Compte rendu
Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives de Michelin 2
– Présences en réunion................................22
Mercredi
9 avril 2025
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 14
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Denis Masséglia, président
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La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
Présidence de M. Denis Masséglia, président.
La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives de Michelin.
M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons nos auditions avec des représentants des organisations syndicales présentes chez Michelin.
Comme je l’ai indiqué au début de l’audition précédente, la société a annoncé, il y a quelques mois, la fermeture de deux sites de production, à Cholet et à Vannes, qui emploient près de 1 250 personnes, ce qui s’est traduit par l’établissement d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) qui, après plusieurs mois de négociations, a été signé par la direction et trois syndicats le 24 mars dernier.
Pour évoquer ce sujet, et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons :
– M. Joseph Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC, et Mme Valérie Dossin, déléguée syndicale adjointe CFE-CGC ;
– M. Laurent Bador, délégué syndical central CFDT, et M. Ludovic Robert, délégué syndical CFDT sur le site de Cholet ;
– M. Nicolas Robert, délégué syndical central SUD.
Je précise que la CGT n’a pas été en mesure de dépêcher l’un de ses délégués devant la commission.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Madame, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Joseph Tarantini, Mme Valérie Dossin, M. Laurent Bador, M. Ludovic Robert et M. Nicolas Robert prêtent serment.)
Avant de vous laisser la parole, je veux dire que les salariés de l’entreprise ont fait preuve de beaucoup de dignité dans l’épreuve qu’ils traversent. Il n’y a pas eu de débordements à la suite de l’annonce de la fermeture des sites de Cholet et Vannes. Cette attitude exemplaire mérite d’être saluée.
Mme Valérie Dossin, déléguée syndicale adjointe CFE-CGC. En tant que premier syndicat des cadres et des collaborateurs chez Michelin, nous tenons à vous remercier pour l’opportunité que vous nous donnez de partager notre vision de la situation actuelle dans l’entreprise et d’exprimer nos inquiétudes quant à l’avenir.
M. Joseph Tarantini, délégué syndical central CFE-CGC. Notre ambition est de vous transmettre plusieurs informations essentielles. Nous souhaitons exprimer nos vives inquiétudes quant à l’avenir de Michelin. Au-delà des résultats passés, il nous semble indispensable de porter l’attention sur la situation présente de l’entreprise et sur les perspectives pour la suite. Nous nous faisons ici les porte-parole de l’ensemble des salariés que nous représentons, afin de vous faire part de leurs préoccupations.
Nos attentes à votre égard sont réelles et s’organisent autour de trois axes principaux. Nous espérons tout d’abord être véritablement écoutés et entendus. Nous voulons mettre à profit cette audition pour porter notre message auprès d’un large public.
Nous comptons ensuite sur vous pour relayer ce message auprès des collectivités territoriales et de toutes les instances susceptibles de contribuer à prévenir la répétition de telles situations. Nos inquiétudes ne concernent pas uniquement les sites touchés aujourd’hui. Elles concernent d’autres implantations industrielles en France.
Nous sollicitons, enfin, votre soutien pour atténuer les conséquences sociales des décisions des entreprises. Nous appelons de nos vœux un encadrement plus strict des pratiques des multinationales, en particulier de celles qui font des bénéfices importants, de sorte qu’elles ne puissent procéder à des délocalisations ou à des réductions massives d’effectifs en invoquant la concurrence ou les conditions du marché qui affectent en réalité l’ensemble des secteurs économiques. Il s’agit bien souvent, dans les faits, de choix stratégiques de leur part.
M. Laurent Bador, délégué syndical central CFDT. En dix années d’exercice en tant que délégué syndical central, j’ai malheureusement été confronté à au moins cinq PSE. Cette fréquence est devenue insoutenable car la souffrance des personnes concernées est immense et notre capacité à leur apporter un soutien réel reste limitée. S’il est certes possible de les accompagner avec des dispositifs financiers ou des formations, l’annonce d’un licenciement demeure un moment d’une extrême violence.
Depuis mon entrée chez Michelin en 1990, j’ai assisté à la fermeture de nombreux sites dans l’ouest de la France : Orléans, Poitiers, Cholet et La Roche-sur-Yon. Cette dynamique alarmante soulève des interrogations profondes sur l’avenir de l’industrie, et plus particulièrement de l’industrie du pneumatique, sur notre territoire.
La CFDT en appelle à une rébellion positive. Nous devons nous mobiliser afin de dépasser les obstacles qui se dressent devant nous et reconstruire une industrie solide, qui permette à chacun de vivre dignement de son travail. Nous plaçons beaucoup d’espoir dans la stratégie de croissance à horizon 2030, évoquée par Michelin lors de l’annonce de la fermeture des sites de La Roche-sur-Yon et de Cholet. Notre organisation syndicale est résolue à y participer activement et à collaborer avec Michelin, les pouvoirs publics et la représentation nationale. Notre ambition est de contribuer à l’élaboration de solutions nouvelles et de repenser l’organisation du travail, cette collaboration devant impérativement s’inscrire dans le cadre d’un véritable contrat social, défini de manière explicite. Ce contrat doit à la fois formuler les efforts attendus de la part des salariés et préciser, en contrepartie, les engagements et garanties apportés par l’entreprise. Sans cette prise de conscience collective, aucun progrès durable ne sera possible.
Nous sommes disposés à formaliser ces engagements dans un contrat social concret. Certains affirmeront peut-être que cette démarche est vouée à l’échec, ou que ces discussions sont vaines, mais si nous ne faisons pas l’effort d’essayer, nous n’avancerons jamais. Pour ma part, je ne souhaite pas conclure ma carrière en continuant à gérer des PSE car cela signifierait que je n’ai pas rempli ma mission de manière satisfaisante.
M. Ludovic Robert, délégué syndical CFDT sur le site de Cholet. Les événements survenus depuis le 5 novembre 2024 dépassent largement le cadre d’un simple plan social. Nous faisons face à un séisme, qui ébranle profondément les territoires du choletais et de Vannes. Les équipes sont brisées et les salariés sont épuisés, après des années de loyauté et d’engagement au service d’une entreprise emblématique de l’industrie française.
À Cholet comme à Vannes, c’est l’ensemble du tissu social et économique qui se trouve aujourd’hui menacé. Chaque suppression de poste plonge une famille dans l’incertitude, menace son avenir et met à mal sa dignité. Ce PSE, qui ne répond à aucune urgence économique réelle, découle d’un choix stratégique pleinement assumé qui consiste à privilégier l’optimisation financière plutôt que l’emploi.
Ce plan n’a rien d’inéluctable. Selon nous, il n’est ni juste, ni acceptable. Une entreprise qui dégage des bénéfices et perçoit des aides publiques a une responsabilité morale vis-à-vis de ses salariés, qu’elle ne peut traiter comme de simples variables d’ajustement. Michelin doit assumer pleinement cette responsabilité. La CFDT, aux côtés des autres organisations syndicales, reste présente auprès des salariés dans chaque usine et sur chaque dossier. Nous portons leur voix, défendons leurs droits et veillons à préserver leur dignité.
Nous exigeons des solutions concrètes et durables pour les sites encore en activité. Mon collègue a évoqué ceux qui ont disparu mais il est également essentiel de se préoccuper de ceux qui subsistent, et que nous souhaitons voir subsister : Avallon, Troyes, Bassens, Le Puy-en-Velay, Roanne, Golbey, Bourges, Clermont-Ferrand, Paris et Montceau-les-Mines.
M. Nicolas Robert, délégué syndical central SUD. C’est un honneur, mais également une responsabilité considérable, de témoigner devant la représentation nationale sur des sujets aussi cruciaux pour les salariés que je représente. Derrière chaque plan de licenciement, chaque fermeture de site, il y a des vies bouleversées, des familles qui vacillent et des territoires qui s’appauvrissent.
En tant que délégué syndical central, je porte la voix et les préoccupations des femmes et des hommes qui, chaque jour, font vivre Michelin. Mon expérience au sein de l’entreprise, après vingt-quatre ans, me permet d’avoir une vision des choses singulière. J’ai en effet connu trois PSE, dont deux au cours des cinq dernières années, une situation sans précédent pour un syndicaliste de l’entreprise. Cette expérience me permet de témoigner avec justesse de ce que vivent actuellement les salariés.
Je tiens à affirmer avec force que les licenciements ne procèdent pas toujours d’une fatalité économique mais sont bien souvent le résultat de choix politiques, managériaux et financiers, parfois accompagnés d’un silence complice de l’État.
Prenons le cas de Michelin, entreprise centenaire, fleuron de notre industrie, longtemps symbole d’un capitalisme territorial et paternaliste. Depuis plusieurs années, le groupe a engagé une transformation brutale avec les fermetures des sites de La Roche-sur-Yon, Cholet, Vannes, des restructurations à répétition, la suppression de milliers de postes et des délocalisations, alors même qu’il enregistre des milliards d’euros de bénéfices, distribue des dividendes pour des montants records et affiche une santé financière éclatante.
Pour 2024, le groupe annonce son troisième meilleur résultat financier. Dans le même temps, les annonces de suppressions d’emplois se sont multipliées, au service d’une stratégie d’amélioration des marges. Comment est-il possible de justifier, sur le plan éthique, social ou même économique, qu’un groupe en pleine prospérité puisse licencier massivement, sans qu’aucune réponse ferme, structurée et cohérente n’émerge de la part des pouvoirs publics ?
Nous attendons de l’État qu’il régule, protège, anticipe et empêche qu’un site rentable soit sacrifié sur l’autel du rendement actionnarial. Il devrait conditionner l’octroi des aides publiques, du crédit d’impôt recherche (CIR), des exonérations sociales ou des subventions locales à des engagements fermes en matière d’emploi et de pérennité des sites, mais cela n’est pas le cas. Les fermetures de sites sont annoncées du jour au lendemain, sans consultation réelle des élus, sans contrepartie et sans contrôle.
Les directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) jouent bien trop souvent un rôle de greffier et valident des plans sociaux qui, en général, ne sauvegardent pas vraiment les emplois. Les préfets sont absents ou accompagnent la casse plus qu’ils ne l’empêchent.
Cette passivité a un coût considérable, aux plans humain, territorial et démocratique car chaque fermeture de site, chaque plan de licenciement produit des séquelles durables. Dans les territoires, ce sont des bassins d’emploi sinistrés, des savoir-faire détruits, une jeunesse désorientée, des commerces qui ferment, des familles qui partent, des collectivités qui s’appauvrissent. Pour les salariés, ce sont des trajectoires brisées, des requalifications illusoires, des vies profondément affectées. Trop souvent, cela se traduit par des burn-out, des dépressions et parfois même par des drames. Derrière les mots « mobilité », « transition » ou « plan d’adaptation », il y a des êtres humains qui souffrent.
L’État peut agir en encadrant juridiquement les plans sociaux dans les entreprises bénéficiaires, en conditionnant l’octroi des aides publiques à la stabilité de l’emploi, en renforçant les prérogatives des représentants du personnel et en soutenant réellement la réindustrialisation des territoires. Mais il n’agit pas, ou alors de manière trop timide et trop tardive.
Nous souhaitons également appeler votre attention sur la dégradation de la qualité du dialogue social. Trop souvent, les décisions stratégiques majeures sont prises de manière unilatérale, sans concertation réelle avec les organisations syndicales. Les instances représentatives du personnel (IRP) sont informées après coup, dans des délais trop contraints pour permettre une analyse sérieuse ou la formulation de contre-propositions. Ce mode de gouvernance alimente un profond sentiment d’injustice et accentue la crise de confiance au sein des entreprises. Le dialogue social, qui ne peut être réduit à une formalité, doit redevenir un espace de construction collective.
Les syndicalistes de terrain ne sont ni des empêcheurs de produire, ni les gardiens d’un monde révolu. Ils sont les sentinelles de la réalité sociale. Ils alertent, négocient, proposent, souvent dans l’indifférence, parfois dans l’urgence, et sont trop rarement entendus à temps. Il est indispensable que les pouvoirs publics rétablissent un véritable équilibre entre les forces économiques et les forces sociales.
Ce que je livre aujourd’hui, ce n’est pas un discours idéologique, c’est un cri venu du terrain, le cri de milliers de salariés qui souhaitent vivre de leur travail, transmettre leur métier et croire encore en une République sociale. Ils attendent des institutions qu’elles soient à la hauteur des enjeux. Ils attendent des responsables politiques qu’ils soient capables de s’opposer à une multinationale qui décide de liquider un site rentable pour produire ailleurs à moindre coût.
Cette audition ne doit pas être une parenthèse, elle doit constituer un tournant. Nous avons besoin de lois plus justes, de contrôles plus rigoureux, d’un État stratège qui protège, anticipe et oriente. Le laisser-faire n’a que trop duré.
M. le président Denis Masséglia. Ma première question s’adresse à Nicolas Robert. Si nous mettions en place des dispositifs visant à interdire certaines fermetures de sites ou réductions d’effectifs, ne prendrions-nous pas le risque de réduire l’attractivité de la France pour les entreprises ?
Ma seconde question, qui s’adresse à l’ensemble des représentants syndicaux, porte sur la proposition, évoquée lors de précédentes auditions, consistant à accroître la représentation des salariés et des syndicats au sein des conseils d’administration. Quelle est votre position sur ce sujet ?
M. Nicolas Robert. Il est exact que de telles mesures pourraient engendrer des effets inverses de ceux recherchés. Toutefois, l’inaction garantit la poursuite des délocalisations et des suppressions d’emplois. Chez Michelin, entreprise française florissante, nous observons des délocalisations massives et, au-delà des PSE, nous sommes confrontés, depuis plusieurs années, à des plans de restructuration visant à réduire les effectifs sur le territoire national.
Engagé syndicalement depuis 2014, j’ai constaté que cette tendance à la réduction des effectifs s’est nettement intensifiée depuis 2017. Si nous restons sans réaction, ces pratiques continueront de se développer. Même si certaines mesures restrictives peuvent, dans certains cas, produire des effets négatifs, l’absence totale d’intervention mènera inévitablement à la poursuite des délocalisations et à la destruction progressive de nos emplois.
Je suis en outre favorable à l’augmentation du nombre de représentants du personnel dans les conseils d’administration des grandes entreprises.
M. Laurent Bador. Deux représentants des salariés, issus respectivement de la CFE‑CGC et de la CFDT, siègent actuellement au conseil d’administration de Michelin. Si je suis également favorable à cette proposition, je précise néanmoins que ces représentants doivent être affiliés à des organisations syndicales représentatives. Notre expérience montre en effet que les salariés non syndiqués, lorsqu’ils participent à des groupes de travail, s’expriment le plus souvent en leur nom propre, sans disposer d’une vision d’ensemble de l’entreprise. À l’inverse, les représentants syndicaux, en lien avec leurs collègues, possèdent une connaissance approfondie du terrain ainsi que de l’organisation dans sa globalité. Il est également essentiel que l’entreprise tienne pleinement compte des avis formulés au sein des instances.
À ce jour, un représentant des salariés au conseil d’administration ne peut être élu et doit renoncer à l’ensemble de ses mandats syndicaux, ce qui limite considérablement sa capacité d’action. Nous appelons de nos vœux une évolution législative permettant à ces représentants de conserver leur engagement syndical tout en siégeant au conseil d’administration. Cette forme de représentation organisée des salariés est indispensable pour instaurer un dialogue réellement constructif au plus haut niveau de l’entreprise.
M. le président Denis Masséglia. Je tiens à souligner que je ne considère pas les salariés et les patrons comme des adversaires, mais plutôt comme des partenaires devant œuvrer dans une direction commune, pour le bénéfice de tous.
Mme Valérie Dossin. Chez Michelin, depuis une dizaine d’années, nous sommes confrontés à une « stratégie de valeur », qui consiste à concentrer l’activité sur les segments les plus rentables, en particulier les pneumatiques destinés aux véhicules haut de gamme. Cette orientation stratégique, fondée sur une logique de niche, entraîne inévitablement une réduction des volumes de production. Si elle demeure rentable à court terme, elle commence néanmoins à révéler ses limites, se traduisant aujourd’hui par des fermetures d’usines.
Les organisations syndicales souhaitent être associées dès les premières discussions portant sur la stratégie de l’entreprise et sur les éventuelles fermetures de sites. Nous sommes prêts à engager un dialogue avec la direction, les collectivités territoriales et la puissance publique, afin d’alerter sur les situations critiques. Malheureusement, à ce jour, nous ne disposons pas de canaux de communication suffisamment efficaces pour le faire.
Aussi, plutôt que de mettre en place des dispositifs complexes, dont certains pourraient produire des effets indésirables, ne conviendrait-il pas, en amont, d’instaurer des voies d’échange et de communication plus directes avec les pouvoirs publics ? Le dialogue social dans l’entreprise demeure souvent difficile. En tant qu’élus du personnel, nous sommes parfois démunis face à la détresse des salariés. Nous ne savons vers qui nous tourner, ni dans l’entreprise, ni du côté des autorités publiques.
M. Joseph Tarantini. Je tiens à préciser que notre objectif n’est nullement d’interdire, mais bien d’encadrer. Nous ne sommes pas des voyous. Toutefois, en l’absence d’un cadre réglementaire suffisamment structurant, les entreprises peuvent organiser librement leurs choix stratégiques et mobiliser l’ensemble des ressources à leur disposition, au risque que ces choix conduisent à un partage inéquitable de la valeur au détriment des salariés.
Si nous ne revendiquons pas une égalité de rémunération entre les salariés du Groupe Michelin et les actionnaires, nous sommes en revanche profondément préoccupés par le déséquilibre croissant dans le partage de la valeur. On évoque fréquemment les « trois P » pour désigner le profit, la planète et les personnes. Le profit, jusqu’à l’an dernier du moins, était bien présent. En ce qui concerne la planète, Michelin s’est doté d’une feuille de route claire et d’une gouvernance structurée, mais ces engagements sont trop souvent relégués au second plan, en raison d’un retour sur investissement difficilement quantifiable. Quant aux personnes, elles tendent malheureusement à devenir la variable d’ajustement.
Le groupe met actuellement en œuvre un plan de réduction des coûts d’une ampleur significative, ce qui illustre parfaitement les inquiétudes que nous exprimons. Nous sommes très préoccupés par l’évolution actuelle et à venir de la situation, car ces réductions de coûts se traduisent déjà par des suppressions d’emplois et une diminution des moyens alloués aux salariés. Plutôt que d’interdire, nous estimons donc nécessaire d’encadrer, d’accompagner et de légiférer pour rétablir un équilibre.
Il convient de préciser que nos deux collègues siègent au conseil de surveillance du groupe. La manufacture française des pneumatiques Michelin (MFPM) ne représente pas uniquement la France ; elle constitue également le siège du groupe. Il nous est donc difficile d’accepter l’idée que la France ne serait pas rentable. La MFPM, basée à Clermont-Ferrand, supporte une charge disproportionnée, notamment en ce qui concerne les coûts liés aux restructurations. Elle emploie par ailleurs de nombreux salariés qui, bien qu’étant localisés en France, travaillent au service de l’ensemble du groupe à l’international.
Un rapprochement entre les décisions stratégiques et les réalités du terrain serait souhaitable. La stratégie industrielle de Michelin est mondiale et ne peut être définie à l’échelle locale, mais nous disposons d’arguments légitimes pour plaider en faveur d’une meilleure prise en compte de l’emploi industriel.
Il est essentiel de comprendre que, lorsqu’un PSE est mis en œuvre, ses effets ne se limitent pas à un site isolé car la fermeture d’une usine entraîne des répercussions sur l’ensemble des services centraux tels que l’ingénierie, la logistique, la qualité, le marketing ou les finances.
Nous voulons nous faire entendre. Si nous ne prétendons pas orienter la stratégie du Groupe Michelin, nous souhaitons pouvoir la connaître, l’anticiper et comprendre les modalités de sa mise en œuvre, afin qu’elle ne se déploie pas au détriment des salariés.
M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. La commission d’enquête a pour mission d’appréhender en profondeur l’ensemble des enjeux. Nous analysons la politique économique, les dispositifs susceptibles de faciliter les licenciements, la stratégie ou l’absence de stratégie de l’État et nous nous efforçons de comprendre dans quelle mesure les situations que vous traversez au sein de votre entreprise, et que d’autres traversent aussi, pourraient être évitées.
Notre ambition est également de formuler des recommandations concrètes et utiles pour prévenir certaines situations problématiques à l’avenir et pour répondre aux préoccupations que vous avez exprimées. La question de la démocratie sociale au sein de l’entreprise me paraît, à cet égard, tout à fait essentielle.
Vous avez par ailleurs indiqué avoir suivi une partie de l’audition de M. Menegaux. Son intervention a-t-elle soulevé des éléments sur lesquels vous souhaiteriez réagir ?
Mme Valérie Dossin. Un point, en particulier, m’a profondément interpellée dans les propos de M. Menegaux : sa manière de présenter les PSE comme une fatalité, un événement quasiment inéluctable survenant sans cause véritablement identifiable. Il invoque le coût de l’énergie comme facteur déterminant, tout en poursuivant, paradoxalement, la production en Pologne, où ce coût est plus élevé qu’en France. Il évoque également l’arrivée massive des produits asiatiques depuis 2017, alors que le volume global du marché demeure relativement stable, voire connaît une légère augmentation.
Certes, M. Menegaux a formulé de nombreuses idées louables, sur lesquelles il est difficile de ne pas s’accorder, mais cette notion de fatalité me dérange. Un PSE ne constitue pas une nécessité incontournable. Notre rôle, en tant qu’organisation syndicale, ne saurait se réduire à l’accompagnement du départ des salariés. Il consiste avant tout à prévenir ces situations, à les anticiper et à proposer des solutions différentes.
Pendant plusieurs mois, nous avons sollicité de l’entreprise des éléments de clarification, sans recevoir de réponse. C’est dans ce contexte que nous avons exercé notre droit d’alerte, au mois de mai 2024, afin d’obtenir des éclaircissements sur la situation. La seule réponse apportée par l’entreprise fut l’annonce d’un PSE.
M. Nicolas Robert. Michelin poursuit, comme cela a été dit, une « stratégie de valeur ». L’entreprise a pour objectif d’obtenir une marge de 14 % d’ici 2026, puis de 15 à 16 % à l’horizon 2030, d’après la direction. Ces niveaux sont considérables. Ils correspondent davantage aux marges pratiquées dans le secteur du luxe que dans l’industrie du pneumatique. Nous sommes manifestement en présence d’une entreprise qui cherche à maximiser ses profits.
La principale difficulté réside dans le fait que, dans le cadre de cette stratégie, Michelin a choisi de privilégier les produits à forte valeur ajoutée. Ce choix, qui implique un retrait progressif des segments de production jugés moins rentables, conduit inévitablement à une baisse des volumes. L’entreprise a par ailleurs procédé à une augmentation marquée de ses prix au cours des dernières années. Le développement attendu au-delà du secteur du pneumatique, censé stimuler la croissance du chiffre d’affaires, ne s’est pas concrétisé, en raison d’un manque de réussite dans la structuration de nouveaux relais de croissance. Cette situation a entraîné une légère diminution du chiffre d’affaires l’année dernière, mais surtout une baisse continue des volumes, qui met de plus en plus en péril l’outil industriel. Cette dynamique découle directement de la stratégie centrée sur l’optimisation de la marge.
M. Laurent Bador. Nous avons tous été surpris d’entendre que le transfert de la production vers la Pologne et l’Italie était résiduel. L’intégralité de la production de Cholet a été transférée ailleurs. Cela n’est pas résiduel. Certes, au regard du total de la production du site polonais, la quantité transférée peut sembler modeste, mais il s’agit tout de même de plus de 2,5 millions de pneumatiques, ce qui est loin d’être négligeable.
Cette annonce est d’autant plus surprenante que, pendant plusieurs mois, nous avons visiblement mal interprété les informations qui nous étaient transmises. Nous avions compris qu’un transfert de la production de Cholet vers Olsztyn et Cuneo était impossible, en raison d’un manque de capacité sur ces sites. Découvrir que cette production était considérée comme résiduelle a donc provoqué une réelle incompréhension parmi nous.
Nous avons néanmoins accueilli positivement l’annonce selon laquelle le coût du plan de sauvegarde de l’emploi s’élèverait à 400 millions d’euros, car ce montant ne nous avait jamais été communiqué jusqu’à présent. Nous aimerions connaître le montant qui sera alloué aux salariés car nous n’en disposons pas à ce jour.
M. le rapporteur. Nous avons prévu de recevoir les représentants syndicaux puis les directions des entreprises qui mettent en œuvre des PSE. L’organisation retenue aujourd’hui me semble toutefois pertinente, notamment parce qu’elle vous permet de réagir aux propos tenus précédemment.
J’ai relevé deux points importants dans l’intervention de M. Menegaux sur lesquels j’aimerais recueillir vos avis. Le premier a trait à l’incertitude qu’il a exprimée quant à la date à laquelle la fermeture du site de Cholet aurait été envisagée pour la première fois. La même interrogation peut être formulée s’agissant du site de Vannes. Ce flou vous paraît-il crédible ? J’espère que nous obtiendrons cette information dans les meilleurs délais de la part de la direction. Je souhaiterais également savoir à quel moment les organisations syndicales ont été officiellement informées de l’existence de l’hypothèse d’une fermeture du site. À quel moment avez-vous commencé à en avoir le pressentiment ? Mon objectif est d’établir une chronologie des faits aussi précise que possible.
Le second point fait écho aux propos de M. Nicolas Robert. J’ai noté plusieurs expressions fortes, « silence complice de l’État » ou « propositions non traitées » par exemple, que nous avons malheureusement entendues à d’autres moments. Nous savons que, dans de nombreux cas, les propositions élaborées par les organisations syndicales ou les collectivités territoriales ne sont pas prises en compte. Vous avez par ailleurs indiqué que les Dreets jouent un rôle de greffiers administratifs, ce qui constitue aussi une remarque forte qui doit, à mon sens, nourrir notre réflexion.
Ma seconde question porte donc sur votre perception de la présence ou, au contraire, de l’absence des pouvoirs publics à vos côtés. Quel type d’accompagnement auriez-vous estimé nécessaire ? Disposez-vous d’exemples concrets de propositions faites pour éviter les licenciements, les suppressions d’emplois ou les fermetures de sites qui auraient pu avoir un avenir si elles avaient été soutenues résolument par la puissance publique ?
M. Joseph Tarantini. Nous avons été officiellement informés de la décision prise par le groupe, comme l’ensemble des parties prenantes, au début du mois de novembre 2024. Il convient d’ailleurs de rappeler les circonstances particulières dans lesquelles cette annonce a été faite. Les salariés concernés ont appris la fermeture imminente du site de Cholet au cours d’une émission politique dominicale durant laquelle Fabien Roussel a évoqué une annonce prochaine de la part de Michelin. Cette révélation médiatique a manifestement précipité la mise en œuvre d’un plan de communication déjà élaboré, déployé dès le lundi suivant, et a profondément bouleversé l’agenda social et communicationnel initialement prévu par le groupe.
Nous alertons la direction depuis au moins deux ans, notamment dans le cadre du comité social et économique (CSE), sur la situation préoccupante de plusieurs sites, en particulier de Cholet. Nos inquiétudes se fondent sur les bilans sociaux et d’activité présentés, qui témoignent d’une baisse continue des volumes de production, des effectifs et des taux de charge. La rentabilité d’un site industriel étant étroitement liée à son taux de charge, un fonctionnement inférieur à 70 % soulève nécessairement des interrogations sur la viabilité du site à moyen terme. Or, à Cholet, certaines activités ont vu leur taux de charge chuter à 40 %, voire 35 %, depuis plusieurs mois, voire plusieurs années.
Faute de réponses satisfaisantes de la part de la direction, nous avons été contraints de faire usage de notre droit d’alerte économique afin d’obtenir des éclaircissements officiels. Si nous n’avons pas eu accès à des informations explicites en amont, nous avons néanmoins su décrypter des signaux devenus progressivement plus évidents. La mobilisation des ressources nécessaires à la mise en œuvre d’un PSE, notamment le recours à un prestataire tel que Randstad, ne peut s’improviser. Ce type de démarche suppose en effet une phase préparatoire incluant la négociation de mesures d’accompagnement substantielles, à l’image de l’engagement pris par Randstad de proposer un contrat à durée indéterminée à chaque salarié licencié.
Les organisations syndicales n’ont pas validé l’ensemble du PSE mais uniquement les mesures d’accompagnement. Nous contestons ce plan dans son principe même, notamment son fondement économique, afin de permettre aux salariés de faire valoir leurs droits devant les conseils de prud’hommes.
Si nous avons été informés en même temps que tout le monde, les signes avant‑coureurs étaient donc visibles sur le terrain. La multiplication d’activités non productives ou l’inactivité prolongée de certains salariés constituaient autant d’indicateurs préoccupants. Ces éléments viennent étayer l’hypothèse d’une stratégie délibérée de la part de l’entreprise, dont le calendrier a été bousculé par l’annonce prématurée de M. Roussel.
M. Nicolas Robert. Je souhaite apporter des précisions sur la chronologie des événements, en particulier en ce qui concerne le site de Cholet. Les difficultés que rencontre ce site remontent à l’année 2019, marquée par l’annonce de la fermeture de l’usine de La Roche‑sur-Yon. Un mois avant cette annonce, un article paru dans Le Monde avait fait référence à quatre sites en difficulté en France, parmi lesquels figuraient Cholet, La Roche‑sur‑Yon et Cataroux. Cette prédiction s’est malheureusement révélée exacte.
Malgré une amélioration temporaire des résultats, consécutive aux actions mises en place au sein de l’entreprise, l’année 2022 a été caractérisée par une baisse significative des volumes de production et des effectifs sur le site de Cholet. Face à cette situation préoccupante, les représentants du personnel ont proposé la constitution d’un groupe de travail chargé de réfléchir à une éventuelle transformation du site. Bien que six réunions aient été organisées et qu’un expert soit intervenu, le groupe de travail a fait l’amer constat que le siège avait manifestement déjà renoncé à sauver le site. Dès 2023, il était devenu évident que ce site était gravement menacé.
En 2024, la communication de l’entreprise a laissé apparaître plusieurs signes avant‑coureurs. Sous couvert d’un discours sur la notion de « salaire décent », la direction a commencé à introduire, de manière subtile, l’idée selon laquelle elle ne pouvait garantir la pérennité de ses sites industriels, préparant ainsi l’opinion à d’éventuelles fermetures. Dans un message vidéo diffusé en interne au mois de juillet, concomitamment à la publication des résultats du premier semestre, M. Menegaux faisait de la fermeture d’un site un phénomène ordinaire dans la vie d’une entreprise, tout en réaffirmant l’engagement de Michelin à accompagner les salariés concernés.
En septembre, lors d’une audition devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, la direction a présenté les difficultés du groupe en reprenant des éléments déjà exposés à plusieurs reprises. Cette séquence de communication laisse supposer que des décisions étaient en cours de préparation dès le mois d’avril, ce qui a justifié le déclenchement du droit d’alerte. Cette démarche, engagée pour la première fois chez Michelin, témoigne de la dégradation profonde du dialogue social au sein de l’entreprise. Cette situation contraste fortement avec la situation passée. À Roanne, en 2014, un pacte d’avenir avait permis de préserver l’activité. Aujourd’hui, le site de Roanne bénéficie des investissements les plus importants du groupe, ce qui démontre qu’une autre voie peut être emprunter.
Mon expérience personnelle lors de la fermeture de l’usine de La Roche‑sur‑Yon m’a conduit à adopter une démarche proactive. J’ai contacté le maire de Cholet et la présidente de région dès le mois de juin de l’année dernière, afin de les alerter sur la situation préoccupante du site. Les autorités locales n’ont toutefois pas suffisamment suivi le dossier, alors que Michelin est un employeur majeur dans le bassin d’emploi de Cholet.
M. le président Denis Masséglia. La réduction progressive des effectifs sur le site de Cholet représente, comme cela a été rappelé, une réalité bien établie depuis plusieurs années. Cette situation me préoccupe depuis de nombreux mois. J’ai pris l’initiative de solliciter l’entreprise Michelin en juillet 2024, afin d’obtenir des réponses à mes interrogations, malheureusement sans succès.
J’avais également rencontré les représentants syndicaux du site de Cholet. À l’issue de cet échange, nous étions convenus que j’adresserais un courrier à la présidente de région, à la présidente du département ainsi qu’au maire, pour unir l’effort en vue d’obtenir des réponses de la part de Michelin. Je confirme donc les propos tenus précédemment selon lesquels l’inquiétude était largement partagée, même si nous anticipions davantage une poursuite de la réduction des effectifs qu’une fermeture totale du site. La stratégie déployée par l’entreprise ne m’a toutefois pas véritablement surpris.
Sans me faire le porte-parole de mes collègues parlementaires, je vous invite à ne pas hésiter à nous solliciter dès lors que vous en ressentez le besoin. Notre rôle consiste également à accompagner les entreprises, les salariés et toute personne nécessitant notre appui.
M. Laurent Bador. Je souhaite revenir sur ce qui aurait pu être entrepris pour éviter la mise en œuvre des PSE. Un point essentiel, que vous avez abordé plus tôt avec M. Menegaux, concerne le rechapage des pneus. Cette problématique ne se limite pas au site de Pneu Laurent ; elle concerne également Clermont-Ferrand, où un PSE touchant environ 155 personnes a dû être mis en œuvre.
En ce qui concerne le rechapage, nous alertons depuis de nombreuses années sur les possibilités d’intervention. L’une des solutions envisageables consisterait à instaurer une forme de protectionnisme environnemental. Les pneus chinois qui inondent actuellement le marché présentent en effet une durée de vie réduite, ce qui implique des remplacements fréquents. Dès lors, pourquoi ne pas envisager une législation imposant une durée de vie minimale pour les pneus pour poids lourds, qu’ils soient neufs ou rechapés, commercialisés sur le territoire ? En outre, ces pneus importés de Chine ne peuvent généralement pas être rechapés, ce qui conduit à une consommation accrue de matières premières et à une pollution supplémentaire, alors même que le recyclage des pneumatiques demeure problématique.
Il devient impératif de prendre conscience de cette réalité. Si les fabricants chinois sont en mesure de produire des pneus de qualité, ils pourront tout à fait les exporter. À défaut, pourquoi ne pas instaurer une mesure de protection valable pour l’ensemble des constructeurs européens, et non uniquement pour Michelin ? Une telle disposition aurait permis d’éviter le déploiement des PSE chez Pneu Laurent ou à Clermont-Ferrand.
En dépit de nos nombreuses interpellations, nous ne sommes pas entendus. Les raisons de cette absence de réponse demeurent obscures, alors même qu’il s’agit d’une mesure de bon sens, à la fois pour la préservation de la planète et pour la défense de l’industrie européenne.
M. Joseph Tarantini. La fabrication d’un pneu exige environ deux cents matériaux différents, ce qui en fait un produit composite d’une grande complexité. Parmi ces composants figurent des éléments métalliques, notamment de l’acier, que nous importons de Chine. Cet acier importé est soumis à une taxation particulièrement lourde, ce qui constitue une première pénalité, qui s’ajoute au coût du travail et à celui de la production sur le territoire national.
Une fois ces pneus fabriqués, ils sont commercialisés sur le marché européen, où ils se trouvent directement en concurrence avec des pneus importés de Chine. Ces derniers bénéficient, et c’est là une seconde pénalité, de conditions d’importation très avantageuses, en raison des accords de réciprocité commerciale conclus entre l’Union européenne et la Chine.
Cette situation soulève une difficulté majeure. Dans un tel contexte, comment espérer qu’un industriel comme Michelin puisse préserver sa compétitivité ? Ou, pour le formuler autrement, comment ne pas comprendre que ce type de contrainte soit invoqué pour justifier l’impossibilité de maintenir une production localisée en France ? Cette problématique dépasse largement le cadre strictement national. Elle relève de la responsabilité de l’Union européenne. De nombreux États n’hésitent pas à instaurer de forts droits de douane, précisément pour se doter d’une marge de négociation accrue dans le cadre de leurs échanges commerciaux.
En tant que représentants du personnel, nous souhaiterions être en mesure de soutenir notre entreprise lorsqu’elle appelle à un rééquilibrage des conditions de concurrence, en particulier face aux industriels asiatiques. Nous subissons aujourd’hui une double peine : l’importation de matières premières lourdement taxées et la concurrence de produits finis qui pénètrent notre marché dans des conditions douanières largement favorables.
M. le président Denis Masséglia. Je partage pleinement votre analyse. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), que nous avons mis en place, constitue une initiative pertinente destinée à protéger la production européenne, moins émettrice de carbone. Toutefois, son champ d’application reste pour l’instant limité aux matières premières et n’inclut pas les produits transformés. Il serait donc opportun d’envisager une révision de ce dispositif, en réduisant la taxation sur les matières premières et en l’augmentant sur les produits finis importés.
Je rejoins tout à fait votre point de vue, d’autant que le président Menegaux a lui-même évoqué la question en lien avec le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne. Il est essentiel que nous nous emparions collectivement de ce document pour progresser vers l’instauration de conditions de concurrence véritablement équitables. Il ne s’agit pas de recourir à un protectionnisme strict, mais d’éviter que la production européenne, et plus particulièrement française, ne soit pénalisée de manière injustifiée.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Mes pensées vont naturellement aux salariés de Vannes, dont je tiens à saluer publiquement le courage exceptionnel et la dignité remarquable. Il est essentiel qu’ils sachent que nous sommes pleinement à leurs côtés. Ces salariés ont largement contribué à façonner l’identité de la ville de Vannes et nous nous engageons à les accompagner.
Ma première question concerne la justification du plan social avancée par M. Menegaux, qui nous a indiqué, à nous élus locaux, que la fermeture des sites de Cholet et de Vannes répondait à une nécessité impérieuse liée au manque de compétitivité et de productivité. Cette mesure serait destinée à éviter une détérioration plus profonde de la situation économique du groupe à moyen terme. Quelle est votre analyse de cette justification ? Estimez‑vous que la fermeture de ces deux sites puisse réellement contribuer à un redressement durable du Groupe Michelin et à une amélioration de sa situation économique ?
Ma seconde question porte sur votre évaluation, en tant que représentants syndicaux, de l’accompagnement des salariés de Cholet et de Vannes. Quelle appréciation portez-vous sur les dispositifs proposés par le groupe dans ce contexte, et sur ceux déployés par les pouvoirs publics pour soutenir les salariés concernés par cette crise ?
Mme Valérie Dossin. Les sites de Vannes et de Cholet demeuraient rentables, bien que leurs performances aient été jugées insuffisantes au regard des objectifs définis par l’entreprise, avec un seuil de rentabilité situé aux alentours de 9 % à 10 % pour un objectif affiché de 14 %. La fermeture précipitée de ces sites soulève de nombreuses interrogations et s’inscrit, comme cela a été évoqué, dans une stratégie clairement assumée par la direction. Nous ignorons toutefois à ce stade si cette fermeture permettra réellement de mettre un terme à l’hémorragie.
Nous avons tous exprimé notre vive inquiétude quant à la situation actuelle de Michelin. M. Menegaux lui-même a mentionné l’usine d’Avallon, spécialisée dans le pneumatique pour poids lourds, sans toutefois affirmer que la crise était résolue ou que l’industrie française était hors de danger. Bien au contraire, nous sommes profondément préoccupés par les signaux faibles que nous percevons. Nous avons évoqué la baisse de la production à Pneu Laurent, mais nos échanges avec nos collègues des autres sites, à l’exception de celui de Bourges, qui fabrique des pneumatiques destinés à l’aviation, révèlent une inquiétude généralisée au sujet de l’avenir.
Ces signaux faibles ne se limitent pas au périmètre industriel ; ils concernent également les activités tertiaires. Il y a actuellement des délocalisations vers Bucarest, en Roumanie, ainsi que des réorganisations d’activités. Par ailleurs, l’entreprise a annoncé un plan de réduction des coûts d’un montant de 500 millions d’euros, répartis de manière équivalente entre les années 2025 et 2026.
Je pose donc une question très directe : la fermeture des sites de Vannes et de Cholet a-t-elle véritablement mis un terme à l’hémorragie ? À la CFE-CGC, nous considérons que ce n’est pas le cas et qu’il ne s’agit, au contraire, que du début.
M. Joseph Tarantini. Les mesures d’accompagnement n’ont fait l’objet d’aucun déploiement pour le moment. Dans le même temps, une réunion particulièrement importante s’est tenue à l’usine de Troyes, spécialisée dans la production de pneus agricoles, un marché par nature cyclique. À son apogée, Michelin était en mesure de produire et de vendre à l’échelle mondiale jusqu’à 500 000 roues motrices destinées aux tracteurs. Ces dernières années, les volumes sont tombés en dessous de 100 000 unités. Lors de cette réunion d’urgence, il a été question de la conclusion d’un accord de performance collective (APC). Le responsable de la ligne de produits agricoles a utilisé la formule suivante, pour le moins malheureuse : « 100 ou 600 ». 100 correspond au nombre de salariés affectés aux équipes de fin de semaine, pour lesquels une décision doit être prise en raison de la baisse d’activité. 600 correspond au nombre total de salariés sur le site. Cette formulation s’apparente à une menace à peine voilée. Nous sommes actuellement engagés dans la négociation de cet accord et nos experts ainsi que nos avocats nous mettent en garde contre ce type de dispositifs, qu’ils considèrent comme particulièrement défavorables pour les travailleurs.
Nos inquiétudes sont nombreuses. M. Menegaux a reconnu l’existence d’un déficit d’anticipation en matière de robotisation. Sur le site du Puy-en-Velay, chacun pourra constater l’installation de robots assurant une automatisation optimale du processus de fabrication des pneus pour le génie civil. Malgré ces investissements, ce site est aujourd’hui en difficulté, confronté à une baisse sensible d’activité. Les inquiétudes concernent tous les sites français, à l’exception de celui de Bourges, et peut-être de Roanne.
Le président Menegaux, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, aurait évoqué l’existence de huit sites non rentables en France. Nous aimerions pouvoir identifier ces sites pour pouvoir engager dès maintenant une réflexion approfondie sur les moyens de les préserver.
Lorsqu’un même type de produits est fabriqué sur plusieurs sites en Europe ou à l’international, les arbitrages relèvent de choix stratégiques et géopolitiques, fondés sur une multitude de paramètres. Notre rôle, en tant que représentants des salariés, est de défendre l’emploi en France. Notre pays ne manque pas d’atouts, notamment en termes de compétences et de savoir-faire, qui justifient pleinement notre détermination à mener ce combat.
M. Ludovic Robert. En ce qui concerne l’accompagnement des salariés sur les sites, je ne peux m’exprimer qu’au sujet de Cholet. La signature de l’accord a permis de ramener une forme de sérénité, car nous connaissons désormais l’issue de l’affaire, même si, pour un grand nombre d’entre nous, cela impliquera un départ de l’entreprise Michelin. Nous bénéficions de l’accompagnement de Randstad, ce qui constitue un élément important et globalement positif.
La CFDT considère avoir été écoutée et soutenue par les pouvoirs publics.
M. Laurent Bador. Il ne faut oublier ni les sous-traitants, ni les employés des entreprises intervenant sur nos sites. Bien que ces personnes soient parfois incluses dans le plan social, il est probable qu’elles ne bénéficient pas du même niveau d’accompagnement que les salariés de Michelin. Lorsqu’un site ferme, l’employeur devrait également prendre en compte l’ensemble des sous-traitants. L’annonce de la suppression de 1 254 postes ne reflète donc pas l’ampleur réelle de la situation car il convient d’ajouter les emplois induits, mais également les emplois directs externalisés, tels que ceux liés au gardiennage, au nettoyage, à l’entretien des espaces verts. Le nombre total de personnes affectées est très vraisemblablement supérieur de 200 à 400 au nombre officiellement communiqué, même si nous ne disposons pas, à ce jour, de données chiffrées précises.
Je ne crois pas à l’efficacité de la fermeture des sites de Vannes et de Cholet. Il est impératif que l’entreprise assume pleinement sa responsabilité sociétale. Comment pouvons‑nous demander à nos collègues de consentir à des efforts s’il n’existe en retour aucune garantie concrète ? Nous avons besoin d’un contrat social clair, qui stipule que, si les salariés acceptent de fournir des efforts, ils bénéficieront en contrepartie d’une garantie d’activité au sein de Michelin pour les années à venir, sous réserve d’un événement majeur imprévisible.
En l’absence d’un tel contrat, il est extrêmement difficile de solliciter l’engagement des salariés, sachant qu’une nouvelle annonce de fermeture pourrait survenir prochainement. Devons-nous demeurer passifs, dans l’attente du prochain PSE ?
Mme Estelle Mercier (SOC). Vos propos font écho à une situation que j’ai moi‑même vécue : la fermeture du site Kléber de Toul, qui comptait 800 salariés. Le processus s’est déroulé selon une mécanique désormais familière puisque, durant des mois, l’illusion d’un avenir préservé a été maintenue. Les salariés ont appris la fermeture du site par le biais d’un reportage diffusé sur France 3, ce qui a naturellement provoqué une série de manifestations et une colère profonde.
Dix-sept ans plus tard, j’ai le sentiment que nous sommes confrontés aux mêmes méthodes et aux mêmes pratiques. Certaines informations sont dissimulées ou livrées à la dernière minute aux représentants des salariés. Cela confère aux annonces de fermeture de sites une violence accrue car les réponses attendues ne sont pas apportées. Il paraît donc difficile de prétendre que des progrès significatifs ont été accomplis en la matière.
Ma question porte sur l’évolution du dialogue social dans l’entreprise, compte tenu des transformations majeures introduites par la fusion des instances représentatives du personnel. Certains considèrent que cette réforme, intervenue à partir de 2017, a conduit à la centralisation du dialogue social, lequel est parfois déconnecté du terrain. Comment votre participation a‑t‑elle été organisée en amont de l’annonce de la fermeture des sites de Cholet et de Vannes ? De quelle manière les organisations syndicales et les représentants du personnel peuvent-ils, selon vous, contribuer utilement aux échanges avec l’employeur, en particulier sur les sujets de stratégie et d’évolution des sites ? Il est manifeste que vous ne vous inscrivez pas uniquement dans une démarche d’opposition et que vous avez formulé de nombreuses propositions qui n’ont pas reçu de réponses.
M. Nicolas Robert. Un tournant majeur a eu lieu, s’agissant du dialogue social, à partir de 2014. Tout a commencé sur le site de Roanne, où les représentants du personnel avaient pressenti les difficultés à venir et le risque de fermeture. Face à cette menace, ils ont choisi de défier l’entreprise de manière inédite, en s’engageant dans une démarche de construction collective. Ce travail a porté ses fruits, puisque nous continuons aujourd’hui à investir sur ce site.
Cette approche a ensuite été retenue en 2016 à La Roche-sur-Yon, dans le cadre d’un pacte d’avenir baptisé à l’époque « France compétitivité industrie ». Lors de la négociation, des engagements précis avaient été pris : des investissements à hauteur de 100 millions d’euros et la création de 100 postes. Deux ans plus tard, ces engagements ont été revus à la baisse, avant que le site ne soit finalement fermé. Une démarche similaire a été adoptée à Vannes, où un délégué syndical estimait que, sans ces efforts, le site aurait probablement été fermé depuis longtemps. Si ces actions n’ont donc pas permis de garantir définitivement l’avenir des sites, elles ont au moins offert un répit significatif.
Depuis près de deux ans, le dialogue social s’est, selon moi, complètement figé. J’avais d’ailleurs, l’année dernière, rédigé un tract pour alerter sur le fait qu’un tel blocage, dans le contexte actuel, constituait une erreur grave. Rien n’est entrepris et aucune perspective n’est partagée, alors que la co-construction avait permis d’éviter un PSE à Troyes, en organisant l’extinction progressive de l’activité, ce qui avait rendu la transition moins brutale pour les salariés.
Aujourd’hui, les décisions sont prises avec une extrême rapidité et les représentants du personnel ne sont pas informés en amont. Ils sont parfois même trompés. Parce que nous avions utilisé notre droit d’alerte, l’entreprise était tenue de présenter une vision à trois et cinq ans pour les sites concernés. Il est impensable qu’en juin, lorsqu’elle a communiqué les éléments attendus, elle n’avait pas déjà prévu la fermeture annoncée en novembre. De la même manière, l’entreprise a affirmé qu’un transfert des activités vers Olsztyn et Cuneo était impossible, alors que nous avons découvert, au moment de l’annonce, que des productions avaient été déplacées pour permettre la fabrication de pneus pour camionnettes sur ces sites.
La réalité, c’est que la volonté de chercher collectivement des solutions pour éviter les fermetures d’usines a disparu. Le projet « Industrie France 2030 », présenté par Michelin le 5 novembre comme une initiative construite avec les organisations syndicales, illustre parfaitement ce manque de sincérité. Le 28 février, l’entreprise annonçait unilatéralement un APC à Troyes. Il est légitime de s’interroger sur la place réelle de la co-construction dans ce processus. Ce manque de volonté manifeste constitue un très mauvais signal pour les salariés.
M. Laurent Bador. Sous François Michelin, le dialogue social revêtait une dimension paternaliste. C’est au moment de l’instauration des « 35 heures », et sous l’impulsion d’Édouard Michelin, qu’il a connu un changement profond, la qualité des échanges entre la direction et les représentants du personnel s’améliorant significativement. Il est toutefois devenu manifeste que, depuis quelques années, cette dynamique s’est sensiblement détériorée.
Il est évident que le dialogue social fonctionne mieux dans un contexte de croissance et de développement. Dans de telles circonstances, l’octroi de nouveaux droits aux salariés s’inscrit dans une logique convergente avec les intérêts de l’entreprise. Cette synergie favorise un climat de confiance dans lequel la motivation et l’implication des salariés participent activement à la réussite collective, ce qui se traduit naturellement par des augmentations de salaire et des avantages.
En revanche, lorsque l’entreprise connaît une phase de fermeture de sites ou de réduction d’effectifs, les conditions du dialogue social se complexifient considérablement. En tant que représentants du personnel, nous nous trouvons dans une position particulièrement délicate puisqu’il nous appartient de participer à des discussions dont l’issue pourrait être la suppression de postes. Expliquer que certaines concessions peuvent s’avérer nécessaires à la pérennité de l’activité devient un exercice périlleux, souvent perçu comme une forme de renoncement, voire comme une trahison par ceux qui risquent de perdre leur emploi.
J’appelle votre attention sur le fait qu’il y a eu une professionnalisation croissante des représentants du personnel à la suite de l’entrée en vigueur des « ordonnances Macron ». Cette transformation a produit des effets préoccupants, à commencer par la suppression des délégués du personnel. À Clermont-Ferrand, par exemple, on compte seulement 70 élus, contre environ 200 délégués auparavant, pour représenter près de 10 000 salariés. Cette réduction drastique du maillage représentatif affaiblit notre capacité à capter les signaux faibles, qu’il s’agisse d’un climat social dégradé dans un service ou de dysfonctionnements émergents. Ce déficit de proximité favorise l’émergence de tensions que nous aurions pu anticiper et désamorcer.
La réduction des moyens alloués aux organisations syndicales constitue un autre obstacle majeur. Elle limite notre capacité à organiser des débats internes, à confronter nos expériences à celles d’autres entreprises ou à nourrir notre réflexion par des échanges avec d’autres responsables syndicaux. Ce repli entrave notre aptitude à proposer des solutions innovantes et adaptées à la réalité de notre entreprise.
Nous consacrons une part considérable de notre temps à des réunions institutionnelles, dans le cadre du comité social et économique central (CSEC), de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) ou de divers groupes de travail, au détriment du lien direct avec les salariés. Cet éloignement progressif suscite l’incompréhension de nombre d’entre eux, qui peinent à percevoir notre action concrète.
Mme Valérie Dossin. Le 2 avril, l’entreprise a annoncé en interne que le télétravail serait autorisé deux jours par semaine, et non plus trois, dans l’ensemble du Groupe Michelin à l’échelle mondiale. Or les discussions consacrées à l’évolution de l’accord sur le télétravail n’ont débuté que le 17 avril. Voilà l’état du dialogue social chez Michelin.
M. Jocelyn Dessigny (RN). Vos interventions ont mis en lumière un sentiment d’impuissance que les députés éprouvent parfois dans l’exercice de leur mandat. Cette impression que les décisions sont déjà prises, avant même que le dialogue n’ait pu s’installer, interroge profondément notre capacité à préserver un véritable échange social et à agir efficacement pour les salariés et les territoires concernés.
Vous avez évoqué la logique commerciale d’un groupe international comme Michelin. Vos propos font écho à la situation de l’entreprise Mondelez, propriétaire de la marque Belin. L’annonce de la fermeture de l’usine historique de Château-Thierry a été effectuée dans des conditions similaires et présentée comme une décision irrévocable émanant directement de la direction internationale. La plupart des lignes de production ont été transférées en République tchèque.
Je souhaiterais vous interroger sur votre capacité, en tant que représentants du personnel, à détecter les signaux faibles que vous avez mentionnés. J’ai le sentiment que, même lorsque ces signaux sont repérés, le temps de la réaction est déjà dépassé. Nous sommes souvent confrontés à des erreurs de positionnement stratégique ; cela a été relevé dans le cas de Château‑Thierry. La spécialisation sur certaines lignes de production, initialement présentée comme un ajustement rationnel en réponse à des coûts de main-d’œuvre élevés, a en réalité facilité la délocalisation à moyen terme.
J’ai précédemment interrogé le président de Michelin sur les obstacles structurels à la réindustrialisation et à la conservation d’un tissu productif sur notre sol. Cette question avait été posée, dans une autre commission, au directeur général de Business France. Sa réponse fut la même que celle qui nous a été faite ici : les difficultés proviennent d’abord de la transposition complexe des normes, du coût de l’énergie et du coût du travail.
Nous sommes bien conscients que les enjeux se situent largement à l’échelle européenne. Nos travaux doivent permettre de construire des solutions mais nous éprouvons un sentiment d’impuissance.
Monsieur Nicolas Robert, vous avez connu plusieurs PSE. Quelle est, selon vous, la perspective industrielle à moyen et long termes pour un groupe comme Michelin ? L’entreprise a-t-elle d’ores et déjà programmé la fermeture progressive de tous ses sites français de production au profit de sites situés dans l’Est de l’Europe ou dans d’autres régions du monde ? Existe-t-il encore des opportunités concrètes pour préserver une part significative de l’appareil productif en France ?
M. Nicolas Robert. Il est exact qu’une stratégie globale est déployée, mais je ne partage pas l’avis de certains membres de nos organisations syndicales qui considèrent que toutes les décisions sont arrêtées depuis dix ans. En effet, il était difficile d’anticiper des événements tels que la pandémie de covid‑19 ou la guerre en Ukraine, dont les répercussions géopolitiques ont parfois fait évoluer les choix préexistants.
Il demeure toutefois incontestable que, dans la situation actuelle de la France, et compte tenu de la manière dont l’entreprise conçoit le dialogue social, l’avenir des sites apparaît sérieusement compromis. J’ai récemment eu l’occasion d’échanger avec le directeur industriel du site de Troyes, qui mettait en avant la nécessité pour les salariés français de faire preuve d’adaptabilité. Il évoquait à ce titre l’exemple de Vannes. Nous avons effectivement fait preuve d’adaptabilité, comme ce fut le cas à La Roche-sur-Yon ou ailleurs, dans la mesure où des contreparties étaient prévues, notamment sous forme d’investissements destinés à garantir le maintien de l’activité, du moins temporaire, sur les sites.
La situation actuelle diffère profondément. Lorsque j’ai interrogé la direction sur la possibilité de garantir, dans le cadre de l’accord de performance collective, le maintien de l’activité pour deux ans au moins sur le site de Troyes, on m’a répondu par la négative. En tant que représentants du personnel, nous devons nous engager dans des processus sans qu’aucun engagement ne soit formulé en retour. Cette absence de réciprocité rend notre position particulièrement délicate alors même que notre rôle consiste à jouer les médiateurs. Il ne saurait être question d’un scénario dans lequel l’entreprise sortirait gagnante tandis que les salariés seraient les seuls à souffrir.
C’est la rupture dans le dialogue social qui m’inquiète le plus aujourd’hui. Le projet « Industrie France 2030 » a été présenté comme construit avec les organisations syndicales mais les premières difficultés voient le jour sur l’un des sites les plus sensibles.
Pour revenir brièvement sur l’historique du droit d’alerte, nous avions pris la décision de ne pas inclure Troyes dans la procédure, car, à nos yeux, cela ne s’imposait pas à ce moment‑là. Avec le recul, nous nous interrogeons sur la pertinence de ce choix.
M. Joseph Tarantini. Les signaux faibles sont nombreux et les représentants du personnel sont des capteurs remarquables. Cette vigilance accrue explique en partie l’évolution du dialogue social qui, malheureusement, n’a pas emprunté la bonne direction. L’information circule au sein de l’entreprise et, grâce à notre réseau, nous percevons beaucoup de choses. Certains cadres du groupe semblent eux-mêmes ne plus croire véritablement en la stratégie actuelle, tant celle-ci paraît atteindre ses limites. Sur un site industriel, nous avons connaissances des niveaux de production, des effectifs, des taux de charge et même de certains mouvements de personnel. Lorsqu’un salarié est affecté à un service particulier, nous nous interrogeons parfois sur le caractère durable ou non de l’affectation. Nous faisons alors remonter nos observations et interrogeons la direction au sein des instances idoines, mais les réponses sont souvent vagues ou inexistantes.
Par ailleurs, il me semble qu’une modification de certaines règles serait nécessaire. Prenons l’exemple de l’activité partielle. Lorsque l’activité est suspendue, ce sont les pouvoirs publics qui prennent en charge l’indemnisation du chômage technique. Il faudrait faire en sorte que l’indemnisation soit conditionnée à un certain nombre d’obligations pour les entreprises.
Nous avons le sentiment, bien que nous ne soyons pas dans le secret des délibérations stratégiques, que la situation est préoccupante. Il suffit d’écouter les déclarations de nos dirigeants, qui affirment que huit sites français ne seraient pas rentables. Nous craignons que ne subsistent que deux ou trois sites spécialisés à l’horizon 2030, concentrés sur des productions à forte technicité mais difficilement transposables, ce qui réduirait considérablement le nombre d’emplois industriels. Les conséquences pour le secteur tertiaire seraient également importantes. Clermont-Ferrand, par exemple, assure une part significative du soutien à l’activité industrielle mondiale.
Vous comprendrez ainsi l’étendue de notre inquiétude, qui ne nous empêche nullement de nous battre chaque jour. La situation devient toutefois extrêmement complexe, et nous avons le sentiment que l’entreprise se préoccupe davantage de son image que de nos alertes.
M. Pierrick Courbon (SOC). Vos témoignages, concrets et chargés d’une forte intensité émotionnelle, sont d’une grande valeur. Il est essentiel de rappeler avec clarté qu’un plan social ne se résume pas à une procédure administrative. Depuis plus de deux heures, nous avons évoqué la vie interne de l’entreprise, ses orientations stratégiques, leurs effets concrets ainsi que l’état du dialogue social. L’un des axes de réflexion de notre commission d’enquête a trait aux éventuelles défaillances des pouvoirs publics face à la multiplication des plans de licenciements. Monsieur Robert, vous avez évoqué ce point en expliquant que les pouvoirs publics faisaient preuve de passivité. Vous avez employé des mots forts, parlé de l’absence notable des préfets et comparé les Dreets à des greffiers administratifs. Vous avez ajouté que seule l’inspection du travail, malgré des moyens réduits, semblait être dotée d’un certain poids.
Pourriez-vous nous éclairer plus précisément sur la nature de vos relations avec les services de l’État, que ce soit en amont, pendant ou à l’issue des plans sociaux ? Sont-ils de plus en plus engagés ou, au contraire, de plus en plus absents ?
M. Ludovic Robert. Monsieur Masséglia s’est rendu plusieurs fois sur le site de Cholet mais nos échanges avec les pouvoirs publics demeurent assez limités. Les interactions sont certes plus fréquentes au moment fort de la crise mais, une fois le PSE signé, la mobilisation retombe vite. Nous avons le sentiment que notre action, en tant qu’organisation syndicale, s’interrompt brusquement. Michelin engage ensuite des discussions avec les acteurs locaux, sans que nous ayons réellement accès à leur contenu ou au contenu des décisions qui sont prises.
M. Laurent Bador. À la CFDT, ce sont souvent les unions régionales et interprofessionnelles qui assurent la continuité de l’action une fois qu’une entreprise a disparu, en particulier lorsqu’il n’y a plus de délégués syndicaux. Je pense notamment à la situation à Tours, où le processus de revitalisation s’avère extrêmement long. Dix ans après sa fermeture, le site est toujours une friche industrielle. La situation est similaire à La Roche-sur-Yon.
Il est indéniable que Michelin engage des ressources financières et contribue, sans doute, au développement de certaines entreprises locales. Néanmoins, il faut bien reconnaître que le spectacle de ces vastes zones désertées est loin d’être réjouissant. Il est probable que tous les emplois qui devaient être créés à Tours l’ai effectivement été, mais la situation du site reste préoccupante.
M. Nicolas Robert. Le site de La Roche‑sur‑Yon est, de même, quasiment laissé à l’abandon. Un projet a été lancé, mais les résultats se font attendre. Cinq ans après sa fermeture, le site ne compte qu’une trentaine d’emplois, avec à peine 10 % à 20 % des surfaces réellement exploitées.
Lorsque le ministre de l’industrie s’est rendu à Cholet, j’ai exprimé mon souhait de ne plus jamais vivre un scénario similaire à celui que nous avons vécu à La Roche-sur-Yon, où des querelles de pouvoir ont entravé le processus de réindustrialisation. Il est impératif que la réindustrialisation bénéficie d’abord aux salariés directement concernés par le plan social. À Cholet ou à Vannes, une entreprise qui créerait seulement vingt ou trente emplois pourrait permettre à autant de salariés de Michelin de rester dans le bassin, ce qui serait loin d’être négligeable.
Enfin, le site de Cholet a bénéficié, en 2023, de plus de 100 000 heures d’activité partielle, alors même que la fermeture était décidée l’année suivante, ce qui interroge sur la cohérence des politiques publiques qui sont conduites.
M. le président Denis Masséglia. Je souhaite exprimer, avec calme, mon profond mécontentement et dénoncer l’attitude de certains responsables politiques opportunistes, qui ont découvert l’existence de Cholet au moment de l’annonce de la fermeture du site. Ils sont venus pour faire monter la tension mais sont vite repartis quand ils ont constaté que vous souhaitiez trouver une solution pour les salariés. Cette manière de faire ne correspond pas à l’idée que je me fais de la mission des responsables politiques.
Nous avons besoin d’élus capables de travailler ensemble à la construction de l’avenir, malgré les divisions. C’est la première fois que je suis confronté à une telle forme de tourisme politique et je souhaite faire part de mon profond désaccord avec cette pratique. Elle est inacceptable car il y a des familles entières qui souffrent. Le rôle du politique est d’accompagner les femmes et les hommes, pas de chercher un bénéfice à court terme.
Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.
La séance s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.
Présents. – M. Pierrick Courbon, M. Jocelyn Dessigny, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia, Mme Estelle Mercier
Assistait également à la réunion. – Mme Anne Le Hénanff