Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Thierry Breton, ancien commissaire européen au marché intérieur, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, ancien président de Thomson, France Télécom et Atos              2

– Présences en réunion................................23

 


Jeudi
12 juin 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 54

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons nos auditions en entendant à présent M. Thierry Breton. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.

La richesse et la diversité de votre parcours professionnel et politique rendent difficile de le résumer en quelques phrases. Vous avez été successivement vice-président de Bull, président-directeur général de Thomson puis de France Télécom, ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de 2005 à 2007, puis président-directeur général du groupe Atos. De 2019 à 2024, vous étiez commissaire européen chargé du marché intérieur, de la politique industrielle, du tourisme, du numérique, de l’audiovisuel, de la défense et de l’espace. Vous avez également donné des cours à la Harvard Business School et vous présidez le comité stratégique de Sorbonne Université. Depuis quelques mois, vous avez rejoint le conseil consultatif international de Bank of America.

Je vous remercie, avant de vous exprimer, de nous déclarer tout autre intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry Breton prête serment.)

M. Thierry Breton. Si l’objet de votre commission d’enquête est la réindustrialisation de la France, il faut s’interroger sur le contexte économique et les transitions à venir. L’activité économique et industrielle n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était il y a encore quinze ou vingt ans. La quasi-totalité des entreprises qui produisent des biens sont appelées à engager des mutations profondes. J’en distinguerai trois.

Premièrement, la proximité avec les clients et les usagers est de plus en plus en plus importante dans les productions industrielles. C’est inédit. Auparavant, les biens produits, destinés pour la plupart à des marchés de masse, étaient uniformes. La logique privilégiée était la recherche partout de gains de compétitivité, qui s’est orientée à partir des années 1990 vers la réduction des coûts de fabrication, y compris des coûts de main-d’œuvre. Dans ce contexte, de nombreuses entreprises industrielles ont commencé à délocaliser tout ou partie de leur production. J’ai assisté à cette course constante aux gains de productivité puisque, vous l’avez dit, j’ai moi-même été industriel : j’ai été président-directeur général de Thomson, président de Thomson SA, qui couvrait l’ensemble des activités de Thomson, et président-directeur général de Thomson Multimédia, leader du secteur électronique et de l’électronique grand public.

En tant que président de RCA, leader de l’électronique grand public aux États-Unis, avec ses 25 % de parts de marché, j’ai vu comment les autorités américaines et les marchés ont contraint tous les acteurs industriels à se lancer dans cette course à la compétitivité en délocalisant une partie de leur production, d’abord dans les maquiladoras, grands centres de production créés le long de la frontière mexicaine dans des villes comme Juárez ou Mexicali, puis en Chine, dans le delta de la rivière des Perles entre Canton et Shenzen. Il fallait les coûts de fabrication les plus réduits possible, dans un cadre naturellement de libre-échange dont nous sommes loin aujourd’hui avec la politique de Donald Trump. Obligation était faite aux entreprises de suivre ce cycle pour continuer à produire.

Ce phénomène a été si fort que les États-Unis ont perdu leur savoir-faire en matière d’usines. Je peux vous le dire pour l’avoir vécu : on ne trouvait plus de patrons d’usine américains – c’est un métier extrêmement important. Ils étaient tous étrangers, mexicains, voire chinois, de Singapour notamment. Il importe de garder cela à l’esprit pour comprendre l’appel à la réindustrialisation, légitime me semble-t-il, du président Trump.

La France et l’Europe ont suivi cette tendance mais dans une moindre mesure. À des degrés divers, mais beaucoup s’agissant de la France, elles ont délocalisé dans des zones où une main-d’œuvre qualifiée plus compétitive offrait la possibilité d’avoir des produits moins chers, dans une logique très consumériste. Personnellement, je n’étais pas en faveur de cette évolution, je ne décris qu’une tendance. J’ai toujours estimé qu’il était primordial de garder des centres de production sur notre continent.

À la production en masse de biens identiques – téléviseurs, postes de radio, walkmans, voitures – a succédé une autre logique : désormais, l’activité industrielle génère de plus en plus des services intégrés dans les produits eux-mêmes, grâce à des semi-conducteurs de plus en plus spécifiques. Il n’y a pratiquement plus un produit au monde qui n’en comporte pas. Cette tendance, il faut vraiment la comprendre. C’est, par parenthèse, l’une des raisons pour laquelle j’ai poussé la Commission européenne à réindustrialiser massivement l’industrie des semi-conducteurs en Europe. Notre part dans la production mondiale n’est plus que de 8 %, contre 30 % au début des années 2000 : j’ai estimé que c’était très insuffisant compte tenu de notre poids sur le marché mondial et du double enjeu que représentent, d’une part, la proximité et d’autre part l’autonomie et la souveraineté. C’est ainsi que j’ai porté à bout de bras le règlement du 13 septembre 2023 établissant un cadre de mesures pour renforcer l’écosystème européen des semi-conducteurs dit European Chips Act, pour que de grands centres industriels se recréent en Europe.

Les écosystèmes industriels ont beau être différents, ils produisent tous des biens manufacturés intégrant cette nécessaire proximité avec les clients. Leurs marchés ne sont plus situés à des dizaines de milliers de kilomètres du lieu de production. C’est cela qui va primer. La possibilité s’accroît de définir un usage final en fonction des aspirations du consommateur – couleur, forme, contenu. Les produits de différents usagers sont de moins en moins identiques. Cette proximité, qui passe par l’intégration de semi-conducteurs, implique un continuum entre le centre de recherche, l’application, le packaging et la fidélisation.

J’en viens à la deuxième nécessité. Si l’on devient trop dépendant de pays tiers sur la fabrication de produits finis ou des composants, on risque de perdre une partie de sa souveraineté. Cela a été l’un de mes combats à la Commission : j’ai organisé le marché intérieur en dix-huit écosystèmes industriels – automobile, défense, pharmacie… –, structurés autour des grandes entreprises et de leurs écosystèmes, avec l’ensemble des parties prenantes – PME, sous-traitants, centres de recherche, universités.

Plus que jamais, nous sommes conscients que toute dépendance peut être utilisée contre nous dans le monde de rapport de force dans lequel nous sommes entrés. L’actualité le démontre chaque jour. Il y a donc la notion de pouvoir équilibrer les rapports de force qui entre en jeu. Regardez ce qui se passe en ce moment dans les discussions entre la Chine et les États-Unis. La Chine a réussi à devenir le leader mondial en matière de production et plus encore de raffinage des terres rares, nécessaires à l’industrie des semi-conducteurs – à la fabrication des écrans, des smartphones, des missiles, à la production d’automobiles ou d’éoliennes. Pourquoi l’administration américaine, d’abord va-t-en-guerre, donne-t-elle l’impression de faire marche arrière très vite sur les droits de douane ? Tout simplement parce que les Chinois ont dit que, très bien, on allait discuter, mais qu’en attendant ils n’allaient plus exporter un gramme de terres rares – ce qui signifierait que toute usine automobile serait mise à l’arrêt au bout de trois semaines. Croyez-moi, je connais bien les Chinois, ils n’auront pas la main qui tremble. Si l’on a eu le sentiment hier, à Londres, d’une désescalade dans les négociations, c’est bien pour cela.

Dans l’ensemble des secteurs et des écosystèmes industriels, il faut désormais savoir en permanence comment exercer des rapports de force, y compris en matière d’ouverture des marchés. Le marché intérieur européen est l’un des plus puissants du monde : pour la Chine comme pour les États-Unis, il est très important. Si nous voulons en autoriser l’accès, il faut obtenir des contreparties.

Avec ces deux phénomènes, la proximité – en amont, avec les centres de recherche, l’intégration du software packagé, les semi-conducteurs ; en aval, avec les usages des clients – et la gestion des rapports de force dans les outils industriels, nous ne sommes plus du tout dans la logique de la délocalisation que je décrivais avec les usines des maquiladoras et du delta de la rivière des Perles. Cela me conduit à la troisième nécessité : il faut de plus en plus de compétences.

Les usines d’aujourd’hui ne sont plus du tout celles d’hier. Prenons encore l’exemple des États-Unis. Vous savez, j’ai côtoyé le président Trump, même avant d’être commissaire européen. Ce qu’il dit sur la réindustrialisation de son pays n’est pas dénué de fondement. C’est vrai, les États-Unis ont perdu leur capacité manufacturière, y compris leur savoir-faire. Et c’est vrai, la Chine est devenue l’usine du monde : elle concentre près de 35 % de la base manufacturière mondiale, contre 2 % au début du siècle. Vouloir réindustrialiser n’est donc pas une ambition politique infondée, même si on peut ensuite s’interroger sur la stratégie consistant à décider de droits de douane artificiels pour les baisser après discussion.

Pour réindustrialiser, il faut être conscient de ce qu’est une usine aujourd’hui. De façon générale, si l’on met de côté les installations de raffinage ou chimiques – sujet important : il est primordial de les maintenir en Europe, pour des questions de souveraineté notamment – les usines comptent de plus en plus de cols blancs. Dans les usines de semi-conducteurs, celles qui exigent le plus fort taux d’investissement au monde, les salariés que vous voyez sont à bac + 4 ou bac + 5. Je ne dis pas qu’il ne faut plus de cols bleus qui sont importants pour assurer la logistique et la maintenance, mais nous voyons bien que les emplois actuels ne répondent plus du tout aux logiques qui ont prévalu au cours des cent cinquante dernières années, après la révolution industrielle. Les activités humaines à faible valeur ajoutée, si je puis me permettre – sans vouloir porter préjudice à ceux qui s’acquittent de ces tâches très importantes, notamment de logistique et de maintenance – auront tendance à se réduire en même temps que la robotisation s’accroît. Nous utilisons déjà de gros robots, et les robots androïdes arrivent. Nous voyons quelle part ils prennent dans la logistique et la distribution au sein des grands entrepôts d’entreprises dont je ne citerai pas le nom devant votre commission d’enquête.

Le président Trump veut réindustrialiser la Rust Belt. C’est une région que je connais bien car j’y avais des usines : ses habitants ont perdu progressivement leurs emplois, du fait de la politique industrielle que j’évoquais, voulue par les États-Unis. Des familles entières ont été laissées pour compte, délaissées. Installer une usine automobile ou une usine de semi-conducteurs dans ces territoires va-t-il leur permettre de retrouver immédiatement un emploi ? Personnellement, je ne le crois pas.

En effet, les emplois sont différents, dans cette nouvelle industrialisation marquée par une transition industrielle, une évolution technologique, un comportement différencié des clients et une capacité à exercer des rapports de force – même pas pour renforcer notre autonomie stratégique, mais pour continuer à faire fonctionner les chaînes de valeur. Car l’usine n’est que la partie émergée de l’iceberg : les chaînes de valeur, elles, parcourent le monde. Au tournant du XXIe siècle, des centres industriels se sont créés selon le mode traditionnel et autour d’eux se sont implantés des écosystèmes entiers de sous-traitants spécialisés. Et ceux-là, vous aurez un mal fou à les délocaliser.

Je prends l’exemple des batteries. Les Chinois, il y a une vingtaine d’années, ont pris le virage de la voiture électrique alors que personne n’y croyait : très mauvais en moteurs thermiques, parce qu’ils avaient raté la première vague de l’industrie automobile, ils ont voulu griller une étape. Ils ont donc installé des méga-usines ou gigafactories autour desquelles se sont constitués des écosystèmes de sous-traitants spécialisés, qui dans les anodes, qui dans les cathodes, qui dans le charbon actif, qui dans le lithium raffiné. Maintenant, cet écosystème existe – depuis un quart de siècle, soit une génération.

Nous avons voulu lancer en Europe, en particulier en France, de grands projets de mégafactories de batteries, ce qui est une très bonne idée. Cela impliquait de créer autour d’elles de tels écosystèmes, composés de petites entités tellement spécialisées qu’elles en deviennent critiques elles-mêmes. Les discussions avaient commencé pour qu’elles viennent s’installer en Europe quand l’administration Biden a déclenché, en août 2023, l’Inflation Reduction Act (IRA), qui leur offrait beaucoup mieux. J’ai été le premier à m’y opposer, considérant que c’était un scandale. Certains s’en sont félicités, mais j’avais vu le risque très fort que l’IRA représentait pour nos bases industrielles, en attirant des entreprises à coups de subventions, d’énergie pas chère, de donations. Le résultat, c’est que ces entités ont survolé l’Europe pour s’installer directement aux États-Unis.

Je prends un autre exemple, celui des terres rares : elles ne représentent que quelques grammes dans un smartphone, quelques dizaines de grammes dans un missile, quelques centaines de grammes dans une voiture, et pourtant sans ces grammes, il ne peut y avoir ni smartphone, ni missile, ni voiture. Ces composants stratégiques sont décisifs. C’est la raison pour laquelle, lorsque j’étais commissaire européen, j’ai dressé une cartographie des gisements existants en Europe pour voir comment nous pouvions progressivement les produire nous-mêmes. Il convient à présent d’investir dans les capacités de raffinage.

Il est essentiel de travailler à la réindustrialisation selon les trois axes que j’ai tracés. Premièrement, il faut poursuivre une évolution technologique et consumériste. Deuxièmement, il faut maîtriser notre capacité à exercer des rapports de force pour assurer notre autonomie dans des domaines stratégiques. Troisièmement, il faut en permanence accompagner ces mutations par la formation, pour éviter le drame que vit la Rust Belt. Le président Trump s’expose à beaucoup de déconvenues dans sa volonté de réindustrialiser. Il a défini cinq secteurs stratégiques – l’automobile, l’acier et l’aluminium, les semi-conducteurs, la pharmacie, le bois et les matériaux de construction – et a décrété une augmentation de 25 % des droits de douane pour les entreprises étrangères qui en font partie, sauf si elles viennent s’installer sur le sol américain. Mais les usines qui s’installeront ne créeront pas du tout le même type d’emplois que précédemment, ni en termes de compétences, ni même en nombre.

Il faut bien comprendre ces évolutions et accélérer pour répondre à la triple nécessité que je viens d’exposer.

M. le président Charles Rodwell. Je voudrais vous interroger sur la prise de décision politique et la gouvernance européenne en matière industrielle. Quelles leçons tirez-vous de la mise en œuvre de l’European Chips Act, des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) et des sanctions douanières prononcées à l’encontre de Boeing ou plus récemment des véhicules électriques chinois ? La gouvernance installée pour mettre en œuvre ces trois politiques différentes, qui n’impliquent pas les mêmes acteurs, est-elle suffisamment solide ? Avez-vous des recommandations à formuler ?

M. Thierry Breton. Vous avez raison, monsieur le président, de poser ces questions au niveau européen. Le marché unique est de plus en plus performant, mais c’est un combat qui ne s’arrête jamais. C’est comme pour une pelouse : il faut tondre en permanence car les mauvaises herbes repoussent toujours. Il y a toujours des mauvaises herbes dans le marché intérieur, et pourtant c’est notre force commune, qu’on le veuille ou non. Les entreprises sont déjà organisées en écosystèmes européens. Leurs chaînes de valeur dépassent d’ailleurs les frontières de l’Union, notamment parce qu’elles ont des sous-traitants extra-européens, l’exemple le plus évident étant l’industrie automobile.

La bonne échelle est donc bien sûr l’Europe, sinon chaque pays membre suivra sa pente naturelle, qui consiste à attirer des usines dans son territoire à coups de subventions. Le résultat en sera, une fois passées les fourches caudines de la direction générale de la concurrence, un avantage à ceux qui ont les poches les plus profondes au détriment des autres, autrement dit une distorsion de concurrence – ce que nous appelons dans notre jargon un manquement au level playing field, autrement dit au respect des mêmes règles par les acteurs pour unifier toujours davantage le marché.

Dans le cadre du Chips Act, nous avons cherché à identifier les freins à l’installation des entreprises en Europe et les atouts susceptibles d’en attirer. J’ai beaucoup plaidé – et je continue de le faire – pour cibler les entreprises les plus performantes, notamment celles qui travaillent sur deux technologies développées dans l’industrie des semi-conducteurs : le FinFET (Fin Field Effect Transistor), un savoir-faire plutôt rare en Europe et principalement développé par les entreprises TSMC à Taïwan et Intel aux États-Unis, qui permet de réaliser des calculs extrêmement rapides, et le FDSOI (Full Depleted Silicon On Insulator), utilisé dans la fabrication des microcontrôleurs ou l’industrie automobile, qui nécessite une gravure moins fine que le FinFET. Aujourd’hui, il faut graver de plus en plus fin – sous les 10, voire les 5 nanomètres (nm). Le FinFET permet même de descendre sous 2 nm. Je me suis beaucoup battu, notamment contre les États-Unis, pour que l’Europe puisse accueillir les rares entreprises capables de graver sous le nœud de 2 nm. Nos constructeurs et fabricants ne sont pas présents sur ce segment, mais je les ai incités à s’y engager car nous ne maîtrisons pas cette technologie absolument essentielle, notamment pour les applications nécessaires à l’intelligence artificielle. Il y va de notre souveraineté.

Le premier objectif du Chips Act était d’aider les entreprises à s’installer en Europe, en allant plus vite, en autorisant la construction des usines. Pour fonctionner, elles nécessitent beaucoup d’eau et d’électricité, mais aussi de compétences : plusieurs endroits en Europe réunissent ces trois critères. Pour attirer ces entreprises, il est très important de leur offrir des conditions aussi favorables qu’ailleurs dans le monde, en particulier aux États-Unis. Le Chips Act a permis de rendre l’Europe plus attractive et de favoriser la relocalisation de ce type d’usines. C’est important dans le contexte que j’évoquais tout à l’heure de proximité nécessaire entre les usines et les usages.

J’ajoute que nous disposons en Europe de centres de recherche de très grande qualité, les meilleurs au monde, qui ne sont pas très connus. L’Institut de microélectronique et composants (Imec), situé près de Bruxelles, est le centre le plus avancé au monde en matière de recherche sur les semi-conducteurs : près de 100 nationalités différentes y sont représentées, et quasiment tous les fabricants de semi-conducteurs y envoient chaque année des chercheurs et des spécialistes. C’est un formidable succès de la Flandre et de l’Europe.

Dans le cadre du Chips Act, l’Europe a investi plusieurs milliards dans trois lignes pilotes de recherche : le FDSOI, le FinFET – à travers l’Imec – et le packaging. Cet investissement a permis de maintenir un lien étroit entre la recherche, les usines et le packaging, en soutenant une soixantaine de projets. Mais l’Europe doit avoir une vision et assumer le leadership, sans quoi elle devient une simple bureaucratie et elle ne fonctionne plus – c’est d’ailleurs un des reproches que lui font les citoyens européens, à juste titre.

Quand on est commissaire européen, on est un homme politique. On doit exercer sa fonction d’homme politique – du moins c’était ma façon de voir les choses. C’est pour cette raison que la Commission est dirigée par un collège, et non par un conseil des ministres, un conseil d’administration ou un comité exécutif. Si j’ai démissionné de mon poste de commissaire européen, c’est justement parce que la gouvernance de la Commission ne me semblait plus exercée comme les pères de l’Europe l’avaient voulu. La gouvernance, que j’ai enseignée à Harvard durant deux ans après mon départ de Bercy, est un sujet très important, qui nécessite beaucoup de réflexion, d’expérience et peut-être de savoir-faire.

Le Chips Act, pour s’appliquer, a besoin de leadership : il faut être en contact permanent avec les entreprises. Investir des milliards, ce n’est pas rien, même si les subventions en couvrent une petite partie ! Il faut accompagner en permanence celles qui décident de venir en Europe, il faut parler leur langage – ça tombe bien, il se trouve que je suis ingénieur. Si j’ai un regret, c’est que nous n’allions pas encore assez vite. Dès lors qu’une entreprise s’intéresse à l’Europe, il ne faut plus la lâcher : il faut l’accompagner pour que cette manifestation d’intérêt se traduise en implantation. Si nous n’allons pas assez vite, le reste du monde ne nous attendra pas et les entreprises iront s’installer ailleurs.

J’en viens à votre question sur les Piiec. C’est un dispositif très important, car il permet d’intervenir en amont en subventionnant des secteurs qui nous semblent stratégiques, comme les semi-conducteurs ou certains composants pharmaceutiques. Nous avons donc des Piiec qui ont des secteurs stratégiques. D’une certaine manière, il ouvre une poche dans les règles de la concurrence.

Ces dernières sont beaucoup trop rigides en Europe. Elles n’ont pas évolué depuis près de vingt ans. Sauf que nous ne sommes plus à l’époque de la désindustrialisation que j’évoquais ! Mon portefeuille de commissaire européen était très large, mais la concurrence n’en faisait pas partie. Il n’empêche que je dis et que je répète, sans jeter la pierre à personne, que le droit de la concurrence doit s’adapter davantage aux nouvelles réalités du monde, y compris pour ce qui est de notre souveraineté. Les règles de concurrence ne doivent pas être un dogme : il n’y a pas de honte à se remettre en question, au bout d’un quart de siècle ! Les Piiec ont été créés pour ouvrir des fenêtres, mais il faut aller plus loin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Ma première série de questions porte sur le contexte international et les politiques de protection mises en place par l’Union européenne. Quel jugement portez-vous sur la réponse européenne à la double menace des droits de douane américains et surtout des productions en surcapacité chinoises – essentiellement subventionnées –, peut-être plus dangereuses encore pour le marché européen ?

Que pensez-vous du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) décidé lorsque vous étiez commissaire européen et qui entrera prochainement en vigueur ? Pour l’instant, il est limité aux intrants nécessaires à la production industrielle sur le sol européen. Cela vous semble-t-il pertinent ? Ne faudrait-il pas l’étendre aux produits transformés – finis et semi-finis – qui sont directement en concurrence avec les productions européennes ?

Plus largement, la situation n’appelle-t-elle pas un assouplissement du droit de la concurrence par l’Union européenne en matière d’aides d’État, notamment en flexibilisant les Piiec et en étendant le principe de préférence européenne ? Le taux d’ouverture du marché américain est de seulement 32 %, contre 82 % pour le marché européen : c’est tout de même frappant ! On ne se protège pas, et j’ai vraiment l’impression que le marché européen est l’idiot utile de l’Asie et des États-Unis. La préférence européenne dans les marchés publics est-elle une chimère ? Est-il illusoire d’imaginer l’étendre à d’autres secteurs que celui de la défense ?

M. Thierry Breton. Je suis convaincu qu’il faut revoir les règles de concurrence, parce que, encore une fois, le monde a changé. J’ajoute qu’on a encore, à Bruxelles – peut-être par manque de leadership, les historiens de l’économie pourront se pencher sur la question – le sentiment que l’Union européenne est avant tout un grand marché. Ce sont nos amis Britanniques qui ont imposé cette vision, avec beaucoup d’adresse, je le reconnais, lorsqu’ils ont rejoint l’Union européenne.

Lorsque je suis arrivé à Bruxelles, il y avait deux gros mots à ne pas prononcer : nucléaire et industrie. Client, oui ! Consumériste, bien sûr !

Sur le nucléaire, moi, je suis un pragmatique, un scientifique : j’ai fait des calculs. J’ai vu qu’il n’était pas question de répondre aux besoins croissants d’électrification sans le nucléaire, et encore moins d’atteindre l’objectif zéro carbone à l’horizon 2050. Tout le monde m’a dit de ne pas en parler à la Commission ; mais alors comment faire ? J’ai commencé par parler d’énergie de transition décarbonée : ça, ça allait. J’ai donné un exemple, l’énergie hydraulique – ah, oui, les barrages sont décarbonés et ne dureront pas des milliers d’années. Et puis j’ai donné un autre exemple, le nucléaire – ah, oui, tiens ! Et c’est seulement là que j’ai été autorisé à commencer à intervenir. Dès lors, j’ai tout fait pour pousser le nucléaire dans mes régulations, y compris la taxonomie, parce que c’est absolument nécessaire pour atteindre nos objectifs de production électrique continue et décarbonée.

Pour l’industrie aussi, j’ai été le premier à dire qu’il fallait renouer avec une politique industrielle, non seulement au niveau des États membres mais aussi à l’échelle européenne, car les chaînes de valeur des entreprises sont, par définition, paneuropéennes, voire plus larges encore. Elles étaient d’ailleurs les premières à réclamer une politique industrielle. Mais, une fois encore, que n’avais-je dit !

C’est pourquoi nous avons commencé à déployer des politiques industrielles très sectorielles, notamment les semi-conducteurs ou la défense. Il fallait intervenir pour lutter enfin à armes égales avec d’autres continents qui, eux, n’ont aucun état d’âme pour soutenir des secteurs entiers, qu’ils jugent stratégiques pour leur autonomie et leur souveraineté. Bien entendu, il faut le faire intelligemment. Refuser le mariage d’Alstom et Siemens pour en faire une entreprise de taille mondiale était une décision funeste, que j’ai largement dénoncée à l’époque. C’est la caricature de notre sujet : oui, les règles de concurrence doivent être revues, à l’aune des trois réalités que j’ai présentées tout à l’heure.

Faut-il intervenir à nos frontières ? Trois fois oui ! Cessons d’être naïfs. Permettez-moi de vous raconter une anecdote : le marché unique est une formidable opportunité, pour nous certes, puisque les 450 millions de citoyens européens sont autant de consommateurs, mais aussi pour les autres pays, car c’est un marché solvable – la Chine vient en premier bien sûr, mais les États-Unis ne sont pas les derniers à en bénéficier, en particulier dans les services. J’ai donc commencé à suggérer que, bien sûr, le marché était ouvert, mais qu’il fallait poser nos conditions. Je peux vous assurer que la discussion a été homérique – je ne peux pas en dire davantage eu égard à la confidentialité des discussions du collège des commissaires. J’ai eu gain de cause, de très peu, et nous avons commencé à discuter avec mes collègues commissaires de ce que devaient être nos conditions. Appliquer aux produits qui pénètrent le marché intérieur les mêmes contraintes que celles que nous imposons à nos propres entreprises me semble un minimum. Je pense donc que le MACF doit être global. Encore une fois, le marché est ouvert, oui, mais à nos conditions.

J’en viens à la situation dans laquelle le président des États-Unis a plongé le monde depuis le 20 janvier avec sa politique douanière. J’ai beaucoup pratiqué l’administration Trump, et je pense que par moments, sur bien des sujets, il dit des choses exactes.

Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse. J’ai été professeur à Harvard. J’y ai enseigné à plein temps la gouvernance économique et la gouvernance d’entreprise en deuxième année de master – car, oui, monsieur Tanguy, on peut avoir une vie après avoir été en politique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Et y revenir ?

M. Thierry Breton. Et y revenir, si l’on a su choisir ses périodes de mise en retrait ou cooling off !

À Harvard, donc, j’avais quatre-vingt-dix étudiants, de trente-huit nationalités et de tous horizons. Et pour les notes, le doyen avait des recommandations bien précises : il fallait que, considérées par catégorie – c’est-à-dire en classant les étudiants par pays, ou par, disons, origines – toutes les courbes de Gauss soient équivalentes ! Le wokisme n’avait pas encore pris les proportions qu’on connaît, mais on en voyait déjà les excès. Tout cela pour montrer que tout n’est pas surréaliste ou artificiel dans ce que dénonce Donald Trump, et cela explique sans doute pourquoi il est président aujourd’hui. La question, c’est de savoir comment corriger ces déviances.

Je n’ai pas de conseils à donner, mais je pense que pour savoir comment nous comporter, il faut comprendre ce qui guide l’administration américaine. En l’espèce, les droits de douane ne tombent pas du chapeau : ils me semblent poursuivre non pas un seul, mais trois objectifs.

Premièrement, ils servent à compenser la réduction de 30 % à 15 % de l’impôt sur les sociétés promise par Trump lors de sa campagne. Ce faisant, il se met dans les pas de William McKinley, président des États-Unis de 1897 à 1901 et père de cette stratégie – qui, selon les économistes, a sans doute conduit au drame de 1929, mais c’est une autre histoire. C’est le droit politique de Trump : il a vendu cette mesure comme le cœur de la politique qu’il voulait déployer, il a été élu, il va l’appliquer.

J’ai fait un petit calcul : les taxes sur les biens importés rapportent en moyenne 3 000 milliards aux États-Unis, et l’impôt sur les sociétés environ 500 milliards. Si vous divisez son taux par deux, le manque à gagner est de 250 milliards. Augmenter de 10 % les taxes sur les importations permet donc globalement de compenser cette perte – cela dégagera un peu moins de 300 milliards, en raison des effets de bord et du fait que les entreprises risquent de rogner un peu sur leurs marges. Et l’irrationnel commence donc à s’expliquer.

Cela signifie que Trump cherchera sans doute à maintenir coûte que coûte les 10 % d’augmentation des droits de douane qu’il a imposés au monde entier. Nous, en face, devons savoir qu’il s’agit d’une mesure politique, d’ailleurs en totale contradiction avec les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Or, dès lors que l’un des signataires décide unilatéralement et sans raison objective d’augmenter les droits de douane pour le monde entier, les autres ont la possibilité – et on leur recommande – d’augmenter les volumes pour compenser la différence. Bref, ce premier objectif est purement politique.

Le deuxième objectif rejoint les préoccupations de votre commission d’enquête, puisqu’il s’agit de réindustrialisation – notamment celle de la Rust Belt, c’est-à-dire des États du centre des États-Unis, qui ont voté pour rendre sa grande à l’Amérique ou Make America Great Again (MAGA) et dont il estime qu’ils ont été abandonnés. Là encore, il a raison, même si l’activité qu’il leur promet, on l’a vu, n’est sans doute pas celle que ces femmes et ces hommes sont en droit d’attendre.

Quoi qu’il en soit, le président Trump a décrété l’augmentation de 25 % les droits de douane dans les cinq secteurs qu’il juge prioritaires : acier et aluminium – ça date de 2018 –, automobile, semi-conducteurs, pharmacie – essentiellement les médicaments et les composants critiques –, et bois et matériaux de construction. Le problème, comme souvent, est dans le mode opératoire, qui en l’espèce est un peu chaotique. Ce qu’il dit, c’est : venez me voir, discutons, je vous ferai un cadeau si vous vous installez aux États-Unis et on fera un bon deal. Ça me fait penser à un film avec Al Pacino entrant dans un petit restaurant du Bronx pour lui proposer sa protection, en lui expliquant que c’est un « bon deal » !

On est là sur un segment industriel, et c’est donc en industriels, et groupés, que nous devons répondre. Il n’est pas question de défiler dans le Bureau ovale tels les Rois mages, apportant qui telle entreprise, qui telle autre ! Notons au passage que les entreprises n’ont pas attendu Donald Trump pour aller s’installer aux États-Unis. Avant lui, l’IRA avait provoqué un phénomène d’aspiration très important. En outre, un investissement de plusieurs milliards ne se décrète pas d’un claquement de doigts : tous les projets d’implantation qui sont en train de se concrétiser sont le fruit d’un travail de longue date et ont été largement discutés en conseil d’administration. Reste que nous sommes 450 millions en Europe : pour réduire sensiblement ces droits de douane artificiels, il faut arriver groupés et proposer un pack d’entreprises secteur par secteur.

Dernier volet, et pas des moindres : le rééquilibrage du déficit chronique de la balance commerciale américaine avec l’Union européenne, qui traduit notamment la préférence des Européens pour les voitures européennes ou asiatiques. L’an dernier, ce déficit avoisinait les 155 milliards d’euros – sachant que les États-Unis sont excédentaires de 106 milliards en matière de services. Cette année, Trump se base sur un chiffre de 250 milliards dont on ne sait pas trop d’où il sort. Pour réduire ce déficit, il a augmenté les droits de douane en fonction d’un calcul un peu abracadabrantesque, pour reprendre l’expression de quelqu’un qui m’était cher. Sans explication – ou alors elle est tellement simpliste qu’on préfère ne pas la retenir – nous nous sommes tous retrouvés avec des taux différents : 20 % pour nous, 33 % pour la Suisse, bizarrement, et même 63 % pour une île sur laquelle il n’y a que des pingouins – ils sont fous de rage, et on les comprend ! Bref tout le monde en a pris pour son compte, même s’il commence à faire marche arrière.

Là encore, il faut remettre un peu de rationalité dans la discussion et trouver comment combler le différentiel. Pour nous, le déficit réel n’est que d’une cinquantaine de milliards d’euros, compte tenu de la balance en matière de services, notamment numériques. Cinquante milliards, ça se trouve : il suffit d’acheter un peu plus de gaz de schiste ou d’armement. On est là sur une discussion trade, ciblée sur le commerce extérieur.

Comme vous le constatez, les droits de douane décrétés par Trump ne sont pas sans rationalité, mais ils répondent à trois logiques différentes. Il nous faudrait donc trois négociateurs. Or, à ma connaissance, le seul que nous ayons est le commissaire slovaque au commerce, Maroš Šefčovič, un ancien collègue auquel je reconnais une certaine résilience, puisqu’il en est à son quatrième mandat, mais qui n’est pas considéré aux États-Unis comme un interlocuteur politique du niveau que souhaiterait Donald Trump, dont on sait qu’il ne veut traiter que d’égal à égal avec les grands de ce monde.

Puisque la première dynamique qui explique les droits de douane est éminemment politique, il faut trouver comment cofinancer la baisse des impôts voulue par Trump afin de l’aider à répondre à son objectif politique – tout en sachant, comme l’a rappelé Mme Walton, petite-fille du fondateur de Walmart, à grand renfort de tribunes dans les journaux américains, qu’à la fin, c’est aux consommateurs américains, parmi les plus pauvres, que l’on fait payer les droits de douane qui financent la baisse de l’impôt sur les sociétés qui touche les plus aisés. C’est un choix politique, je ne le conteste pas, mais voilà la réalité.

Pour moi, il n’y a qu’une seule personne qui puisse mener cette triple négociation politique, industrielle et commerciale : la présidente Ursula von der Leyen, qui en a reçu délégation de la part de l’ensemble des vingt-sept États membres, ces derniers ayant officiellement décidé de mutualiser leurs capacités pour peser plus lourdement dans les négociations commerciales – cela figure désormais dans le Traité de l’Union européenne. C’est à elle d’exercer ce mandat, mais la réponse, derrière, dépend bien de trois commissaires. Même si Donald Trump n’a pas l’air enthousiaste à l’idée de la rencontrer, c’est bien elle qui a été choisie par les États membres, soutenue et désignée par le Parlement européen.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À quelques voix près !

M. Thierry Breton. Certes, mais qu’importe : c’est désormais notre représentante. Ainsi en va la démocratie.

Voilà, monsieur le rapporteur, comment les négociations devraient être menées selon moi.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je rebondis sur les deux gros mots qu’il ne fallait pas prononcer à votre arrivée à la Commission européenne, industrie et nucléaire. Vous dénoncez l’influence anglo-saxonne, mais qu’en est-il de l’Allemagne et de ses manœuvres, révélées récemment, destinées à entraver le nucléaire français ? Peut-on dire qu’elle domine l’Union européenne ?

Que pensez-vous des écrits de Michel Barnier, qui reprochent à la présidente de la Commission une dérive autoritaire et dénoncent la supertechnocratie qu’est devenue l’Union ?

M. Thierry Breton. Personne ne vous force à être député – et je sais combien la fonction est un sacerdoce. Personne ne vous force à être ministre ou commissaire européen. Personne.

Dès lors que l’on accepte un mandat, il convient de l’exercer. Que vous donnent ceux qui vous le confient ? Un petit laps de temps, pendant lequel vous représentez ceux qui vous ont mandaté ou élu et accomplissez la mission pour laquelle ils vous ont désigné. Nous sommes tous dépositaires de ce laps de temps, qui est encadré par des règles, notamment de gouvernance.

Si vous n’êtes pas d’accord ou si vous estimez que vous êtes empêché d’exercer votre mandat comme vous voudriez le faire, je ne connais qu’une seule démarche digne à adopter : démissionner. C’est ce que j’ai estimé devoir faire, en mon âme et conscience, parce que les conditions d’exercice du mandat qui m’avait été confié n’étaient plus réunies.

Ce mandat m’avait été confié selon un processus démocratique. Je suis d’autant mieux placé pour le savoir que je suis un plan B. Je n’étais pas destiné à être commissaire européen : j’ai été appelé presque in extremis, parce que celle qui avait été désignée par la France n’a pas été élue par le Parlement européen. Car oui, au fond, les commissaires aussi sont élus, dans la mesure où l’on reconnaît le poids des députés mandatés par le peuple dans leur nomination. Un commissaire est élu par le Parlement au nom des citoyens européens. J’ai été commissaire parce que celle qui devait l’être n’a pas franchi cet obstacle.

Dès lors que les règles de gouvernance ne me permettaient plus d’exercer le mandat qui m’avait été confié dans l’esprit des traités, j’en ai tiré les conséquences. C’est tout ce que j’ai à dire sur les écrits de M. Barnier. Je ne sais pas si lui en a tiré les conséquences.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comprenez-vous les critiques émises par le patron de Mistral AI, Arthur Mensch, à l’encontre du règlement du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « IA Act », qui a été adopté lorsque vous étiez commissaire ? Alors qu’il y voyait dans un premier temps une occasion d’assurer une sécurité aux consommateurs européens, il lui reproche désormais de vouloir réguler le moteur derrière certaines applications d’intelligence artificielle.

Plus globalement, l’Union européenne ne sacrifie-t-elle pas l’innovation et la production sur l’autel de la régulation, notamment dans le domaine du numérique ? Le règlement général du 27 avril 2016 relatif à la protection des données (RGPD) est ainsi considéré par de nombreux acteurs comme un frein majeur à l’innovation, malgré des intentions louables en matière de protection des données. Comment réussir à concilier les deux ?

M. Thierry Breton. Monsieur le Président, vous constatez que le rapporteur élargit singulièrement le champ de cette commission d’enquête ! Je vais vous dire quelques mots de mon expérience de commissaire en charge du numérique.

Le constat est partagé : nous avons raté la première vague de l’exploitation des données, celle des données personnelles – qui vaudra le prix Nobel à Jean Tirole pour sa théorie du marché biface, en vertu de laquelle les données peuvent être monétisées contre des services.

Au début, Mark Zuckerberg, qui était étudiant en première année à Harvard, a inventé un répertoire automatisé. C’était intelligent, mais du point de vue technique, ce n’était pas une révolution. En revanche, le marketing a été plus intelligent. Mais si son invention a connu un tel succès, c’est parce qu’il a eu accès à un marché unifié de 300 millions de consommateurs – même langue, même régulation.

Les données sont le troisième pilier de la révolution de l’information, après les ordinateurs, pour les trente premières années, puis internet. Stockées depuis vingt-cinq ans, elles composent le patrimoine informationnel – une première dans l’histoire de l’humanité – dans lequel on pourra puiser pour répondre aux diverses questions que l’on se pose en s’appuyant sur des probabilités, calculées à partir des données de situations similaires.

La première génération de données grand public est donc née aux États-Unis, à cause de la profondeur du marché et non de l’innovation technologique – ce n’était vraiment pas de la science de pointe ou rocket science ! – et s’est développée ensuite en Chine, pour les mêmes raisons – un marché de 1,2 milliard de consommateurs.

À cette époque, l’Europe était composée de vingt-sept États différents, avec des réglementations disparates. Certes le marché intérieur avait été unifié, mais le marché du numérique n’a aucune règle, alors même que certains y passent aujourd’hui plus de temps que dans l’espace physique.

J’ai donc voulu poser les fondations d’un marché du numérique unifié en Europe, qui se superpose à celui des produits et des services. Il reposait sur cinq piliers, chacun voté à la quasi-unanimité du Parlement européen – moins de 10 % des députés s’y sont opposés –, y compris l’IA Act ou le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques dit « Digital Services Act » (DSA). Un soutien aussi énorme, c’est presque du jamais-vu. Il tient à ce que l’ensemble des libertés, notamment la liberté de parole, sont préservées, contrairement à ce que d’aucuns disent. Sans cela, ce corpus n’aurait pas suscité un tel enthousiasme démocratique.

Le premier pilier est le règlement du 30 mai 2022 portant sur la gouvernance européenne des données dit « Data Governance Act ». Les administrations récoltent d’importantes données sur nous tous. À qui appartiennent ces données, à l’usager, à l’administration, à la collectivité locale ? Comment les transformer en services ? Nous avons institué des règles de droit pour pouvoir promouvoir l’innovation en la matière, en évitant non seulement les contraintes, mais les contestations, par le biais des actions de groupe notamment.

Le deuxième pilier est le règlement du 13 décembre 2023 concernant des règles harmonisées portant sur l’équité de l’accès aux données et de l’utilisation des données dit « Data Act ». Notre activité quotidienne génère des milliards de données. Un véhicule connecté produit 30 pétaoctets de données par jour. À qui appartiennent ces données, au constructeur, au conducteur, à la compagnie d’assurances, aux sociétés de maintenance ? Nous avons instauré des règles pour favoriser l’innovation en la matière.

Le troisième pilier est le règlement du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique dit « Digital Market Act », par lequel nous avons établi des règles de concurrence. Dans l’espace physique, l’Union européenne s’oppose à la constitution massive de monopoles, qui empêchent des entreprises plus petites d’émerger, mais rien de tel n’était prévu dans l’espace numérique : nous y avons remédié.

Le quatrième pilier est le règlement du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques dit « Digital Services Act » (DSA). Dans l’espace physique qui nous unit tous, le législateur a la charge d’instaurer des règles, et il le fait tous les jours. On peut penser ce qu’on veut de ces règles, toujours est-il que tenir des propos antisémites ou racistes, commettre des actes terroristes est condamné par la loi. Ne fallait-il pas introduire de telles règles dans l’espace numérique, où nombre d’entre nous passent désormais plus de temps que dans l’espace physique ? Nous avons répondu à cette question en préservant les valeurs fondamentales de l’État de droit. La liberté d’expression est cardinale en Europe, au moins autant qu’aux États-Unis – le siècle des Lumières de Voltaire a précédé la naissance des États-Unis d’Amérique ! C’est le fondement même de notre vie en société. Nous avons donc transposé les règles de l’espace physique en préservant la liberté d’expression totale dans l’espace informationnel, mais en prenant en compte ce qu’il a d’exceptionnel : sa dimension algorithmique, qui donne la possibilité inédite de pousser des données artificiellement sans que l’utilisateur en soit conscient. Nous avons donc assuré la transparence sur les algorithmes.

Enfin, le cinquième pilier est le règlement du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle dit « IA Act », dont l’objet est de promouvoir toutes les applications de l’intelligence artificielle. Désormais nous avons tous derrière notre personne physique un avatar, constitué des données, des traces que nous avons laissées dans l’espace informationnel – c’est une première dans l’histoire de l’humanité. Que faisons-nous de ces traces, à qui appartiennent-elles ? Peuvent-elles être utilisées à notre insu ? C’est ce que font massivement les Chinois par la notation sociale ou social scoring, concept selon lequel vos comportements passés peuvent vous priver de certains droits à l’avenir : à partir des traces que vous avez laissées, on vous interdit de voyager à tel endroit, de candidater à telle profession, etc. L’Europe a décidé d’interdire le social scoring parce que la liberté individuelle doit être préservée.

En matière de santé, l’Europe a exigé que l’origine des jeux de données soit connue. Je prends l’exemple du cancer de la prostate : il se trouve que sa prévalence est beaucoup plus forte en Afrique subsaharienne que dans le nord de l’Europe, sans que l’on sache pourquoi. Dès lors, les réponses tirées de l’analyse des données ne seront pas adaptées si l’on ne sait pas d’où ces dernières proviennent.

En matière de mobilité, l’Europe a institué des garde-fous, notamment dans le domaine aérien. Monsieur le rapporteur, les garde-fous dans le domaine aérien ont-ils bridé l’innovation ? Non, au contraire, ils ont permis de la développer. Il en est résulté des matériaux plus fiables, plus solides, plus légers, et des règles plus protectrices.

Lorsque j’étais chef d’entreprise, j’étais aussi le patron de la recherche. J’ai constaté qu’il était important d’indiquer clairement aux chercheurs les directions dans lesquelles il était possible d’investir ou pas. Aujourd’hui, ce n’est pas la peine d’investir dans le social scoring en Europe, parce qu’il ne sera pas autorisé.

Il faut bien comprendre que tout cela n’est pas la volonté de « Bruxelles ». La Commission n’a fait que proposer un texte : ensuite le Parlement s’en est emparé ; des parlementaires de toutes couleurs politiques ont travaillé pendant trois ans ; ils ont proposé des amendements et ont adopté ces textes à plus de 90 %. L’IA Act est le fruit de notre démocratie, non de quelques bureaucrates.

Que dit finalement l’IA Act ? Que pour se prémunir contre certains risques, il faut prendre des précautions. En effet, dès lors que vous avez accès à un marché intérieur de 450 millions de consommateurs et de citoyens, si votre modèle a un vice, cela peut provoquer des drames. C’est la raison pour laquelle les grandes banques, dites systémiques, ont un peu plus d’obligations. Il en est de même pour les médicaments et pour tous les produits qui veulent pénétrer un marché intérieur ouvert, mais à nos conditions, comme je l’ai dit précédemment.

Ces précautions ne concernent ni l’innovation, ni le développement. Si Mistral AI veut développer des programmes de social scoring, elle a le droit de le faire. L’IA Act ne bride aucunement le développement en Europe. C’est même l’endroit le plus favorable, puisque nous avons mis à disposition des start-up la plus grande capacité de calcul connectée en réseau, grâce à l’Entreprise commune pour le calcul à haute performance européen (EuroHPC), pour leur permettre d’entraîner leurs modèles : elles n’ont plus besoin de passer par je ne sais quelle entreprise de Seattle car nous l’avons mis en place en Europe.

Dire qu’en Europe on bride, parce qu’on régule, et qu’aux États-Unis on innove, c’est une fausse information ou fake news. Pour avoir vécu autant de temps de chaque côté de l’Atlantique, je sais très bien pourquoi et par qui elle est colportée : par ceux qui voudraient que le marché européen reste fragmenté. Les géants du numérique ou superGafa par exemple, compte tenu de leur puissance, s’en sont très bien accommodés : ils ont installé des bureaux partout, et ils savent très bien que ce morcellement empêche l’émergence de champions européens. Autrement dit, ils n’ont pas intérêt à ce que le marché soit enfin unifié – une seule loi, un seul régulateur, un seul marché. Les textes dont j’ai parlé sont des règlements, d’application directe, et non des directives.

De grâce, monsieur le rapporteur, ne soyons pas naïfs. Comme nous l’avons fait tout à l’heure pour Donald Trump, demandons-nous quelles sont les motivations de ceux qui veulent aller contre ce qu’a voulu bâtir la volonté démocratique – plus de 90 %, je le répète, presque du jamais-vu. Ils ont peut-être des intérêts personnels, c’est leur droit, mais l’intérêt personnel fait mauvais ménage avec l’intérêt général.

M. Mickaël Cosson (Dem). Vous avez largement évoqué les leviers, mais quels sont les principaux freins que nous devons lever pour réindustrialiser notre territoire ? On parle souvent du temps de travail, des charges. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous connaissez sans doute la légende urbaine qui court sur l’attitude des services de Bercy vis-à-vis de la désindustrialisation. Je n’arrive pas à savoir si elle est fondée. En tant que ministre, avez-vous été témoin d’un désintérêt du Trésor ou d’autres services à l’égard de l’industrie, d’une volonté d’accompagner la désindustrialisation plutôt que d’encourager la transition des bassins d’emplois vers de nouvelles industries ? Avez-vous entendu dire à Bercy, comme vous l’avez entendu à la Commission européenne, « l’industrie, c’est fini » ?

Il est très difficile pour les élus de démêler le vrai du faux, en particulier lorsque d’anciens syndicalistes, entrepreneurs, élus locaux affirment que Bercy n’a pas tenu des promesses qu’il aurait faites.

Ensuite, je m’interroge sur l’attitude du secteur financier, dont les liens avec Bercy, par le biais de la haute fonction publique, sont assez étroits. Dans le cadre de notre rapport d’information sur la rémunération de l’épargne populaire et des classes moyennes déposé le 14 mai 2025, mon corapporteur – qui n’appartenait pas au Rassemblement national – et moi avons été très surpris de la désinvolture du secteur bancaire français. Ses représentants se sont révélés incapables de désigner les secteurs économiques dans lesquels investir. Lorsque nous les avons interrogés sur l’aide que pourrait leur apporter la représentation nationale pour favoriser les investissements productifs, nous entendions les mouches voler. Nous avons eu l’impression que les banques n’étaient plus que des agents de la politique de la Banque centrale européenne, dépourvus de toute vision de politique économique. Sous le Second Empire ou la IIIe République, les banques n’étaient pas une simple caisse d’épargne avec un guichet, elles identifiaient des infrastructures, des domaines dans lesquels investir. Aujourd’hui, à écouter leurs discours publics ou devant les assemblées d’actionnaires, on ne sait pas où elles veulent aller.

Enfin, vous avez mentionné l’ambition de Donald Trump d’abaisser le taux de l’impôt sur les sociétés à 15 %. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou Bruno Le Maire ont la même cible, pour un impôt minimum. Mais ce taux minimum ne risque-t-il pas de devenir le taux de référence ? Si tout taux supérieur à 15 % devient une anormalité, en voulant un taux plancher, on aura finalement fait un plafond ! Or les grandes infrastructures et les écoles d’ingénieurs dont bénéficient les grandes entreprises, en particulier industrielles, doivent bien être financées par quelque chose.

M. Thierry Breton. Ce sont des sujets très importants. Je commencerai par les freins à la réindustrialisation, et j’y adjoindrai la question qui a été posée sur l’Allemagne.

Il y a un combat que j’ai mené en tant que ministre à Bercy et que j’essaie de poursuivre là où je suis : celui contre l’endettement de la France.

Je ne l’ai pas mené par idéologie mais parce que, lorsque j’ai été nommé ministre par Jacques Chirac, j’ai hérité des engagements pris au nom de la France dans les traités. En l’occurrence, l’engagement consistait à respecter les critères de Maastricht : quoi qu’on en pense, il avait été pris au nom de la patrie. Lorsque vous êtes ministre, pendant le court laps de temps qui vous est imparti, vous en êtes dépositaire. J’ai donc estimé, sans autre forme de question, que je me devais de tout faire pour tenir cet engagement, ce qui supposait de revenir à 60 % d’endettement et sous la barre des 3 % de déficit public, alors que les chiffres étaient respectivement de 67 % et de 3,8 %. J’ai donc mis les équipes au travail – et, croyez-moi, cela n’a pas été simple.

Arrivant à Bercy en février, je me suis félicité que nous ayons dix mois pour travailler. Le budget, préparé par mon prédécesseur M. Sarkozy avec une hypothèse de déficit à 3,8 %, avait été voté. J’ai dit que nous n’allions pas le respecter, que nous allions faire mieux, que nous allions tout faire pour passer sous les 3 %.

Que n’avais-je dit ! Le soir même demandent audience tous les directeurs de Bercy – directeurs généraux du Trésor, du budget, de la prévision. Ils me disent monsieur le ministre, vous êtes bien gentil mais vous venez d’arriver : ce que vous souhaitez est impossible, nous vous montrerons les documents qui le prouvent, mais ne vous inquiétez pas, nous allons trouver une solution pour que vous ne perdiez pas la face, on arrivera peut-être à 3,6. Je leur ai dit que j’avais une bonne nouvelle, qu’ils pouvaient rentrer chez eux dîner avec leur femme et leurs enfants s’ils en avaient – mais que le lendemain, samedi, ils devaient être à 8 heures dans mon bureau et qu’on passerait le week-end à bâtir un plan.

Nous avons bâti ce plan. Nous n’avons pas fini à 3,8, ni à 3,6, ni à 3,2, mais à 2,8 %. Donc, il faut se mettre en mouvement.

Pour commencer à baisser l’endettement de la France, il fallait faire de la pédagogie. J’en ai parlé à M. Pébereau, à l’époque président de BNP Paribas, et j’ai créé une commission transpartisane pour éclairer nos compatriotes sur l’état de la France. Celui-ci était déjà alarmant : le coût des intérêts de la dette était supérieur au montant du budget de la défense – et elle n’était encore que de 1 200 milliards. En deux ans, elle est passée de 67 à 62 % du PIB. Certes, cela a été compliqué. Il a fallu mener à bien 1 000 chantiers. Nous n’avons pas eu besoin de demander la permission au Parlement, puisque nous n’avons rien sollicité : nous nous sommes contentés de gérer. Tout cela pour dire que c’est faisable, même si c’est difficile et pas très excitant. Comme je l’ai dit précédemment, on n’est pas forcé d’accepter une mission, mais quand on y est, il faut la remplir.

Dans les réunions du Conseil affaires économiques et financières ou de l’Eurogroupe, mon homologue allemand était Peer Steinbrück. Il était du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), j’étais chiraquien. L’endettement de l’Allemagne se montait à 67 % du PIB. Lorsqu’il se permettait de faire des digressions dans l’esprit des États dits frugaux, je lui disais – amicalement : « Peer, tu es gentil, mais fais le boulot que nous avons fait en France, tu parleras après ». Ceux qui parlent sont ceux qui respectent les traités.

Entre 2007 et aujourd’hui, la dette de l’Allemagne est passée de 67 à 62 % du PIB ; celle de la France de 62 % à 113 %. Pourtant, nous avons connu les mêmes crises –  les subprimes, la dette souveraine. Pourquoi cette différence ? Il s’est passé quelque chose. Si une future commission d’enquête parlementaire relative à la dette voulait m’interroger, je serais évidemment disponible.

Je vous dis ça parce que j’ai constaté, lorsque nous avons voulu avoir une monnaie commune – que tous les partis politiques soutiennent désormais, à juste titre, car elle nous protège et qu’elle participe à notre souveraineté – qu’il y a un principe très simple qu’il faut toujours garder à l’esprit, en tant qu’acteur : un pays qui ne compte pas est un pays qui ne compte plus. Je constate malheureusement que, à Bruxelles, c’est un peu comme ça qu’on voit la France, parce qu’elle est la seule à avoir un déficit chronique de 6 % du PIB. Je sais que vous vous battez pour le réduire mais, depuis deux ans, on n’y arrive pas, alors que les autres y arrivent.

Dès lors, les pays qui y parviennent ne considèrent plus la France comme elle devrait l’être. Étant un optimiste, je pense qu’avec de l’énergie, on peut aller de l’avant, respecter ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise, et être juste. En l’espèce, depuis 2000, l’Allemagne, pour ne parler que d’elle, ne dépense pas ce qu’elle devrait pour assurer sa défense. Elle y consacre environ 1,2 ou 1,3 % de son PIB, parce qu’elle vit sous le parapluie américain – elle en a quasiment fait un mode de fonctionnement géopolitique – alors que l’Otan, dont elle est un membre éminent, pose une obligation de 2 %.

J’ai calculé le montant qu’atteindrait la dette de chacun des États membres s’ils avaient respecté cette règle des 2 % depuis 2000, après la création de la zone euro. La France l’a fait, la Grèce aussi, pour des raisons que vous comprendrez aisément. Mais tous les pays dits frugaux, qui nous faisaient la morale ? Prenez Mark Rutte, aujourd’hui secrétaire général de l’Otan : durant les quatorze ans pendant lesquels il était Premier ministre, les Pays-Bas ont consacré en moyenne 1,4 % du PIB à la défense. Maintenant, il nous dit qu’il faut y consacrer 5 %... Très bien, il a changé d’avis. Peut-être que la fonction fait l’homme ? Moi, j’espère que de temps en temps, l’homme fait un peu la fonction – chacun sa vision.

Je ne dis pas pour autant que nous avons bien travaillé : je ne sais pas comment nous avons fait pour passer de 62 % quand j’ai quitté Bercy à 113 %, avec les mêmes crises que tout le monde ! Nos compatriotes sont-ils plus heureux ? Ont-ils l’impression que les services publics se sont améliorés ? Sont-ils plus satisfaits que les autres Européens ? Je ne sais pas, je pose la question.

Une autre dette doit être prise en compte, non pour nous opposer, mais pour trouver ensemble un chemin. Il y a eu de bons élèves en matière de défense, de mauvais élèves en finances publiques, alors qu’en est-il des émissions de CO2 ? J’ai fait un autre petit calcul : j’ai pris les émissions produites depuis 2000 par chaque pays de l’Union européenne, j’ai appliqué le prix issu du système d’échange de quotas d’émission et j’ai ajouté le total à leur dette. C’en est une, puisque nous devons maintenant consentir des efforts considérables pour arranger les choses ! Je suis un scientifique : j’aime les chiffres. En politique, il est important d’avoir des chiffres et je vous garantis que si vous additionnez la dette carbone et la dette défense avec la dette classique, le résultat n’est plus le même.

Si je parle de la dette, c’est parce qu’aujourd’hui, la situation fiscale de l’Allemagne lui permet d’emprunter beaucoup plus que les autres. Du reste, elle ne s’en prive pas : elle a annoncé 500 milliards d’investissements dans la défense – mieux vaut tard que jamais ; on va rattraper le retard. Mais moi, je me bats pour qu’on agisse au niveau européen. Il y a en Allemagne de très grandes entreprises, proches du ministère de la défense – Rheinmetall par exemple. Je ne les critique pas – le président de Rheinmetall est un excellent dirigeant – mais si l’on investit 500 milliards dans la seule Allemagne, cela provoquera un appel d’air : tout le monde voudra y aller, ce qui cassera la dynamique du marché intérieur.

Je plaide donc pour utiliser un instrument horizontal, ce que j’ai fait moi-même. Il n’y a rien là de très évolué. Il s’agit de cofinancer un peu en amont, comme le font les Américains avec leur Agence pour les projets de recherche avancée de défense ou Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) : on regroupe quatre pays, quatre entreprises au moins, 30 % de PME européennes, et on les fait bénéficier d’un financement en amont de 15 %. J’ai toujours défendu un tel fonds transverse. Je ne dis pas que certains pays ont mal travaillé : le fait que Mme Merkel ait instauré le schwarze Null, le strict équilibre budgétaire, a permis à l’Allemagne de se trouver dans la situation qu’on lui connaît. Il n’en demeure pas moins que si l’on ne retient plus que ce critère, y compris au détriment d’autres qui concourent aussi à l’intérêt général, on provoquera un effet trou noir qui cassera la dynamique du marché intérieur. C’est le principal risque en matière industrielle.

Cette longue digression m’a été inspirée par mon rôle d’acteur multifacette – je connais le fonctionnement d’une entreprise aussi bien que celui d’un ministère des finances. Ne pas se doter d’un tel instrument transversal, ce serait un frein majeur. Les entreprises ont leurs parties prenantes, leurs stakeholders : si c’est en Allemagne qu’elles trouvent plus haut taux de subventions, c’est là qu’elles iront, on ne peut pas le leur reprocher. À nous donc de maintenir l’équilibre.

Il faut une vision européenne pour les entreprises, je le redis, parce que les chaînes de valeur sont européennes. Elles sont partout. Mais pour y parvenir, comme pour tout, il faut du leadership, de l’expérience, de l’énergie – il faut se battre dans le laps de temps qui vous est donné. Bien sûr, il y a des contraintes. En France, nous devons supporter la protection sociale héritée du Conseil national de la Résistance. Ce très beau programme, élaboré dès 1943 et qui prévoyait la retraite par répartition et la Sécurité sociale pour tous, a été le fondement de la France de l’après-guerre. Mais à l’époque, l’économie croissait de 4 ou 5 % par an et la démographie était florissante. Ce n’est plus le cas, et l’État continue à prendre en charge environ 320 milliards des 900 milliards que coûte au total la protection sociale. Autrement dit, cette dernière est portée pour un tiers par les forces vives, par les salaires, qui sont surchargés. La question d’un changement mérite d’être posée, parce que cette situation crée des distorsions. Est-ce un problème majeur ? Je ne le pense pas, eu égard notamment aux évolutions du travail que nous avons évoquées, mais il faut avoir le courage de l’examiner.

Voilà les freins à la réindustrialisation. Pour moi, le plus grand risque est l’effet d’attraction des pays qui vont pouvoir, dans une période où ce n’est plus aussi condamnable qu’avant, investir en amont pour accompagner une entreprise qui veut s’implanter. C’est quelque chose qui est mieux accepté maintenant qu’à l’époque où nous étions essentiellement consuméristes et peut-être un peu trop sous la coupe anglo-saxonne – nous retrouvons notre souveraineté. Mais il faut veiller à l’équité, sans quoi on sait vers quoi ça va basculer. Et, c’est vrai, monsieur le rapporteur, j’estime que, dans les institutions européennes, certains, pays, dont l’Allemagne, sont surreprésentés, ce qui n’est pas sain pour la démocratie.

Monsieur Tanguy, quand le Président de la République Jacques Chirac m’a demandé de quitter France Télécom pour rejoindre Bercy, je lui ai dit que pour lui être utile, et pour être utile à la France, il fallait un grand Bercy. Ce n’était pas un problème de périmètre : dans ces fonctions, on ne fait que passer. Mais pour être efficaces, il fallait réunir le ministère des finances – avec les grands corps d’inspection – et celui de l’industrie, car deux ministres distincts se battraient – c’est la nature des politiques –, au détriment de la politique qu’il voulait que je mène. Il m’a dit « pas de problème Thierry, tu auras le grand Bercy ».

J’étais donc ministre de l’économie et des finances, de l’industrie et du commerce extérieur. Je pense en effet que la place du commerce extérieur est à Bercy : c’est de plus en plus un sujet industriel, qui n’a rien à voir avec les affaires étrangères auxquelles il est désormais souvent rattaché. Il faut sans doute le rapatrier. Évidemment, maintenant qu’ils ont récupéré ça, pour le reprendre… Disons qu’il faut tout simplement du courage politique. Mais l’industrie repose sur bien sûr ce triptyque : commerce extérieur, où s’exerce le rapport de force, industrie, et finances.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Et énergie !

M. Thierry Breton. Elle en fait partie, évidemment. Je partage votre sentiment, elle n’a rien à voir avec l’environnement. Mais l’objectif était de pouvoir parler d’énergie de transition décarbonée – je n’oublie pas à qui j’ai vendu ce concept, y compris en France, pour relancer le nucléaire. Mais c’est un autre sujet.

Il est donc essentiel de maintenir uni ce triptyque. Sinon, c’est toujours Bercy qui gagne, au détriment de l’industrie. La direction générale de l’industrie était très puissante à la fin des années 1990. Pour des raisons liées à l’évolution de la nature du tissu économique, j’ai vu son pouvoir décliner au profit de l’Inspection générale des finances, et je le regrette profondément. C’est pourquoi il est très important qu’un seul ministre coordonne l’ensemble, avec en dessous non des ministres de plein exercice mais au maximum des ministres délégués. J’en avais trois : Patrick Devedjian puis François Loos à l’industrie ; Christine Lagarde, que j’étais allé chercher à Chicago où elle était directrice administrative d’un cabinet d’avocats, au commerce extérieur ; et Jean-François Copé au budget. Avec cette équipe, nous avons réussi à faire ce que nous avions à faire. Sans cette organisation, l’industrie perdra toujours : on sait comment se font les arbitrages de dernière minute, souvent sur le dos des promesses faites auparavant.

S’agissant des banques, monsieur Tanguy, je partage votre sentiment : elles ne jouent pas le rôle qu’elles devraient jouer pour accompagner les entreprises et les aider à se développer, quelle que soit leur taille – les grands groupes comme les PME et les start-ups. C’est un des effets de la régulation, qui est un peu excessive dans certains domaines, je le dis comme je le pense : on s’abrite derrière pour se donner le sentiment qu’on fait bien son travail. Les banques devraient aussi être là pour appréhender le risque, comprendre où leurs clients veulent aller et les accompagner dans leurs projets entrepreneuriaux. Or, désormais, beaucoup de banques – je ne citerai personne – intermédient, sous-traitent cette fonction pourtant essentielle à des institutions plus bureaucratiques, comme la Banque publique d’investissement (BPIFrance).

Qu’on ne hurle pas : je ne veux pas dire que BPIFrance est bureaucratique, mais je constate que sa décision constitue désormais un critère pour les banques. « La BPI vous accompagne ? Ah, alors moi aussi. » Mais comment BPIFrance a-t-elle fait le boulot, pour dire oui ou non ? A-t-elle les moyens humains nécessaires ? Un banquier dans son territoire connaît intimement l’entrepreneur qui fait tourner pour la troisième génération son garage, sa petite usine de chaussures, son exploitation agricole. BPIFrance n’a pas la même connaissance. Alors comment choisit-on les entreprises qu’on accompagne : par effet de mode ? On voit un salon des nouvelles technologies et on se dit que c’est la chose à faire cette année ? Je ne critique pas, parce que le soutien est toujours important. Mais si on sous-traite à des institutions que vous ne contrôlez pas directement, il ne faut pas s’étonner que les banques ne fassent plus leur métier. Il faut qu’elles y reviennent.

La régulation est nécessaire, certes – ne faisons pas comme ce qui se passe aux États-Unis – mais n’allons pas trop loin. Ne donne-t-on pas aux banques le sentiment qu’elles font bien leur métier parce qu’elles respectent bien la régulation, qu’elles assurent une bonne compliance ? Combien ai-je vu de banques qui passent presque plus de temps à s’assurer d’être bien vues par leurs services de contrôle interne qu’à comprendre les besoins de leurs clients ! Je le dis clairement : cette dérive est engagée. Il faut redresser la situation. Sous-traiter l’accompagnement à des structures extérieures pour pouvoir dire à son comité des risques que l’entreprise qu’on a soutenue est forcément bonne parce que telle institution l’a soutenue aussi, c’est une erreur.

Il y a une chose que j’ai apprise : quelques fonctions qu’on vous confie pour un laps de temps, vous êtes toujours un artisan : il faut toujours aller au fond des choses, et ne jamais intermédier.

M. Frédéric Weber (RN). Le pacte vert pour l’Europe ou Green Deal, est-il une réussite ? Ou sommes-nous allés trop vite trop loin et faut-il remettre les choses en phase avec la réalité économique ?

Lorsque vous avez quitté Atos, en 2019, son chiffre d’affaires avoisinait les 12 milliards d’euros et sa capitalisation boursière 8,5 milliards. Cinq après, la situation est critique : la capitalisation a chuté, jusqu’à 200 millions, et le groupe est contraint de céder en urgence des activités stratégiques. L’État rachète celle des supercalculateurs, cruciale notamment pour la dissuasion nucléaire. Comment expliquez-vous cet effondrement ?

M. Thierry Breton. Dans ma vie, j’ai appris une chose qui vaut pour nous tous ici. Je le dis avec beaucoup d’humilité : tout mandat est limité dans le temps. Entre ses bornes, on est responsable de son action, que l’on soit député, ministre, commissaire européen ou chef d’entreprise.

J’ai été président de quatre entreprises du CAC 40 – je crois être le seul Français dans ce cas. Je ne l’ai pas demandé : ce sont les actionnaires qui m’ont élu, eu égard à mon histoire. C’était à chaque fois différent.

Selon l’adage, vos prédécesseurs sont des incompétents, vos successeurs des intrigants. C’est peut-être vrai ! En tout cas, j’ai toujours exercé mes fonctions à 110 %, en étant très transparent et en assumant pleinement la responsabilité de toutes mes actions.

Lorsque j’ai accepté de rejoindre l’entreprise que vous citez, notre ambition était non pas de développer un second Capgemini, mais de créer enfin une entreprise de technologie focalisée sur le matériel ou hardware et sur les centres de données ou data centers. Avec ceux qui m’entouraient, comme Cédric Villani et Alain Aspect – pour vous dire ! – nous avions anticipé l’avènement de l’intelligence artificielle et compris qu’il fallait doter l’Europe d’un leader mondial à la fois dans les infrastructures – d’accord, c’est un peu moins amusant, plus lourd : c’est de l’industrie –, dans le supercalculateur et dans la cybersécurité. En onze ans, nous sommes devenus le numéro 3 mondial et le numéro 1 européen dans ces trois domaines. Nous avons doté l’Europe d’une entreprise unique. Pour nous préparer à quoi ? Eh oui, aux pelles et aux pioches de l’intelligence artificielle !

Voilà l’entreprise que j’ai bâtie et que j’ai quittée. De toute ma carrière, c’est sans doute ce dont je suis le plus fier. En 2017 et en 2018, la Harvard Business Review a sélectionné Atos dans sa liste des 2 000 premières entreprises du monde, et moi dans les 100 meilleurs PDG – j’ai ainsi eu l’honneur d’être un des seuls Français à figurer dans cette liste. J’ai quitté Atos en 2019.

Nous avions procédé à quatre ou cinq acquisitions ; dans le même temps, Capgemini en avait fait cinq fois plus. À mon départ, la dette d’Atos était notée BBB+, celle de Capgemini BBB. Vous avez compris mon aversion pour la dette : j’ai effectué ces quelques investissements sans dette nette. En juin 2020, six mois après mon départ, l’entreprise a déclaré qu’elle n’avait pas d’endettement net. Voilà l’entreprise que j’ai laissée. Depuis, j’ai cru comprendre que six ou sept dirigeants s’étaient succédé. Moi, je sais que pour mener une entreprise et voir son mandat renouvelé tous les trois ans par une très large majorité des actionnaires, il faut remplir ses objectifs et garantir la continuité. Je n’ai pas d’autre commentaire à faire.

Le Green Deal était l’une des grandes ambitions de Mme von der Leyen lorsque le Parlement européen l’a élue présidente de la Commission. C’est une ambition importante – émettre zéro carbone en 2050 – et partagée par un grand nombre de nos concitoyens et des politiques qui les représentent. Ensuite, comme pour tout, il faut considérer les possibilités d’exécution, dans les différents domaines concernés.

Je n’en prendrai qu’un exemple – il est public, je peux en parler. Je ne suis pas naïf, je parle ici de ma vie, y compris d’homme, et je sais que parfois on va un peu trop loin, on suit une idéologie. J’ai dit ce que j’en pensais s’agissant du wokisme. Sommes-nous allés trop loin ? Sans doute. Lorsqu’il s’est révélé nécessaire de fixer une date à partir de laquelle il ne serait plus possible d’acheter des véhicules thermiques en Europe, une seule personne s’est élevée contre le choix de 2035 : elle est devant vous. J’ai eu le courage de dire publiquement que 2035 n’était pas raisonnable. Les Échos ont titré : « À quoi joue Thierry Breton ? » J’ai mené ce combat, seul – et je n’ai pas été beaucoup soutenu. C’est peut-être pour cela que j’ai pris la décision qui fut la mienne le 16 septembre 2024. Toutefois, assumant mes responsabilités, j’ai pris soin dans l’intervalle de convaincre les colégislateurs d’adopter une clause de rendez-vous – cela n’a pas été facile. Ce rendez-vous est prévu en 2026, mesdames et messieurs les députés. Ce n’est plus moi qui suis responsable, c’est vous. 2026 : souvenez-vous de cette date. J’espère que vous en ferez bon usage.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour cet échange passionnant. Vous pourrez compléter vos réponses en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé et en adressant au secrétariat de la commission tout document que vous jugerez utile à nos travaux.

 

La séance s’achève à treize heures.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Mickaël Cosson, M. Emmanuel Fernandes, Mme Florence Goulet, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Frédéric Weber