Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie, ancien député 2

– Présences en réunion................................22

 


Mercredi
11 juin 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 52

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à quinze heures.

M. le président M. Charles Rodwell. Nous entamons la dernière semaine d’auditions de la commission d’enquête en entendant M. Marc Ferracci.

Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Monsieur Ferracci, bienvenue. Vous êtes professeur en sciences économiques. Vous avez été, entre moult autres engagements professionnels, conseiller de Mme Muriel Pénicaud et de M. Jean Castex avant d’être élu en 2022 député des Français établis hors de France dans la circonscription comprenant la Suisse. Vous êtes, depuis septembre 2024, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie.

Je vous remercie de déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Ferracci prête serment.)

M. Marc Ferracci, ministre chargé de l’industrie et de l’énergie. Je vous remercie de me donner l’occasion d’échanger avec vous. J’évoquerai les freins à la réindustrialisation, mais aussi ses leviers.

La réindustrialisation est essentielle pour l’avenir de notre pays, pour sa prospérité, sa souveraineté et pour la cohésion de nos territoires.

Pour sa prospérité, car il n’y a pas de richesse sans industrie : celle-ci est créatrice de valeur et d’emplois. En France, l’industrie, c’est un travail pour plus de 3 millions de femmes et d’hommes, ce sont des revenus pour autant de familles et c’est de la richesse qui irrigue nos territoires.

Pour notre souveraineté, ensuite, c’est-à-dire notre capacité à choisir librement notre destin en tant que nation. Cette liberté repose sur la capacité à produire sur notre sol les solutions dont nous avons besoin. Il faut dire et redire qu’il n’existe pas de nation indépendante sans industrie forte.

Elle est essentielle, enfin, pour la cohésion de notre nation et de ses territoires. L’usine est un vecteur de lien social et de progrès social. C’est là que se forge le collectif, c’est là que nous faisons nation. C’est une réalité qui s’ancre résolument dans les territoires. Je pense, monsieur le rapporteur, à Saint-Avold et à sa centrale électrique à charbon qui va être reconvertie au biogaz.

Se battre pour nos industries et nos emplois, c’est donc aussi se battre pour une histoire et pour une certaine idée du progrès. Sous l’autorité du Président de la République et du Premier ministre, l’ambition du gouvernement est d’agir sans relâche pour réindustrialiser la France.

Depuis 2017, notre pays connaît une dynamique de réindustrialisation. Cette réalité est tangible : le baromètre industriel de l’État dénombre 450 ouvertures ou extensions nettes de sites industriels en France depuis 2022, dont 89 ouvertures ou extensions nettes pour la seule année 2024. Sur le front de l’emploi, l’Insee comptabilise 140 000 créations nettes d’emplois industriels depuis 2017, dont environ 10 000 créations nettes en 2024. Enfin, la France est le pays le plus attractif d’Europe pour les investisseurs étrangers depuis six ans. Lors du sommet Choose France en 2025, 40 milliards d’euros d’investissements supplémentaires ont été annoncés. Ils se traduiront par des projets industriels créateurs d’emplois dans nos territoires.

Il y a quelques jours, je me suis rendu à Douai avec le Président de la République. J’ai pu y constater, avec une certaine fierté, mais aussi avec l’humilité qu’impose la réalisation de projets industriels impliquant de nombreux acteurs, dont au premier rang l’État, le succès d’un projet soutenu par celui-ci à hauteur de 248 millions : la méga-usine ou gigafactory AESC Envision. Cette usine, la première usine de batteries opérationnelle en France, représentera 900 emplois à la fin de l’année, dont 650 ont déjà été créés. Il y a trois ou quatre ans, on voulait nous faire croire qu’il était impossible de construire une usine de batteries en France. Cela a pourtant été réalisé, grâce à un travail collectif des investisseurs privés, de l’État et des collectivités territoriales, dont je salue l’action.

Toutefois – il nous faut être lucides –, cette dynamique de réindustrialisation ralentit en raison de la succession des chocs subis par l’économie. Je pense évidemment à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine, qui a entraîné une crise de l’énergie et une forte inflation. Je pense aussi, bien sûr, aux menaces plus récentes de guerre commerciale, qui, créant de l’incertitude, freinent certains projets industriels ; cela a aggravé l’incertitude liée à l’instabilité politique et à l’absence de budget, qui a nourri l’attentisme d’investisseurs.

Il existe aussi des raisons plus structurelles à ce ralentissement. Plusieurs filières industrielles sont en pleine transition vers de nouveaux modèles technologiques. Je pense à l’automobile, avec le passage au modèle électrique et la délicate montée en cadence des industries de batterie. Je pense à l’acier et à la chimie, qui ont engagé leur processus de décarbonation. Je pense enfin au spatial, dont le marché a été perturbé par l’émergence de Starlink.

Je pourrais multiplier les exemples, mais, plus fondamentalement et de manière très aiguë, le principal frein à la réindustrialisation est la concurrence internationale, en particulier celle de la Chine.

Depuis la crise du Covid, les capacités de production ont explosé, ce qui représente un véritable choc pour les secteurs de la chimie et de la sidérurgie. Ainsi, les surcapacités mondiales de production d’acier représentent 2,75 fois la capacité de production de l’Union européenne dans son ensemble. Ce rapport sera de 3,5 en 2026. En outre, la concurrence internationale se caractérise par des pratiques agressives et même déloyales. Un rapport de la Commission européenne a établi que la Chine subventionnait l’ensemble de la filière des véhicules électriques, de l’extraction de lithium pour les batteries jusqu’au transport maritime des véhicules. Nos constructeurs et nos équipementiers ne se battent donc pas à armes égales. Chaque semaine – c’est ma méthode –, je vais à la rencontre des industriels sur le terrain et ils sont nombreux à me parler de la concurrence déloyale comme d’un frein pesant sur leur activité industrielle.

Concrètement, tout cela se traduit par un plus grand nombre de défaillances d’entreprises, avec des conséquences sur l’emploi. La situation est plus délicate qu’il y a quelques années. Les défaillances liées au rattrapage post-Covid – environ 66 000 – étaient attendues. L’inquiétude est plus forte pour les filières plus structurellement exposées à cette concurrence, en particulier l’automobile, l’acier et la chimie. C’est là que la réindustrialisation ralentit le plus fortement, c’est là que l’enjeu est le plus essentiel et je dirais même existentiel, car ce sont des dizaines de sites industriels et des milliers d’emplois qui sont en danger.

Nous devons à nos concitoyens, aux salariés et aux territoires un diagnostic lucide sur la situation des filières concernées – toutes ne le sont pas : un certain nombre vont bien. Nous nous battons du matin au soir, avec mes équipes, avec l’ensemble des élus et des parlementaires investis dans cette cause, pour l’industrie française et ses emplois. Le ministère dont j’ai l’honneur d’avoir la charge est un ministère de combat. Le sens de ce combat est de renforcer et d’adapter la politique menée depuis 2017 pour réindustrialiser la France, en activant tous les leviers à notre disposition.

Permettez-moi de m’attarder sur ces leviers et de vous soumettre quelques idées qui prolongeront probablement les échanges que vous avez menés depuis le début de vos auditions. J’identifie quatre leviers essentiels, qui sont complémentaires : la compétitivité, qui repose sur l’énergie, sur le coût du travail et sur notre stratégie d’innovation ; les compétences et la formation ; la simplification et les normes ; la protection commerciale. Pour agir efficacement, il faut agir sur l’ensemble de ces leviers.

Le rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne de Mario Draghi, publié en septembre 2024, a montré que l’Europe avait accumulé un retard considérable en matière de compétitivité vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Le déficit de productivité s’est aggravé au cours des quinze dernières années, tandis que la Chine accélère sa montée en gamme dans les chaînes de valeur industrielles. L’enjeu pour l’industrie française et européenne est de combler ce fossé qui est en train de se creuser.

Or l’énergie est un outil au service de notre industrie et de sa compétitivité. La France dispose en la matière d’importants atouts. Grâce à son parc nucléaire historique, notre pays produit une énergie abondante et décarbonée, ce qui est un avantage décisif dans la compétition internationale : en 2022, les entreprises françaises ont bénéficié de prix inférieurs de 35 % à ceux pratiqués en moyenne dans l’Union européenne. C’est pourquoi nous investissons massivement dans le nouveau nucléaire français, c’est-à-dire dans les réacteurs de nouvelle génération, mais aussi dans l’innovation, avec les petits réacteurs modulaires.

Le développement des énergies renouvelables est également essentiel à la compétitivité de nos industries. Il nous permettra demain de sortir de la dépendance aux importations d’hydrocarbures, qui représentent encore les deux tiers de notre consommation énergétique et qui pèsent pour près de 70 milliards dans notre balance commerciale. Il permettra également de délier notre industrie de la nature très volatile des importations et apportera plus de visibilité et de certitude à nos industriels dans leurs choix et dans leurs stratégies d’investissement, entravées par la volatilité et l’instabilité des prix en matière d’énergie.

La compétitivité de notre industrie passe également par le coût du travail. Je me fais ici le porte-voix des industriels qui, au cours de vos auditions, ont été nombreux à souligner l’urgence d’agir sur le coût du travail pour préserver et pour accroître l’emploi.

Des mesures ont déjà été prises : depuis 2017, le gouvernement a baissé massivement les prélèvements obligatoires sur les entreprises. L’impôt sur les sociétés est ainsi passé de 33 % à 25 %, le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) a été transformé en allégement de charges pérenne et les impôts de production ont été abaissés de près de 20 milliards. Ces mesures ont permis de renforcer l’attractivité industrielle de notre pays.

Nous devons aller plus loin et franchir une nouvelle étape pour trouver de nouveaux leviers. Il y a dans le débat public un questionnement au sujet du financement de notre protection sociale, qui pèse très fortement sur le travail. Je n’ai pas d’a priori sur les assiettes qui pourraient financer différemment notre protection sociale. Certains évoquent la consommation, d’autres le capital et d’autres encore, comme les économistes de la mission relative à l’articulation entre les salaires, le coût du travail et la prime d’activité et à son effet sur l’emploi, le niveau des salaires et l’activité économique Étienne Wasmer et Antoine Bozio, le foncier. Ce débat est légitime, mais, surtout, nous devons agir pour envoyer un signal fort à nos industriels et aux investisseurs du monde entier.

La compétitivité de notre industrie passe par l’innovation, dans laquelle l’État investit massivement, par l’intermédiaire du plan France 2030, à hauteur de 54 milliards, et par le crédit d’impôt recherche – qui a été maintenu malgré un contexte budgétaire contraint –, à hauteur de 7 milliards.

Cette politique ambitieuse d’investissement, qui agit comme un levier pour les investissements privés, se traduit par un engagement sans précédent dans les technologies critiques de demain – hydrogène, batteries, biomédicaments, avion électrique, intelligence artificielle, quantique. Nous voulons positionner la France à la frontière technologique pour assurer notre souveraineté et gagner des parts de marché. Toutefois, je veux le dire clairement, nous ne pourrons pas être présents partout. Nous devrons donc, comme nous l’avons déjà fait avec France 2030, faire des choix stratégiques et miser sur nos forces, sur nos talents et sur nos atouts technologiques et industriels. Ma priorité est de tout faire pour que la France reste en tête de la course mondiale à l’innovation dans des domaines aussi stratégiques que l’aéronautique, la défense, le spatial, le nucléaire ou encore la santé. Le succès du vol commercial d’Ariane 6, avec la mise en orbite du satellite d’observation militaire CSO-3, en mars dernier, a fait la démonstration de notre avance technologique dans ce domaine clé pour notre avenir. Il faut consolider tout cela.

Pour que l’innovation produise tous ses effets, il faut qu’elle se diffuse, donc il faut permettre à nos petites et moyennes entreprises (PME) et à nos entreprises de taille intermédiaire (ETI) de s’en emparer. Nous agissons pour faciliter leur accès au financement et aux technologies.

Concernant le levier des compétences et de la formation, je serai plus rapide. Depuis 2017, nous menons une politique volontariste pour fluidifier le marché du travail et pour renforcer la formation professionnelle, l’alternance et la formation continue. Cette politique s’est traduite notamment par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

L’industrie compte 70 000 emplois non pourvus. Notre défi est d’attirer, de former et, surtout, de fidéliser les talents. La France forme d’excellents ingénieurs ; encore faut-il qu’ils choisissent l’industrie et qu’ils y restent. Nous observons avec déception que cette capacité de rétention fait parfois défaut. Il faut maintenir leur savoir-faire dans nos territoires pour préserver notre avenir industriel. Je souhaite insister sur la nécessité d’accélérer le déploiement de la réforme des lycées professionnels et, en particulier, de faire évoluer plus rapidement la carte des formations pour ouvrir dans ces lycées plus de sections en lien avec les métiers industriels.

Le troisième levier est celui des normes et de la simplification. C’est un élément essentiel qui revient systématiquement dans mes échanges avec les industriels et qui a probablement dû marquer votre commission d’enquête. Nous devons faire de ce qui est actuellement un frein un véritable levier de transformation.

Sans renoncer à nos objectifs de transition écologique, nous devons les concilier avec le bien-être de notre industrie. Pour se maintenir sur cette ligne de crête, il faut une approche intelligente et évolutive. J’ai fait voter à l’Assemblée nationale un amendement au projet de loi de simplification de la vie économique permettant aux projets industriels d’être exemptés des contraintes du zéro artificialisation nette (ZAN) en consacrant une enveloppe de 10 000 hectares à l’industrie. J’espère que cette mesure sera maintenue dans le texte définitif.

C’est aussi à des fins de simplification que la France a demandé, comme l’a annoncé le Président de la République en mai, que la directive européenne du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D) soit retirée. Il faut également mener une réflexion critique et exigeante sur la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Nous devons mettre le droit et l’écologie au service de la vie de nos concitoyens et de notre avenir. Or il n’y a pas d’avenir pour nos concitoyens sans industrie et sans emploi.

Il faut enfin agir – dernier levier – sur la protection commerciale. Avant la fin de cette année, nous devons prendre des mesures spécifiques pour protéger nos industries et nos emplois dans les filières les plus exposées, l’automobile, l’acier et la chimie en particulier. J’ai échangé à de nombreuses reprises avec nos partenaires italiens, espagnols et, après la nomination récente du gouvernement, allemands. J’ai également échangé avec la Commission européenne, notamment avec son vice-président Stéphane Séjourné, afin d’agir avec force et rapidité.

J’ai lancé il y a quelques semaines une alliance européenne de l’industrie lourde qui est destinée à peser, grâce à des propositions concrètes, sur les décisions de l’Union européenne au sujet des mesures de soutien aux secteurs de l’acier et de la chimie. Plusieurs mesures ont déjà été annoncées par la Commission européenne dans le cadre d’un plan d’action pour l’acier : renforcement du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), clauses de sauvegarde renforcées pour limiter en particulier les importations d’acier chinois et introduction de critères de contenu local dans la commande publique. Ces mesures visent à soutenir la production et l’emploi industriel sur notre sol. Elles doivent se concrétiser par des actes législatifs européens d’ici la fin de l’année.

Au-delà des mesures sectorielles, nous avons besoin, au niveau européen, de sortir d’une forme de naïveté par une approche qui assume le renforcement des frontières économiques du marché intérieur et le principe de la préférence européenne. Ce concept, qui a été défendu par la France, a été repris par la Commission européenne. Nous sommes évidemment attachés au principe du multilatéralisme et du respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), mais, je dois le dire avec la plus grande clarté, ces règles supposent de la réciprocité. Nous ne pouvons plus être les seuls bons élèves de la classe. Pour reprendre l’expression du Président de la République, nous ne pouvons pas être « des herbivores dans un monde de carnivores ». C’est donc en adaptant notre doctrine à un environnement plus agressif et plus incertain que nous sauverons l’industrie européenne et l’industrie française. L’Europe doit se penser et agir comme une puissance industrielle.

Notre avenir, je pense que nous en sommes tous convaincus, passe par la réindustrialisation et exige une vision commune. La réindustrialisation doit être un sujet de consensus, j’irai jusqu’à dire d’union sacrée, même dans le contexte d’une Assemblée divisée et sans majorité. Aujourd’hui, plus que jamais, nos industriels et nos partenaires ont besoin de certitude, de stabilité et de réassurance. Notre réindustrialisation doit faire l’objet de postures et d’actes visibles. Nous en avons besoin pour convaincre, avancer et défendre les intérêts français en Europe, car l’industrie est un sujet européen. La mobilisation du gouvernement pour la réindustrialisation, notre mobilisation à tous sont un combat qui demande de la volonté, de l’énergie et de l’écoute. Je suis donc très heureux de répondre à vos questions. Les Français comptent sur nous.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette présentation très claire.

Vous avez évoqué les différentes pistes pour financer notre industrie, foncier ou réforme du financement de la protection sociale. Quelles solutions préconisez-vous en tant que professeur, en tant que parlementaire et en tant que ministre ? Pensez-vous que la refonte de notre système de retraites et l’introduction d’un pilier de capitalisation pourrait permettre non seulement de sauver la retraite des Français, mais aussi de financer, grâce à des fonds de pension français et européens, le redéploiement de l’industrie dans notre pays ?

Quelle est l’avancée des négociations sur les produits d’épargne et les labels européens communs, notamment pour financer les industries européennes ? Quel est votre avis sur la construction des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), notamment depuis la fin de la crise du Covid ?

Concernant la simplification, quels sont les prochains chantiers auxquels vous vous attaquerez après les projets présentés à l’échelle européenne – les propositions de directives dites « omnibus » déposées le 26 février 2025 – ou nationale pour simplifier la vie de nos entreprises, notamment industrielles ?

M. Marc Ferracci, ministre. Dans votre première question, il y en a au fond deux, qui sont liées : le financement de notre protection sociale et celui de notre industrie.

Je vous répondrai très directement : je pense que nous devons asseoir le financement de notre protection sociale sur d’autres assiettes que le travail. Ce sujet est politiquement sensible, mais ce qui doit prévaloir, c’est la notion d’effort partagé par l’ensemble des citoyens et des entreprises. J’espère que nous pourrons en débattre avant le prochain texte budgétaire. Nous devons aller vers de la capitalisation – ce système existe déjà pour les retraites de la fonction publique – pour donner de nouvelles capacités de financement à notre système de retraite, mais cela ne réglera pas les problèmes de financement à court terme, car la capitalisation a besoin de temps pour monter en charge.

En tant que ministre de l’industrie, je suis convaincu que nous devons orienter une part plus grande de l’épargne des Français vers les entreprises industrielles, qui ont besoin, de façon urgente, de davantage de capacités de financement. Il y a quelques mois, lors d’un déplacement en Côte-d’Or consacré aux industries de la santé, j’ai eu l’occasion de discuter avec les dirigeants de la start-up Inventiva, qui a opéré la plus importante levée de fonds dans l’industrie de la santé en 2024 – 350 millions de dollars. J’aurais aimé pouvoir dire que ces fonds ont été levés en euros, mais Inventiva n’a pas trouvé d’investisseurs en Europe pour financer les essais de phase III, les plus coûteux. Cet exemple illustre la nécessité de réfléchir à l’intégration rapide du marché européen des capitaux pour orienter l’épargne européenne vers des actifs européens.

Les ministres européens des finances se sont récemment réunis pour s’accorder sur les principaux critères du label européen. Il s’agit également de développer un marché européen de la titrisation et de mettre en place un mécanisme centralisé de supervision pour harmoniser les pratiques. Nous avons également besoin de faire évoluer la classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement, dite taxonomie européenne, des investisseurs européens, qui se détournent des investissements dans la défense. Cela fait partie du sujet.

Le dispositif des Piiec est trop compliqué et leur élaboration prend trop de temps. Nous avons engagé avec la direction générale des entreprises un processus de réflexion qui a abouti à des propositions de simplification que nous défendons au niveau européen et dont certaines ont été reprises par le commissaire Séjourné lors de son annonce à propos du pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal. Nous avons besoin de donner rapidement de la visibilité aux industriels.

Concernant les chantiers de simplification, les plus urgents sont sectoriels. La récente interview de John Elkann et Luca de Meo le 5 mai dernier dans Le Figaro a mis en lumière la complexité de la réglementation dans l’automobile. Il faudrait pouvoir distinguer la réglementation qui s’applique aux gros modèles de celle qui s’applique aux petits. Je vais en parler très bientôt avec mon homologue italien, Adolfo Urso : la coopération franco-italienne dans ce domaine est importante, car les marchés français et italien reposent beaucoup sur les petits modèles.

Permettez-moi de formuler une proposition personnelle, qui n’engage pas le gouvernement. Pour limiter l’inflation normative, nous pourrions nous inspirer d’exemples étrangers. Certains États fédérés des États-Unis limitent le nombre de mots que les administrations et les départements ministériels peuvent utiliser pour rédiger les actes réglementaires – décrets, arrêtés et circulaires. Cette pratique du word count peut apparaître comme une contrainte radicale qui empêche l’action publique, mais le retour d’expérience montre que les administrations en viennent à davantage réfléchir à leurs priorités et à être plus concises. Le secrétariat général du gouvernement communique d’ailleurs déjà aux ministères le nombre de mots qu’ils produisent dans leur activité réglementaire, mais cela n’a pas de portée contraignante. Je pense que nous gagnerions à creuser ce sujet.

M. le président Charles Rodwell. Pensez-vous que le succès commercial d’Ariane puisse inspirer d’autres filières industrielles européennes pour bâtir des modèles économiques à l’échelle européenne qui nous permettraient de faire concurrence aux mastodontes chinois et américains ?

Vous n’êtes pas ministre du commerce extérieur, mais j’imagine que vous mesurez tous les jours les conséquences sur les entreprises de la guerre tarifaire menée par Donald Trump, après le déploiement de l’Inflation Reduction Act (IRA) par l’administration Biden. Pouvez-vous dresser un état des lieux de cette menace économique et commerciale ? Quelles sont les réponses de la France et de l’Europe ?

M. Marc Ferracci, ministre. Ariane est une grande réussite européenne qui s’appuie sur de l’expertise et sur le centre spatial guyanais, un atout concurrentiel majeur. Ce modèle est-il transposable ?

Le secteur des lanceurs doit faire face à une concurrence exacerbée. J’ai évoqué Starlink, mais il y a aussi la question des lanceurs : Ariane n’a pas la capacité de réutiliser les lanceurs, alors que les États-Unis savent le faire depuis 2015. Il faut accélérer pour rattraper ce retard. C’est une position que je défends au niveau européen avec mon collègue Philippe Baptiste. Il y aura à la fin de l’année une étape importante pour le financement de l’industrie spatiale européenne.

Le principe du retour géographique sur lequel repose le modèle spatial européen – l’impact industriel sur le territoire de chaque pays contributeur est lié à sa contribution – montre ses limites. Il ne favorise pas du tout la compétitivité, car il a pour effet de segmenter les chaînes de valeur. Il faut donc le remettre en question. J’ai déjà eu l’occasion de le dire au commissaire européen à la défense et à l’espace, Andrius Kubilius, et au directeur général de l’Agence spatiale européenne ou European Space Agency (ESA), Josef Aschbacher.

L’IRA comporte des éléments dont nous devrions nous inspirer selon la logique de réciprocité que j’ai évoquée, en particulier les clauses de contenu local imposant à certaines filières un taux minimum de composants produits sur le territoire. Certes, imposer un minimum de 70 % de composants fabriqués localement serait particulièrement contraignant, mais ce serait un outil très puissant pour soutenir et développer nos filières industrielles.

C’est la solution que nous défendons à l’échelle européenne. Pour l’instant, elle ne s’est concrétisée qu’indirectement, par l’adoption de critères en matière de résilience de la chaîne de valeur, de cybersécurité ou d’empreinte carbone qui aboutissent à privilégier les productions locales – françaises ou européennes. Nous devons aller plus loin. Les clauses de contenu local sont probablement contraires aux règles de l’OMC, mais, comme je l’ai expliqué, nous pouvons défendre le multilatéralisme et les règles de l’OMC sans être les naïfs du paysage global.

Concernant les droits de douane « réciproques » de 10 % – ils ne le sont absolument pas, mais c’est ainsi qu’ils sont présentés dans le narratif politique du président Trump –, nous, Européens, devons également défendre la réciprocité. Des négociations sont en cours, mais je ne suis pas en première ligne. Néanmoins, je sais qu’ils sont une source de préoccupation majeure pour tous nos industriels, car ils ont des effets directs sur nos 4 000 entreprises qui exportent vers les États-Unis. Pour certaines chaînes de valeur très intégrées au niveau transatlantique, comme l’aéronautique, dont les composants franchissent plusieurs fois l’Atlantique avant d’être définitivement assemblés – notamment à Toulouse pour Airbus –, les surcoûts peuvent même être massifs et laissent entrevoir de très lourdes conséquences. J’ai eu l’occasion de m’en entretenir avec les dirigeants d’Airbus et de Safran.

Outre ces effets directs, les droits de douane risquent également, en fermant le marché américain à la Chine, de rediriger vers l’Europe certains flux commerciaux. Or les surcapacités chinoises, qui touchent déjà l’acier, la chimie ou les véhicules électriques, pourraient s’étendre aux semi-conducteurs. Ce phénomène est voué à s’amplifier et nous avons d’ores et déjà demandé à la Commission européenne d’instaurer un système de supervision des surcapacités chinoises dans plusieurs filières, afin de vérifier si des flux sont déjà redirigés et, le cas échéant, prendre des mesures commerciales pour protéger nos industries.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions porte sur les politiques de protection dans la guerre commerciale internationale, notamment face à la double menace des droits de douane américains et des surcapacités chinoises.

Il y a deux mois, devant le Conseil national de l’industrie, vous avez annoncé votre volonté d’étendre le champ d’application du MACF aux produits semi-finis et finis, car le dispositif actuel, limité aux intrants nécessaires à la production industrielle, peut pénaliser certains secteurs sur le sol européen en renchérissant les coûts – certains secteurs seulement : ce constat n’est pas valable pour l’acier, par exemple. Quelles démarches avez-vous engagées en ce sens ces deux derniers mois ? Avez-vous obtenu le soutien de plusieurs autres pays européens ?

Par ailleurs, ne serait-il pas pertinent de changer les modalités de calcul du MACF en définissant une valeur standard par pays, notamment en fonction du niveau de décarbonation de son mix électrique ? Cette proposition soutenue notamment par France Stratégie serait encore plus intéressante si le champ d’application du MACF était étendu aux produits transformés.

Toujours à propos des mesures de protection, et pour mettre fin à la naïveté dont vous parliez en citant le Président de la République à propos des carnivores et des herbivores : comme je l’ai dit lors du Conseil national de l’industrie, le taux d’ouverture des marchés publics s’élève à 82 % pour l’Union européenne, contre seulement 32 % aux États-Unis. Ne faudrait-il pas étendre la préférence européenne instaurée – à raison – pour la défense à d’autres secteurs pour lesquels nous sommes en concurrence avec les États-Unis sur le marché européen, comme le nucléaire ?

Vous avez plaidé pour l’instauration d’une clause de contenu local dans les marchés publics. Couvrirait-elle le territoire européen ou les acheteurs publics seraient-ils autorisés, sans obligation, à favoriser une entreprise dont les moyens d’exécution se situent sur le sol français ?

Enfin, pourriez-vous préciser votre pensée à propos de la mobilisation de l’épargne des Français, dont le niveau est le plus élevé d’Europe ? Quand je vous entends parler de flécher cette épargne vers l’industrie, je crains que l’épargne des Français aille financer l’industrie en Europe de l’Est. Comment faire pour l’orienter en priorité vers l’industrie française, par exemple par une clause de contenu local ?

M. Marc Ferracci, ministre. Le MACF, qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2026, est actuellement en phase de test. Les résultats ne sont d’ailleurs pas très concluants : il y a beaucoup de possibilités de contournement. Nous soutenons trois propositions d’aménagement.

La première, c’est effectivement l’extension du dispositif aux produits transformés. Nous l’avons défendue auprès de la Commission européenne par une note des autorités françaises (NAF) ; la Commission en a pris acte et la proposition a été reprise par Stéphane Séjourné dans le plan d’action pour l’acier et les métaux présenté le 19 mars. Il faut désormais traduire juridiquement cette annonce politique. J’aurai l’occasion de m’en entretenir très prochainement avec Wopke Hoekstra, commissaire européen chargé du climat, avec lequel je suis en lien étroit.

La deuxième, c’est l’application d’un taux de taxation moyen à l’échelle d’un pays pour simplifier l’application du dispositif et en éviter le contournement. Raisonner globalement plutôt qu’usine par usine devrait inciter la Chine à réduire globalement ses émissions, elle qui a tendance à recourir au resource shuffling – une stratégie qui consiste à n’exporter vers l’Europe que les matériaux produits à partir d’électricité décarbonée pour éviter le MACF. Grâce à l’important travail des services de Bercy – de la direction générale des entreprises et de la direction générale du Trésor – nous pourrons proposer à nos partenaires européens des valeurs pays par défaut acceptables vis-à-vis des règles de l’OMC. Plusieurs pays sont – légitimement – très sensibles à leur respect, en particulier les petites économies ouvertes que sont les Pays-Bas et les pays scandinaves. Nous faisons le maximum pour trouver une solution technique consensuelle pour lutter contre le contournement du MACF.

Le principe de préférence européenne, réaffirmé dans le cadre du Clean Industrial Deal, se limite pour l’instant à la commande publique. Ce changement de doctrine est un bon début, mais la France souhaiterait l’étendre aux mécanismes de soutien publics. Cette position ambitieuse n’est pas sans susciter quelques débats à l’échelle européenne. À notre demande, la directive du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics sera révisée en 2026 ; nous entendons en profiter pour étendre la préférence européenne aux aides publiques, afin de faire de la directive relative aux marchés publics un véritable Buy European Act. Il faut maintenant couvrir le dernier kilomètre et trouver la traduction législative de ces annonces politiques.

Pour répondre à votre question sur la clause de contenu local, elle couvrirait les produits dont une part de la valeur ajoutée a effectivement été produite localement – en l’espèce, dans le territoire européen : ne viser que la France irait à rebours des objectifs du marché intérieur, ce n’est pas possible. Mais, sans renier nos engagements européens, nous devons réfléchir en toute lucidité à des leviers permettant d’orienter vers la production française non seulement la commande publique, mais aussi les achats privés de nos concitoyens et de nos entreprises. Certains de nos partenaires le font – mon homologue italien porte d’ailleurs officiellement le titre de ministre des entreprises et du Made in Italy.

Un exemple : les recommandations que formule M. Yves Jégo dans le rapport qu’il vient de nous remettre, à Véronique Louwagie et à moi-même, visant à faciliter l’appréhension de la notion de l’origine française des produits pour les consommateurs et le « fabriqué en France » – renforcement des obligations d’affichage sur les origines et la localisation des productions, consolidation des multiples labels qui coexistent aux niveaux régional et national. L’objectif est de fournir aux consommateurs toutes les informations pour qu’ils puissent faire des choix éclairés et orientent leur consommation vers le « fabriqué en France ». Parallèlement, nous nous sommes engagés à lancer dès cette année un mois dédié à la consommation des produits fabriqués en France pour créer un réflexe chez nos concitoyens. Je crois que cette idée a déjà fait l’objet d’un peu de publicité. C’est un exemple des mesures que nous pouvons prendre à l’échelle infra-européenne.

Enfin, le taux d’épargne des Français frôle les 18 % : c’est très élevé, peut-être même trop. Je pense qu’un certain nombre de Français sont sensibles à l’idée de soutenir l’industrie grâce à leur épargne, mais que les caractéristiques des produits financiers actuels – incitations fiscales, durée – ne permettent pas de flécher cette épargne vers des investissements industriels, des besoins en fonds propre ou de la dette longue.

Soyons lucides : ce qui guide les décisions d’allocation de l’épargne, c’est le rendement des investissements. On en revient aux enjeux de compétitivité que j’ai déjà abordés. Une partie de l’épargne européenne est investie aux États-Unis parce que le marché des capitaux y est plus profond et peut-être plus souple du point de vue réglementaire, que les opportunités d’investissement y sont plus nombreuses, les démarches plus simples, les coûts de l’énergie plus faibles : tout cela donne un avantage compétitif aux entreprises américaines. Nous devons donc à la fois réfléchir à l’évolution du fonctionnement de notre marché financier – cela relève du portefeuille ministériel d’Éric Lombard – et faire en sorte que notre politique en matière de compétitivité encourage les investisseurs – en particulier les grands investisseurs institutionnels, qui gèrent une partie de l’épargne des Français – à se tourner vers des dispositifs qui génèrent de la profitabilité.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La Plateforme automobile (PFA) alerte sur le risque de suppression de près de 100 000 emplois industriels en France – sans parler de la distribution ou des services – au cours des dix prochaines années, notamment en raison de l’interdiction à la vente de véhicules à moteur thermique neufs à partir de 2035. Pourquoi ne défendez-vous pas le report de cette interdiction au-delà de 2035 ou le fait d’en exclure les véhicules équipés de la technologie hybride, bien maîtrisée par les constructeurs français ?

Des négociations sont en cours à la Commission européenne pour lever les surtaxes appliquées aux importations de véhicules électriques chinois. Quelle est la position de la France ?

M. Marc Ferracci, ministre. J’ai beaucoup discuté avec l’ensemble des acteurs de la filière automobile. Si certains étaient critiques lors de l’adoption du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs, dit « règlement Cafe » (Corporate Average Fuel Economy), qui fixe des plafonds d’émission de CO2 pour les véhicules neufs, aucun ne remet aujourd’hui en cause l’objectif de 2035, car des investissements lourds ont déjà été engagés pour électrifier les gammes. J’ai eu l’occasion de visiter l’usine Renault de Douai, où est produite la R5 électrique, et l’usine Peugeot de Sochaux, qui fabrique les E-3008 et E-5008. Des batteries aux moteurs, tous les composants de ces véhicules sont produits en France : c’est une véritable réussite industrielle. L’échéance de 2035 a donc permis de mettre tout le monde en mouvement, même les acteurs en conviennent. Reste qu’ils demandent davantage de souplesse. La France, par ma voix et celles d’Agnès Pannier-Runacher et Benjamin Haddad, a déjà obtenu de la Commission le lissage sur trois ans des amendes dues au titre de l’année 2025 pour non-respect du règlement Cafe par excès d’émission– pas moins de 1 milliard pour Renault. C’est exactement ce que demandait la filière.

Je rappelle que le règlement Cafe contient une clause de revoyure en 2026 : ce sera l’occasion de défendre d’autres propositions d’assouplissement. Nous y travaillons avec les acteurs de la filière. Exclure les véhicules hybrides de l’interdiction est une possibilité, d’autres pays défendent des propositions différentes : mon homologue italien, Adolfo Urso, plaide avec constance pour un traitement différencié des véhicules fonctionnant aux biocarburants. En tant que ministre de l’industrie, je pense que nous devons maintenir l’objectif pour 2035, mais je suis tout disposé à réfléchir à des assouplissements, pourvu qu’ils soient fondés sur des éléments documentés et ne remettent pas en cause nos objectifs de décarbonation.

Concernant les négociations sur une éventuelle levée de la surtaxe à l’importation de véhicules électriques chinois, notre position est très claire : nous nous y opposons.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en viens à la politique énergétique de la France, qui dépend désormais du portefeuille du ministre de l’industrie – nous nous en réjouissons.

Dans le cadre du programme de relance de la filière nucléaire, vous avez prévu la construction d’une première série de six nouveaux réacteurs pressurisés européens de seconde génération ou European Pressurized Reactors (EPR 2). Matignon a annoncé cette semaine que le prix d’équilibre de l’électricité produite avoisinerait 100 euros le mégawattheure.

Compte tenu des difficultés rencontrées à Flamanville et de l’urgence de disposer rapidement de nouveaux réacteurs nucléaires tout en maîtrisant les coûts de construction et le prix final de l’électricité, ne serait-il pas plus pertinent de se contenter d’EPR de première génération pour cette première série plutôt que de nous aventurer dans une technologie que nous n’avons encore jamais déployée ? Les EPR 2 pourront toujours être installés dans un deuxième temps, après 2038.

Lors de son audition, le nouveau haut-commissaire au plan, Clément Beaune, a déclaré que la future programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) n’était pas compatible avec les objectifs de réindustrialisation du gouvernement – que la part de l’industrie dans le PIB atteigne 15 % en 2035. Pouvez-vous commenter ?

M. Marc Ferracci, ministre. Les six EPR 2 n’en sont plus au stade du projet : le processus de construction est engagé – les cuves sortent déjà de l’usine Framatome du Creusot, comme je l’ai directement constaté – et le remettre en question entraînerait probablement une très profonde désorganisation.

Le schéma de financement du programme du nouveau nucléaire français (NNF) suit deux axes principaux : la construction et l’exploitation.

Concernant la construction des réacteurs, l’État va accorder à EDF un prêt bonifié pour l’aider à assumer les très lourds investissements. Cette solution, déjà adoptée par d’autres pays comme la République tchèque, a été validée par la Commission européenne.

Concernant la phase d’exploitation, le prix d’équilibre de 100 euros par mégawattheure que vous avez évoqué n’est absolument pas le prix auquel l’électricité nucléaire sera vendue aux industriels. Il correspond seulement au prix pivot du contrat pour différence. J’en rappelle le principe : si le prix de marché excède ce seuil, l’opérateur rétrocède une partie de ses bénéfices ; s’il est en deçà, l’État compense. Des négociations sont en cours entre EDF et les industriels – notamment les électro-intensifs – concernant la mise à disposition d’une partie de la production issue du nucléaire existant, à des prix qui seront bien inférieurs à celui que vous avez évoqué. Or ces contrats sont conclus pour une durée de dix à quinze ans : certains seront donc encore valables après la mise en service des nouveaux EPR 2, prévue en 2038. Soyons bien clairs : 100 euros par mégawattheure n’est absolument pas le prix cible du gouvernement, contrairement à une idée qui devient prégnante dans le débat.

Reste que le financement a dû être réévalué en raison de l’inflation, qui a renchéri le coût des composants et de l’ensemble de la chaîne de valeur – maîtrise d’ouvrage, ingénierie. À l’issue d’un dialogue très exigeant avec EDF, le schéma de financement est désormais consensuel et doit être notifié à la Commission européenne dans quelques jours pour que soit vérifiée sa compatibilité avec le régime des aides d’État.

Malgré toute l’amitié et l’estime que j’ai pour le haut-commissaire Clément Beaune, je ne partage pas son avis sur la PPE. Au reste, peut-être nos convictions ne sont-elles pas si éloignées en réalité ; je n’exclus pas qu’il se soit prononcé dans un contexte un peu différent. Je suis profondément convaincu que la PPE est parfaitement compatible avec l’objectif de réindustrialisation du pays. Le décret relatif à la PPE n’a pas encore été publié ; le gouvernement assume de laisser du temps au débat, les parlementaires ayant exprimé leur volonté de discuter et de se prononcer – vous examinerez la semaine prochaine en séance publique la proposition de loi du sénateur Gremillet portant programmation nationale et simplification normative dans le secteur économique de l’énergie ; mais, sans ce décret, certaines filières industrielles manquent du cadre et de la visibilité dont elles ont besoin pour investir. Je pense notamment, mais pas seulement, aux énergies renouvelables et, parmi elles, pas seulement à celles qui sont intermittentes, mais aussi à l’hydroélectricité. Concrètement, les appels d’offres sont bloqués, donc les investissements, les emplois, les embauches sont suspendus. Or je suis persuadé que la réindustrialisation passe par les industries vertes. La majeure partie des créations ou extensions de sites dont j’ai parlé, en net – c’est-à-dire compte tenu des plans sociaux ou des réductions –, est liée à ces industries. Il faut utiliser pleinement ce levier.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaiterais aborder la question du foncier et de la lourdeur administrative qui pèse sur les projets industriels.

J’aimerais connaître votre point de vue sur trois propositions.

Premièrement, accorder une présomption de raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) – qualification qui permet de déroger aux contraintes environnementales liées à la protection des espèces animales et végétales prévues par la directive du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels – aux projets industriels qui satisferaient aux deux critères suivants : être créateur de nombreux emplois et s’implanter sur une fiche industrielle – un terrain déjà artificialisé –, soit dans le périmètre d’une plateforme industrielle – délimité et protégé –, soit sur un site clé en main – puisque la labellisation d’un site clé en main n’empêche pas une grenouille protégée de venir s’y installer…

Deuxièmement, conformément à une recommandation du rapport de la mission interministérielle de mobilisation pour le foncier industriel menée par M. Mouchel-Blaisot, garantir pendant cinq ans la stabilité des règles environnementales opposables aux projets industriels, afin de sécuriser leur installation sur des friches industrielles et des sites clé en main.

La ministre Agnès Pannier-Runacher semblait plutôt favorable à ces deux propositions, moins à la troisième, consistant à régionaliser la liste des espèces animales et végétales protégées en fonction de leur répartition à l’échelle nationale. Par exemple, le crapaud sonneur à ventre jaune, en régression dans le Nord mais en surpopulation en Lorraine, peut bloquer un projet industriel dans cette dernière région. Cela peut sembler paradoxal.

M. Marc Ferracci, ministre. Concernant la RIIPM, je ne peux pas vous répondre dans l’immédiat : je vous adresserai une réponse écrite après en avoir parlé avec les autres ministères concernés.

Comme je l’ai dit dans mon propos liminaire, nous devons, de manière pragmatique et sans remettre en question nos objectifs de limitation de l’artificialisation des sols et de protection des espèces, apporter de la souplesse pour favoriser le développement de l’emploi industriel. C’est le sens de la proposition de réserve nationale mutualisée d’artificialisation que je défends avec François Rebsamen. Cette enveloppe de 10 000 hectares qui échappent aux contraintes du ZAN doit permettre l’extension des projets industriels.

Concernant la présomption de RIIPM, il faudrait probablement préciser les critères. Par exemple, le niveau de création d’emplois serait-il mesuré en emplois nets ? En valeur absolue ou en progression ? C’est le genre de détail qui peut rapidement devenir redoutable pour l’application pratique d’un dispositif. Veillons à ce que la dérogation que vous proposez dans un esprit de simplification ne finisse pas par compliquer excessivement les choses pour les acteurs. Nous vous ferons une réponse par écrit.

Votre deuxième proposition appelle elle aussi une réponse interministérielle, mais pour ma part, par principe, je suis favorable à l’idée de donner le plus de visibilité et de stabilité réglementaire possible aux industriels ; reste à savoir comment, par votre proposition ou autrement. Je ne suis d’ailleurs pas étonné que ma collègue Agnès Pannier-Runacher, sensible à ces questions pour avoir elle aussi été ministre de l’industrie, y ait prêté attention. Cette position ne vaut ni soutien ni rejet de votre proposition ; elle suppose seulement une écoute attentive.

Sur votre dernière question, je dois reconnaître mon incompétence et ministérielle et scientifique. Je ne suis pas le plus fin connaisseur des problématiques liées aux espèces protégées, et je vais donc courageusement botter en touche ! J’essaierai d’interroger mes collègues.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon avant-dernière question porte sur LMB Aerospace, équipementier spécialisé dans les systèmes de ventilation et de refroidissement des Rafale, des chars Leclerc ou encore des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Alors que l’entreprise pourrait être rachetée par un fonds américain, ce qui rappelle le cas de Photonis, comptez-vous, comme vous en avez la possibilité, appliquer le veto de Bercy et ainsi protéger ce fleuron stratégique ?

M. Marc Ferracci, ministre. Sur ce dossier, qui relève du périmètre d’Éric Lombard, une procédure de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) est en cours d’instruction. C’est sur ce fondement qu’une décision sera prise, étant rappelé que, ces dernières années, il y a eu dans ce cadre beaucoup plus de restrictions et de conditions qu’auparavant. J’ai récemment répondu à une question au gouvernement à ce sujet : entre 2014 et 2024, nous sommes passés de 100 à 400 procédures et, de mémoire, 48 % d’entre elles ont entraîné des décisions comprenant des restrictions. Je ne préjuge en rien de la décision qui sera prise, mais nous suivons ce dossier de manière très attentive.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mon ultime question concerne Vencorex. Selon un article de Mediapart que vous avez certainement lu et qui m’a particulièrement frappé, même si nous disposons de stocks et d’une filière d’approvisionnement allemande, la perte de notre production de sel va nous contraindre à nous fournir ailleurs et à procéder à des essais d’un coût de 600 millions d’euros pour nous assurer que ce nouveau sel est compatible avec les missiles M51. Confirmez-vous ce montant, qui, toujours d’après Mediapart, correspond au double de ce qui aurait été nécessaire pour sauver Vencorex sur dix ans ?

M. Marc Ferracci, ministre. Non, cet article est inexact.

Pour être précis, le sel qui était produit par Vencorex avait, au terme de sa transformation, deux utilisations : une première de nature civile, destinée au programme Ariane, et une seconde de nature militaire, pour les missiles M51. Des stocks pour plusieurs années ont été constitués pour l’utilisation militaire, sachant qu’un autre fournisseur français conduit actuellement des recherches qui en sont à un stade avancé. En matière de missiles nucléaires, l’approvisionnement en sel se fera donc en France, ce qui répondra à votre question. Dans le domaine civil, qui pose moins de problèmes de souveraineté, un producteur allemand a effectivement été qualifié.

J’y insiste, sur le plan militaire, il est clair que les stocks permettent un approvisionnement en sel sur le territoire national.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Des essais d’un coût de 600 millions d’euros auront-ils lieu, comme le dit Mediapart ?

M. Marc Ferracci, ministre. La réponse est non.

M. Pierre Cordier (DR). Monsieur le ministre, vous savez de quoi je vais parler, car nous nous voyons souvent et vous savez que je suis un avocat de ma terre des Ardennes et de l’industrie traditionnelle qui y existe encore, comme dans d’autres régions : l’industrie de la forge, de l’estampage, de l’usinage, qui, comme vous le savez, connaît de grandes difficultés. Je ne reviendrai pas sur les moteurs thermiques et électriques, sujet que vous connaissez bien et à propos duquel vous vous êtes exprimé ; seulement, n’oublions pas que les entreprises qui ferment dans ces secteurs ne rouvriront pas. Les investissements y sont très lourds et quand une boîte ferme, c’est terminé.

Vous avez parlé d’indépendance industrielle et fait part de votre volonté de vous battre en ce sens, dont je n’ai pas de raison de douter. Je rappelle que notre tissu ne comprend pas seulement une industrie de pointe, avec ses grandes entreprises, ses grands fleurons, mais aussi une industrie plus traditionnelle, quoiqu’également très précise et nécessitant des pièces de haute technicité. C’est à propos de cette industrie-là que je souhaitais connaître nos intentions.

La semaine dernière, j’ai évoqué avec le commissaire Séjourné les perspectives que nous estimions positives concernant les commandes dans le domaine militaire. Je sais que vous travaillez avec le ministre des armées sur ce point, étant entendu que nous ne demandons pas des millions de chiffre d’affaires pour les petites sociétés. On m’a reproché il y a peu, au cours d’une réunion publique, de vouloir sauver l’industrie des Ardennes et les milliers d’ouvriers de la vallée de la Meuse, qui m’est si chère, en fabriquant des armes. Je préfère en effet qu’elles soient élaborées dans notre pays plutôt qu’ailleurs. Si les entreprises qui rencontrent de réelles difficultés disparaissent, l’affaire sera entendue et notre souveraineté reculera encore davantage.

Je ne me fais pas l’avocat du seul département des Ardennes. La Haute-Marne rassemble aussi beaucoup de ces industries traditionnelles, notamment à Nogent, dont nous parlons tristement depuis hier, tout comme le Sud-Ouest, où on travaille beaucoup le métal, qu’il soit coulé pour la fonderie, ou tapé, comme on dit chez moi, dans le domaine de la forge. Je souhaiterais avoir des éléments très précis et savoir si vous prévoyez un programme pour ce secteur qui a vraiment besoin de l’État.

En effet, si je suis résolument de droite, je ne suis pas pour autant un tout-libéral qui, comme certains, croit que tout se régulera naturellement sans intervention de l’État. Je crois en l’État ; des terres comme les miennes, où le chômage oscille entre 20 et 25 % dans les anciens bastions industriels, ont besoin de lui.

M. Marc Ferracci, ministre. Merci beaucoup pour votre question. Vous l’avez dit, nous échangeons très fréquemment et je sais que votre engagement pour votre territoire et son industrie est indéfectible.

Qu’il s’agisse des équipementiers automobiles ou, plus largement de l’usinage et de la forge, ces secteurs rencontrent, c’est vrai, des difficultés, qui tiennent au ralentissement du marché automobile et à la concurrence – je n’y reviens pas. Ces difficultés doivent nous conduire à développer une stratégie, une vision globale et au long cours, ce qui suppose d’actionner des leviers de diversification.

Vous avez parlé de la Haute-Marne : je me suis rendu il y a quelques mois chez Hachette et Driout, une fonderie dont la reconversion dans le nucléaire et la défense a permis son rachat par l’entreprise ACI, ce qui a sauvé 300 emplois. Cette logique de diversification, il revient à l’État de l’accompagner.

Pour ma part, je ne suis ni un libéral, ni un pro-État. Je sais ce qu’on peut attendre – et ce qu’on ne peut pas attendre – des mécanismes du marché et dans quels domaines l’État doit intervenir. En l’occurrence, son rôle est de donner de la visibilité aux acteurs privés et parfois d’accompagner les reprises en leur consacrant un peu d’argent. Nous l’avons d’ailleurs fait il y a quelques semaines au profit d’un autre équipementier, qui s’est lui aussi reconverti dans la défense : la Fonderie de Bretagne, située à Caudan, dans le Morbihan.

Pour que de telles situations se multiplient, il convient d’agir dans deux directions.

Dans une filière comme l’automobile, il faut d’abord travailler de manière très territorialisée pour identifier, en lien avec les constructeurs, les fournisseurs et équipementiers avec lesquels ils souhaitent continuer de collaborer dans la durée et ceux avec lesquels la relation commerciale a vocation à s’arrêter. En effet, ce qui manque souvent à ce type de dossier, c’est l’anticipation, c’est-à-dire la capacité à ne pas être mis devant le fait accompli lorsque le donneur d’ordres arrête ses commandes.

À la demande de cinq présidents de conseil régional, nous avons entamé un travail qui consiste à traduire par des mesures territorialisées les annonces faites par le commissaire européen Stéphane Séjourné – avec qui j’étais à Douai pour soutenir la filière automobile. Nos services sont ainsi en train d’élaborer une cartographie des opportunités industrielles dans les filières dites d’avenir, à l’instar du nucléaire, qui a le vent en poupe – il faudra y recruter 100 000 personnes dans les dix prochaines années –, ou encore de la défense. Cette cartographie permettra à chaque entreprise en difficulté d’identifier les possibilités de diversification là où elle se trouve.

Ensuite, afin de permettre aux entreprises en difficulté de consentir les investissements nécessaires à cette diversification, nous avons besoin de nouveaux leviers de financement. En ce qui me concerne, je suis partisan d’un financement public et privé. Lorsque l’investissement public fait levier sur l’investissement privé, cela montre que les acteurs économiques croient au projet industriel ; c’est ce que nous essayons d’obtenir. Quant au soutien public à proprement parler, je préfère qu’il ait lieu en fond propre plutôt que sous la forme de subventions, car cela assoit la solidité du modèle économique des entreprises. D’ailleurs, quand l’opération réussit, l’État trouve ainsi une manière de préserver l’argent du contribuable, voire de consolider son investissement. Nous travaillons donc sur un outil de financement lié à la diversification, centré sur les équipementiers et l’industrie automobile, dans l’idée de mettre autour de la table un maximum d’acteurs.

Vous avez pointé des choses très justes. La transition vers l’électrique fait disparaître des emplois. Notre job est de faire en sorte que de nouveaux postes soient créés pour les mêmes salariés et sur le même bassin d’emploi. J’insiste sur ce point sous le contrôle de Denis Masséglia, qui, à Cholet, œuvre pour que les ouvriers de Michelin retrouvent un travail là où ils résident. Pour aller sur le terrain, je sais qu’il n’est pas satisfaisant de proposer un poste à 500 kilomètres du domicile de la personne. Nous avons donc besoin de trouver des solutions industrielles pour les sites et les entreprises, et pour moi, cela passe par la diversification.

M. Denis Masséglia (EPR). Parmi les trois thèmes que je souhaitais aborder, deux l’ont déjà été.

Le premier était la réciprocité. Pour paraphraser une personnalité politique dont le discours m’a énormément marqué, l’OMC est en état de mort cérébrale ; plus grand-monde ne respecte ses règles. Vous avez évoqué l’instauration d’une réciprocité en matière de marchés publics. M. le rapporteur a aussi abordé la question. Je suis d’accord pour dire qu’en Europe, nous devons cesser d’être des herbivores en ce domaine.

Le deuxième était la stabilité. Je suis à 100 % d’accord avec vous, monsieur le ministre : l’instabilité politique actuelle, à l’échelon national tant qu’international, met notre industrie en grande difficulté.

Le troisième thème, sur lequel j’aimerais vous entendre, est l’acceptabilité. Tout le monde parle de réindustrialisation, mais ceux qui se battent à l’Assemblée nationale contre les voitures sont les mêmes, le lendemain, à se trouver sur le site de Michelin à Cholet pour se plaindre de la fermeture d’usines de pneumatiques : il y a parfois un double langage. Le directeur général de Safran, que nous avons auditionné, a d’ailleurs évoqué les difficultés de l’entreprise à s’installer dans certains territoires de notre pays.

Que pouvez-vous faire pour favoriser cette acceptabilité ? Nous ne serons souverains que si nous maîtrisons l’intégralité de la chaîne de production, qui commence par l’extraction des matières premières. Or je m’interroge sur notre capacité à relancer des mines dans notre pays.

Vous avez mentionné la Chine, acteur prépondérant dans le domaine de l’acier inoxydable. Pour obtenir les matières premières qui lui sont nécessaires, ce pays a développé des mines de nickel en Indonésie afin de concurrencer, à des prix très inférieurs, la production de celles extraites en Nouvelle-Calédonie. J’y insiste donc : que devrions-nous faire pour sensibiliser tous nos concitoyens à l’importance de la souveraineté industrielle ? Si nous n’y parvenons pas, on aura beau créer des dispositifs financiers, ils ne nous permettront pas d’atteindre nos objectifs.

M. Marc Ferracci, ministre. Une nouvelle fois, je salue votre engagement dans votre territoire, dont j’ai été très directement témoin.

La question de l’acceptabilité est difficile, car elle implique des éléments presque culturels. La perception que nos concitoyens ont de l’industrie s’est améliorée : j’en veux pour preuve un sondage réalisé en novembre 2024 par Ipsos pour Global Industrie et auquel je me suis souvent référé, qui indique que, pour 82 % des Français, l’industrie contribue à l’identité de leur territoire. En revanche, et c’est tout le paradoxe, plus de 70 % de nos concitoyens ne recommanderaient pas à un proche de travailler dans ce domaine. Il y a là une asymétrie qu’il nous faut résoudre. Comment ?

D’abord en essayant de casser les idées reçues. Je passe beaucoup de temps dans des usines, à rencontrer des salariés, et je peux témoigner que l’industrie n’est plus le secteur bruyant et polluant qu’on imagine. Il existe bien sûr encore des métiers pénibles, mais les choses se sont très nettement améliorées. Il faut donc redorer le blason de l’industrie pour renforcer l’attractivité des métiers.

Ensuite, comme vous l’avez très bien dit, il faut faire comprendre à nos concitoyens qu’il y a là un enjeu de souveraineté, notion qui ne saurait faire l’objet d’un véritable consensus si tout le monde n’accepte pas qu’elle a un prix : celui de l’implantation de sites industriels et celui de l’extraction.

Vous avez évoqué les mines, qui font partie de mes attributions. J’ai relancé il y a quelques mois, depuis le siège du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) à Orléans, notre inventaire minier, c’est-à-dire la recherche des ressources minières disponibles sur notre territoire, afin de renforcer notre souveraineté et d’identifier les sites où l’acceptabilité sociale de l’extraction serait la meilleure.

J’ajoute, mais cette réflexion est chez moi très récente – elle m’est venue hier, au cours d’un échange –, qu’un autre levier pourrait être l’incitation fiscale. Comme vous le savez, certaines communes côtières peuvent bénéficier de la rétrocession d’une partie des revenus issus d’éoliennes en mer visibles depuis leur littoral. Nous pourrions réfléchir à étendre ce type de compensation pour renforcer l’acceptabilité de l’industrie dans des communes qui ont besoin de financer les services publics et, plus généralement, de subvenir aux besoins de leurs résidents. Je pense à celles où sont implantés des sites industriels, mais aussi à celles traversées par des infrastructures de transport. J’ai notamment en tête le cas de la ligne à très haute tension de 400 000 volts qui doit relier la ville de Jonquières-Saint-Vincent et la zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer. Ce projet fait l’objet d’un débat public, mené par le préfet de région, et suscite beaucoup d’émotion ; je la comprends, mais il y a un moment où il faut choisir. Je suis bien conscient que les compensations financières ne sont pas la solution à tout, mais elles permettent parfois de résoudre des problèmes économiques et sociaux.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Monsieur le ministre, fin septembre 2024, je vous ai adressé un courrier concernant la situation des sociétés Dumarey Powerglide et Novares, emblématiques du tissu industriel strasbourgeois. En l’absence de réponse de votre part, je vous ai remis cette lettre en main propre un mois plus tard et j’ai finalement reçu le 11 février une très brève réponse de votre part – cinq lignes – m’informant de la mise en œuvre d’un plan européen de soutien à la filière automobile. Reste que le site de Novares, sous-traitant travaillant presque exclusivement pour Stellantis, a fermé, entraînant la suppression de 122 emplois, le donneur d’ordres ayant choisi de s’approvisionner dans les pays de l’Est. Quant à Dumarey Powerglide, 248 postes ont déjà été supprimés, mais c’est l’ensemble du site qui devrait fermer à la fin de l’année, condamnant la totalité des 584 emplois. Pourtant, cette entreprise a touché autour de 25 millions d’euros d’aides publiques, justement pour pérenniser le site.

Je sais bien qu’Emmanuel Macron a dit le 13 mai sur TF1 qu’il n’était pas pour « bloquer les entreprises quand elles doivent réajuster les choses » – on notera la violence des termes employés pour évoquer les drames sociaux que représentent les plans de licenciement – mais quand le gouvernement cessera-t-il de laisser licencier des entreprises qui ont touché des aides publiques – jusqu’à 200 milliards d’euros par an – sans conditionnalité ni contrepartie ?

Une autre question et, cette fois, une occasion de sauver une entreprise alsacienne encore active : où en est le plan ambitieux présenté par le gouvernement le 15 avril 2024 et visant à produire 1 million de pompes à chaleur dès 2027 ? La société BDR Thermea, fabricant de pompes à chaleur et de chaudières basée à Mertzwiller, vient d’annoncer la suppression de 320 emplois, qui doivent être délocalisés en Turquie et en Slovaquie – 320 emplois dans une commune de 3 000 habitants, je vous laisse imaginer combien le bassin de vie va être touché. Êtes-vous au courant et que compte faire le gouvernement pour sauver cette entreprise ?

Enfin, la suspension annoncée du dispositif MaPrimeRénov’ – 100 000 emplois sont menacés dans le bâtiment en cas de suppression – vous semble-t-elle compatible avec la volonté affichée de réindustrialiser et de dynamiser le secteur de la transition énergétique, notamment la filière des pompes à chaleur ?

M. Marc Ferracci, ministre. Je ne vais pas revenir sur les difficultés rencontrées par le secteur de l’automobile.

S’agissant de la conditionnalité des aides, je veux redire très clairement – redire, car nous avons ce débat très fréquemment au Parlement – qu’il existe bien des contreparties. Quand une entreprise reçoit des subventions pour réaliser des investissements, il faut qu’ils aient réellement lieu. Aucun euro des 850 millions promis par l’État pour la décarbonation du site d’ArcelorMittal à Dunkerque, par exemple, n’a été versé, car la société n’a pas procédé aux investissements prévus. De même, pour toucher le crédit d’impôt recherche, il faut justifier de dépenses en recherche et développement (R & D) obéissant à des critères très rigoureux, dont certaines entreprises se plaignent d’ailleurs. Et je pourrais aussi évoquer les aides à l’embauche.

Vous avez, rituellement, parlé de 200 milliards d’euros ; ce montant inclut les exonérations de charges dont bénéficient presque toutes les entreprises, suivant leur structure d’emploi. Or, dans le rapport d’information sur le contrôle de l’efficacité de ces exonérations que j’avais corédigé en septembre 2023 pour la commission des affaires sociales avec Jérôme Guedj, membre du groupe socialiste et avec qui je ne suis donc pas toujours d’accord, après nous être demandé s’il était possible de les subordonner à l’augmentation des salaires ou à la hausse des minima de branche au-delà du niveau du smic, nous étions parvenus à la conclusion que ce n’était ni souhaitable ni faisable. Je vous renvoie au rapport, très facilement accessible. Il y a donc une forme de consensus transpartisan sur cette question, néanmoins tout à fait légitime.

J’ajoute que si nous voulons faire dépendre les aides du maintien de l’emploi, il faut l’écrire noir sur blanc, ce que nous faisons dans certains cas. Quand je suis devenu ministre, mon premier dossier, sur lequel j’ai été beaucoup interpellé, a été celui de la reprise d’Opella, qui produisait le Doliprane, par un fonds américain. Nous avons imposé le maintien des emplois, d’un volume de production en France et l’obligation de se fournir en principe actif – le paracétamol – sur le territoire français, afin de soutenir la dynamique de réindustrialisation. Nous avons réussi parce que nous avons écrit ces conditions noir sur blanc. Si les parlementaires décident de subordonner les aides publiques – il faudra définir lesquelles – à d’autres critères que ceux fixés lors de la contractualisation, j’appliquerai la règle qui résultera de leur décision, comme je le fais toujours.

En ce qui concerne les pompes à chaleur et MaPrimeRénov’, deux sujets liés, nous soutenons l’électrification des usages, s’agissant aussi bien des mobilités – je pourrais détailler ce que nous faisons pour accroître la demande de véhicules électriques – que du logement. En l’espèce, vous avez raison, la demande en pompes à chaleur est trop faible. Le nombre d’installations de chaudières à gaz progresse, ou du moins se maintient : nous avons besoin de trouver d’autres relais de développement des pompes à chaleur.

Je vous répondrai par écrit au sujet de l’entreprise que vous avez évoquée, car je n’ai pas en tête ce dossier précis – mais, en tout état de cause, elle n’est pas la seule dans la filière à avoir des difficultés.

S’agissant de MaPrimeRénov, soyons clairs, le gouvernement a suspendu le dispositif, mais s’est engagé, par la voix des ministres Eric Lombard et Valérie Létard, à le rouvrir en septembre. Nous l’avons suspendu car nous faisons face à un phénomène d’engorgement, les dossiers étant trop nombreux pour être traités dans des conditions satisfaisantes, mais aussi parce que nous avons identifié des fraudes ; nous devons donc, en lien avec les acteurs de la filière, trouver des solutions, car il n’est pas acceptable que des deniers publics soient détournés de leur usage.

Je me permets toutefois de rappeler que c’est sous Emmanuel Macron qu’a été créée MaPrimeRénov’ en 2021. Il s’agit donc de limiter pour l’améliorer une mesure qui doit bien être portée au crédit de ces récents gouvernements ; je tenais à apporter cette nuance.

Enfin, je crois profondément que l’engagement environnemental, l’électrification des usages, la défossilisation et la réduction de la dépendance aux énergies fossiles sont, d’abord, absolument nécessaires pour des raisons économiques et géopolitiques – ces importations représentent 70 milliards d’euros et nous n’avons pas envie de dépendre de certains pays fournisseurs – et, ensuite, parfaitement compatibles avec la réindustrialisation.

Certes, cela ne signifie pas que tout se déroule de manière fluide et linéaire, ni que les filières, comme celles des pompes à chaleur ou de l’hydrogène, montent en charge avec une parfaite régularité. Il est difficile de structurer les filières, qui ont besoin de visibilité en matière de demande et sur le plan fiscal ; je rejoins ce qui a été dit de la nécessité de stabiliser nos règles.

Cependant, notre cap est toujours aussi clair. J’ai eu l’occasion de le rappeler lors des débats relatifs à la politique énergétique, il consiste à sortir de la dépendance aux énergies fossiles en créant des emplois industriels – j’ai cité des exemples de filières qui y parviennent. Et nous n’abandonnons évidemment pas MaPrimeRénov’.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie, monsieur le ministre, d’avoir répondu de manière aussi détaillée à toutes nos questions. Vous avez bien sûr la possibilité de compléter nos échanges, notamment en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons adressé et en transmettant à la commission d’enquête tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

 

La séance s’achève à seize heures quarante.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pierre Cordier, M. Emmanuel Fernandes, M. Alexandre Loubet, M. Denis Masséglia, M. Charles Rodwell