Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies 2

– Présences en réunion................................21

 


Jeudi
27 mai 2025

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 45

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à seize heures.

M. le président Charles Rodwell. Nous allons reprendre les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France avec quelques minutes en avance.

Dans un premier temps, nous allons entendre M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies depuis 2014, soit onze ans.

Monsieur le président, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Je vais vous passer la parole pour une intervention liminaire de quelques minutes, qui précédera notre échange sous forme de questions et réponses – à commencer par celles de notre rapporteur.

Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Patrick Pouyanné prête serment.)

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. TotalEnergies emploie 35 000 salariés en France sur 105 000 dans le monde. Nous avons, c’est connu, des activités d’industrie lourde énergo-intensive – raffineries et bioraffineries, au Havre, en Normandie, à Donges, en Loire-Atlantique, à Feyzin, en Rhône-Alpes, à La Mède, à Marseille, enfin à Grandpuits, en région parisienne – un site que nous sommes en train de transformer.

Nous avons aussi, c’est moins connu, une trentaine de plus petits sites industriels, principalement dans le centre de la France, relevant de Hutchinson, un sous-traitant automobile et aéronautique, qui emploie 8 000 personnes en France et 40 000 dans le monde. Nous détenons Saft, qui opère également dans le domaine manufacturier et possède une usine à Bordeaux et une à Poitiers. Nous avons également une coentreprise ou joint-venture avec Stellantis et Mercedes, ACC. Nous avons enfin d’autres activités industrielles en France dans les énergies renouvelables : nous possédons un tiers du parc de centrales à gaz français et nous construisons des centrales éoliennes et solaires. Quelques petites centrales hydroélectriques nous occupent aussi.

Ces cinq dernières années, nous avons investi 8 milliards d’euros en France : 4 milliards dans la transition énergétique – solaire, éolien et, dans une moindre mesure, biogaz et bornes de recharge ; 3 milliards dans les raffineries, sans compter les modernisations et la transformation en bioraffineries des usines de La Mède et de Grandpuits. Nous faisons aussi de la pétrochimie sur plusieurs sites de raffinage, notamment au Havre et à Feyzin. Le dernier milliard a été investi dans les réseaux de stations-services et leur électrification. S’agissant de l’emploi indirect, environ 25 000 petites et moyennes entreprises (PME) travaillent pour nous, ce qui représente un chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros en France.

Plutôt qu’un discours, je préfère vous livrer des pistes de réflexion sur les freins à la réindustrialisation. Bizarrement, je ne vais pas commencer par l’énergie, qui est un frein récent – c’était même plutôt un atout historique de la France.

Le premier frein – il ne faut pas se le cacher –, c’est le travail, sous deux aspects : sa durée et son coût. Pour faire fonctionner une raffinerie en France, par rotation ou shift, compte tenu de la durée du travail, il me faut sept à huit salariés ; en Allemagne, il m’en faut six. Cela me fait donc 25 % de personnes en plus à payer pour faire le même travail. Je ne suis pas complètement convaincu que le temps de travail en France soit bien corrélé aux besoins de nos industries. Il suffit de regarder le lien entre l’évolution du poids de l’industrie dans le pays et le passage aux 35 heures. Ce n’est pas mon travail de vous faire un cours de statistique, mais quand on regarde les données, on ne peut pas s’empêcher de penser ainsi.

Par ailleurs, l’un des intérêts qu’il y a à industrialiser un pays, c’est que les ouvriers et les techniciens qualifiés sont en général relativement mieux payés dans les industries que dans les entreprises de services. Ainsi, 75 % des salariés de l’industrie gagnent plus que 1,6 fois le Smic, ce qui est à considérer dans le débat au sujet du seuil de cotisations patronales. Si l’on veut réindustrialiser, compte tenu du poids des charges sociales en France, il faut bien viser ces techniciens qualifiés, qui sont des sources de consommation et d’activité.

Encore une statistique : les charges sociales patronales sont de 50 % en France et de 30 % en Allemagne, où j’ai également une raffinerie – un écart de 20 % de charges, ce n’est pas tout à fait neutre. Ajoutez le coût du temps de travail dans ma raffinerie de Normandie par rapport à celle de Leuna et vous arrivez à un écart significatif. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le débat qu’a lancé le Président de la République dans son entretien sur la possibilité de transférer une partie de ces charges vers la consommation est le bon. On ne peut pas continuer à faire porter aux entreprises françaises le coût de la protection sociale, comme on le fait notamment par le biais des cotisations patronales, parce que cela consiste à renchérir le coût des produits fabriqués en France. Taxer la consommation permet de taxer non seulement les produits français mais également ceux que vous importez. Comme aucun d’entre nous n’est prêt, à juste titre, à renoncer à un certain niveau de protection sociale, si l’on veut favoriser le coût du travail, notamment industriel, il faut trouver d’autres sources de financement. Celle-là devrait être explorée.

Quant au fameux crédit d’impôt recherche (CIR) dont cette assemblée débat régulièrement, il n’est en réalité rien d’autre qu’une façon de diminuer le coût de l’ingénieur qui fait de la recherche et développement (R&D) en France. Les ingénieurs travaillant en général plus de 35 heures, c’est dans leur cas une question de coût plus que de temps de travail. Le CIR est un moyen de compenser ces charges de l’ingénieur. Honnêtement, ça marche, puisque l’essentiel de notre R&D est encore localisée en France. Ces 50 millions d’euros que reçoit TotalEnergies sont moins une aide qu’une compensation des charges patronales pour une catégorie. Cette source d’innovation irrigue un écosystème qui fonctionne bien. Il faut aussi voir le CIR comme cela : un moyen de lutter contre le coût du travail.

Le deuxième frein, c’est le poids des procédures administratives. Le temps d’instruction moyen pour une usine solaire de 50 mégawatts est de quarante-huit mois ; pour la même usine en Allemagne, il me faut vingt-quatre mois ; aux États-Unis, six mois. Ce n’est pas une question de manque de diligence des administrations françaises – il ne faut pas se tromper sur mon propos –, c’est plutôt que nous avons tendance à empiler des procédures. Je me suis fait faire une liste de toutes les autorisations que l’on doit demander pour une ferme solaire – je ne parle pas des fermes éoliennes, dont l’acceptabilité prête plus au débat. Il nous faut les autorisations environnementales, les permis de construire, un dossier en application de la loi sur l’eau, un dossier pour les espèces protégées, un dossier pour le défrichement, un dossier pour l’étude hydraulique. Les dossiers s’empilent en l’absence d’un guichet unique. Je suis désolé de vous dire que l’on ne voit pas vraiment sur le terrain les effets de la loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables que vous avez votée il y a deux ans, le 10 mars 2023.

Autre exemple : nous transformons la bioraffinerie de Grandpuits. On a annoncé le projet en mai 2021 ; on va le démarrer début 2026. Un projet de 400 millions d’euros. Ce n’était pas du tout le plan que nous avions. Après avoir arrêté la raffinerie, nous voulions remettre les salariés au travail rapidement. Nous visions 2024. Mais on nous a d’abord expliqué que, pour un site qui existait, il fallait faire intervenir la Commission nationale du débat public (CNDP), ce qui a duré de septembre à décembre 2021. Encore une fois, je ne me plains pas de la diligence de l’administration, qui a fait au mieux après avoir considéré que le dossier était important, mais de l’empilement des procédures. Objectivement, il n’y a pas eu de réel bénéfice de cette première enquête publique, puisque le site existait déjà et qu’il était accepté par le voisinage. Saisir la CNDP pour un site qui existe et dont on veut simplement transformer les unités est, à mon sens, un dévoiement de son objectif initial. Le projet n’était pas national, même s’il coûtait 400 millions d’euros. Cela mérite réflexion.

Ensuite, on nous a demandé de remplir un dossier pour être une plateforme industrielle – j’ai découvert qu’il fallait signer des contrats de plateforme. Nous sommes repartis pour une petite année. Après, il a fallu déposer le permis de construire, en mai 2022. On a obtenu l’autorisation de travaux en juillet 2023. Il a fallu deux ans de procédures et deux enquêtes publiques successives pour arriver à obtenir le permis de construire, alors que nous étions l’arme au pied depuis une bonne année. L’autorisation d’exploiter, on l’a obtenue en décembre 2023. J’ai été naïf : je pensais que l’on pouvait faire ça en trois ou quatre ans. Ce n’était pas un problème de financement de notre part – nous n’avons demandé aucune aide ; c’est la réalité de notre pays et de l’empilement de procédures diverses. Je ne dis pas que ces sujets – les espèces protégées, l’eau – ne sont pas légitimes, mais ne pourrait-on pas trouver un moyen de tout regrouper en une seule procédure sans passer par deux enquêtes publiques pour investir 400 millions d’euros sur un site existant ? Je ne suis pas certain que cela permette de mieux prendre en compte l’environnement, je pense même que c’est un frein. Il faut s’interroger sur le principe d’un guichet unique, sur une rationalisation des procédures. On devrait pouvoir faire mieux, comme dans d’autres pays.

Je ne peux pas m’empêcher d’évoquer l’accroissement des normes environnementales, qui risque de pénaliser les dossiers. L’Europe a ajouté un certain nombre d’éléments avec les 16 000 pages du Green Deal. Notre rapport publié en application de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) fait 350 pages cette année. Je ne suis pas certain que ceux qui en étaient destinataires l’aient vraiment lu. D’ailleurs, je viens de faire mon assemblée générale et on m’a posé des questions auxquelles il répondait déjà. On s’est précipité pour surtransposer cette directive, que les grandes entreprises françaises ont été obligées d’appliquer, contrairement aux allemandes. En effet, pour une fois, l’Allemagne a eu le bon goût d’attendre, peut-être parce qu’il y avait un changement de gouvernement. Lorsque Bruxelles a permis de suspendre son application, il était déjà trop tard pour nous – je ne sais d’ailleurs pas pourquoi.

Je ne peux que me réjouir de la demande du président Macron d’écarter la transposition de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D », qui avait atteint un sommet dans les textes réglementaires punitifs. Demander aux entreprises de s’occuper des droits humains auprès de leurs fournisseurs et de s’assurer de la qualité du travail me paraît louable. Cependant, le texte demande d’appliquer cette vigilance à plusieurs niveaux de sous-traitance, ce que l’on est totalement incapable de faire, et nous menace de nous priver de je ne sais quel pourcentage de notre chiffre d’affaires, ce qui est complètement hallucinant. S’est glissé au milieu de la directive un article sur les plans climat nous obligeant à limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, ce qui n’a rien à voir avec le sujet. J’espère que la France adoptera la position du président dans les débats à Bruxelles ; ce n’est pas encore le cas. Pour savoir où s’implanter et investir, un groupe comme le nôtre compare le poids des réglementations et évalue le risque juridique et pénal qui leur est lié.

Autre exemple : le foncier. Je ne peux pas m’empêcher d’évoquer l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) issu de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « loi ZAN ». Une bonne proposition de loi a été votée par vos collègues du Sénat, qu’il serait bon que vous repreniez l’un de ces jours : la proposition de loi visant à instaurer une trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux dite « proposition de loi Trace ». L’objectif de mieux aménager l’espace, on ne peut que le partager ; reste la façon de le mettre en œuvre. L’objectif ZAN a contribué à l’augmentation du prix du foncier. Pour faire des fermes solaires, les terrains coûtent plus cher et il y en a moins. Ces textes partent d’une intention louable, sauf qu’ils ont des conséquences qui compliquent la vie quand on veut installer des sites industriels.

Je dirai aussi un mot sur la fiscalité. Tous mes collègues ont dû vous le dire : on rêve de stabilité fiscale. Nous l’avons eue globalement de 2017 à 2024, ce dont je ne peux que me réjouir. Ça a commencé à tanguer pour 2025. Pour investir dans l’industrie, nous avons besoin de moyens à long terme. Le sujet des impôts de production, un peu comme celui des charges sociales, est rémanent. Ils représentent 2,8 % du PIB en France contre 1 % en Allemagne. Ce n’est pas favorable à l’investissement industriel.

Pour en venir au dernier sujet, l’énergie, je voudrais partager quelques chiffres avec vous. En moyenne, en 2025, nous payons 45 euros par mégawattheure d’électricité au Texas, 62 euros en France, grâce à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), qui va disparaître à la fin de l’année et n’est pas remplacé pour l’instant – sans lui, nous serions à 80 euros –, 83 euros en Belgique et 78 euros en Allemagne. J’ai exprimé en vain l’idée que l’on pourrait surseoir à la disparition de l’Arenh. Son avantage était d’être prévisible. Il avait deux défauts : une option gratuite, que l’on aurait pu corriger – si quelqu’un opte pour un tarif, il doit payer et ne peut pas s’en aller parce que le tarif est plus bas ailleurs ; le prix historique de 42 euros par mégawattheure, un peu bas pour prendre en compte les grands carénages – un tarif autour de 55 ou de 60 euros, établi avec l’accord de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), aurait permis de retrouver un système stable. Ce n’est pas la voie qui a été choisie. Le résultat, c’est que l’on ne sait pas où l’on va, ce qui est un problème pour les industriels.

Pour le gaz, aux États-Unis, ma raffinerie paie 10 euros du mégawattheure, en France, 40 euros, en Belgique, 38 euros et 39 euros en Allemagne. La molécule vaut le même prix partout en Europe, puisqu’on n’en produit pas ; l’écart, minime, vient de la façon dont les coûts de transport sont ou non dégrevés.

À bien y réfléchir, le prix de l’énergie, ce sont des molécules ou des électrons mais aussi des taxes et des coûts de transport, sur lesquels les États peuvent agir. Les directives européennes permettent des dégrèvements au profit d’industriels fortement énergivores. La France a ainsi des abattements significatifs sur les taxes sur l’électricité, le gaz et le transport. Mais on ne sait pas ce qui se passera après 2025. Or la différence peut représenter 20 euros du mégawattheure. Le message que je souhaite faire passer, c’est qu’il serait bon de garder au niveau le plus bas les diverses accises pour les industriels. Il est explicitement prévu dans le contrat de coalition allemand non seulement de maintenir ces taxes à un niveau bas mais aussi de faire des rabais supplémentaires permis, semble-t-il, par le cadre européen, de façon à favoriser les industries énergo-intensives exposées à la concurrence. Je ne demande pas à EDF de nous faire des rabais : c’est à l’État et à la représentation nationale de choisir de favoriser fiscalement certaines industries.

Les contrats d’allocation de production nucléaire (CAPN) ne posent pas qu’un problème de prix. J’ai d’ailleurs incité les raffineurs à se tourner plutôt vers les contrats Exeltium, à les prolonger – 55 euros par mégawattheure, cela satisferait un bon nombre d’industriels. En effet, les CAPN demandent à l’industriel de prendre à sa charge une partie des coûts des risques du producteur. Nous produisons de l’énergie dans le monde, nous vendons de l’énergie à tous nos clients ; dans aucun contrat je ne demande à mes clients d’intégrer dans leur prix le risque de mon coût de production ou de mon investissement. Là, on nous demande de prendre en charge un risque d’augmentation non plafonnée des coûts, ainsi qu’un risque sur la disponibilité du parc nucléaire. Nous sommes l’un des plus gros producteurs de gaz naturel liquéfié (GNL). Quand je le vends à des clients, c’est moi qui prends les risques. Quel est le coût du gaz que je produis ? Quel est le coût de mon usine ? Est-ce qu’elle fonctionne ? Il ne me viendrait pas une seconde à l’idée de demander à mon client de les prendre en charge. Indépendamment du débat sur les prix qui anime la presse, il y a donc un autre sujet : le transfert du risque du producteur vers les clients.

Enfin, il faut aussi prendre en compte le carbone dans le coût de l’énergie. On a tendance à critiquer le prix de l’électricité au niveau européen parce qu’il dépend du coût marginal, donc du prix du gaz. Mais il s’agit du prix du gaz plus le coût du CO2. À 50 euros le mégawattheure d’électricité, avec un CO2 à 60 euros la tonne, on en a pour 15 à 20 euros de CO2. C’est un vrai choix collectif, qui ne dépend pas du marché mondial du gaz ni de l’approvisionnement. Je ne suis pas contre la tarification du CO2, sauf que nous sommes en décalage par rapport au reste du monde, auquel nous n’avons pas réussi à vendre l’idée qu’il fallait donner un prix au CO2. En Europe, tout le monde attend la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou Carbon Border Adjustment Mechanism (CBAM). On s’apprête à démanteler le système de quotas gratuits avant même de l’avoir appliqué et d’avoir vérifié qu’il fonctionnait. Dans son rapport publié le 4 septembre 2024, Mario Draghi, qui n’est pas un industriel ayant quelque intérêt mais un sage, écrit que, avant de supprimer les quotas, il faudrait s’assurer que le MACF fonctionne, que ce n’est pas la ligne Maginot. C’est diablement complexe à mettre en œuvre, cette affaire. Les industries exposées à la concurrence internationale risquent de perdre en compétitivité. La fin des quotas gratuits signifie pour elles un renchérissement du coût de leur énergie.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie, monsieur le président, pour votre propos liminaire très instructif.

Si les PIB des États-Unis et de la zone euro avaient été égaux dans les années 1990, aujourd’hui, ils auraient 30 points d’écart. S’ils avaient été égaux au lendemain de la crise financière de 2008, aujourd’hui, ils auraient 16 points d’écart. L’Europe et la France en particulier ne parviennent pas à créer autant de richesses que la puissance américaine. Les députés de mon groupe considèrent que nous avons un problème de financement boursier et en fonds propres, y compris de nos champions industriels, qui constitue un vrai frein à la réindustrialisation. TotalEnergies fait face à une forme de sous-capitalisation relativement à ses concurrents notamment nord-américains, alors que votre entreprise est l’une de celles qui financent le plus la transition écologique dans votre secteur. Pouvez-vous nous faire un point sur les mesures que nous devrions adopter pour stimuler la capitalisation de nos entreprises, ainsi que leur financement en fonds propres ?

Ma deuxième question concerne les alliances industrielles européennes, les fameux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC). TotalEnergies est partie prenante dans des entreprises comme ACC, une entreprise iconique de la fameuse alliance issue du PIIEC des batteries, créée à la suite de la crise du Covid. Considérez-vous, au moins sur le principe, que ce type d’alliances peut nous permettre de faire contrepoids à la puissance financière et industrielle de la Chine et des États-Unis ?

Enfin, s’agissant du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), je me demande tout comme vous si c’est une bonne idée de revenir sur des lois avant même de les appliquer. Cela étant dit, considérez-vous, sur le principe également, qu’étendre la taxation environnementale aux produits finis importés sur le continent européen peut enclencher une dynamique vertueuse si nous consacrons à 100 % le produit de cette taxe au financement de la baisse des impôts de production de nos entreprises ? Une telle logique fiscale favoriserait-elle vos activités européennes ?

M. Patrick Pouyanné. TotalEnergies n’est pas sous-capitalisée, loin s’en faut. Nous avons le mauvais goût de produire de l’énergie fossile, ce qui pose visiblement un problème à pas mal de monde, surtout en France, même si c’est tout ce qui nous fait vivre aujourd’hui. Nous avons fait face à un phénomène assez étonnant : alors qu’il y a cinq ans le capital était détenu à 30 % par des actionnaires institutionnels français, il n’en reste plus que 14 %. Les autres ont été remplacés – c’est frustrant, mais c’est ainsi – par des actionnaires américains qui ont apparemment moins peur d’investir dans une entreprise qui produit du pétrole et du gaz et qui, par ailleurs, place 30 % de ses investissements dans l’électricité et les énergies renouvelables. Je ne peux que regretter cette situation et les politiques françaises qui nous accusent d’un manque de responsabilité et ont conduit des investisseurs français à quitter notre capital.

S’agissant de l’accès au capital en France et en Europe, se pose en effet la question de la manière de diriger l’épargne française et européenne. L’assurance vie française est largement fléchée vers des bons du Trésor. L’épargne finance la dette, c’est moins risqué, mais c’est autant d’argent en moins vers les entreprises. Chaque année, 100 milliards d’euros d’épargne européenne sont investis dans des actions aux États-Unis. Il faut réfléchir collectivement – ce n’est pas mon domaine – à la façon de mieux diriger l’épargne, notamment en France où il y a un énorme gisement d’assurances vie, vers des entreprises industrielles et commerciales, moyennant une prise de risque supérieure. Le vrai atout du capitalisme américain – ce que l’on n’a pas le droit de dire en France –, ce sont ses fonds de pension, qui investissent en actions dans l’économie réelle. Ce sont d’ailleurs eux qui investissent chez TotalEnergies, si bien que notre capital est à 49 % américain.

Nous participons à deux PIIEC : un gros, le PIIEC batteries, et un tout petit, le PIIEC hydrogène. Sans le PIIEC, il n’y aurait pas eu ACC. Sans une alliance de plusieurs entreprises européennes, je ne suis pas sûr qu’ACC existerait non plus. Pour notre part, nous nous sommes lancés à pas feutrés sous la pression de plusieurs collègues, y compris, d’ailleurs, des constructeurs automobiles. À la fin, c’était plutôt compliqué à gérer, parce que nous ne sommes pas totalement alignés : eux, en tant que clients d’ACC, veulent les batteries les moins chères possible et nous, en tant qu’actionnaires, nous voudrions qu’ACC ait des comptes à peu près à l’équilibre et ne soit pas simplement une machine à subventionner nos amis constructeurs. Il n’est reste pas moins que c’est une aventure industrielle.

TotalEnergies s’est joint à ACC parce que nous possédons Saft, l’un des rares industriels fabricant de batteries en Europe. Saft n’est pas un expert de la batterie de masse pour véhicules, mais disposait des technologies. Nous avions averti nos partenaires que ce n’était pas facile de démarrer des usines de batteries. On n’appuie pas sur un bouton pour faire tourner des robots : c’est une usine de chimie fine. Les techniciens et les ouvriers de ces usines, comme les pâtissiers, doivent apprendre à faire la pâte avant de réussir à faire tourner l’usine. Nous progressons. Les taux de rebut ne surprennent pas les ingénieurs de Saft. Peut-être que nos collègues constructeurs automobiles pensaient qu’ils auraient tout de suite des batteries disponibles ; nous savions que cela prendrait un peu de temps. Les actionnaires regardent comment ils vont faire.

L’une des difficultés qu’a rencontrée ACC par rapport au plan de développement ou business plan établi, c’est le coût de l’énergie. Je nous en veux à tous car, à l’époque, j’avais demandé de négocier un contrat d’électricité à moyen terme, ce qui n’a pas été fait ; or l’électricité est plus chère qu’en 2020.

Dans un PIIEC, il y a une clause de retour à meilleure fortune. Vous voyez que mes propos et ceux que j’ai tenus le 25 mars 2025 devant la commission d’enquête sénatoriale relative aux aides aux entreprises sont cohérents : ce que je souhaite s’applique à moi-même. On est donc assez limité en rentabilité : tout ce qui dépasse les 8 % repart vers l’État et vers l’Europe – soit dit en passant, j’ai peur qu’on les atteigne difficilement, malgré nos efforts.

Avant d’étendre le MACF, attendons de voir s’il fonctionne – je vous ai fait part de mes doutes. Pour l’instant, le mécanisme me semble limité, car il ne s’applique pas aux produits finis, mais seulement aux composants – et encore, seulement à ceux de cinq secteurs, pas les plus compliqués. Les voitures qui entrent en Europe ne sont ainsi pas soumises à la taxe carbone. Je note au passage que si on ajoute la question de la taxe carbone aux frontières aux débats commerciaux avec les États-Unis, les choses vont devenir intéressantes.

L’instauration d’un prix du carbone à l’échelle européenne serait un très bon outil pour inciter les consommateurs et les industriels à choisir des produits moins carbonés, mais à défaut d’en convaincre le reste du monde – on ne peut que souhaiter un mécanisme général, mais ce n’est pas du tout prévu pour l’instant – nous devons nous créer une bulle, sinon ce n’est pas cohérent. Quant aux éventuels produits, ils pourraient financer la décarbonation. La taxation du carbone est un sujet complexe : tout le monde y voit une manière pour les États de combler leur déficit. Elle serait sans doute plus acceptable pour bien des gens si elle finançait la décarbonation ou la rénovation des logements. Plus largement, réaffecter les produits d’une taxe spécifique à son objet serait vertueux et permettrait de favoriser l’adhésion de tous, y compris de nos concitoyens, à la démarche. Je ne suis pas opposé à votre objectif de baisser les impôts de production, mais cette baisse doit-elle être financée par le MACF ou par un autre dispositif ? C’est un choix collectif.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez dit que 1 mégawattheure de gaz coûte 10 euros aux États-Unis contre 40 en France, en Allemagne ou en Belgique. Quel était son prix en Europe avant la guerre en Ukraine ?

M. Patrick Pouyanné. Il était environ à 25 euros.

M. le président Charles Rodwell. Vous avez souligné la complexité de la CS3D et de la CSRD pour vos entreprises. D’autres personnes entendues dans le cadre de cette commission d’enquête ont également indiqué combien il était problématique de devoir mettre à disposition de concurrents qui ne sont pas soumis à la CSRD des informations précieuses concernant leur business model, leur modèle économique ou certaines activités sensibles de leur entreprise. Avez-vous rencontré cette difficulté ?

M. Patrick Pouyanné. C’est la première année que nous étions soumis à la CSRD, et malgré nos efforts – près de 100 personnes s’y sont employées –, nous n’avons pas pu fournir toutes les données demandées. Certains indicateurs portent sur des polluants dont je découvre parfois l’existence et qui ne sont pas mesurés dans tous les pays où nous opérons.

La communication des données ou reporting peut être intéressante et permettre au PDG d’apprendre des choses sur l’entreprise, mais en l’espèce, bien que le rapport soit très fourni, il ne contient que des informations dont nous disposions déjà, que nous avons simplement reformatées et qui ne nous servent pas.

Si la CSRD avait été sectorielle, les choses auraient été catastrophiques, car il aurait fallu livrer à nos concurrents toutes les informations sur notre outil industriel. Le problème devrait être en partie réglé par la proposition de directive omnibus présentée le 26 février 2025, qui tend à supprimer les indicateurs sectoriels – du coup, j’ai un peu moins été insatisfait. La transparence, c’est bien, mais à condition qu’elle s’applique à tout le monde, y compris à nos concurrents. La directive vise également à réduire drastiquement le nombre de points de contrôle – seulement 100 à 200, contre 800 à 900 actuellement. Cette simplification serait bienvenue.

Comme nous n’avons pas pu tout fournir pour cette première année et que les indicateurs ne sont pas sectoriels, nous n’avons pas encore eu le problème que vous évoquez. Et de ce que je comprends, le nombre de paramètres à renseigner devrait devenir un peu plus raisonnable.

M. le président Charles Rodwell. Quel premier bilan dressez-vous de la loi relative à l’industrie verte du 23 octobre 2023 ? Vous avez souligné le succès du CIR pour vos activités de R&D en France. Certaines de vos activités bénéficient-elles du crédit d’impôt au titre des investissements en faveur de l’industrie verte ?

Vous avez également indiqué qu’il ne fallait que six mois aux Etats-Unis pour implanter une ferme solaire, contre vingt-quatre en Allemagne et quarante-huit en France. La parallélisation des procédures, prévue par la loi relative à l’industrie verte, vous a-t-elle permis d’accélérer le développement de vos activités industrielles sur le territoire national ?

M. Patrick Pouyanné. À ma connaissance, nous ne bénéficions pas du crédit d’impôt au titre des investissements en faveur de l’industrie verte. En tout cas, je n’en ai jamais vu mention dans les dossiers, mais peut-être est-ce encore trop récent.

Plus il y a de procédures distinctes, plus il y a de dossiers. Je préfère donc le guichet unique à la parallélisation des procédures. Mais vous avez aussi cherché par là à encadrer les délais et si le dispositif se met en place, ce sera bien. Je n’en ai pas parlé dans mon propos liminaire, mais la multiplication des recours est problématique, d’autant que la procédure est souvent longue – deux ans en moyenne. Si on empile les trois niveaux de procédure administrative, il faut jusqu’à six ans pour purger les éventuels recours. Ajoutés aux quatre ans d’instruction des permis de construire, cela fait en moyenne dix ans pour implanter une infrastructure. D’autres pays européens, qui ont décidé d’encadrer non seulement les délais, mais aussi les cas de recours pour éviter les abus, sont beaucoup plus efficaces : en Allemagne, on compte un peu moins de 1 000 recours pendants, contre à peu près 10 000 en France. On est en démocratie, tout le monde a droit de déposer un recours, mais jusqu’où faut-il faire durer le plaisir en cette matière ?

Je n’ai pas assez pratiqué la loi relative à l’industrie verte pour vous répondre plus précisément. Comme j’ai prêté serment, je ne voudrais pas vous induire en erreur par ma réponse.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. C’est un honneur de vous recevoir, d’autant que vous connaissez probablement ma circonscription de Saint-Avold, voisine de celle de Forbach, où vous avez effectué une partie de votre scolarité.

On y trouve la plateforme de Carling, où TotalEnergies est très présent, détenant une des plus grandes usines de production plastique d’Europe et plusieurs centrales à gaz. Malgré les contestations militantes, que je regrette, je sais combien votre groupe participe au rayonnement de la France dans le monde et à la structuration de territoires entiers, comme le mien, et je tiens à vous en remercier.

Malheureusement, la réglementation et les politiques françaises vous éloignent de plus en plus de notre pays, et je le regrette vivement. La France est en train de se priver de magnifiques atouts.

La politique énergétique américaine est en voie de dérégulation : pour baisser les prix, les États-Unis ont décidé de produire davantage d’hydrocarbures. Or la France dispose de gisements, notamment gaziers, mais la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement dite « loi Hulot » a interdit la recherche, l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures conventionnels et non conventionnels. À votre avis, la France ne fait-elle pas preuve de naïveté en se privant d’atouts qui lui permettraient de renforcer son indépendance à l’égard de pays comme la Norvège et les États-Unis, mais aussi de bénéficier de prix beaucoup plus attractifs pour son industrie et les particuliers ? N’oublions pas qu’il n’y a pas d’offre sans demande.

Un rapport remis en 2014 à Arnaud Montebourg, alors ministre à Bercy, estimait les rentes de l’exploitation des gisements gaziers français avec des méthodes écologiques – ce qui exclut la fracturation hydraulique – à plus de 200 milliards sur une trentaine d’années. Quel regard portez-vous sur ce rapport ? Selon vous, les méthodes d’exploitation qui ne mettent pas en jeu la fracturation hydraulique suffiraient-elles à libérer le potentiel gazier de la France ? Avez-vous une estimation des gisements – notamment gaziers – dont le pays dispose ?

M. Patrick Pouyanné. La situation n’est pas comparable : les États-Unis regorgent de ressources pétrolières et gazières. Je note au passage que ce ne sont pas les politiques actuelles qui leur permettront de baisser les prix : la production de pétrole y coûte cher, et la baisse du prix du pétrole incite plutôt mes collègues américains à réduire le nombre d’appareils de forage en activité. Avec un baril à tout juste 60 dollars, ils ne sont pas loin du point mort.

Si l’enjeu était vraiment important, vous m’auriez entendu parler plus fort en 2017. C’est le problème d’une loi de prohibition : elle génère des fantasmes alors qu’il fallait mieux laisser les gens se renseigner librement. J’en suis désolé, mais il n’y a pas d’énormes gisements de gaz en France ; il ne faut pas rêver. À l’époque, il était question de chercher du gaz de schiste, mais nous n’avons pas le meilleur sous-sol. La Pologne en avait, mais on n’a jamais été capable de le produire de façon économique. Seuls les Américains et, dans une moindre mesure, les Argentins y parviennent – il faut des gisements, des centaines d’appareils de forage, c’est tout un écosystème. En Europe, les gisements sont souvent trop profonds.

Mais la France a d’autres atouts, comme le nucléaire – je le dis d’autant plus volontiers que je n’y suis pas partie et que je n’y interviendrai pas. Or la relève des centrales nucléaires, nécessaire pour préserver la filière, n’a pas été anticipée : on a perdu du temps et il est difficile de rattraper notre retard – mon collègue d’EDF vous en parlera mieux que moi.

Je ne connais pas le rapport dont vous parlez, mais nous nous sommes intéressés au gaz de houille dans l’Est de la France. TotalEnergies ne s’éloigne pas de la France : tous les matins, j’ouvre le journal, et si je vois un sujet intéressant, comme un potentiel gisement d’hydrogène blanc ou de gaz de houille, j’interroge mes ingénieurs, qui se passionnent pour tous les sujets. S’agissant de la houille, on parle de tout petits volumes, qui pourraient alimenter localement le chauffage des vieilles maisons comme cela existe dans le Nord-Pas-de-Calais avec les houillères, mais en aucun cas assurer notre indépendance énergétique. C’est un mythe. À mes yeux, cette indépendance passe par une combinaison de nucléaire et d’énergies renouvelables, mais c’est un choix collectif. La France a des atouts importants, il faut les cultiver.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Que pensez-vous de la nouvelle programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) présentée par le gouvernement et du dispositif qui a vocation à remplacer l’Arenh ? Malgré ses défauts et lacunes – il pénalisait EDF –, l’Arenh avait l’avantage de fournir une énergie décarbonée à prix constant et prévisible, même si cela ne bénéficiait qu’à un public limité.

M. Patrick Pouyanné. Je ne sais pas trop que penser de la PPE ; le texte est en discussion. Se pose la question de la trajectoire du nucléaire. Plus généralement, nous devons avoir un débat : je ne cesse de le répéter, nous sommes le cinquième pays le plus décarboné au monde, mais nous avons accepté de faire le même effort, proportionnellement, que des pays européens moins avancés, comme la Pologne, qui a encore des centrales à charbon. On s’oblige à investir des milliards pour aller chercher des pouillèmes de CO2, alors qu’aider les Polonais à accélérer serait probablement plus utile pour le climat. Nous avons tendance à vouloir jouer les bons élèves parce que l’accord de Paris a été signé chez nous, mais l’exemplarité nous coûte cher compte tenu de notre niveau de décarbonation.

J’entends parfois la Commission dire que la France ne va pas assez vite. Mais pourquoi les textes européens imposent-ils le moyen d’atteindre les objectifs – par exemple, un pourcentage d’énergies renouvelables ? C’est une erreur. Il serait plus efficace de laisser les pays et les entreprises choisir les moyens pour atteindre l’objectif de réduction des émissions, car à la fin, ce sont les valeurs absolues qui comptent. Par exemple, plutôt que de se contenter de nous demander de réduire de 30 % les émissions des carburants aériens, l’Europe nous impose un pourcentage de fioul synthétique en 2035 : je ne savais pas que vous étiez tous compétents pour décider de la meilleure technologie Revenons-en au bon sens : fixons des objectifs en fonction du point de départ, et laissons chacun choisir le moyen de les atteindre.

Je pense que la PPE souffre de cette contradiction. À l’heure où le coût de l’énergie est un sujet majeur, nous devons réfléchir à l’investissement le plus efficace pour faire baisser les émissions. Il y a plein de rapports sur le sujet. J’aime bien le biogaz, mais c’est une des énergies les plus capitalistiques au monde. Elle est certes utile pour nos agriculteurs, mais il y a peut-être d’autres moyens de les aider. En matière d’énergie, on a tendance à découper le problème, mais à la fin, pour les industriels et les consommateurs, c’est le prix qui compte. Il faut donc mener une politique globale pour toutes les énergies – nucléaire, pétrolière, renouvelables.

Quant au mécanisme de remplacement de l’Arenh, je ne le comprends pas. Déjà, l’Arenh bénéficiait largement aux particuliers, car seuls 20 ou 30 des 120 térawattheures étaient réservés à l’industrie. Le reste était redistribué aux particuliers à l’euro près par les distributeurs d’électricité – je le sais, puisqu’à l’époque, nous avons racheté Direct Énergie. Le volume d’électricité dont nous disposons dans le cadre de l’Arenh s’ajoute à celui acheté sur les marchés ou que nous produisons nous-mêmes, et l’ensemble est redistribué selon des règles de péréquation. Tout est parfaitement traçable et contrôlable.

Je suis d’ailleurs étonné d’entendre qu’il faut abandonner le marché européen de l’électricité au motif qu’il est assis sur une tarification au coût marginal. S’il l’est, c’est parce que c’est un marché efficace – c’est en tout cas ce que j’ai appris à l’école. Or le principe de l’Arenh était justement de sortir le nucléaire français – qui permet de produire 75 % de notre électricité – de la tarification au coût marginal du gaz et de lui appliquer un tarif régulé pour un volume significatif. Ce prix a été fixé à 42 euros par térawattheure. Était-ce suffisant ou aurait-il fallu monter à 55 ou 60 euros ? On pourrait en débattre.

Toujours est-il que le nouveau système n’a pas pris en compte cette dimension, mais répond avant tout aux besoins d’EDF et de l’État actionnaire, qui doivent financer les centrales. Je ne sais pas d’où le prix de 70 euros est sorti – l’équation est probablement multifactorielle –, mais le fait est qu’il est trop élevé pour les industriels comme les particuliers. Reste que j’ai du mal à comprendre comment on peut dénoncer la tarification au coût marginal et adopter une loi visant à laisser jouer le marché et à ne protéger que face à des prix élevés. Ce n’est pas logique.

Par ailleurs, nous sommes en mai 2025, et nous ne savons toujours pas comment va fonctionner le nouveau système : c’est un problème. Comme le coût de l’électricité est plutôt bas actuellement – ce qui fait d’ailleurs que le nouveau mécanisme ne fonctionnerait pas –, nous en achetons pour protéger nos clients résidentiels et les faire profiter de prix bas l’année prochaine. Nous ne nous inscrirons pas dans le nouveau mécanisme. Celui-ci répond-il à la demande des industries électro-intensives ? La réponse est non.

M. Charles Rodwell, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Pierre Cordier (DR). Si demain, à l’occasion de votre retraite, vous deveniez ministre de l’industrie – on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve –, quelles normes supprimeriez-vous en priorité pour alléger les contraintes européennes et favoriser la création d’emplois en France ? Il ne s’agit pas tant d’avoir davantage de liberté que de trouver comment favoriser la création de richesse et d’emplois, notamment dans les territoires les plus en difficulté, donc comment vous y accueillir plus facilement. C’est tout l’objet de cette commission. J’ai beau être un libéral, je crois aussi beaucoup en l’État, sans lequel les choses seraient plus compliquées pour des territoires comme les Ardennes ou la circonscription du rapporteur, où la croissance économique et l’implantation des entreprises ne sont pas naturelles.

Je précise que je ne pense pas forcément aux normes environnementales – j’étais présent lorsque vous aviez été entendu par la commission des affaires étrangères, et certains, pas dans ma famille politique, vous en avaient mis plein la tête.

M. Éric Michoux (UDR). On vit au gré des lubies de l’État. Il décide de se mettre à l’électrique, on importe des panneaux photovoltaïques de Chine. Il veut faire de l’éolien, on importe des éoliennes de Chine. Puis il faut stocker tout ça dans des batteries – qui viennent souvent, elles aussi, de Chine. Cette solution est facile, mais elle illustre notre dépendance industrielle.

Dernière lubie en date : les chaudières à biomasse. Pour être écolos, on a décidé de brûler les résidus de biomasse – des thuyas, des palettes… Des millions, des milliards, même, ont été investis dans de gros projets, sauf qu’il n’existe pas de réseau de biomasse en France. Donc on détruit des arbres d’Amazonie qui sont ensuite acheminés avec des pétroliers ou supertankers qui brûlent du gasoil juste pour alimenter des chaudières à biomasse et nous donner bonne conscience. Que pensez-vous de cette orientation vers la biomasse ?

M. Patrick Pouyanné. J’ai décidé que TotalEnergies ne ferait pas dans la biomasse chaudière. Après avoir regardé le dossier, mes collègues sont venus m’expliquer qu’il fallait qu’on achète des scieries en Bourgogne. Je leur ai dit que tout cela me paraissait compliqué : non seulement il n’y a pas d’effet d’échelle – or nous sommes bons quand nous faisons les choses en grand –, mais en plus, il aurait fallu remonter la filière – bois et forêt – alors que ces économies sont éloignées de la nôtre. Nous avons beau avoir une belle forêt, la France n’a pas les filières pour faire du gros, contrairement aux pays où la forêt est exploitée à cette fin. Le chauffage par biomasse ne m’a donc pas paru prioritaire. Évidemment, pour répondre à la demande des clients, nous vendons aussi des pellets dans les stations-services, mais je ne suis pas convaincu, d’autant que les pellets sont importés. Tout cela risque fort de se transformer en écoblanchiment ou greenwashing. Soyons un peu raisonnables.

Monsieur Cordier, votre question est passionnante. Je pense qu’il faut faire confiance aux industriels : ils sont responsables et libres.

Ministre de l’industrie est sans doute un beau poste ; je fais confiance à celui qui l’occupe ; à mon avis, il s’agit surtout d’éviter que des entreprises ferment.

En politique, il faut s’attaquer à des symboles pour montrer que les choses changent. Je vais faire hurler et mes propos vont être repris, mais si cela tenait à moi, je supprimerais la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre et l’objectif ZAN, deux symboles qui prouvent l’absence de volonté profonde de soutenir l’industrie et l’investissement. Je comprends ce qui sous-tend ces mesures, mais, encore une fois, on va trop loin dans la normalisation, la régulation et la judiciarisation. Ce ne sont que des exemples qui me sont venus à l’esprit, notamment parce que le président a déclaré qu’il voulait écarter la directive européenne sur le devoir de vigilance : autant supprimer aussi la loi française, pour remettre tout à zéro. Mais je n’y ai pas vraiment réfléchi.

Les mesures décidées depuis 2017 ont permis d’assurer la stabilité fiscale et d’attirer les investisseurs internationaux et les investissements directs étrangers. Mais arrêtons d’ajouter sans cesse de nouvelles normes, car on finit par s’y perdre. Peu mais bien, voilà qui serait de bonne politique – mais je sais que c’est un vœu pieux.

M. Pierre Cordier (DR). C’est la première mesure que vous prendriez ?

M. Patrick Pouyanné. Je ne suis pas vraiment candidat !

M. Pierre Cordier (DR). « Pas vraiment » ?

M. Patrick Pouyanné. Je suis très bien là où je suis. Je n’ai donc pas passé de temps à réfléchir à cette question.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). La faiblesse du pouvoir d’achat des bas salaires peut freiner la réindustrialisation de notre pays. En 2024, vous avez perçu un peu plus de 1,5 million d’euros, somme à laquelle il faut ajouter une variable d’environ 2,7 millions. Vous venez de dire qu’il fallait s’attaquer à des symboles en politique, mais vous vous êtes exprimé l’année dernière contre une augmentation du Smic à 1 600 euros net par mois, proposition incluse dans le programme du Nouveau Front populaire, qui a remporté les élections législatives. Vous estimiez que cette mesure relancerait le chômage, alors que celui-ci n’a malheureusement pas besoin de cette avancée pour augmenter. Vous gagnez en un an ce qu’un smicard percevant 1 600 euros mettrait plus de deux siècles à toucher. Ne pensez-vous pas que la réindustrialisation du pays passe également par une plus grande justice sociale, de nature à relancer la consommation intérieure ?

Lors de son déplacement à Mayotte à la fin du mois d’avril, Emmanuel Macron a évoqué l’idée de faire de l’archipel une base arrière de TotalEnergies, qui exploite du gaz au Mozambique. Il a souligné que des infrastructures comme le port de Mayotte pouvaient renforcer la place de ce territoire d’outre-mer dans la région du canal du Mozambique, notamment grâce à des perspectives dans le domaine des hydrocarbures qu’il a qualifiées d’« inédites ». Il a, dans cette optique, cité le nom de votre entreprise. La réindustrialisation de la France passe aussi par la reconstruction de Mayotte après le dramatique passage du cyclone Chido. Vous avez annoncé le redémarrage du projet Mozambique LNG, bloqué depuis la tragique attaque terroriste de Palma en 2021 ; néanmoins, il manque l’accord du Royaume-Uni et des Pays-Bas : ces pays, financeurs potentiels, s’interrogent sur les liens entre TotalEnergies, la force opérationnelle conjointe ou joint task force et l’armée du Mozambique. Étiez-vous au courant que des soldats mozambicains étaient accusés de crimes par les populations locales, notamment d’avoir participé aux massacres dits des conteneurs ? Je ne doute pas que vous souhaitiez que toute la lumière soit faite sur ces faits, y compris pour rassurer l’ensemble des financeurs potentiels de Mozambique LNG, mais quel degré de confiance accordez-vous aux autorités mozambicaines pour enquêter sur ces faits ? Ne pensez-vous pas qu’une enquête internationale, placée sous l’égide de l’ONU, serait plus pertinente ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous avions échangé à l’occasion d’une audition de la commission d’enquête sur la souveraineté énergétique ; j’avais alors rappelé le choix fait par les États-Unis, après les attentats contre le World Trade Center, de renforcer leurs capacités fossiles ; cette politique n’a pas protégé l’industrie locale, mais elle a grandement protégé l’économie américaine.

Nous entendons dire depuis une bonne dizaine d’années que l’électrification est la voie à emprunter pour réindustrialiser ; je ne suis pas opposé au principe, mais il n’est manifestement pas possible de l’appliquer de manière satisfaisante. Peut-on maintenir en Europe une industrie, voire en reconstruire une, sans utiliser, pendant encore quelques années, des énergies fossiles ? L’industrie propre ne semble pas être opérationnelle à des coûts abordables pour les consommateurs européens, notamment ceux des classes moyennes et populaires, dont le pouvoir d’achat s’est effondré, sans que votre salaire y soit pour quoi que ce soit – ce serait trop simple.

J’ai saisi votre cabinet, qui ne m’a pas répondu, pour lui faire part de mon étonnement après le vote favorable à la PPE 3 de la représentante de TotalEnergies au Conseil supérieur de l’énergie (CSE). En effet, cette PPE est très hostile à votre entreprise et, de mon point de vue, à l’intérêt national. Elle grave dans le marbre un prix du gaz et du pétrole supérieur de 50 % pour les dix prochaines années. Je comprends que le groupe d’influence ou lobby des énergies renouvelables vote une motion pour contourner le Parlement sur la PPE et faire adopter une programmation écrite par des hauts fonctionnaires dans le dos des responsables politiques, mais je comprends moins que vous souteniez cette manœuvre, surtout après vous avoir entendu aujourd’hui.

Nous sommes extrêmement inquiets de l’état de la raffinerie de Donges. Comment la représentation nationale peut-elle aider TotalEnergies à assurer le bon fonctionnement de cette installation ? Qui est responsable de la situation actuelle, marquée notamment par la sous-production ? Votre entreprise n’a-t-elle pas suffisamment investi ? L’état de Donges résulte-t-il des normes et des critères d’activité qui lui ont été imposés ? La dépendance de notre pays aux importations pour fabriquer des produits pétroliers est inquiétante. Puisque nous avons encore besoin de carburant, comment pouvons-nous assurer les opérations de transformation du pétrole en France ? Voilà une question de réindustrialisation concrète.

TotalEnergies, autrefois grand acteur de la chimie, s’est beaucoup désengagé de ce secteur. Maintenir cette activité en Europe et en France semble très difficile ; quel regard portez-vous sur cette situation ? Comment conserver notre souveraineté dans ce domaine encadré par des normes environnementales ? Quelles sont les normes utiles ? Où se situe l’excès ? Si vous vous êtes désengagés, c’est que vous avez estimé que le secteur n’offrait pas de rentabilité suffisante ou qu’il n’était plus nécessaire de poursuivre ce métier historique – position à laquelle je m’oppose.

Enfin, TotalEnergies est le dernier grand acteur français à savoir livrer de grands projets d’infrastructures en temps et en heure. Le terminal méthanier de Dunkerque offre un exemple de réussite logistique achevée dans le délai et l’enveloppe financière prévus. J’aimerais que toutes les entreprises françaises soient capables d’atteindre de tels résultats. Comment expliquez-vous votre performance là où d’autres mettent quinze à vingt ans pour achever des chantiers si ce n’est identiques, en tout cas comparables ? Vous êtes également capables d’atteindre ces résultats à l’étranger : vous avez mené à leur terme des chantiers exceptionnels, notamment en Russie dans des conditions difficiles. Tenir les délais et les coûts semble malheureusement une exception en Occident et non la règle ; or nous ne parviendrons pas à réindustrialiser notre pays ni à améliorer les conditions de vie de nos compatriotes s’il faut dix ou quinze ans pour livrer la moindre infrastructure ou usine.

M. Patrick Pouyanné. Chez TotalEnergies, aucun salarié ne touche moins de 2 000 euros brut par mois, somme supérieure à 1 600 euros net. La question que l’on m’avait posée ne concernait pas ma société, donc pas mon salaire, lequel n’a rien à voir avec le sujet de la réindustrialisation en France. Elle portait sur l’ensemble des entreprises françaises : j’y ai répondu en tant qu’entrepreneur et citoyen plutôt qu’en tant que PDG de TotalEnergies. J’assume les politiques menées dans mon entreprise, qui a les moyens de les conduire. En revanche, j’ai bien dit qu’une remontée trop forte et trop rapide du Smic risquait d’affecter négativement le solde des créations d’emplois ; le président du Medef avait d’ailleurs soutenu ma position.

Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre le projet au Mozambique et la réindustrialisation de la France. Je ne vais donc pas répondre à cette question dans le cadre de votre commission d’enquête, devant laquelle j’interviens sous serment. En tout cas, oui, je fais confiance aux institutions du Mozambique. Je me suis engagé auprès du président en lui faisant part de mon souhait que la justice de son pays fonctionne. Nous avons fait appel à la Commission nationale des droits de l’homme, laquelle mène son enquête. Ces pays progresseront si nous avons confiance dans leurs institutions. Nous devons cesser de leur faire la leçon à tout propos. Nos démocraties s’honoreraient de prendre ce chemin et de cesser leur néocolonialisme. Je vous confirme que TotalEnergies n’a rien à voir avec l’armée du Mozambique. Dans ce dossier, les gens qui répandent des allégations devraient apporter des preuves de leurs dires ; évidemment, ils n’en ont apporté aucune. Je sais qu’au temps des réseaux sociaux, le dénigrement est une vérité, mais attendons de connaître la position de la justice.

Plus intéressant est le sujet de Mayotte. Effectivement, les autorités françaises nous ont demandé de regarder si le projet de près de 20 milliards de dollars dans lequel nous investissons au Mozambique pouvait avoir des retombées pour Mayotte. Il est normal que le PDG de TotalEnergies, qui est français, accepte d’examiner le sujet. Je ne suis pas sûr que le sujet intéresse autant mon collègue américain qui investit dans le même site. Nous avons décidé d’installer des bases arrière sanitaires, parce que la zone du projet au Mozambique ne bénéficie pas de grandes lignes de communication : nous avons proposé d’investir dans des blocs opératoires pour aider l’hôpital de Mayotte, qui en a besoin, à se moderniser, d’autant que le temps de trajet en hélicoptère en cas d’évacuation due à un accident n’est pas rédhibitoire. Avec des entreprises, notamment Technip Energies, nous étudions la possibilité de faire du port de Longoni une base arrière utilisée par les gens qui fabriquent divers équipements pour le site. Je serais heureux, en tant que PDG de TotalEnergies, de contribuer à redonner à Mayotte une certaine activité.

Je n’ai pas de cabinet, monsieur Tanguy : j’ai deux secrétaires, mais pas de cabinet. Grâce à vous, je découvre que nous comptons un représentant au CSE. Vous voyez que TotalEnergies est une grande entreprise dans laquelle il se passe beaucoup de choses, lesquelles, fort heureusement, ne remontent pas toutes au PDG. Sur le fond, je confirme les propos que j’ai tenus tout à l’heure.

La stratégie de TotalEnergies est de continuer à produire et à développer du pétrole et du gaz tout en investissant dans les énergies décarbonées. Le mot « transition » est important. Je ne cesse de répéter que tant que n’aura pas été construit le système mondial, ou français, d’énergies décarbonées, nous ne pouvons pas arrêter nos investissements dans le pétrole et le gaz car si on ne fait rien, les gisements déclinent naturellement. Grâce au nucléaire, la France est sans doute plus proche de l’objectif que d’autres pays, en Europe comme dans le monde. Le mix français n’est pas si loin d’atteindre un niveau de décarbonation élevé. Vous avez utilisé un mot fondamental, « abordable ». La vraie difficulté de la transition énergétique réside dans le fait que ni les industriels, ni les particuliers ne sont prêts à payer leur énergie plus chère. Il s’agit d’un bien fondamental ; or les énergies moins denses coûtent plus cher. Le soleil est gratuit et le coût marginal de l’énergie solaire est faible, mais celle-ci est intermittente. Nous sommes obligés d’investir dans le solaire et l’éolien, mais également dans des centrales à gaz pour distribuer à nos clients une électricité disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Rendre abordables les énergies renouvelables requiert du temps : des progrès rapides sont faits dans certains secteurs, quand d’autres présentent davantage de difficultés.

TotalEnergies vient d’investir 500 millions dans la modernisation de la raffinerie de Donges. Le programme d’investissement est achevé. L’usine est ancienne et s’arrête un peu trop souvent, mais elle devrait maintenant connaître moins de difficultés. Nous avons également investi pour que la voie ferrée contourne l’usine, car de nombreux problèmes découlaient de la traversée du site. Nous avons l’ambition de maintenir cette raffinerie à flot ; notre récent investissement le prouve. Il est, entre autres, destiné à permettre de produire de l’essence répondant aux normes européennes : la production de la raffinerie étant essentiellement exportée, une question de marges se posait. J’espère que l’ensemble du personnel de Donges se mobilisera pour faire fonctionner au mieux cette raffinerie.

Nous n’avons pas abandonné la chimie ; nous avons créé une société, Arkema, qui marche plutôt bien et qui fêtera ses vingt ans l’année prochaine. TotalEnergies a décidé, en 2006, de conserver la pétrochimie, à savoir l’activité directement liée au raffinage. Nous sommes devenus un producteur de plastiques, le dixième ou le onzième mondial. Quand le portefeuille de l’entreprise est devenu trop gros, nous avons organisé la sortie de TotalEnergies. Arkema a su, indépendamment de TotalEnergies, bien entendu, prendre les décisions qui s’imposaient. Nous ne redeviendrons pas chimistes, mais nous restons pétrochimistes.

Dans ce secteur, l’Europe souffre d’un coût du travail plus élevé, de normes environnementales plus strictes et d’une énergie plus chère qu’ailleurs. L’ensemble des industriels européens ont lancé, depuis un site pétrochimique situé à Anvers, un appel à ce sujet à la présidente de la Commission européenne Mme Ursula von der Leyen. La Commission européenne veut étendre le règlement du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances, dit « règlement Reach », à tous les plastiques en expliquant qu’il s’agit d’une mesure de simplification, alors que son déploiement nous obligerait à classifier tous les plastiques produits. Je ne comprends plus les objectifs de ce genre de démarches, contraires à la volonté proclamée de simplifier. La pétrochimie européenne affronte une concurrence étrangère très forte, provenant en particulier des États-Unis. Ces derniers investissent beaucoup dans la pétrochimie, secteur dans lequel ils bénéficient d’une main-d’œuvre moins chère, mais ils ne parviennent pas à exporter en Chine, donc le font dans l’Union européenne. La pétrochimie européenne est en difficulté. ExxonMobil a arrêté son vapocraqueur en Normandie et nous en avons fermé un à Anvers pour préserver notre activité implantée en France – notre nationalité influence nos décisions.

TotalEnergies possède historiquement deux savoir-faire : elle compte de bons géologues et ingénieurs réservoirs qui trouvent des gisements et elle sait construire de grands projets. Nous déployons actuellement une dizaine de grands projets dans le monde, lesquels représentent entre 15 milliards et 20 milliards. Les équipes de gestion de projet s’efforcent de tenir les délais et les coûts.

M. Frédéric Weber (RN). La part de l’actionnariat français au sein de votre groupe a fortement diminué ; cette tendance pourrait-elle influer à l’avenir sur la composition du directoire et les choix stratégiques ?

Lors d’une audition récente, vous avez affirmé que vous trouveriez normal qu’une entreprise retrouvant de très bons résultats après avoir bénéficié du soutien des pouvoirs publics rembourse les aides perçues. Je ne dresserai pas de parallèle avec ArcelorMittal, qui a annoncé un vaste plan de suppression de postes après avoir enregistré des bénéfices très élevés pendant plusieurs années, mais quelle est votre position sur le niveau socialement responsable de la taxation du rachat d’actions en cas de surprofits ?

M. Patrick Pouyanné. La gouvernance de l’entreprise dépend de la nature de son conseil d’administration. Celui de TotalEnergies est composé de six Français, dont le PDG que je suis et l’administrateur référent qui m’accompagne, et de cinq étrangers ; cette composition est le fruit de nos propositions et de nos décisions. Il n’y a donc pas de fantasme à avoir. Si, un jour, 80 % des actionnaires ne sont pas français, peut-être les choses changeront-elles. C’est d’ailleurs pour cela que je regrette la fonte de l’actionnariat français, due aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et aux investissements socialement responsables (ISR). Il s’agit d’une profonde erreur collective. Les choix qui ont été faits auraient dû être davantage mûris. J’essaie de convaincre les investisseurs français, visiblement j’y parviens moins qu’avec d’autres, mais n’exagérons pas : le siège de l’entreprise est situé à Paris et son PDG ainsi que son comité exécutif savent ce qu’ils doivent faire pour assurer la suite.

Je me suis exprimé au sujet du remboursement des aides lors du retour à meilleure fortune.

J’ignore ce que sont les surprofits, je ne connais que les profits. En 2022, nous avons utilisé ces derniers, très élevés, pour désendetter l’entreprise. C’était pour nous une priorité ; aujourd’hui, la dette de notre groupe, de taille mondiale, est extrêmement limitée. Nous avons également augmenté nos investissements, notamment dans la transition énergétique : ceux-ci sont compris entre 4 milliards et 5 milliards par an, niveau atteint bien plus vite que prévu dans nos plans. Enfin, nous avons distribué un dividende exceptionnel, car les dividendes constituent le meilleur moyen de rémunérer les actionnaires.

On peut éventuellement racheter les actions. Faut-il taxer cette opération ? Vous, membres de la représentation nationale, avez décidé l’an dernier d’imposer le rachat d’actions à un taux de 1,6 % – et non de 1 % comme on l’a dit, si bien que le taux était plus élevé en France qu’aux États-Unis. Si ce taux venait à progresser, nous arrêterions les rachats d’actions au profit du désendettement de l’entreprise. Le cours de l’action TotalEnergies baissera et la part de l’actionnariat international progressera. Je ne m’étais pas opposé à la taxation du rachat d’actions ici, puisqu’elle existait sur le marché américain, mais j’espérais qu’elle ne dépasserait pas 1 %. Tel n’est pas le cas, donc il ne serait pas opportun d’augmenter ce prélèvement. Une telle mesure pourrait nous inciter à faire autre chose, car elle deviendrait un élément négatif dans la compétition avec nos concurrents : tel est le fonctionnement du capitalisme. Encore une fois, dans notre allocation du capital, le rachat d’actions représente la dernière part. Comme je le répète à tous les actionnaires et investisseurs, nous distribuons des dividendes, nous investissons dans l’entreprise, nous la désendettons et, s’il reste de l’argent, nous rachetons des actions. Le rachat d’actions n’est rien d’autre que la préparation de la croissance du dividende de l’année suivante : nous rachetons 5 % et nous augmentons le dividende de 5 %, car, à dépenses constantes, la diminution du nombre d’actions fait progresser le dividende. Le conseil d’administration de TotalEnergies veille à ce que les profits servent d’abord à l’investissement. Cette année, le prix du pétrole nous empêchera de consacrer de l’argent au rachat d’actions.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelles conclusions les députés doivent-ils tirer de la cotation de TotalEnergies à New York ?

Lors de votre audition au Sénat, vous vous êtes prononcé en faveur d’une clause de retour des aides publiques lorsque le bilan des entreprises qui en ont bénéficié s’améliore. Pouvez-vous détailler votre position ?

Serait-il rentable pour un énergéticien comme TotalEnergies de développer en France des énergies renouvelables, notamment les intermittentes, à savoir l’éolien et le photovoltaïque, s’il n’y avait pas de subventions publiques ?

M. Patrick Pouyanné. TotalEnergies est déjà cotée à New York depuis trente ans, par l’instrument de l’American Depositary Receipt (ADR). La nouveauté consiste simplement à transformer les ADR en actions ordinaires, car les premiers entraînent un coût de gestion pour les investisseurs américains. Il n’y a pas et il n’y aura jamais de double cotation. Les mêmes actions seront cotées en continu entre la France et les États-Unis. Le marché de la production de l’action restera celui de Paris. Cette opération a alimenté beaucoup de mythes, alors que son objectif est simple : la transformation des ADR en actions entraîne une hausse des achats d’actions de TotalEnergies par les investisseurs américains. Actuellement, les ADR représentent 10 % du capital. Ce dernier ne sera pas séparé en deux par une double cotation. J’aimerais qu’il y ait davantage d’actionnaires français, mais c’est malheureusement de l’autre côté de l’Atlantique que le potentiel de croissance existe.

On m’a demandé ce que je ferais si j’étais ministre de l’industrie : je veillerais à prévoir des avances remboursables pour toutes les aides accordées. Le mécanisme est sain : il n’implique pas le remboursement de l’aide, mais il prévoit que si le résultat de l’entreprise est meilleur que prévu, la clause de l’avance remboursable s’applique. Il est opportun que l’État soutienne des politiques d’innovation ou aide l’économie quand le contexte est très difficile comme au moment de la pandémie de Covid, mais les impôts sont l’argent des Français. Entre 2020 et 2024, dans le domaine des énergies renouvelables, TotalEnergies a rendu un surplus à l’État quand le prix de l’électricité était supérieur au prix garanti – le contrat de l’État est plutôt bon. Le montant correspond environ à l’aide apportée par l’État quand le prix de l’électricité était très bas – mécanisme qui s’apparente à une garantie de rentabilité. Le solde des flux s’est révélé neutre, donc il est possible de se passer de ce système.

Je ne suis pas un chaud partisan de tous les contrats soutenant les énergies renouvelables. TotalEnergies n’a pas de tel contrat aux États-Unis, donc l’entreprise investit dans des batteries et des fermes solaires. Elle essaie de vendre une partie de l’électricité ainsi produite, environ 70 %, à des industriels, qui aiment avoir de la visibilité sur les prix. Le reste est vendu sur le marché, cette activité donnant des résultats fluctuants, parfois bons, parfois moins positifs. Nous avons été incités à investir dans les batteries, car, sans elles, l’entreprise peut prendre des bouillons, par exemple si elle vend l’électricité à midi quand le prix est négatif. Les investissements consentis aux États-Unis dans les énergies renouvelables sont élevés et ils comprennent toujours un volet consacré aux batteries. Il y a un instrument fiscal pour soutenir cette activité : il s’agit de crédits d’impôt, transférables à d’autres acteurs – un marché des crédits d’impôt s’est d’ailleurs constitué.

Il est envisageable d’adopter un tel modèle, certes plus capitalistique et moins protecteur ; les petits développeurs d’énergies renouvelables ont ce système en horreur, mais TotalEnergies cherche, grâce à ses clients, les rendements qu’offrent les gros volumes. Plusieurs pays basculent dans ce modèle, mais une telle évolution relève de choix collectifs que ne soutiendront pas les acteurs des énergies renouvelables. Je ne cherche pas à atteindre une rentabilité des investissements de l’ordre de 6 % ou 7 %, ce à quoi s’emploient en revanche les subventions de l’État dans le cadre des mécanismes engageant la CRE. TotalEnergies est une entreprise disposée à prendre des risques sur le marché, mais les points de vue divergent entre les industriels selon leur taille.

M. le président Charles Rodwell (EPR). Nous vous remercions, monsieur le président, pour votre présence. Vous pouvez compléter nos échanges en transmettant au secrétariat de la commission d’enquête les réponses au questionnaire reçu et tous les éléments que vous jugerez utiles à nos travaux.

 

La séance s’achève à dix-sept heures quarante-cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pierre Cordier, M. Emmanuel Fernandes, Mme Florence Goulet, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Frédéric Weber