Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Rémi Bourguignon, professeur des universités 2

– Présences en réunion................................12

 


Mercredi
26 mars 2025

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 4

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à dix-sept heures trente.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne M. Rémi Bourguignon, professeur des universités.

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons nos auditions de ce jour avec M. Rémi Bourguignon, professeur des universités, directeur scientifique de la chaire transformation et régulation de la relation de travail de l’université Paris-Est Créteil, co-auteur du rapport intitulé La négociation des plans de sauvegarde de l’emploi, quels arbitrages ?, publié en septembre 2020 et produit avec le soutien de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Rémi Bourguignon prête serment.)

M. Rémi Bourguignon, professeur des universités. Bien que l’étude remonte à 2020, je vais m’efforcer d’en restituer les principaux enseignements. Ce travail a été réalisé en collaboration avec Mme Géraldine Schmidt et M. Vincent Pasquier dans le cadre d’un programme de recherche de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) à la demande de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Nous y avons analysé 19 restructurations et plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) conduits entre 2015 et 2019.

Pour bien comprendre les dynamiques à l’œuvre, il convient de replacer ces restructurations dans une perspective historique. Depuis les chocs pétroliers des années 1970 et le ralentissement de la croissance, la nature des restructurations a profondément évolué. Dans les années 1980, les processus de libéralisation de l’économie, d’internationalisation et de financiarisation ont transformé leurs modalités de régulation. Auparavant défensives et mises en œuvre dans des contextes de crise, elles deviennent plus offensives, répondant moins à des politiques étatiques d’investissement ou de désinvestissement qu’à des stratégies d’entreprises dont les centres de décision peuvent être éloignés. Il s’en suit une forme de diversifications des restructurations, qui peuvent procéder de motifs variables et recouvrir des enjeux économiques et sociaux divers. Elles peuvent ainsi mettre en difficulté les modes de régulation historiques qui incluaient une forte intervention de l’État, l’administration jouant alors un rôle central et les licenciements économiques étant soumis à une autorisation administrative préalable.

Progressivement, émerge la nécessité de substituer à la régulation publique une logique fondée sur le dialogue social. En 1986, l’autorisation administrative de licenciement est ainsi supprimée et remplacée par un dispositif de plan social, qui repose sur l’information et la consultation des représentants du personnel. La décision de restructuration demeure cependant de la compétence exclusive de l’employeur. Cet espace de discussion doit à la fois permettre d’échanger autour de la légitimité du motif économique et de discuter des modalités d’accompagnement ou d’indemnisation retenues pour mettre en œuvre la restructuration.

Ce régime, fondé sur l’information-consultation des représentants du personnel, s’est rapidement heurté à ses limites, notamment lorsqu’il a été appliqué dans des contextes où le dialogue social était peu développé ou lorsque les centres de décision étaient éloignés.

C’est à partir des années 2000 que la perspective d’une véritable négociation s’est imposée plus clairement. La loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale envisageait d’accorder un droit de veto aux représentants du personnel, disposition qui n’a finalement jamais été mise en œuvre mais qui témoignait de cette volonté d’aller vers une procédure contraignante. Les accords de méthode, introduits en 2003 puis en 2005, ont permis aux partenaires sociaux de structurer différemment les procédures, dans l’optique de stimuler des logiques de négociation plus aboutie sans pour autant les imposer par la loi.

La réforme majeure est intervenue avec la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, largement réclamée par les employeurs eux-mêmes, qui estimaient que les procédures de restructuration constituaient une source importante d’insécurité juridique. Ce risque juridique tenait moins au volume des contentieux, relativement limité, qu’à leur imprévisibilité, puisque la complexité des procédures rendait les décisions de justice particulièrement difficiles à anticiper. Les sanctions financières liées à ces contentieux, parfois très lourdes en termes d’indemnités, représentaient un enjeu majeur. C’est donc dans le but de réduire cette incertitude qu’a émergé la demande d’une réforme du cadre juridique des restructurations.

La limitation du risque juridique introduite par la loi de 2013 implique logiquement que l’employeur ne peut plus porter seul la responsabilité de la mise en œuvre d’un PSE en l’imposant unilatéralement. Désormais, la mise en œuvre est subordonnée à une validation préalable de l’accord collectif par l’administration du travail ou par l’homologation du document établi par l’employeur par la même administration.

Dans l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013, qui a servi de fondement à la loi adoptée en juin de la même année, il avait été envisagé que tout PSE validé ou homologué ne puisse plus faire l’objet d’un recours devant les tribunaux. Cette disposition n’a toutefois pas été retenue dans la version législative car elle soulevait à la fois d’importants problèmes de constitutionnalité et des incompatibilités avec les engagements internationaux de la France.

Les restructurations ont donc changé de nature et les modes de régulation ont parallèlement évolué vers davantage de négociation. Quelques années après, la CFDT a sollicité cette étude pour analyser l’impact du passage à une procédure contraignante sur la réalité des plans sociaux.

Le travail que nous avons mené ne répond pas exactement à la commande initiale, qui se heurtait d’emblée à la limite de l’absence d’informations sur les plans antérieurs à la période d’étude. Aussi, plutôt que de chercher à établir des comparaisons, nous avons tenté de saisir la dynamique de la négociation à travers ses effets, de réfléchir à ce qui fait la qualité d’un PSE et aux conditions qui permettent de parvenir à un plan jugé satisfaisant.

La particularité de notre approche réside dans la méthode mobilisée et dans la nature des résultats produits. Il ne s’agissait pas d’identifier un facteur explicatif unique ou isolé, tel que le rapport de force entre les acteurs, la stratégie syndicale ou les spécificités du cadre légal, mais de comprendre comment ces différents éléments s’articulent pour former des configurations spécifiques. L’explication que nous proposons, multidimensionnelle, prend donc en compte la diversité des acteurs et des situations.

Le cœur de notre analyse repose sur la transformation du plan entre la version initialement proposée par l’employeur et la version mise en œuvre in fine. Nous avons cherché à identifier si le PSE avait évolué au fil du processus de négociation, dans quel sens et comment cette évolution pouvait être interprétée à la lumière des interactions entre les différents facteurs en jeu.

M. le président Denis Masséglia. Pouvez-vous détailler la typologie, le domaine d’activité et le territoire géographique des 19 entreprises intégrées dans votre étude ? Cet échantillon d’analyse paraissant limité, pensez-vous que vos conclusions auraient été différentes s’il avait été plus étendu ?

M. Rémi Bourguignon. Notre étude ne visait pas à établir des résultats représentatifs sur le plan statistique, ni à formuler des conclusions généralisables. Notre démarche s’est appuyée sur un échantillon volontairement diversifié incluant des entreprises issues de l’économie sociale et solidaire, des grandes multinationales du secteur financier ainsi que d’autres acteurs variés dans leur taille, leur secteur d’activité ou leur implantation géographique.

Notre objectif consistait à analyser les dynamiques internes propres à chaque processus de restructuration, ce qui soulève d’importants défis méthodologiques. Les restructurations constituent en effet un sujet sensible, peu documenté publiquement et soumis à une forme de confidentialité qui limite l’accès à des données fiables. Ce contexte nous a amenés à faire un choix entre traiter des échantillons larges mais fragiles sur le plan de la qualité des données ou étudier de façon approfondie un nombre restreint de situations. Nous avons ainsi opté pour une approche intermédiaire, en mobilisant la méthode de l’analyse quali-quantitative, qui permet de comparer un nombre suffisant de cas pour faire émerger des effets de causalité tout en préservant la singularité de chaque configuration. Pour chaque restructuration étudiée, nous avons mené des entretiens avec des représentants de la direction, des organisations syndicales, des juristes ou encore des agents de l’administration du travail.

L’ambition de cette recherche n’était donc pas de proposer un tableau mais de mieux comprendre les mécanismes internes qui gouvernent les restructurations. Si cette approche ne permet pas de tirer des conclusions généralisables, elle offre en revanche un éclairage fin sur la diversité des situations et sur la complexité des dynamiques à l’œuvre.

M. le président Denis Masséglia. Estimez-vous que le cadre actuel permet de trouver un équilibre satisfaisant entre la protection des salariés et l’attractivité économique du pays ?

M. Rémi Bourguignon. Cette question dépasse le cadre de notre étude, qui n’a pas été construite dans cette perspective. Nous ne nous sommes pas attachés à mesurer les effets d’un cadre réglementaire donné sur l’attractivité économique ou sur la balance entre liberté d’entreprendre et protection des salariés. D’ailleurs, les travaux économiques menés sur ce sujet depuis plusieurs années donnent des résultats extrêmement controversés, sans consensus clair.

Il me semble essentiel de rappeler que, d’un point de vue strictement statistique, les PSE représentent un phénomène assez marginal dans la gestion globale de l’emploi en France. Bien qu’ils soient très médiatisés, notamment en période de crise ou lors de restructurations importantes, leur volume reste relativement limité. Environ 80 % des fins de contrat résultent de l’arrivée à terme de missions à durée déterminée (CDD) ou de missions d’intérim. Ces formes d’emploi, qui concernent souvent des publics précaires, servent de variable d’ajustement pour les entreprises, sans qu’un dispositif de négociation collective ne vienne encadrer la rupture des contrats en question.

Les restructurations ont donc une portée davantage symbolique que réellement structurante pour l’économie dans son ensemble. Cela dit, les entreprises que nous avons interrogées nous ont confié qu’au sein des groupes multinationaux, les filiales françaises sont souvent perçues comme les plus longues à restructurer, alors que les employeurs souhaiteraient que les procédures puissent être rapides. Cette lenteur tient principalement aux exigences en matière de dialogue social, mais cette perception ne suffit pas à conclure à un déséquilibre défavorable à l’entreprise.

Le système français, fondé sur la négociation, me paraît globalement équilibré. Ce n’est pas tant le droit qui détermine cet équilibre que la capacité des acteurs à mener des négociations au sein des entreprises. Si, d’un point de vue global, ces procédures peuvent paraître lourdes et effrayer certains employeurs étrangers peu familiers du modèle social français, il se trouve que l’essentiel des arbitrages, en pratique, se joue dans l’espace interne à chaque entreprise. Si certaines entreprises parviennent à mettre en place un dialogue équilibré, d’autres disposent d’une marge de manœuvre beaucoup plus grande et restructurent sans nécessairement offrir aux salariés les protections attendues.

Ce glissement progressif vers une régulation par la négociation modifie également les conditions dans lesquelles il devient possible de s’assurer de la qualité et de l’efficacité des mécanismes en place. C’est précisément ce que nous avons tenté d’analyser à travers notre étude, qui ne visait pas à déterminer si le droit protège suffisamment tel ou tel acteur mais à comprendre comment les acteurs sociaux mobilisent les outils à leur disposition dans le cadre d’un système fondé sur la négociation.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Pensez-vous qu’un droit de veto salarié représenterait un outil pertinent, notamment pour faciliter les négociations ? Cette proposition a été évoquée à l’Assemblée nationale il y a quelques semaines.

J’aimerais également que vous puissiez préciser les critères que vous retenez pour évaluer la qualité d’un PSE. Avez-vous observé une éventuelle dégradation de la qualité des plans mis en œuvre ces dernières années ?

Je souhaiterais par ailleurs savoir ce que vous pensez de la capacité des pouvoirs publics à anticiper les mutations économiques et à détecter en amont les entreprises en difficulté. À vos yeux, le processus est-il aujourd’hui performant ou perfectible ?

Enfin, que pouvez-vous nous dire des stratégies de contournement des PSE que certaines entreprises mettent parfois en œuvre ?

M. Rémi Bourguignon. Le droit de veto figurait en effet dans la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale mais le cadre juridique était bien différent. À l’époque, l’introduction d’un veto syndical aurait représenté une avancée significative compte tenu des règles en vigueur, qui donnaient un pouvoir important à l’employeur. Cette disposition me paraît aujourd’hui moins pertinente puisque le cadre juridique actuel repose déjà sur une logique de négociation collective encadrée, qui conditionne fortement la mise en œuvre des PSE. Lorsque les organisations syndicales refusent de signer un accord, l’entreprise se retrouve rapidement en difficulté. Bien qu’il soit possible de recourir à l’homologation administrative, cette voie demeure minoritaire.

Dans les cas que nous avons étudiés, l’administration du travail s’est montrée extrêmement prudente au moment d’homologuer des plans qui n’avaient fait l’objet d’aucun consensus au sein des entreprises concernées. L’administration homologue les plans lorsqu’il y a un vrai problème de relations sociales dans l’entreprise plutôt que lorsque l’employeur n’a pas joué le jeu de la négociation.

Dans ce contexte, le droit de veto ne semble plus aussi indispensable qu’il aurait pu l’être à une époque où le régime juridique était moins contraignant pour l’employeur. Le cadre actuel impose déjà une négociation préalable aux restructurations, ce qui semble constituer une avancée importante, même si nous n’avons pas de preuve définitive pour l’affirmer.

En ce qui concerne l’évaluation de la qualité des PSE, nous avons volontairement opté pour une approche prudente. Plutôt que d’élaborer nos propres critères normatifs, nous nous sommes appuyés sur les principes issus du droit du travail, qui fixent les deux objectifs fondamentaux d’un PSE que sont prévenir les licenciements et, à défaut, accompagner efficacement le reclassement des salariés dont le départ est inévitable.

Nous avons identifié trois critères principaux. Le premier consiste à vérifier l’existence d’un réel débat sur l’emploi et le sureffectif évoqué par l’employeur. L’évaluation porte ici sur la capacité à interroger la motivation économique de la décision pour voir s’il s’agit d’une réelle difficulté structurelle ou bien d’une optimisation financière au sein d’un groupe prospère. Lorsque ce dialogue aboutit à une évolution à la baisse du nombre de suppressions d’emplois initialement prévues, avec une mise en balance des réalités de terrain face aux analyses économiques lointaines, le PSE peut être évalué positivement.

Le deuxième critère concerne les modalités d’accompagnement. La qualité du plan se mesure à la capacité offerte aux salariés de construire un projet professionnel viable dans un cadre suffisamment sécurisé. Cela suppose une ingénierie sociale adaptée au contexte, avec des congés de reclassement suffisamment longs, un accompagnement individualisé, des formations ou encore des bilans de compétences. Ces éléments varient fortement selon le secteur ou la localisation car les conséquences d’une perte d’emploi varient selon que le territoire est déjà sinistré ou situé dans un bassin dynamique.

Le troisième critère repose sur le montant et les modalités des indemnités versées, notamment les indemnités supra-légales qui font l’objet de négociations. Là encore, il existe des usages sectoriels et territoriaux qui fixent des repères. Un plan sera jugé de bonne qualité s’il se conforme à ces normes implicites ou s’il contient des mesures qui vont plus loin.

Notre capacité à évaluer l’évolution récente des PSE se heurte malheureusement à l’obstacle majeur de l’absence de données, puisqu’il n’existe pas de statistiques publiques. Malgré l’existence d’une base de données sur les accords collectifs, les PSE échappent au dépôt obligatoire et cette opacité oblige les chercheurs à travailler sur des échantillons restreints, identifiés par des réseaux syndicaux ou des cabinets d’experts. Cela introduit nécessairement un biais, puisque nous avons principalement accès aux plans les mieux construits, les plus encadrés, élaborés dans un contexte où le dialogue social est solide, tandis que les restructurations les plus problématiques nous échappent. J’observe toutefois une évolution encourageante sur la question de la transparence. Des progrès sont en cours dans la centralisation et l’ouverture des données relatives aux restructurations, ce qui pourrait permettre, à terme, d’alimenter un débat public de meilleure qualité. Mais, pour l’instant, il n’est pas possible de tirer des conclusions solides.

À titre personnel, et sans que cela ait une quelconque valeur scientifique, j’ai le sentiment que les plans se sont améliorés sur les aspects liés au reclassement et à l’indemnisation. En revanche, la discussion économique sur les motifs de la restructuration tend à s’estomper. Ce recul du débat stratégique contredit en partie l’ambition portée par la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui visait justement à renforcer le dialogue social et économique au sein des entreprises.

S’agissant de l’anticipation des mutations économiques par les pouvoirs publics, ce sujet n’était pas au cœur de notre étude. Nous avons davantage observé ce qu’il advient une fois la restructuration annoncée, c’est-à-dire pendant la phase de négociation.

Il est important de distinguer les restructurations engagées dans des entreprises qui restent solvables et dans lesquelles il existe encore des marges de manœuvre des cas dans lesquels les entreprises sont en redressement ou en liquidation judiciaire, la négociation étant rendue quasi impossible et les dispositifs de reclassement étant transférés à la puissance publique. Nous avons donc volontairement focalisé notre attention sur les premiers cas, dans lesquels un dialogue était encore possible. Cela dit, le fait même que ces restructurations surviennent indique probablement un déficit d’anticipation. Malgré la mise en place de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), obligatoire depuis 2005 et dont l’objectif était de prévenir l’apparition de telles situations, les restructurations ne peuvent pas toujours être évitées. Les entreprises elles-mêmes rencontrent souvent des difficultés d’anticipation ou peinent à annoncer de manière précoce des difficultés à venir.

Enfin, il faut rappeler que les PSE ne représentent qu’une petite fraction des licenciements économiques, eux-mêmes minoritaires parmi les ruptures d’emploi puisque, depuis 2010, le nombre de PSE oscille autour de 650 à 700 par an. Certaines entreprises privilégient en effet d’autres formes d’ajustement de l’emploi, telles que le recours aux contrats courts, quand d’autres évitent délibérément les seuils déclenchant l’obligation de mettre en place un PSE ou individualisent les départs au moyen des ruptures conventionnelles.

Ces chiffres, qui ne traduisent pas nécessairement une stratégie d’évitement problématique, peuvent également témoigner d’une évolution vers des modes de gestion de l’emploi plus progressifs avec des formes d’individualisation et d’étalement des départs. Les ruptures conventionnelles collectives, désormais encadrées par la loi, permettent notamment à certaines entreprises de piloter les départs dans un cadre plus sécurisé.

Il convient donc, pour conclure, d’analyser avec nuance les raisons du faible nombre de PSE et les stratégies de contournement à l’œuvre. Ces stratégies peuvent traduire, selon les cas, une volonté de mieux accompagner les salariés dans la durée ou, à l’inverse, le souhait de recourir à davantage de contrats courts. Tout l’enjeu réside dans la capacité à distinguer ces logiques et à renforcer les dispositifs qui favorisent une transition professionnelle digne.

M. Pierrick Courbon (SOC). Vous avez précisé que votre travail ne s’inscrivait pas dans une logique d’anticipation ou d’analyse systématique des plans sociaux, mais qu’il portait essentiellement sur la phase de négociation. Avez-vous néanmoins pu explorer la phase intermédiaire, située juste avant la négociation ? Je pense ici aux signaux d’alerte souvent émis en amont par des élus locaux, des organisations syndicales ou d’autres acteurs, qui témoignent de difficultés émergentes. Dans quelle mesure ces signaux sont-ils pris en compte ?

Ma seconde question porte sur le rôle des comités sociaux et économiques (CSE) qui, depuis la fusion des anciennes instances représentatives du personnel à la suite des ordonnances de 2017, a profondément évolué. À vos yeux, cette évolution a-t-elle modifié la conduite des négociations ? Le pouvoir d’action des représentants des salariés à l’occasion de la mise en œuvre des PSE a-t-il été renforcé ou affaibli ?

M. Rémi Bourguignon. S’agissant des signaux d’alerte émis en amont des négociations, notre étude n’a pas identifié de cas particulièrement significatifs. Dans les entreprises que nous avons examinées, les restructurations étaient généralement anticipées et la survenue de difficultés connue de tous, ce qui donnait parfois lieu à des négociations résignées, presque apathiques, marquées par une forme de défaitisme.

Nous avons également rencontré quelques cas de restructurations plus abruptes, que nous avons qualifiés de situations de « résistance au choc », l’annonce tardive du projet de restructuration ayant surpris les salariés. L’employeur cherchait alors à imposer une négociation rapide en invoquant l’urgence. Cette pratique, qui consiste à retarder sciemment l’annonce pour limiter la durée de la négociation, conduit généralement à des situations conflictuelles.

Le facteur temps est ici déterminant. Les entreprises souhaitent aller vite, tandis que les représentants du personnel tentent de rallonger la négociation pour obtenir des garanties plus solides. L’administration du travail peut alors jouer un rôle décisif. Nous avons observé plusieurs situations dans lesquelles elle a opposé une fin de non-recevoir à des employeurs tentés de contourner les syndicats en s’adressant directement à elle. Elle a parfois menacé d’être particulièrement exigeante sur le contenu du plan si un véritable processus de négociation n’était pas mis en place. Ces interventions ont eu pour effet de rétablir le dialogue social. Cela montre que l’efficacité d’une négociation ne dépend pas seulement de la capacité à agir des représentants du personnel.

En réponse à votre question sur les CSE, je veux dire que notre étude ne permet pas de tirer de conclusions directes, leur mise en place effective étant postérieure à notre période d’analyse. Il faut néanmoins rappeler que la négociation des PSE ne relève pas des CSE mais des délégués syndicaux. De ce point de vue, les acteurs n’ont pas changé. La question essentielle porte plutôt sur la qualité du dialogue économique mené en amont de la négociation collective, qui repose sur les CSE, alors que la négociation formelle relève des délégués syndicaux. L’articulation entre ces deux sphères est donc cruciale.

Une autre étude à laquelle j’ai contribué, conduite pour France Stratégie et le comité d’évaluation des « ordonnances travail », montre que la centralisation croissante des relations sociales au sein des grandes entreprises a contribué à éloigner les instances de représentation du personnel de la réalité du travail. Bien que notre étude n’ait pas exploré directement ce lien avec les PSE, il est donc possible de craindre qu’à moyen terme, les négociations soient déconnectées des réalités concrètes des salariés, faute de relais solides entre les représentants syndicaux et les acteurs de terrain. Cette problématique rejoint d’ailleurs d’autres débats récents, liés notamment à la sécurité au travail ou à la réforme des retraites, qui ont souligné l’importance de renforcer le dialogue sur le travail lui-même. Les réformes successives ont, au contraire, fragilisé ce dialogue, alors même qu’il reste un levier essentiel pour prévenir les crises sociales.

Mme Estelle Mercier (SOC). La commission cherche à déterminer si les entreprises qui ont bénéficié d’aides publiques doivent se voir reconnaître une responsabilité particulière en matière de licenciements. En d’autres termes, les grandes entreprises régulièrement soutenues par des fonds publics adoptent-elles un comportement différent face à l’emploi, ou utilisent-elles ces ressources dans une logique comparable à celle d’autres entreprises ?

Vous avez rappelé que la restructuration n’est pas nécessairement le signe d’une défaillance mais constitue également un outil de gestion stratégique, parfois mobilisé pour ajuster les effectifs, même en l’absence de difficulté financière. Certaines entreprises ont recours à ces dispositifs pour rationaliser leur organisation ou envoyer un signal de productivité aux marchés financiers. Il est donc essentiel de distinguer les cas de véritable défaillance de ceux relevant d’une stratégie interne de gestion de la main-d’œuvre.

Parmi les 19 entreprises analysées, avez-vous constaté une différence de comportement en matière de licenciements entre celles ayant bénéficié d’aides publiques et les autres ? S’agit-il d’un critère pertinent d’analyse ?

Par ailleurs, les ruptures conventionnelles se sont largement substituées aux licenciements ces dernières années. Vous avez évoqué cette évolution vers une gestion plus souple des effectifs, certaines ruptures, bien que qualifiées de volontaires, s’apparentant parfois à des départs contraints. Pouvez-vous partager des éléments complémentaires sur ce sujet ?

M. Rémi Bourguignon. Notre étude n’a pas approfondi le sujet des entreprises ayant reçu des aides publiques, ce qui constitue probablement une limite de notre travail car cet enjeu est central. Nous avons cependant observé que, lorsqu’un employeur a bénéficié de financements publics, cet élément sert fréquemment d’argument dans la contestation de la légitimité du motif économique avancé par les représentants du personnel face à la restructuration. L’enjeu n’est pas de discréditer systématiquement les entreprises aidées mais de réclamer de la transparence sur l’usage de ces aides. Le débat dépasse d’ailleurs largement les seuls PSE puisqu’il renvoie à la question plus générale du dialogue économique dans l’entreprise. Ce dialogue, souvent plus développé en France qu’au Royaume-Uni par exemple, repose sur l’idée selon laquelle la justification des restructurations doit pouvoir être discutée. Si le fait d’avoir perçu des aides publiques ne rend pas illégitime une restructuration, il impose une exigence renforcée de cohérence. Si ces aides ont par exemple été utilisées pour verser davantage de dividendes ou pour financer des opérations capitalistiques, cela peut susciter des interrogations légitimes.

Chaque situation mérite donc une analyse propre, qui suppose un dialogue économique effectif, une capacité de contrôle des syndicats et un accès aux données financières. Or, de nombreux témoignages laissent penser que cette discussion sur les motifs économiques tend à se déliter avec le temps. L’administration du travail, lorsqu’elle homologue un plan, n’intervient d’ailleurs pas sur ce terrain et examine uniquement les volets accompagnement et indemnisation, ce qui limite la portée du contrôle.

La substitution des ruptures conventionnelles aux licenciements économiques est aujourd’hui une réalité incontestable mais le suivi statistique des premières demeure complexe. Une part non négligeable des ruptures enregistrées correspond en réalité à des départs volontaires inscrits dans des PSE. Juridiquement, ces départs prennent la forme de ruptures conventionnelles même s’ils relèvent d’une restructuration. Il est clair que ce dispositif a été largement détourné de sa vocation initiale. Dans certains cas, les départs dits volontaires s’inscrivent dans un cadre contraint, comme lorsqu’une entreprise ferme un site entier et ne propose que des départs volontaires. Le caractère réellement libre de la décision du salarié, dès lors que tous les postes sont supprimés, peut alors légitimement être questionné.

Les pratiques varient sensiblement d’une entreprise à l’autre. Certaines mettent en place des dispositifs d’accompagnement solides et mobilisent des cabinets spécialisés pour construire avec les salariés des projets professionnels réalistes quand d’autres se contentent d’offrir une compensation financière sans véritable soutien dans la transition. Certains salariés, attirés par les indemnités, sous-estiment les difficultés à retrouver un emploi. Dans ce cas, si l’entreprise ne les informe pas suffisamment sur les risques encourus, il devient difficile de considérer la rupture comme réellement éclairée. Cela s’apparente à un contournement de l’esprit du PSE.

Il existe, dans les entreprises, des commissions de suivi des PSE qui permettent de discuter de ces questions. Des échanges ont lieu avec les représentants du personnel sur les candidatures aux départs volontaires. Mais ce suivi, qui peut être très rigoureux dans certaines structures, reste aujourd’hui peu encadré juridiquement. Il en résulte une grande hétérogénéité des situations. Certaines directions des ressources humaines travaillent en étroite collaboration avec les syndicats pour s’assurer de l’absence de vices de consentement. D’autres, à l’inverse, centralisent les décisions au niveau de la direction, sans qu’un réel dialogue ne soit instauré.

M. Gaëtan Dussausaye (RN). Vous avez évoqué la nécessité de trouver un équilibre entre les intérêts des parties dans le cadre des PSE et avez souligné qu’aujourd’hui, cet équilibre résulte davantage des négociations internes aux entreprises que d’un cadre imposé ou encadré par la loi, cette tendance s’étant renforcée avec le temps. Ce changement peut-il contribuer à une dégradation de la qualité des PSE ? Le fait que la loi n’impose pas les règles ne risque‑t‑il pas de désarmer les employés dans les discussions autour des PSE ?

Vous avez en outre évoqué les difficultés à obtenir des statistiques publiques, un point que d’autres intervenants ont également soulevé. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont, selon vous, les pistes d’amélioration ? Faut-il exiger ces statistiques uniquement du côté des entreprises ou serait-il envisageable d’obtenir ces statistiques et ces données grâce à l’administration ?

M. Rémi Bourguignon. Avant 2013, le PSE était un acte unilatéral de l’employeur, la loi imposant rarement directement des contenus aux restructurations, sinon de manière indirecte, notamment lorsque les sorties étaient principalement financées par des préretraites, ce qui impliquait un financement public des départs. Nous avons quitté ce régime depuis longtemps.

Entre 1986 et 2013, l’élaboration de nombreux plans déséquilibrés, qui a donné lieu à des décisions de justice marquantes, a conduit à la judiciarisation des restructurations d’entreprises. Le fait d’instaurer un contrôle a priori, soit par l’administration du travail, soit par la négociation collective, plutôt qu’un contrôle a posteriori par le juge, devrait en théorie augmenter le niveau d’exigence. Un plan qui serait très en deçà des attentes légitimes ne devrait normalement être validé ni par les organisations syndicales ni par l’administration du travail.

Bien que ce régime ait eu pour objectif d’améliorer la qualité des plans, il faut garder à l’esprit que c’est la nature des rapports de force au sein des entreprises qui conditionne grandement l’issue des échanges. Or, l’implantation syndicale en France est très déséquilibrée, forte dans les très grandes entreprises, moyenne dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et faible dans les petites et moyennes entreprises (PME). Dans les entreprises où l’implantation syndicale est faible ou inexistante, la capacité à négocier efficacement et à connaître les normes sectorielles ou territoriales est limitée. Cela peut conduire à des négociations déséquilibrées et à des plans défavorables aux salariés, même s’ils sont signés par des organisations syndicales.

Cette problématique n’est cependant pas propre aux PSE et concerne la négociation collective en général. Les évolutions législatives récentes, telles que la loi dite « El Khomri » de 2016 ou les « ordonnances travail » de 2017, ont donné une place croissante à la négociation collective, dans le but de trouver des compromis au plus près du terrain. Il s’agit d’une approche potentiellement bénéfique, à condition que les acteurs de terrain soient capables de mener ce travail et qu’il existe un certain équilibre dans les rapports de force.

Quant à la question des statistiques publiques, des améliorations simples sont envisageables car les données sur les PSE existent et pourraient être saisies dans la base de données dédiée. Pour tenir compte de leur nature potentiellement sensible sur le plan économique et stratégique, ces données pourraient être rendues accessibles aux chercheurs, moyennant l’existence d’une convention garantissant l’anonymat et le secret des informations, comme cela se fait habituellement dans le cadre des collaborations avec les institutions. Même si ces données ne sont pas déposées dans cette base, elles sont par définition en possession de l’administration du travail, puisque tous les plans passent par elle pour homologation ou validation. Les données existent et un travail pourrait être entrepris pour les saisir et créer des bases qui nous permettraient d’objectiver un certain nombre de constats sur le contenu des plans.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures trente-cinq.


Présences en réunion

Présents. – M. Pierrick Courbon, M. Gaëtan Dussausaye, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia, Mme Estelle Mercier