, Muar ou Singapour. Notre démarche est donc uniforme, standardisée et alignée sur les normes les plus élevées du secteur.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez évoqué les sanctions américaines à l’encontre des produits technologiques chinois et leur impact sur le marché. Peu après, vous avez mentionné qu’à l’horizon 2020, voire avant, vous seriez en concurrence sur vos différents marchés non seulement avec des acteurs américains, coréens, japonais et potentiellement taïwanais, mais aussi chinois dotés de capacités d’innovation et de production considérables. Considérez-vous donc que les sanctions américaines appliquées à la technologie et aux produits chinois ont été inefficaces ? Ont-elles simplement retardé l’entrée de la Chine à un niveau de compétition majeur sur vos marchés ?

Vous avez principalement évoqué deux projets : celui de GlobalFoundries et celui d’Intel. Sans entrer dans les détails de ces projets, souvent soumis à des accords de confidentialité, estimez-vous que leur annulation est due à des facteurs conjoncturels ou bien révèle-t-elle un problème structurel de compétitivité du continent européen face aux États-Unis en matière d’innovation et à l’Asie en termes de production ? Quelles mesures seraient nécessaires pour rétablir cette compétitivité structurelle sur vos marchés ?

M. Jean-Marc Chéry. Les mesures prises par les États-Unis ont indéniablement porté leurs fruits. Au moment de leur mise en place, le premier client mondial à commercialiser un produit utilisant la technologie la plus avancée de TSMC, à savoir 7 nanomètres, était Huawei, devançant les États-Unis. Aujourd’hui, c’est Nvidia qui occupe cette position de leader sur la technologie la plus avancée. Cela démontre clairement l’impact des mesures américaines. Je ne porte pas de jugement sur leur bien-fondé, je me contente d’exposer les faits.

Ces mesures ont eu des effets indirects significatifs. Initialement, l’approche chinoise était pragmatique, visant à rééquilibrer sa balance commerciale, déficitaire dans le secteur des semi-conducteurs. La Chine a donc entrepris de développer sa propre industrie. Face aux restrictions américaines, elle a dû réorienter ses efforts vers d’autres technologies, dites courantes ou mainstream, que nous produisons. Une part importante des investissements chinois s’est concentrée sur ces technologies, ce qui soulève des inquiétudes quant à l’émergence de capacités massives de production en Chine dans les années à venir.

Dans ce contexte, STMicroelectronics, en tant qu’acteur global, envisage d’utiliser ces capacités pour rester compétitif sur le marché chinois. Cependant, nous nous refusons à exploiter ces capacités chinoises pour les marchés européen ou américain.

L’annulation des projets Intel et GlobalFoundries ont été victimes de la concurrence acharnée et des fluctuations du marché. Intel, par exemple, qui est une légende pour les vétérans de l’industrie du semi-conducteur, a connu des difficultés liées à des retards technologiques et des choix d’architecture de produits inadaptés. Ça va très vite. GlobalFoundries, spécialisé dans le carbure de silicium, fait face à des défis financiers, ce qui a conduit à l’annulation de son projet. Ces décisions résultent davantage de la conjoncture et de l’évolution de la compétition que de problèmes structurels européens.

Par ailleurs, j’invite cordialement la commission à visiter notre usine de Crolles. Vous y découvrirez l’une des installations les plus modernes de France et du monde pour la fabrication des types de composants que nous produisons. Cette invitation est tout à fait sérieuse.

M. le président Charles Rodwell. Nous acceptons avec grand plaisir votre invitation et serions ravis d’organiser cette visite si cela était possible. Je vous remercie de votre présence. Vous pouvez compléter vos réponses en répondant au questionnaire reçu et en envoyant tout document que vous jugerez utile à la commission.

 

La séance s’achève à seize heures.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber