Compte rendu

Commission d'enquête relative à l’organisation du système de santé et aux difficultés d'accès aux soins

–  Table ronde « Syndicats et Ordre des médecins », ouverte à la presse, réunissant le Dr Franck Devulder, président de la Confédération des syndicats médicaux de France (CSMF), le Dr Agnès Giannotti, présidente du Syndicat des médecins généralistes (SMG France), le Dr Sophie Bauer, présidente du Syndicat des médecins libéraux (SML), le Dr Patrick Gasser, président d’Avenir Spé et le Dr François Arnault, président du Conseil national de l’Ordre des médecins. ...              2

–  Présences en réunion............................18

 


Mercredi
7 mai 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n°10

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Jean-François Rousset,
Président

 


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La séance est ouverte à quinze heures quinze.

 

M. le président Jean-François Rousset. Nous poursuivons aujourd’hui les travaux de notre commission d’enquête consacrée à l’organisation du système de santé et aux difficultés d’accès aux soins par une table ronde réunissant des représentants de syndicats et de l’Ordre des médecins. L’actualité des débats qui nous rassemblent aujourd’hui est évidente, et je vous remercie, mesdames et messieurs, d’y apporter votre contribution. Je précise d’emblée que tous les syndicats référencés ont été conviés, y compris l’Union française pour une médecine libre (UFML-S). Cette dernière n’est pas représentée aujourd’hui, mais nous accueillerons bien entendu sa contribution écrite qui sera considérée tout autant que les éléments qui seront évoqués aujourd’hui.

Avant de vous céder la parole pour un propos liminaire, je rappelle que cette audition est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, qu’elle y sera consultable en vidéo et fera l’objet d’un compte-rendu écrit. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment.)

Dr Agnès Giannotti, présidente du Syndicat des médecins généralistes (SMG France). L’accès aux soins est une préoccupation majeure pour SMG France, comme en témoigne le thème de notre prochain congrès au Havre, intitulé « Accès aux soins : la médecine générale relève le défi ». Nous sommes, tout comme vous, en première ligne face aux demandes des patients et aux difficultés d’accès aux soins.

Cette problématique nécessite des mesures à court, moyen et long terme. Il est impératif d’éviter toute précipitation législative et d’évaluer soigneusement l’impact futur de chaque décision sur notre système de santé. Nous manquons cruellement d’une vision d’ensemble, pourtant indispensable.

Dès 2010, nous avons alerté sur les problèmes démographiques à venir, mais nos interpellations n’ont malheureusement pas été entendues, ni par les élus, ni par les tutelles. Aujourd’hui, nous faisons face à des difficultés majeures. Cependant, l’arrivée de nouvelles générations d’étudiants en médecine générale, à raison de de 4 000 par an, devrait permettre de surmonter progressivement le creux démographique dans les cinq prochaines années, si toutefois nous parvenons à les orienter correctement vers la médecine générale traitante et le suivi d’une population vieillissante et impactée par les maladies chroniques, et non vers des activités lucratives tels que la médecine esthétique.

Pour élaborer des solutions efficaces, nous avons besoin de données démographiques précises, qui font actuellement défaut. Cette absence d’informations conduit les tutelles à prendre des décisions dans le flou. Par exemple, celles-ci ignorent le nombre exact de centres de soins non programmés en France, leur localisation et leurs effectifs. Le zonage actuel, déterminé par l’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL), dénombre ce que l’on appelle des médecins généralistes sans les différencier par activités, ce qui rend difficile l’élaboration d’une politique de santé cohérente.

Nous réclamons depuis trois ans un observatoire de la démographie en médecine générale. Une enquête sur les activités des médecins généralistes, menée conjointement par le collège de médecine générale de SMG France et le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) est en cours. Mais ses résultats, s’ils nous offriront un éclairage intéressant, ne seront pas suffisants.

En décembre, nous avons demandé à la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) une estimation du nombre de médecins traitants. Cette qualification, d’ailleurs, est pour le moins lâche et fausse les chiffres, puisque je rappelle qu’un seul contrat suffit à un praticien pour être considéré comme médecin traitant. La Cnam a donc appréhendé une cohorte de médecins installés depuis plus de trois ans, avec un seuil minimal de 200 contrats, la moyenne en France étant de 1 100. Sur cette base, la Cnam a dénombré qu’environ 38 000 médecins généralistes sur près de 100 000 exercent réellement comme médecins traitants. Autrement dit, environ 60 % des médecins font autre chose que traiter et suivre la population. Cette donnée est capitale pour comprendre la répartition des soins primaires et réfléchir à des solutions adaptées.

Le temps médical disponible est un autre enjeu majeur. Une étude anglaise, applicable à la réalité française, montre qu’en trente ans le nombre de consultations quotidiennes est passé de 35 à 25 en moyenne, non pas par manque d’engagement des jeunes médecins, mais en raison de l’augmentation du temps administratif, de l’ordre de 30 % en dix ans, et de la multimorbidité, puisque les cas traités sont plus complexes en raison de l’addition des maladies chroniques et des problèmes psycho-sociaux.

L’inégale répartition territoriale des médecins traitants est une réalité, avec 87 % des territoires considérés comme sous-dotés. Cette situation s’explique notamment par le vieillissement des médecins installés en zone rurale. Afin de répondre efficacement à ces défis, nous avons besoin d’un soutien concret pour gérer la charge administrative croissante et la complexité des cas traités. C’est à ces conditions que nous pourrons améliorer l’accès aux soins pour l’ensemble de la population.

La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Dress) a lancé depuis plusieurs années des alertes concernant la situation des médecins en zone rurale. Ces praticiens, généralement plus âgés, approchent de l’âge de la retraite, ce qui pose un problème majeur dans les régions sous-dotées. Prenons l’exemple d’un cabinet médical comptant deux médecins généralistes : si l’un d’eux cesse son activité, que ce soit pour partir à la retraite ou à la suite d’un événement imprévu, le second se trouve dans l’incapacité de répondre à la demande des patients. Submergé, il finit par quitter à son tour la région. C’est ce que nous appelons l’effet domino. Cette conjonction de facteurs – faible démographie médicale dans des zones les moins peuplées, âge des médecins, effet domino – contribue à accélérer les départs en retraite, aggravant ainsi la pénurie de médecins.

Par ailleurs, nous observons une financiarisation croissante du système de santé, y compris dans les soins primaires. Cette tendance pousse à privilégier les actes les plus simples et les plus lucratifs, au détriment d’une réponse adaptée aux besoins de santé de la population.

Pour remédier à cette situation, il est nécessaire d’intégrer dans nos cabinets des collaborateurs du médecin traitant : les assistants médicaux, qui jouent un rôle essentiel en déchargeant le médecin des tâches administratives et en assurant l’accueil des patients, et des infirmières Asalée, qui apportent un soutien précieux et quotidien dans la prise en charge des patients chroniques et multimorbides. Si une telle organisation est réclamée, ce n’est pas le fruit du hasard : elle fonctionne car elle est souple, adaptée à nos modes de fonctionnement et en adéquation avec les réalités du terrain.

Il existe un dispositif évitant de pénaliser les patients n’ayant pu trouver un nouveau médecin traitant lorsque le leur est parti à la retraite. Il serait judicieux que l’assurance maladie étende la durée d’application de cette mesure afin de protéger l’ensemble des patients sans médecin traitant.

Dr Sophie Bauer, présidente du Syndicat des médecins libéraux (SML). À l’issue de longues et âpres négociations, nous sommes parvenus à établir une convention médicale relativement équilibrée. Cette convention comporte plusieurs mesures visant à améliorer l’accès aux soins des patients et à résoudre, du moins partiellement, la problématique des déserts médicaux.

Parmi ces dispositions figure le dispositif des assistants médicaux. Malheureusement, certaines spécialités, notamment les spécialités techniques comme la chirurgie, n’y ont pas encore accès, ce qui est regrettable. En tant que chirurgien, je peux témoigner que nous sommes également submergés par les tâches administratives et qu’un assistant médical nous serait d’une grande utilité. Néanmoins, nous entendons que la convention actuelle reflète les contraintes budgétaires qui ne permettent pas d’étendre ce dispositif à l’ensemble des praticiens.

Selon les chiffres récemment communiqués par la Cnam, un assistant médical permet à un médecin de prendre en charge près de 300 patients supplémentaires en tant que médecin traitant et d’augmenter sa file active de 120 patients en moyenne. Ce dispositif démontre son efficacité et son efficience en réduisant les délais d’accès aux soins, ce qui permet de prévenir les complications liées à des retards de diagnostic et de traitement.

Par ailleurs, nous sommes à l’origine du concept de médicobus qui, bien qu’il ne puisse constituer davantage qu’une solution palliative, peut contribuer à désenclaver certains villages qui ne sont plus suffisamment attractifs pour des installations médicales permanentes.

Le temps du modèle patriarcal de la médecine, dans lequel l’épouse du médecin assure le secrétariat et dépend financièrement de son mari, est révolu. Aujourd’hui, l’installation d’un médecin implique également l’installation de son conjoint, ce qui soulève des problématiques d’aménagement du territoire, puisque l’accès à un emploi pour le conjoint conditionne l’installation du médecin.

C’est pourquoi nous avons proposé depuis plusieurs années le concept de « médecin volant », qui finalement a pris le nom de « consultations avancées ». Ce dispositif permet à des médecins de se détacher temporairement de leur cabinet principal pour exercer dans des zones moins bien dotées. Nous avons même obtenu la possibilité pour ces médecins de se faire remplacer par de jeunes confrères dans leur cabinet principal lorsqu’ils interviennent dans des zones sous-dotées, où les patients peuvent présenter des cas plus complexes.

Cette nouvelle convention médicale s’applique depuis janvier. Or les propositions de loi coercitives qui émergent actuellement ne tiennent pas compte des dispositifs conventionnels déjà en place, basés sur le volontariat, et qui devraient améliorer la situation. Ainsi, on demande aux médecins de pallier quarante années d’errances et d’échecs des politiques de santé, notamment en matière de numerus clausus.

Le numerus apertus n’a pas encore produit les effets escomptés, en partie à cause d’une réforme de la première année de médecine qui s’est avérée délétère. Nous constatons un taux d’abandon compris entre 15 et 20 % après la deuxième année, ce qui est sans précédent. Nous sommes confrontés à des problèmes de recrutement, de profil des étudiants et d’organisation des études de santé. La situation psychologique de nos internes s’est particulièrement détériorée depuis la crise du covid-19, où ils ont été fortement sollicités au détriment de leur formation.

Nous sommes disposés à accueillir des internes et des externes en ville, mais nous rencontrons des obstacles de la part des facultés de médecine, notamment pour l’envoi d’externes dès la quatrième année. Nous sommes volontaires pour les former, mais nous constatons des freins à l’ouverture de stages en libéral, particulièrement dans les spécialités cliniques et techniques. C’est d’autant plus regrettable que nombre de médecins exerçant maintenant en clinique privée sont issus de l’hôpital et dès lors parfaitement qualifiés pour assurer la formation de leurs jeunes confrères.

Augmenter la formation des médecins suppose d’en maintenir la qualité, et cela passe par l’ouverture de lieux de stage dans les établissements privés et les cabinets libéraux. Il s’agit d’un point crucial, car nous manquons actuellement d’effectifs et aucune solution miracle ne résoudra ce problème à court terme.

Le Syndicat des médecins libéraux souhaite formuler plusieurs propositions. Il recommande d’abord de remobiliser la réserve médicale. Celle-ci est toutefois contrainte actuellement, puisque les membres de cette réserve sont considérés comme ayant perdu leurs compétences au bout de trois ans, ce qui limite son efficacité à long terme. Nous proposons par conséquent d’instaurer, pour les retraités volontaires souhaitant intégrer la réserve médicale, des stages cliniques annuels et un accès à la formation continue. Cela pourrait se concrétiser par une cotisation allégée au fonds d’assurance formation de la profession médicale (FAF-PM), permettant ainsi le maintien de leur niveau clinique. Cette mesure pourrait pallier le déficit grave de médecins dans certains territoires.

Par ailleurs, nous suggérons la création d’un statut de médecin retraité remplaçant. Actuellement, les remplacements sont principalement assurés par de jeunes médecins peu familiers avec l’exercice libéral, à l’exception des médecins généralistes qui bénéficient désormais de deux stages en médecine libérale au cours de leur cursus. L’année de docteur junior, dont les modalités restent à préciser par décret, devrait également contribuer à cette familiarisation.

Ce statut de retraité remplaçant permettrait un exercice à temps très partiel, ce qui n’est pas envisageable actuellement sans recourir au salariat. En effet, la retraite active pose problème car, en l’absence d’un exercice à temps plein, les charges, notamment de retraite, deviennent disproportionnées par rapport aux revenus générés, sans pour autant accroître les droits à la retraite.

Dr Franck Devulder, président de la Confédération des syndicats médicaux de France (CSMF). La situation actuelle de la médecine en France est complexe et sans précédent. Permettez-moi d’illustrer cette réalité par quelques chiffres éloquents. La France compte aujourd’hui 15 millions d’habitants de plus qu’au début des années 1980, pourtant le nombre de médecins sortant des facultés reste sensiblement le même, soit environ 8 000 par an. Bien que 13 000 étudiants entrent actuellement en faculté de médecine, il faudra attendre une douzaine d’années avant qu’ils n’intègrent pleinement le corps médical. Même si nous décidions de porter ce chiffre à 16 000 ou 20 000 étudiants, les effets ne se feraient pas sentir avant au moins une décennie.

Cette problématique n’est pas spécifique à la France, mais s’inscrit dans un contexte mondial. Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé désormais en poste à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a récemment rappelé que la population mondiale a presque doublé en deux générations, entraînant un déficit global de 30 millions de soignants.

La particularité française réside dans l’aggravation de cette situation par un numerus clausus extrêmement restrictif entre 1982 et 2000. Pour rappel, nous sommes passés d’environ 7 000 médecins formés par an à la fin des années 1970 à seulement 3 000, avant de revenir progressivement à un chiffre compris entre 7 et 8 000, et bientôt 13 000. Il serait commode d’attribuer la responsabilité de ces orientations au seul pouvoir politique. Toutefois, la prudence et la mémoire incitent à rappeler que peu d’acteurs, qu’ils soient syndicaux ou académiques, avaient anticipé les transitions épidémiologiques et professionnelles à venir.

Nous faisons face aujourd’hui à une population vieillissante, souffrant de pathologies chroniques multiples, ce qui transforme profondément la nature des consultations médicales. Les chiffres sont révélateurs : pour un médecin partant à la retraite, il en faudrait 2,3 pour le remplacer. Cette réalité s’applique également à d’autres professions de santé.

Nous observons par ailleurs une évolution significative dans le rapport au travail, avec une tendance croissante vers le salariat au détriment de l’exercice libéral. Selon l’atlas démographique du Cnom, bien que le nombre total de médecins atteigne un niveau record au 1er janvier 2025, avec un total supérieur à 241 000, une baisse de 10 % en activité régulière est constatée. Sur la période 2010-2025, le nombre de médecins salariés a augmenté de 18,4 %, tandis que l’exercice libéral a reculé de 12,2 %. Contrairement aux prévisions, l’exercice mixte a également diminué de 12,6 %. Les données du Centre national de gestion (CNG) mettent en évidence que, si tous les postes ne sont pas pourvus par des praticiens hospitaliers titulaires, tant s’en faut, 13 % de postes de praticiens hospitaliers à temps plein ont été créés ex-nihilo au cours de ces dix dernières années.

Certains parlementaires estiment que réguler l’installation représente un ultime levier, condamné à réussir. Vous connaissez notre opposition à ce projet. On entend parfois que les médecins sont rétifs à tout changement, arc-boutés sur leurs avantages et leur pré carré. Je récuse cette idée. Les médecins pâtissent des difficultés d’accès aux soins qui, dans leur quotidien, suscitent de l’insécurité, de l’agressivité et des plaintes de la part des patients qui, et nous le comprenons, peinent à trouver une réponse à leurs problématiques.

Face à ces défis, nous considérons que des mesures coercitives telles que réguler l’installation des médecins ou rendre obligatoires les gardes et la permanence des soins ne représentent pas une solution. L’expérience d’autres pays, comme le Canada et particulièrement le Québec, montre que de telles approches sont susceptibles de générer des effets contre-productifs. Il nous appartient plutôt de trouver des solutions innovantes et adaptées à notre contexte, afin de répondre efficacement aux besoins de santé de notre population, tout en respectant les aspirations des professionnels de santé.

Je souhaite attirer votre attention sur un entretien paru dans le Quotidien du Médecin en janvier 2023 avec notre confrère allemand le Dr Matthias Brunn, actuellement enseignant à Sciences Po Paris, sur la régulation de l’installation des médecins en Allemagne. Le Dr Brunn y développe deux points essentiels : premièrement, il explique que la régulation a été initialement mise en place à la demande des médecins eux-mêmes, face à une surpopulation médicale dans certaines zones qui menaçait leurs revenus ; deuxièmement, il souligne que ce système montre ses limites face aux défis démographiques actuels. Le Dr Brunn met également en avant une différence fondamentale entre l’Allemagne et la France en termes d’aménagement du territoire. En Allemagne, il est rare de se trouver à plus de quelques kilomètres des services essentiels tels qu’une crèche, une école ou un centre commercial. Cette dernière observation nous amène à reconsidérer ce que nous appelons souvent, à tort, les « déserts médicaux ». En réalité, particulièrement dans les zones rurales, il s’agit souvent de territoires désertés dans leur ensemble, ou de ville-dortoirs dépourvues de services essentiels à la population.

Nous proposons plusieurs axes d’action. Le premier concerne l’approche territoriale. Il importe avant tout de reconnaître que chaque territoire présente des réalités et des besoins spécifiques. À titre d’exemple, j’ai récemment échangé avec le maire de Houilles, qui a mis l’accent sur l’accompagnement des professionnels de santé, et non pas uniquement les médecins, dans la création de maisons de santé et de cabinets de groupe. Cette approche, même dans un contexte urbain relativement favorisé, a produit des résultats positifs.

Le deuxième axe, qui rejoint les récentes propositions du premier ministre, concerne le développement d’une politique de l’« aller vers ». Cette approche est bidirectionnelle. D’une part, il s’agit de faciliter le transport des patients vers les zones de soins. Certaines communautés de communes ont déjà mis en place des solutions innovantes. Je pense notamment à l’initiative de Catherine Vautrin, ancienne présidente du Grand Reims, qui a instauré des lignes de bus reliant les petits villages aux centres médicaux, pour un tarif très accessible de 1 euro.

D’autre part, l’« aller vers » implique la mise en place de consultations avancées. Ce modèle, que nous avons développé dans mon territoire depuis vingt ans, a prouvé son efficacité. Plus de quinze spécialités médicales différentes opèrent sur une dizaine de sites de consultation, jusqu’à 100 kilomètres de Reims. Ce système fonctionne, mais à condition qu’il soit incitatif et basé sur un sens de la responsabilité collective.

Je tiens à souligner l’importance de cette responsabilité collective, qui a déjà fait ses preuves dans d’autres domaines, comme la permanence des soins. Les chiffres du Cnom montrent une couverture presque totale du territoire, sans obligation individuelle. Il est essentiel de se concentrer sur les zones non couvertes pour comprendre les raisons de ces lacunes et y apporter des solutions adaptées.

Cependant, je mets en garde contre l’imposition d’obligations individuelles. Dans un contexte de pénurie médicale généralisée, une telle approche pourrait s’avérer contre-productive, poussant notamment les jeunes médecins vers des postes salariés, alors que le besoin principal des Français concerne les médecins généralistes de proximité.

Concernant l’organisation territoriale, une réflexion approfondie s’impose sur la carte hospitalière et la répartition des services d’urgence. Bien que la France dispose du nombre d’hôpitaux par habitant le plus élevé parmi les pays comparables, selon les chiffres de l’OCDE, il ne s’agit pas simplement de fermer des établissements. Néanmoins, il convient de se montrer réaliste quant à la capacité de certains petits établissements à offrir des soins spécialisés en toute sécurité, notamment en chirurgie et en obstétrique.

Enfin, je voudrais insister sur l’importance de la formation et de l’universitarisation. L’extension de la formation médicale hors des grands centres universitaires est déterminante. Les statistiques de l’Insee montrent qu’un médecin sur deux s’installe à moins de 40 kilomètres de son lieu d’internat. Il est par conséquent indispensable de diversifier les lieux de formation, notamment pendant l’internat, et de créer un statut d’assistant territorial afin de renforcer l’ancrage local des jeunes médecins.

Ces mesures combinées – approche territoriale, politique de l’ « aller vers », réorganisation hospitalière, réforme de la formation – constituent des pistes prometteuses pour améliorer l’accès aux soins dans l’ensemble du territoire.

Rendre notre profession plus attractive suppose également un effort de simplification. À cet égard, nous savons que vous avez formulé des propositions relatives aux autodéclarations d’arrêt de travail et à la simplification des prescriptions de transport, actuellement très complexes et administrativement lourdes. Je ne m’y attarderai pas.

Pour achever mon propos, j’aborderai brièvement trois points qui me paraissent essentiels. Premièrement, si la coopération avec les autres professionnels de santé est une évidence pour tous, elle a pour condition de ne pas entraîner de perte de chance pour le patient. Afin de garantir cela, la coopération peut être avancée, mais seulement dans le cadre d’un exercice protocolisé et coordonné. Cette approche sécurise tous les acteurs, y compris les professionnels de santé impliqués.

Deuxièmement, la pertinence des soins est la mère de toutes les batailles. Elle libère des énergies, du temps médical et constitue une source d’économies, ce qui est particulièrement important alors que le gouvernement nous demande de trouver entre 40 et 50 milliards d’euros.

Enfin, bien que cela puisse sembler être une politique à plus long terme, la prévention est essentielle. Nos efforts sont insuffisants dans ce domaine, dont du reste nous ne parlons pas assez. La prévention ne produit pas uniquement des effets à long terme. Prenons l’exemple des maladies hivernales : seuls 20 % des professionnels de santé dans les établissements publics et privés se font vacciner contre la grippe. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement contraindre ou obliger, mais il est crucial de responsabiliser.

Dr Patrick Gasser, président d’Avenir Spé. Nous comprenons la colère des usagers relayée par vos collègues parlementaires. Le système de santé, pierre angulaire du bien-être collectif, doit fournir des soins de qualité, accessibles à tous, dans une perspective d’équité des prises en charge. Malheureusement, cette notion d’équité n’est pas uniformément appliquée sur le territoire national.

Notre priorité consiste à améliorer l’accessibilité aux soins, particulièrement pour les populations fragiles ou vulnérables, notamment les patients en situation de handicap. Le manifeste « Pour un meilleur accès aux soins » que nous avons publié en 2024 va dans ce sens. Nous prenons comme point de départ le handicap, la vulnérabilité et la précarité, convaincus qu’en trouvant des solutions pour le plus petit nombre, nous en trouverons pour le plus grand nombre. Et à cette fin il est essentiel de sensibiliser nos collègues à ces thématiques parfois négligées.

Parce que nous ne pouvons accepter la perte de chance, il nous appartient de hiérarchiser nos propositions et nos solutions. La réflexion sur une responsabilité territoriale des médecins et de tous les soignants est importante, mais elle doit être moins administrative et confiée aux groupes de médecins en mesure de mailler l’ensemble du territoire.

L’organisation actuelle des soins est complexe et multiple, impliquant établissements hospitaliers, cliniques, médecins généralistes, spécialistes et agences de santé. Cette complexité engendre des lourdeurs administratives et un travail en silos où chacun méconnaît le rôle de l’autre. Nous manquons de définitions claires des missions de chaque acteur, qu’il s’agisse des centres hospitaliers universitaires (CHU) ou des établissements privés.

La réflexion territoriale est le fondement d’une construction de l’accessibilité aux soins. Bien que ce constat soit partagé, aucun territoire ne peut être considéré comme surdoté. La coercition en période de pénurie est probablement une mauvaise solution. Il est préférable de mieux comprendre le territoire, de proposer des indicateurs d’offre de soins, mais aussi de prendre en compte la perte de chance, particulièrement en médecine spécialisée. Cet indicateur pourrait devenir un outil d’évaluation de l’impact des politiques de santé, permettant d’analyser les disparités entre spécialités, régions et départements.

Certaines problématiques requièrent des actions immédiates. Ainsi, nous devons dynamiser le cumul emploi-retraite avec un accompagnement individuel, encourager la proximité et convaincre nos collègues de poursuivre leur activité en la modulant. Construire des structures de consultations avancées constitue un autre levier d’action. Aujourd’hui, des spécialistes proposent des consultations avancées, mais à mon sens ils sont trop peu nombreux. Néanmoins, nous pouvons identifier des sites, des locaux, qui pourraient être mis à disposition par des élus mais aussi par des structures médico-sociales, qui présentent l’avantage de s’appuyer sur un véritable maillage territorial. À cet égard, nous envisageons de mener une étude avec la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (Fehap) afin de favoriser l’identification de ces lieux par la population.

Les stages en libéral sont indispensables pour tous les étudiants, quelle que soit leur future orientation, afin de comprendre l’environnement de travail. Le travail en groupe devient essentiel en médecine spécialisée pour gérer un territoire, combinant un socle commun à la spécialité et l’hyperspécialisation requise. L’accueil des docteurs juniors dans nos structures doit devenir une obligation, malgré les réticences actuelles des doyens et des coordinateurs de maquette. Il est également indispensable de mieux comprendre la démographie de chaque spécialité dans chaque territoire, car nous manquons actuellement d’une cartographie précise.

Répondre aux aspirations des jeunes médecins qui souhaitent combiner activité libérale et activité salariée requiert de simplifier les dispositifs tels que les assistants partagés et développer le travail aidé. Il est impératif de promouvoir le travail assisté, tant par les infirmiers en pratique avancée (IPA) que par les assistants médicaux. Le projet vise à créer 10 000 postes assistants médicaux, ce qui reste modeste comparé aux 300 000 en Allemagne. Pour structurer efficacement les cabinets de demain, nous devons non seulement développer ce travail assisté, mais aussi le faire connaître. Il est également crucial d’accompagner nos confrères dans la compréhension du modèle économique associé. En effet, l’évolution des pathologies nécessite une adaptation de notre pratique. Nous sommes passés d’une médecine de l’immédiateté à une prise en charge de la chronicité, ce qui implique un changement dans notre exercice professionnel.

Nous avons construit la permanence des soins en établissement. Il convient désormais d’appliquer la même approche à la permanence des soins ambulatoires (PDSA). Réunissons l’ensemble des professionnels, sollicitons leurs solutions, et si celles-ci s’avèrent insuffisantes, la responsabilité incombera alors au régulateur.

La pertinence des soins, mon confrère l’a rappelé, représente un enjeu majeur. À cet égard, il est nécessaire de rétablir des références médicales, potentiellement opposables à terme. Les études montrent qu’environ 30 % des examens ne sont pas pertinents, ce qui représente un gaspillage de ressources considérable. Ces économies potentielles sont indispensables au financement des nouvelles thérapeutiques, dont certaines sont actuellement inaccessibles, ce qui est inacceptable pour nous, médecins spécialistes. Nous devons poursuivre le développement de cette responsabilité territoriale à travers la mise en place d’équipes de soins spécialisées.

Dr François Arnault, président du Conseil national de l’Ordre des médecins. Je tiens tout d’abord à remercier votre commission d’enquête pour cette invitation qui nous réunit, syndicats et Ordre des médecins, témoignant de la reconnaissance de notre profession et de notre unité dans l’analyse des constats et des propositions.

Le mot territoire a été le plus fréquemment évoqué par mes confrères et, en tant qu’ancien maire rural, j’y suis particulièrement sensible. Il est en effet primordial de définir ce qu’est un territoire de santé, notamment dans les zones rurales. Nous devons mettre fin à l’autodétermination des maires concernant leurs besoins en médecins. Et parce qu’il est illusoire d’espérer un médecin derrière chaque clocher, nous devons déterminer précisément la taille optimale d’un territoire afin d’y organiser une équipe de soins efficace.

Cette équipe de soins doit être centrée sur la coordination du médecin. Contrairement aux idées reçues, le Cnom est favorable aux infirmiers en pratique avancée, mais dans le cadre d’une coordination avec le médecin. Cette collaboration entre médecins et professions paramédicales, avec des évolutions de compétences, est essentielle, à condition qu’elle soit coordonnée et protocolée.

Je déplore la compétition qui a été instaurée entre les professions médicales et les autres professions de santé. Cette ambiance délétère nous empêche de progresser vers la bonne solution. Il est urgent que les pouvoirs publics et le Parlement prennent conscience de la nécessité d’unir tous les acteurs autour des patients. Notre priorité absolue doit être l’accès aux soins, l’absence de perte de chance et l’équité. Sans action collective, ce sont les plus démunis qui seront les moins bien soignés, ce qui est inacceptable tant pour les élus que pour les médecins.

La situation actuelle s’explique en partie par la démographie médicale catastrophique, mais aussi par la disparition des certificats d’études spéciales en 1982. Cette filière universitaire permettait de former des spécialistes du dépistage capables de prendre en charge des symptômes spécifiques. Par exemple, dans certains territoires, il n’y a plus d’otorhinolaryngologistes capables d’utiliser un fibroscope, ce qui oblige les patients à se rendre dans de grandes villes ou dans un CHU pour des problèmes relativement bénins. Les médecins généralistes ont ainsi perdu leurs correspondants spécialistes de proximité, ce qui a aggravé les difficultés d’installation des jeunes générations.

Concernant la démographie médicale, je tiens à rectifier une communication très maladroite du Cnom publiée il y a quelques semaines, qui laissait entendre que l’Ordre des médecins souhaitait limiter la formation des médecins, ce qui serait aberrant dans le contexte actuel. Je profite de cette prise de parole devant votre commission pour retirer ces propos malheureux. Nous souhaitions plutôt exprimer devant les médias que la situation actuelle est le fruit des erreurs commises dans les années 1970, dont la responsabilité est collective et inclut les médecins eux-mêmes. Le mécanisme d’incitation à la cessation d’activité (Mica), par lequel on payait les médecins pour qu’ils prennent leur retraite, a généré, au même titre que le numerus clausus, un creux démographique et nous prenons des mesures pour le corriger.

Cependant, il convient de réfléchir aux potentiels effets de cette correction, car former jusqu’à 16 000 médecins par an ne sera pas sans conséquences sur l’effectif médical. Ne reproduisons pas les erreurs du passé, mais appréhendons plutôt l’organisation territoriale, la collaboration avec les autres professionnels de santé, et une planification réfléchie de la formation médicale comme des éléments clés pour améliorer notre système de santé et garantir un accès équitable aux soins pour tous.

Je partage les vues exprimées par le Dr Gasser, mais je voudrais nuancer un point à propos de la PDSA. La PDSA est actuellement bien organisée sur le territoire. Les chiffres présentés dans le rapport préliminaire sur la proposition de loi de M. Garot visant à lutter contre les déserts médicaux sont erronés et ne reflètent plus la réalité. J’ai personnellement reproché à M. Garot d’avoir utilisé le rapport de 2019. Les données de 2023 et 2024 confirment une augmentation significative de la participation à la PDSA, avec 40 % des effectifs de médecine générale impliqués et 97 % du territoire couvert par la garde. Il est donc inexact d’affirmer que les médecins libéraux ne s’occupent pas de la permanence des soins.

La disparition de l’offre territoriale est à l’origine de la déstabilisation de l’ensemble du système, qu’il s’agisse du secteur hospitalier ou des établissements privés. Dans l’urgence, nous devons reconstruire avec les moyens dont nous disposons actuellement. Toutes les ressources sont précieuses, y compris les médecins retraités et ceux pratiquant des actes avancés. L’Ordre des médecins soutient cette démarche et adapte sa réglementation en conséquence. Des discussions sont en cours avec les parlementaires pour permettre aux médecins d’exercer des pratiques avancées sans autorisation préalable de l’Ordre. Ces mesures sont cruciales et nous sommes pleinement engagés dans notre devoir d’assistance aux populations concernées.

Je rejoins la position du Dr Gasser sur l’organisation des groupes de spécialistes. Il leur incombe en effet de gérer leur territoire, distinct de celui des soins de premier recours. Les territoires de soins de second recours, dédiés aux avis spécialisés, doivent être gérés par les groupes de spécialistes eux-mêmes. Le Dr Gasser a raison de souligner que de nombreux spécialistes, qu’ils soient chirurgicaux ou médicaux, pratiquent déjà des actes avancés. Cette approche, que j’ai moi-même mise en œuvre pendant une quinzaine d’années, s’est révélée très efficace. Elle permet d’éviter le déplacement des patients, d’apporter un soutien apprécié aux généralistes dans les zones reculées, et de prendre en charge plus précocement certaines pathologies. À cet égard, il importe de rappeler que les pathologies rencontrées dans ces territoires éloignés diffèrent de celles observées dans les zones urbaines proches.

L’organisation des soins doit par ailleurs prendre en compte la situation souvent difficile des médecins étrangers. Cependant, il est essentiel de maintenir des évaluations rigoureuses de leurs compétences. À cet égard, l’Ordre des médecins s’oppose à la suppression des critères d’évaluation tels que les épreuves de vérification des connaissances (EVC) et le parcours de consolidation des compétences (PCC), car cela enverrait un mauvais signal et dévaloriserait ces professionnels.

Pour conclure, j’insiste sur la nécessité de mettre en place dès maintenant une solidarité territoriale impliquant tous les partenaires concernés.

M. le président Jean-François Rousset. Je vous remercie tous les cinq pour vos interventions. Nous allons maintenant passer aux questions du rapporteur.

M. Christophe Naegelen, rapporteur. Je serai bref, monsieur le président, car  je suis convaincu que ces auditions réunissant un nombre trop important d’intervenants complexifient la compréhension. En outre, dans une audition devant durer une heure trente, cinq propos liminaires d’une heure au total ne laissent que peu de temps aux échanges. Certains de nos collègues, contraints de quitter la séance avant son terme, n’auront pas eu le temps de poser leur question. Je le regrette, et j’estime que cela devrait nous servir de leçon pour l’organisation des futures auditions.

J’en viens à notre sujet, non sans vous avoir remercié au préalable, Dr Devulder et Dr Arnault d’avoir rappelé que la responsabilité des difficultés actuelles est partagée, et qu’il serait par trop commode d’incriminer les seuls politiques pour les erreurs commises dans les années 1970, quand tout le monde à l’époque, élus, parlementaires et médecins, s’accordait sur des orientations dont nous payons aujourd’hui les conséquences. J’apprécie, en un mot, ce discours consistant à ne pas se défausser de ses responsabilités.

Mon unique question, compte tenu du temps imparti, portera sur la permanence des soins. Les statistiques indiquent que 48 % des médecins généralistes y participent. Cependant, une analyse plus approfondie révèle que 5 % des médecins cumulent 50 % des honoraires de consultation liés à cette permanence. Cela soulève la question de l’inégalité de participation et du risque d’épuisement pour ces médecins les plus engagés. Ne faudrait-il pas envisager un retour à un système similaire à celui d’avant 2002, où les médecins libéraux participeraient davantage à la permanence des soins ? Cela pourrait potentiellement avoir un impact positif sur les services d’urgence, notamment dans les territoires ruraux où les petits services sont particulièrement sous pression.

Dr François Arnault. Il importe avant tout de rappeler les fortes disparités entre les secteurs. Dans les zones urbaines denses, la charge de la permanence des soins est répartie sur un plus grand nombre de médecins, tandis que dans les secteurs ruraux, moins peuplés et avec moins de médecins, la fréquence des gardes est plus élevée, mais le nombre d’actes l’est aussi. Ces équilibres varient selon les secteurs définis par les comités de permanence des soins des agences régionales de santé (ARS), département par département.

Dans la grande majorité des cas, les départements fonctionnent avec une charge de travail modérée. Le chiffre que nous mentionnons – 40 % des effectifs de médecine générale impliqués dans la PDSA – correspond à une moyenne nationale. Quant au chiffre de 97 % du territoire couvert par la garde, il implique que nos efforts doivent porter en priorité sur les 3 % du territoire rencontrant des difficultés significatives. Je rappelle que les arrêtés territoriaux de permanence des soins sont établis par l’ARS en collaboration avec l’ensemble des partenaires, dont les syndicats et l’Ordre des médecins. Nos rapports réguliers ne montrent pas de tension ni de souffrance généralisée, à l’exception de ces 3 % de zones problématiques.

Certes, il existe des disparités de rémunération entre les secteurs, mais il s’agit d’une réalité inévitable. Je souhaite mettre en garde le législateur contre l’idée d’obliger tous les médecins à participer aux gardes. Le système actuel, basé sur le volontariat, a permis de raviver l’intérêt pour la permanence des soins après le désengagement observé en 2002. Rendre cette participation obligatoire risquerait de compromettre les progrès réalisés. Pour cette raison, j’appelle donc à la plus grande prudence dans toute réforme envisagée.

Dr Agnès Giannotti. Il est impératif d’examiner la pyramide des âges des médecins en exercice. Une proportion significative d’entre nous a plus de 60, voire 65 ans. Nous allons donc rapidement revenir à un taux de 50 % de praticiens assurant des gardes. En excluant les médecins plus âgés, qui commencent à éprouver une fatigue relative aux gardes nocturnes, ainsi que les parents isolés, nous nous retrouverons avec des effectifs similaires dans les zones fortement sous-dotées, où les gardes sont fréquentes. Cela peut effectivement devenir un facteur de départ, en contraignant des médecins déjà surchargés à travailler également le soir et la nuit.

Il faut noter que les ARS elles-mêmes ont supprimé les lignes de garde dans certaines zones, principalement en raison d’une faible densité de population. La question se pose alors de maintenir un médecin en activité pour une, voire aucune consultation nocturne, alors qu’en journée, il peut en effectuer entre 25 et 30. Les taux les plus élevés de demandes de consultation urgente se situent en journée. Il est par conséquent crucial de répondre à la problématique générale de l’accès aux soins, plutôt que de se focaliser uniquement sur les consultations du soir, qui sont souvent le résultat de reports de la journée.

Pour faire évoluer la situation, il est essentiel d’inclure dans le cursus des études médicales une formation à la régulation et à l’exécution des gardes. Comme je l’ai mentionné dans mon propos préliminaire, nous devons envisager des solutions à court, moyen et long terme. Il est important de souligner que de nombreux médecins retraités assurent des gardes et participent à la régulation le soir, parce que dans un contexte de creux démographique, il est nécessaire de mobiliser toutes les ressources disponibles. Cela explique probablement les équilibres observés dans les chiffres, avec certains médecins retraités qui se consacrent exclusivement à cette activité, ayant trouvé ainsi un moyen de poursuivre leur exercice professionnel.

Dr Sophie Bauer. En effet, les gardes sont en majorité assurées par les médecins d’âge médian, ainsi que par les retraités qui se consacrent exclusivement à cette activité, en particulier à la régulation libérale. Cette dernière constitue une fonction très spécifique, particulièrement complexe, qui nécessite une expérience considérable. Il n’est donc pas surprenant de constater que des confrères expérimentés se spécialisent dans la régulation libérale en fin de carrière, en délaissant presque totalement les autres aspects de la profession.

Les médecins d’âge médian sont généralement ceux qui prennent en charge la plupart des gardes. Il convient de rappeler les difficultés considérables que nous rencontrons pour obtenir des systèmes de garde d’enfants à horaires décalés. De plus, notre profession n’est pas épargnée par les phénomènes qui touchent le reste de la population, notamment la prévalence de parents isolés. Ainsi, ce sont souvent les médecins âgés de 35 à 55 ans qui assurent les gardes, ce qui explique les pourcentages observés. L’essentiel, toutefois, est que les gardes soient assurées.

Il y a quelques années, les ARS ont élargi la taille des secteurs de garde, ce qui signifie que les médecins de garde ont désormais la responsabilité d’un territoire géographique plus vaste, ce qui a engendré certaines difficultés. Nous sommes également confrontés à des problèmes de sécurité lors des gardes dans certains secteurs, d’où la création de maisons médicales de garde, qui font parfois appel à des vigiles pour protéger les médecins. Tout cet environnement complexifie la prise de gardes, et certains secteurs sont particulièrement difficiles à couvrir.

Il est indispensable d’examiner les 3 % de secteurs non couverts pour déterminer s’il s’agit réellement d’un problème de démographie médicale ou si, comme nous le soupçonnons fortement, d’autres facteurs entrent en jeu. Le bon fonctionnement du système, sur la base du volontariat, est une certitude. Dès lors, pourquoi imposer une contrainte sur un système qui fonctionne ?

Dr Franck Devulder. Il est essentiel d’aborder la question de la permanence des soins en y incluant la problématique des soins non programmés en journée, ce que l’on appelle le service d’accès aux soins (SAS), et qui représente également une contrainte majeure. Certes, 97 % du territoire est couvert le week-end, mais seulement par 40 % des médecins.

Selon les chiffres du Cnom, 87 % de la PDSA est assurée par les médecins généralistes traitants, 6 % par les médecins remplaçants, et 2 % par les médecins généralistes salariés des centres de santé. Dans les zones problématiques, nous devons analyser les besoins de la population. C’est cela, la responsabilité territoriale collective. Il ne s’agit pas de rejeter la responsabilité sur les autres, mais de travailler ensemble pour répondre aux besoins de la population.

Imposer une obligation individuelle sur un seul secteur d’activité pose un problème d’attractivité, car le rapport au travail a considérablement évolué, avec une tendance à éviter le travail en soirée et de nuit, même si les chiffres montrent une légère augmentation de la participation, passant de 38 % à près de 40 %.

Concernant l’impact sur les urgences, il convient de garder à l’esprit que, selon l’assurance maladie, la médecine générale représente un million de consultations par jour, tout comme la médecine de spécialité. Le nombre de passages aux urgences, qui a longtemps augmenté et tend désormais à se stabiliser, voire à légèrement diminuer, est quant à lui de 50 000 par jour. Aussi les propositions récentes de la conférence des doyens, notamment sur la régulation dans les services d’urgence, méritent d’être approfondies. Réguler l’entrée dans les services d’urgence comme l’ont fait d’autres pays, tout en se prémunissant bien entendu contre la perte de chance, requiert une régulation libérale forte. Si certains services d’urgence sont fermés chaque soir, ce n’est pas tant dû à un défaut de volonté politique, qu’à un manque criant de personnel.

Enfin, il est important d’aborder la question de la permanence des soins en établissement de santé. Les plans mis en place par les ARS ces dernières années ont parfois réduit ou supprimé des lignes de garde, notamment en nuit profonde, ce qui soulève de nouvelles problématiques, puisque ce sont souvent des médecins spécialistes qui prennent le relai et assurent cette permanence, souvent de manière bénévole. Je suis moi-même gastro-entérologue, et j’exerce dans un établissement doté d’une réanimation polyvalente et d’une maternité enregistrant 4 000 naissances annuelles. Malgré les besoins avérés de mes compétences, notamment en période nocturne, la ligne de garde a été supprimée sous prétexte d’une fréquence d’appels jugée insuffisante. J’ai vivement contesté cette décision auprès de l’ancienne directrice générale de l’ARS de mon territoire, lui faisant remarquer l’absurdité d’une telle logique qui, poussée à l’extrême, conduirait à fermer les casernes de pompiers au motif que les incendies ne sont pas quotidiens.

Je ne plaide pas pour un traitement de faveur, mais j’insiste sur l’importance d’une approche territoriale et d’une responsabilité collective. Cette responsabilité doit être engageante et produire des résultats concrets. Il ne s’agit pas de se dérober derrière une notion vague de responsabilité collective pour éviter d’envisager des obligations individuelles. Si cette approche collective échoue, nous devrons inévitablement envisager des mesures plus contraignantes. D’ailleurs vous serez vous-mêmes, mesdames et messieurs les parlementaires, soumis à une pression croissante jusqu’à ce que nous passions d’un système de responsabilité collective à un système plus coercitif. Négliger cette réalité serait une erreur majeure.

Dr Patrick Gasser. Nous devons conjuguer responsabilité collective et solidarité. La loi du 27 décembre 2023 visant à améliorer l’accès aux soins par l’engagement territorial des professionnels, dite loi Valletoux, a permis de repenser le système de permanence des soins d’établissement. Le principe fondamental est l’organisation collective, basée sur l’équité et la transparence. Cette approche doit également s’appliquer à la PDSA, en impliquant tous les acteurs du territoire et en prenant garde de ne pas perturber les systèmes qui fonctionnent efficacement, car toute modification inconsidérée pourrait entraîner des risques majeurs pour la continuité des soins.

Notre réflexion doit s’articuler autour du territoire. En cas d’échec de l’organisation collective, le régulateur sera contraint d’intervenir, faisant basculer la responsabilité du collectif vers l’individuel. Il est par conséquent indispensable de définir clairement les objectifs et de s’assurer qu’ils sont compris par tous les acteurs. Ces objectifs ne se limitent pas à la permanence des soins, mais englobent l’ensemble de l’exercice du soin dans le territoire.

M. Lionel Tivoli (RN). La réalité des déserts médicaux est désormais une expérience vécue par de nombreux Français. Obtenir un rendez-vous chez un généraliste ou un spécialiste relève souvent de l’exploit. Cette situation n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat direct de décennies de numerus clausus ayant délibérément limité le nombre de médecins formés. Des milliers de jeunes compétents et motivés ont été écartés, créant ainsi la pénurie actuelle.

Bien que la suppression du numerus clausus représente une avancée positive, ses effets ne seront perceptibles que dans cinq à dix ans. Entre-temps, les citoyens en subissent les conséquences, et vous-mêmes, en tant que représentants de syndicats et de l’Ordre des médecins, ne pouvez que constater cette réalité.

Prenons l’exemple concret de la dermatologie. Actuellement, une part importante, voire majoritaire, des actes dermatologiques relève de la médecine esthétique. Bien que cela réponde à une demande, il en résulte des délais d’attente inacceptables pour les patients souffrant de pathologies graves telles que des suspicions de mélanome ou des eczémas sévères. Il n’est pas rare de devoir attendre neuf mois pour un rendez-vous médical, alors que les actes esthétiques sont programmés en un ou deux jours.

Ma question est la suivante : comment l’Ordre des médecins peut-il, dans le cadre de ses missions, inciter les médecins à maintenir un équilibre entre activité esthétique et mission de soins ? De manière plus générale, comment l’Ordre peut-il influencer le débat public pour éviter de reproduire les erreurs du passé et prévenir de futures catastrophes sanitaires ?

Dr François Arnault. Je partage largement votre analyse. Ces trois dernières années, l’Ordre des médecins s’est donné pour objectif d’obtenir la régulation et l’encadrement de la médecine esthétique, qui affecte progressivement l’ensemble des spécialités, certaines de manière plus évidente que d’autres. Le cas de la dermatologie est en effet particulièrement frappant, et je suis favorable à un encadrement de la médecine esthétique en France pour toutes les spécialités, en priorité pour la dermatologie.

Le pacte du gouvernement pour lutter contre les déserts médicaux, récemment présenté par le premier ministre, de même que les propositions formulées par le groupe de travail auquel je participe avec le ministère de la santé et les conseils nationaux professionnels des spécialités, vont dans ce sens. Cependant, il convient de ne pas stigmatiser la spécialité dermatologique dans son ensemble. Nous proposons, et je crois savoir que cela figure dans la proposition de loi déposée au Sénat par M. Mouiller, d’encadrer la double activité des médecins, qu’ils soient généralistes ou spécialistes. L’idée est de contraindre la seconde activité à rester minoritaire, obligeant ainsi les praticiens à exercer majoritairement leur spécialité principale. L’Ordre des médecins est favorable à cette approche et la soutiendra.

Dr Patrick Gasser. Une étude récente menée montre que l’activité des dermatologues reste majoritairement centrée sur la dermatologie médicale plutôt que sur l’esthétique. C’est la raison pour laquelle il convient de se garder de stigmatiser toute la profession. Souvenons-nous de l’exemple des ophtalmologues qui, face aux critiques, ont su réorganiser leur pratique pour couvrir efficacement le territoire. Depuis, les problèmes d’accessibilité en ophtalmologie sont quasiment résolus.

Les dermatologues développent actuellement des équipes de soins spécialisés. La première, mise en place en Île-de-France, se concentre sur le cancer cutané, notamment les mélanomes, avec la possibilité de recevoir les patients dans un délai de huit jours. Ce modèle se déploie progressivement sur l’ensemble du territoire national, avec des initiatives similaires en Bretagne, en Occitanie et dans les Hauts-de-France.

Ces équipes spécialisées permettront de mieux répondre aux urgences dermatologiques et de réduire les risques de perte de chance. Néanmoins, il convient de rappeler que la dermatologie ne se limite pas aux cancers et englobe de nombreuses maladies chroniques nécessitant un suivi régulier.

Prenons garde aux apparences et aux ressentis trompeurs, et n’exagérons pas la part d’actes esthétiques des dermatologues. En réalité, les créneaux dédiés à l’esthétique sont souvent plus visibles car ils se remplissent au fur et à mesure, contrairement aux rendez-vous pour les pathologies chroniques qui sont généralement programmés à plus long terme. Cette différence de visibilité peut créer une impression erronée quant à la répartition réelle de l’activité des dermatologues.

Dr François Arnault. Je partage ce point de vue. L’image de la profession de dermatologue est altérée par certains cas qui, certes, ne sont pas isolés. Mais je suis convaincu que cette profession est la première à vouloir rectifier cette situation, et nous devons l’y aider. Par ailleurs, il est tout aussi préoccupant, voire davantage, de constater que certains médecins généralistes pratiquent la médecine esthétique au détriment de leur spécialité principale. Cette situation ne peut perdurer et nécessite une correction rapide.

Dr Agnès Giannotti. La médecine dite « de niche », qu’il s’agisse de médecine esthétique ou d’autres spécialités, constitue un véritable fléau pour notre profession. Sans elle, et compte tenu de nos effectifs actuels, les problèmes d’accès aux soins en France seraient sensiblement moindres. Il s’agit par conséquent d’un enjeu majeur. Rappelons qu’avoir un médecin traitant réduit d’un tiers la fréquentation des urgences, et que notre activité se compose à 50 % d’actes aigus, en plus du suivi des maladies chroniques.

Dr Sophie Bauer. Permettez-moi d’apporter un complément sur la question spécifique de la médecine esthétique. Le problème réside avant tout dans la demande, puisque 15 millions de Français sollicitent des actes de médecine esthétique. Face à cette réalité, restreindre drastiquement le nombre de médecins pratiquant cette discipline entraînerait des complications majeures dues aux « fake injectors », ces injecteurs illégaux qui, opérant sans qualification et à moindre coût, mettent en danger la santé des patients. Bien que la médecine esthétique ne soit pas remboursée par la sécurité sociale, les complications générées par ces praticiens non-médecins sont prises en charge par nos soins et aux frais de la collectivité.

Adopter une approche pragmatique me semble par conséquent préférable à une stricte restriction. En effet, il paraît inconsidéré d’ignorer la demande d’actes de médecine esthétique qui émane de personnes souffrant de problèmes psychologiques liés à leur apparence. Trouver un équilibre entre le devoir de maintenir une médecine de premier recours et préventive et cette demande sociétale me semble primordial.

Stigmatiser les médecins généralistes qui ont orienté une partie de leur activité vers l’esthétique ne serait pas davantage pertinent. Souvent, ce choix résulte d’un besoin de diversification face au risque de burn-out lié à la prise en charge de patients complexes. Une régulation et une formation adéquate sont nécessaires. La solution passe en effet par la formation d’un plus grand nombre de médecins, ce qui réduira naturellement le problème des niches. En outre, il convient de souligner la difficulté croissante pour les médecins généralistes d’assumer les coûts de leur cabinet dans les grandes métropoles avec une consultation à 30 euros.

Dr Franck Devulder. La formation et l’activité principale sont autant d’enjeux majeurs. Le nombre de médecins formés par spécialité étant défini, notamment en médecine générale et en dermatologie, une réorientation massive vers d’autres activités engendrerait des problèmes considérables. La charge de travail pesant sur les médecins généralistes, dont le nombre diminue en pratique malgré un nombre stable de diplômés, s’accroît continuellement. La qualité de la formation est un point sur lequel nous devons être intransigeants, et ce, bien au-delà du seul cas de la médecine esthétique. Je pense à certaines disciplines qui, à l’image de la micronutrition, manquent d’une assise scientifique solide. Sans interdire ce type de pratique, assurer une formation de qualité constitue un impératif, au nom de la sécurité des patients.

Une mauvaise répartition entre l’activité principale et les activités secondaires ou annexes remet en cause le sens même de la formation, et finalement nuit à l’accès aux soins.

M. le président Jean-François Rousset. Une accréditation délivrée par la Haute Autorité de santé (HAS) ne pourrait-elle pas contribuer à réguler la répartition du temps de travail entre l’activité principale et les activités annexes ?

Dr François Arnault. La certification permettra effectivement d’évaluer chaque médecin selon ses différentes activités. Nous menons actuellement une enquête avec le Collège de médecine générale et SMG France pour déterminer précisément les activités des médecins, particulièrement des généralistes. Les résultats, basés sur un nombre important de réponses, seront fiables.

De manière plus générale, nous plaidons pour un assouplissement des filières et des carrières, permettant aux médecins d’exercer de façon minoritaire une autre activité. Par exemple, un médecin généraliste pourrait participer à l’activité des urgences s’il en a les compétences, ce qui est actuellement impossible du fait de la séparation des spécialités. C’est la raison pour laquelle nous demandons le rétablissement de la valorisation des acquis de l’expérience (VAE) afin de faciliter ces activités secondaires et minoritaires – j’insiste sur ce mot, car il en va d’une juste répartition des activités du médecin, au bénéfice de l’offre de soins.


M. le président Jean-François Rousset. Notre audition touche à sa fin, je vous remercie vivement pour vos arguments et vos présentations. Ils nourriront le travail de cette commission d’enquête qui devra rendre ses conclusions à la fin du mois de juin.

 

La séance s’achève à seize heures cinquante.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - Mme Béatrice Bellamy, Mme Christine Loir, M. Christophe Naegelen, M. Jean-François Rousset, M. Lionel Tivoli