Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu, M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal, M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, et Mme Chloé Couvois, directrice financière de Jennyfer              2

– Présences en réunion................................15

 


Mardi
13 mai 2025

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 35

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


  1 

La séance est ouverte à dix-huit heures quarante-cinq.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu, M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal, et M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, accompagné de Mme Chloé Couvois, directrice financière.

M. le président Denis Masséglia. Nous terminons notre programme de travail de la journée par une table ronde consacrée à la situation des entreprises du secteur du prêt-à-porter, qui connaissent, pour beaucoup d’entre elles, des difficultés économiques marquées depuis plusieurs années.

Pour évoquer ce sujet, nous recevons :

– Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu ;

– M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal ;

– M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer, accompagné de Mme Chloé Couvois, directrice financière.

Permettez-moi de présenter, en quelques mots, la situation de chacune de ces enseignes bien connues des Français.

La société Camaïeu a été placée en liquidation judiciaire en septembre 2022 avant que la marque ne soit relancée, deux ans plus tard, par le Groupe Celio, qui la distribue dans une douzaine de boutiques en France et en Belgique.

De son côté, la société Kaporal, qui avait été reprise par trois de ses cadres à la suite de son placement en redressement judiciaire en mars 2023, a été placée en liquidation judiciaire avec arrêt immédiat de l’activité à la fin du mois de mars dernier par le tribunal de commerce de Marseille, ce qui a entraîné le licenciement de 280 personnes.

Enfin, il y a quelques jours, la société Jennyfer a été placée en liquidation judiciaire avec poursuite de l’activité jusqu’au 28 mai par le tribunal de commerce de Bobigny. Elle compte près de 200 boutiques en France et à l’étranger et emploie 999 personnes.

Ces trois exemples sont révélateurs des difficultés qui touchent de nombreuses enseignes du secteur du prêt-à-porter, dans lequel les défaillances d’entreprises se multiplient, avec leurs conséquences humaines, sociales et territoriales

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sandrine Lilienfeld, M. Nicolas Ciccione, M. Yann Pasco et Mme Chloé Couvois prêtent serment.)

Mme Sandrine Lilienfeld, ancienne directrice générale de Camaïeu. Je tiens à préciser que j’ai dirigé Camaïeu pendant seulement dix mois et que j’ai donc assisté à ses derniers instants. Mon propos s’appuiera non seulement sur cette expérience, mais également sur près de quarante ans d’expérience dans le textile, notamment au sein du Groupe Vivarte, où j’ai été témoin de la disparition d’enseignes emblématiques.

Camaïeu était la marque préférée des Français selon les dernières enquêtes clients, avec le plus important fichier client de France, comptant plus de 8 millions de personnes. Sa disparition a non seulement représenté un drame social, mais également une perte considérable pour de nombreuses femmes en France. Lors des trois derniers jours d’ouverture, nos équipes en magasin ont été submergées de fleurs et de chocolats offerts par des clientes en larmes qui ne comprenaient pas la situation.

Les difficultés de Camaïeu trouvent leur origine dans plusieurs facteurs. Initialement fondée par des entrepreneurs brillants, la marque a connu une première opération d’achat à effet de levier – ou LBO pour leveraged buy-out en anglais – réussie. Lors d’une seconde opération, en revanche, les fondateurs ont quitté l’entreprise car les exigences financières de ce LBO étaient considérables, entraînant, comme pour Vivarte et d’autres entreprises, un endettement important. La majorité des bénéfices était réinvestie dans le remboursement de la dette, au détriment des investissements dans les magasins et le digital. De plus, l’équipe fondatrice n’avait pas véritablement préparé sa succession, ce qui a conduit à des prises de décisions stratégiques moins pertinentes par la suite.

La crise du covid-19 a ensuite frappé, entraînant la fermeture de l’ensemble des magasins. Le secteur textile s’est senti abandonné, confronté à des difficultés majeures pour obtenir des prêts garantis par l’État (PGE). Cette situation a mis en lumière le manque de considération politique et médiatique pour la distribution, pourtant premier employeur de France.

À la suite de cette crise, Camaïeu a été placée en redressement judiciaire. Sur les deux plans de reprise proposés, c’est celui de M. Michel Ohayon qui a été retenu, en partie parce qu’il prévoyait moins de licenciements. Cette reprise s’est toutefois avérée désastreuse, l’équipe constituée étant inadaptée et les moyens financiers promis n’ayant pas été apportés. Le périmètre repris était pourtant considérable, avec 515 magasins, plus de 2 000 salariés, un entrepôt logistique gigantesque et plus de 300 personnes au siège. Très rapidement, le manque de moyens financiers s’est fait sentir. Après une brève période durant laquelle les stocks rachetés à bas prix ont permis de maintenir l’activité, les magasins se sont retrouvés vides. L’argent a été dépensé dans des campagnes publicitaires coûteuses et peu efficaces, négligeant ainsi l’approvisionnement des points de vente.

Le modèle économique de Camaïeu, enseigne de magasins populaires de grande taille, reposait sur la vente en volume de produits à bas prix, plutôt que sur la commercialisation de quelques articles onéreux. Historiquement, les magasins fonctionnaient avec un stock de 6 000 à 7 000 pièces, ce stock ayant été réduit à 1 500 ou 2 000 pièces par magasin, ce qui a mécaniquement entraîné une division par deux ou trois du chiffre d’affaires. À cette baisse d’activité est venue s’ajouter une accumulation de dettes, aggravée par la décision, pour le moins contestable, de l’actionnaire de ne pas honorer les loyers. À mon arrivée, l’entreprise avait ainsi accumulé entre 130 et 140 millions d’euros de dettes locatives. L’actionnaire justifiait ce choix par la baisse de la fréquentation postérieure à la crise du covid-19, estimant qu’il n’était pas justifié de payer des loyers dans ces conditions.

Cette situation a engendré un véritable drame social, qui a largement dépassé le cadre de Camaïeu. Nous avons été confrontés quotidiennement à des fournisseurs désespérés, se rendant au siège en larmes, faute de paiement. Nous avons même été témoins d’une tentative de suicide d’un fournisseur, ce qui illustre la gravité de la crise.

Plusieurs facteurs ont contribué à aggraver cette situation de crise pour le secteur textile français, au premier rang desquels l’absence de soutien dans les négociations avec les bailleurs. Bien que je sois critique envers M. Ohayon, la question de la légitimité du paiement des loyers pendant les périodes de fermeture imposée mérite d’être posée, car les pouvoirs publics auraient pu intervenir pour faciliter ces négociations.

Par ailleurs, bien que des PGE aient été octroyés, les banques n’ont pas joué leur rôle de soutien au secteur. Pour illustrer cette réticence, même lorsque je dirigeais Caroll, une entité pourtant rentable du groupe, nous rencontrions des difficultés pour simplement ouvrir un compte de dépôt à l’occasion de l’ouverture d’un nouveau magasin.

Nous avons également dû faire face à une hausse généralisée des coûts, en particulier ceux de l’énergie, qui a considérablement pesé sur les finances de l’entreprise.

En résumé, la situation de Camaïeu résulte d’une combinaison de facteurs : des erreurs stratégiques, un actionnaire défaillant, une absence de soutien institutionnel et un contexte économique défavorable. Je considère la disparition de Camaïeu comme la perte d’un fleuron de l’industrie et de la distribution françaises d’autant plus regrettable que notre pays a longtemps été leader dans les techniques de distribution, en matière d’approvisionnement des magasins, d’algorithmes de gestion des stocks et de merchandising dynamique. Aujourd’hui, il ne reste de Camaïeu qu’un assortiment limité chez Celio. Bien que le rachat de la marque constitue une initiative positive, il n’a pas donné lieu à des embauches et semble davantage destiné à rentabiliser les magasins Celio en créant une ligne féminine sous le nom Camaïeu.

M. Nicolas Ciccione, directeur général de Kaporal. Kaporal est une marque de jeans tendance créée à Marseille en 2004, positionnée sur le segment, aujourd’hui en grande difficulté, de la moyenne gamme, entre les marques premium et les marques discount. Elle propose une offre complète pour hommes, femmes et juniors, incluant non seulement du jean mais également du prêt-à-porter, de la maroquinerie, des chaussures et des accessoires.

En 2013, le fondateur cède l’entreprise à un fonds d’investissement dans le cadre d’une opération de LBO, un montage financier qui s’est souvent révélé problématique dans ce secteur. C’est à cette époque que j’intègre Kaporal en tant que salarié, chargé de la transformation digitale, tandis que M. Thierry Bongiovanni prend la direction du réseau de magasins physiques.

Kaporal se distingue par sa présence sur tous les canaux de distribution : le commerce de gros – ou B2B en anglais – auprès de détaillants multimarques et de grandes enseignes sportives comme Intersport et Sport 2000, un réseau de magasins physiques comptant jusqu’à 120 boutiques en France en 2019 et une forte présence digitale que j’ai développée à partir de 2013. Cette stratégie omnicanale incluait un site e-commerce propre, kaporal.com, ainsi que des partenariats avec des marchés en ligne tels que Zalando, La Redoute ou Amazon et des sites d’outlet tels que Veepee et Showroomprivé pour gérer les stocks de fin de saison.

Les premières années suivant la reprise se déroulent de manière très satisfaisante. La stratégie du fonds visait à développer un modèle axé sur la vente directe au détail pour une société qui, jusqu’alors, exerçait une activité très largement orientée vers la vente en gros, qui était historiquement la plus contributive. Des investissements importants ont donc été réalisés afin de développer rapidement le réseau de boutiques. Alors qu’en 2013, celui-ci comptait une quarantaine d’enseignes, le maillage atteignit environ 120 boutiques quelques années plus tard.

À partir de 2018, des difficultés commencent cependant à émerger. La première tient à l’effet ciseau inhérent à ce modèle économique. En effet, si l’internalisation d’une activité de cette nature entraîne une progression du chiffre d’affaires, passé d’un peu moins de 100 millions d’euros à environ 125 millions d’euros en quatre ans, il s’agit toutefois d’un résultat réalisé en distribution directe, et non en B2B, qui demeure bien moins contributive. Par conséquent, le taux de contribution s’érode et le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement commence à diminuer en proportion du chiffre d’affaires généré. Malgré tout, les résultats restent positifs.

L’année 2019 apporte son lot de défis, notamment pour nos boutiques en centres commerciaux, avec l’impact des manifestations des « gilets jaunes » et des mouvements sociaux liés à la réforme des retraites. La crise du covid‑19, en 2020, aggrave considérablement la situation, entraînant la fermeture des centres commerciaux. Pour y faire face, l’entreprise obtient un PGE de 12 millions d’euros et 2 millions d’euros en provenance de Bpifrance.

À la suite de cela, la réouverture des magasins révèle un changement profond dans les habitudes de consommation. Notre secteur fait également face à l’émergence accélérée de nouveaux concurrents, notamment dans le domaine de la fast-fashion, bouleversant davantage le marché.

L’année 2021 s’avère particulièrement difficile pour notre entreprise. Fin 2022, notre chiffre d’affaires repasse sous la barre des 100 millions d’euros et la gouvernance nous informe de la recherche d’un repreneur. Le fonds d’investissement, arrivé au terme de son engagement décennal, décide de se retirer et met la société en vente. Un fonds manifeste son intérêt, mais la transaction n’aboutit pas. Cette situation révèle l’importance de l’endettement de la société, jusqu’alors méconnue du comité de direction. Les banques, qui soutenaient jusqu’alors fortement l’entreprise, se désengagent brutalement et exigent le remboursement des premières échéances de prêts en apprenant l’échec de la reprise potentielle.

Cette conjoncture précipite la mise sous protection du tribunal de commerce, avec l’ouverture d’un redressement judiciaire en mars 2023. C’est à ce moment-là que nous décidons, avec mon associé, d’élaborer un dossier de reprise, qui aboutit en juillet 2023 à une reprise de la direction de l’entreprise sous la forme d’un plan de continuation. Ce format spécifique nous permet, dans un groupe en redressement judiciaire initialement composé de six sociétés, de ne conserver que celle gérant les 90 magasins restants, en récupérant les actifs des autres entités pour créer une structure unique. Notre objectif est à la fois d’opérer un choc de simplification et de sauvegarder cette marque emblématique à laquelle nous sommes attachés, ainsi que les emplois. Notre reprise se distingue par le soutien unanime des équipes, déterminées à préserver ce qui peut l’être.

Il est important de noter qu’en juillet 2023, des offres concurrentes avaient été présentées. Cependant, un report d’audience de trois semaines a considérablement modifié la donne. Ce délai, survenant en pleine période de soldes et de campagnes de vente auprès de clients majeurs comme Intersport, a dissuadé les autres repreneurs potentiels. Nous nous sommes donc retrouvés seuls à défendre notre offre lors de la dernière audience.

Le tribunal de commerce a minutieusement examiné notre dossier avant de nous accorder sa confiance. Notre projet, extrêmement documenté, ne misait pas sur une progression du chiffre d’affaires, mais visait à rétablir la rentabilité en rééquilibrant l’activité autour des segments contributifs, notamment le commerce de gros. Sans notre offre, Kaporal aurait été liquidée dès juillet 2023. La période d’observation a ainsi été reconduite, maintenant la société en redressement judiciaire. Nous bénéficiions d’un accompagnement solide de la part des acteurs intervenant dans la procédure : administrateurs judiciaires, mandataires judiciaires, juges‑commissaires et tribunal de commerce.

Malheureusement, cette restructuration impliquait la mise en place de deux plans sociaux consécutifs. Le premier, déjà prévu, concernait 28 emplois dans des magasins fortement déficitaires, fermés fin 2023. Le second, plus conséquent, est intervenu au premier trimestre 2024, toujours sous redressement judiciaire. Initialement, 40 boutiques devaient fermer mais, grâce à d’intenses négociations avec les bailleurs et les foncières, nous sommes parvenus à limiter ce nombre à 30 grâce à la variabilisation d’une grande partie des baux. Je tiens à souligner l’importance pour les foncières de reconsidérer leur approche, en cessant de se retrancher derrière des chiffres de fréquentation qui ne reflètent pas la réalité économique des enseignes présentes dans leurs murs. Une solution pourrait être d’envisager des loyers minimums assortis d’une part variable assise sur le chiffre d’affaires. C’est en effet cela qui nous a permis de sauvegarder, pour une année, 10 boutiques et 30 emplois.

En mars 2024, nous sortons du redressement judiciaire, notre plan de continuation étant validé. Les banques s’étaient engagées à nous accompagner dès la sortie de cette procédure. Nos besoins étaient modestes, puisque nous souhaitions simplement un financement pour soutenir notre besoin en fonds de roulement (BFR), essentiel dans notre secteur qui fonctionne avec deux collections majeures par an. L’objectif était d’obtenir un soutien ponctuel pour payer les fournisseurs ou rembourser les lignes de crédit au moment où nous réalisions notre chiffre d’affaires, soit trois à quatre mois après les achats. Il est incompréhensible que ces mêmes banques, alors que nous avions conservé et nous étions engagés à rembourser une partie de la dette bancaire dans le cadre du plan de continuation, ne nous aient jamais accordé ce soutien.

Face à cette situation, nous avons dû renégocier avec tous nos fournisseurs pour obtenir environ quarante-cinq jours supplémentaires de délai de paiement, délai qui s’est finalement avéré insuffisant pour accompagner la relance d’une société qui devait se concentrer sur de nombreux aspects simultanément. Ce manque de financement constitue le problème majeur auquel nous avons été confrontés.

Il est légitime de s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette opportunité ne nous a pas été accordée, alors même que nous disposions des compétences et des leviers nécessaires pour redresser la marque. Les difficultés rencontrées, qui relevaient essentiellement d’erreurs de positionnement et de style, lesquelles avaient contribué à éloigner la marque de sa clientèle cible, avaient en effet été identifiées et corrigées. Il aurait donc fallu nous accorder le temps indispensable à la mise en œuvre effective de ce redressement, d’autant plus que nous commencions à enregistrer des signaux encourageants, notamment à travers les commandes de nos clients grossistes. Ce mouvement positif a cependant été brutalement interrompu, puisque nous nous sommes retrouvés asphyxiés par un manque de trésorerie.

En octobre 2024, une audience de vérification du plan de continuation a permis de confirmer que nous étions parfaitement dans les objectifs fixés. Cependant, la fin d’année a été marquée par une consommation très faible, affectant fortement notre chiffre d’affaires durant les mois les plus cruciaux. Le Black Friday, positionné tardivement en novembre, n’a pas généré les semaines de consommation habituelles. Ce phénomène, observé dans l’ensemble du secteur, témoigne des difficultés croissantes de nos concitoyens à consommer.

Nous convenons ainsi, en concertation avec les administrateurs judiciaires, d’effectuer un bilan en février pour évaluer la situation. Malheureusement, à cette échéance, la conjoncture ne s’est pas améliorée. Les résultats des soldes pour Kaporal se sont avérés décevants et le poids du réseau de distribution physique s’est accentué. Nous nous sommes donc trouvés dans l’obligation, à regret, de procéder à une déclaration de cessation des paiements. Cette démarche a naturellement conduit à une audience le 28 mars, qui ne pouvait aboutir qu’à une liquidation judiciaire, étant donné que nous étions déjà sous le régime d’un plan de continuation. Dans ce contexte, il n’était pas envisageable de revenir à un redressement judiciaire.

Conscients de l’intérêt suscité par notre travail, notamment celui de nos équipes créatives et de communication, nous avions néanmoins déployé tous les efforts possibles, en collaboration avec nos équipes, nos associés et avec le soutien de l’ensemble des acteurs de la procédure, pour maintenir l’activité. Cette période aurait ainsi pu favoriser l’émergence d’un projet de reprise, dans des conditions plus favorables que celles imposées par la liquidation immédiate.

Bien que je ne remette pas en question la décision de justice, qui s’appuie sur des arguments spécifiques, force est de constater que cette issue a surpris de nombreux acteurs. Les équipes, en particulier, peinent toujours à comprendre la situation. L’injonction de fermer les magasins et le site internet dès le lendemain s’est révélée particulièrement traumatisante, d’autant plus que nous avions précisément aménagé les conditions pour disposer de ce mois supplémentaire, afin d’accompagner au mieux notre personnel. Sur le plan humain, cette expérience a été éprouvante pour l’ensemble des équipes.

M. Yann Pasco, directeur général de Jennyfer. Jennyfer occupe une position similaire à celle de Camaïeu sur un segment de clientèle plus jeune, demeurant le leader incontesté sur le segment des 10 à 19 ans et, plus particulièrement, sur celui des 10 à 14 ans. Cette position dominante contraste paradoxalement avec la situation dramatique que nous traversons, ayant dû nous résoudre à une liquidation judiciaire il y a quinze jours.

La principale difficulté à laquelle Jennyfer a été confrontée réside dans l’étroitesse de son marché, un constat établi depuis plusieurs années. La pérennité de l’entreprise n’a pu être assurée que grâce aux efforts colossaux consentis successivement par différents actionnaires, qui n’ont pas suffi à transformer fondamentalement son modèle économique pour l’adapter aux mutations du secteur.

Jennyfer représente aujourd’hui 1 000 collaborateurs directs, 250 magasins, principalement implantés en France, et une cinquantaine de partenaires affiliés ou franchisés. En incluant les emplois indirects, nous estimons que l’entreprise génère environ 1 500 emplois. Nous sommes donc à l’aube d’un drame social majeur. Bien que nous attendions d’éventuelles offres de reprise, qui devraient être déposées aujourd’hui ou demain et examinées d’ici le 28 mai par le tribunal de commerce, il est certain qu’un plan social sera inévitable, ce que nous déplorons profondément. J’adresse ici un message de soutien à nos salariés dans cette période difficile.

En ce qui concerne les difficultés récentes de Jennyfer, un premier projet de relance avait été lancé en 2018 par M. Sébastien Bismuth, ancien président d’Undiz, avec le soutien des fondateurs de Jennyfer et de Celio, ainsi que d’autres acteurs du commerce de détail international. Ce projet, qui avait plutôt bien fonctionné, reposait sur plusieurs axes stratégiques. Il prenait en compte les mutations du commerce de détail français, s’éloignant de la course effrénée à l’ouverture de nouveaux points de vente caractéristique des années 2000, pour privilégier un réseau plus restreint mais composé de magasins individuellement plus puissants, exploitant ainsi les économies d’échelle.

Ce projet visait également à accroître la désirabilité de la marque, notamment par le biais de collaborations avec des influenceurs et d’importants investissements marketing. Je précise ici que maintenir la désirabilité d’une marque nécessite aujourd’hui des investissements considérables et constants, difficilement soutenables pour de nombreuses entreprises textiles françaises dans leur structure économique actuelle.

Le troisième volet de cette reprise concernait la transformation de notre modèle d’approvisionnement. Bien que nous nous approvisionnions encore majoritairement en Asie, à hauteur de 70 %, nous avons considérablement fait évoluer notre modèle d’achat pour intégrer 30 % d’approvisionnement en Turquie. Cette évolution visait à nous rapprocher des tendances et à répondre plus efficacement aux attentes de notre clientèle en quête de mode et de nouveauté.

Ces initiatives ont initialement permis à Jennyfer de renouer avec la rentabilité en 2021, malgré la crise du covid‑19. Cette période s’est révélée extrêmement difficile, comme pour Camaïeu et Kaporal. Je partage le constat précédemment évoqué au sujet de l’aberration que représente le paiement de loyers, même partiel, lorsque les magasins sont fermés et que les coûts fixes persistent.

Dans ce contexte, nous avons bénéficié d’un soutien important des pouvoirs publics, notamment à travers l’obtention d’un PGE de 50 millions d’euros. Bien que cette aide ait été cruciale pour traverser la crise, un PGE reste une dette à rembourser et permet uniquement de repousser l’échéance. Nous avons également bénéficié de l’aide coûts fixes, à hauteur de 10 millions d’euros, qui a constitué une véritable bouffée d’oxygène et a contribué à notre retour à la rentabilité en 2021.

L’année 2022 s’est cependant avérée particulièrement difficile, pour Jennyfer comme pour l’ensemble des acteurs du commerce de détail français. Les modes de consommation ont évolué, avec une prépondérance accrue du commerce en ligne. Sur notre segment des 10 à 19 ans, nous avons assisté à l’émergence massive des plateformes numériques asiatiques, dont le modèle économique diffère radicalement du nôtre. Ces acteurs, n’étant pas soumis aux mêmes structures de coûts, peuvent pratiquer des prix sur lesquels une entreprise comme la nôtre ne peut s’aligner, entraînant un report significatif des parts de marché.

L’importante inflation de 2022 a également considérablement affecté nos coûts. À titre d’exemple, nos loyers ont augmenté de 18 % en trois ans, tandis que notre chiffre d’affaires diminuait de 20 %, entraînant mécaniquement un effet ciseau. Dans un contexte de modèles économiques déjà fragiles, une augmentation de 18 % sur un poste aussi crucial que les loyers devient insoutenable. Cette situation contraint une entreprise comme Jennyfer à viser une croissance annuelle de 10 % de son chiffre d’affaires, dans un marché lui-même en déclin dû à une baisse de la consommation. Ces charges sont devenues intenables.

Nous avons également été confrontés à la problématique du transport, notamment maritime, en 2022, avec des répercussions significatives pour les entreprises de distribution. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, le coût d’un conteneur maritime est passé de 2 000 à 20 000 dollars en quelques semaines. Face à cette situation imprévisible et incontournable pour l’acheminement de nos marchandises, nous ne disposions d’aucun pouvoir de négociation, ce qui a immédiatement affecté nos marges.

Ces différents facteurs ont conduit à une détérioration considérable de notre rentabilité en 2022, nous contraignant, tout comme Kaporal, à déclarer une cessation des paiements et à entrer en redressement judiciaire en juin 2023. Une solution potentielle s’est rapidement esquissée, portée conjointement avec un associé et appuyée par l’un de nos principaux fournisseurs, un industriel chinois, qui s’est déclaré prêt à injecter sans délai 15 millions d’euros de capitaux nouveaux dans l’entreprise. Nous avons également bénéficié d’un excellent soutien de la part des acteurs de la procédure.

Cependant, malgré l’émergence d’un projet viable dans les deux mois suivant le redressement judiciaire, le processus de renégociation avec les créanciers, qu’il s’agisse des banques, de l’État ou des fournisseurs, a été entravé par de nombreuses lourdeurs administratives, si bien qu’il s’est prolongé durant une année entière. Or perdre une année dans un secteur aussi exigeant que celui du commerce de détail signifie, concrètement, l’impossibilité d’investir dans le marketing pour une enseigne comme Jennyfer, dont le modèle repose largement sur la communication autour de licences, le recours aux influenceurs, les opérations commerciales et les temps forts promotionnels.

Progressivement, la marque disparaît du paysage commercial français, notre sortie du redressement judiciaire en juin 2024 nous plaçant face au défi de relancer l’intégralité de notre dynamique commerciale. Bien que l’investissement de 15 millions d’euros soit conséquent, il reste modeste pour une entreprise générant alors 240 millions d’euros de chiffre d’affaires. Cette situation ne nous laissait donc qu’une seule chance de réussite, fondée sur notre projet de transformation du modèle. Il était impératif de nous éloigner d’un positionnement axé uniquement sur les bas prix et une clientèle très ciblée, une stratégie vouée à l’échec face à des concurrents – exerçant dans un secteur d’activité unique – aux tarifs imbattables et des marques internationales telles que Primark ou H&M, bénéficiant d’économies d’échelle inaccessibles pour Jennyfer.

Notre ambition était donc de nous démarquer en investissant massivement dans la mode, le style et la valeur ajoutée de nos produits, afin de transcender notre image de marque discount. Ce projet ambitieux exigeait des investissements considérables en marketing et en communication.

Malheureusement, le temps nous a fait défaut. Notre plan initial visait une transformation en profondeur de l’offre, non pas dans une perspective de croissance de 10 % à 20 %, mais plutôt dans l’objectif de maintenir le niveau du chiffre d’affaires tout en allégeant la structure de coûts. C’est dans cet esprit que nous avons engagé un plan social dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire. Parallèlement, nous avons toutefois subi une perte de 20 % de notre chiffre d’affaires. La transformation d’une marque constitue un processus dont les effets ne peuvent être immédiats, car elle implique nécessairement une phase transitoire d’inadéquation entre la nouvelle offre proposée et la clientèle historique, tandis que la cible visée par cette nouvelle offre n’a pas encore été pleinement conquise.

Faute de temps, nous avons donc été contraints, à notre plus grand regret, de déposer le bilan le 30 avril dernier, avec une poursuite d’activité prévue jusqu’au 28 mai. Nous sommes, à ce jour, dans l’attente d’éventuelles offres de reprise.

M. le président Denis Masséglia. L’objectif de cette commission d’enquête est d’explorer les actions que l’État peut entreprendre pour limiter les plans de sauvegarde de l’emploi. Vous avez largement évoqué l’évolution des habitudes d’achat, particulièrement chez les jeunes consommateurs, qui se tournent vers des plateformes principalement d’origine chinoise. Sans les nommer explicitement, deux acteurs majeurs se distinguent, avec une publicité particulièrement agressive prônant un mode de consommation que je trouve préoccupant.

Pensez-vous que le législateur devrait instaurer de nouvelles règles pour garantir une concurrence plus équitable face à ces entreprises chinoises ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Cette mesure me paraît absolument indispensable, car je ne comprends pas comment ces acteurs peuvent inonder le marché français de leurs colis sans s’acquitter de frais de douane. La mise en place d’une taxe sur les colis, vivement réclamée par la profession et portée notamment par M. Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt‑à‑porter féminin, me semble être une solution évidente et facilement applicable. Cette nécessité est d’autant plus pressante au vu de la situation actuelle aux États-Unis, qui risque d’accentuer encore notre désavantage concurrentiel.

Ces acteurs ne sont, en outre, pas soumis aux mêmes normes que nous, et les détaillants français ont considérablement progressé en matière de responsabilité sociale des entreprises. Nous sommes ainsi assujettis à des obligations de traçabilité qui peuvent représenter un coût allant jusqu’à 1 à 2 dollars par article. Par conséquent, nous ne luttons pas à armes égales, ni avec les mêmes structures de coûts.

Cette régulation ne me semble pas complexe à mettre en œuvre. Bien que nous fassions face à des concurrents d’excellence tels que Zara, ces acteurs européens opèrent dans le même cadre réglementaire que nous, tandis que la situation actuelle avec les acteurs chinois me paraît profondément inéquitable.

M. Nicolas Ciccione. Bien qu’il soit naturel, dans un secteur concurrentiel, que certaines enseignes rencontrent des difficultés, encore faut-il que le combat soit mené à armes égales. Les entreprises telles qu’Inditex travaillent selon des logiques classiques et s’efforcent de maintenir un modèle rentable. En revanche, nous nous trouvons aujourd’hui contraints de lutter contre des acteurs qui n’opèrent pas selon un modèle traditionnel fondé sur la vente de produits rentables, puisque ce n’est pas leur objectif. Leur activité consiste avant tout à collecter des données, ce qui s’apparente à des pratiques agressives à l’égard de nos territoires, pas seulement en France mais également à l’échelle européenne. Il me paraît donc essentiel que nous nous protégions car, d’une certaine manière, nous sommes en guerre. Cette concurrence n’est pas seulement déloyale, elle est également immorale.

Aujourd’hui, notre pays s’éveille enfin à une consommation plus responsable et avance dans la bonne direction. Les entreprises jouent véritablement le jeu, même si cela nécessite du temps, car il est impossible de transformer intégralement un modèle du jour au lendemain. Nous cherchons à privilégier les circuits courts et à limiter notre impact carbone. Ce qui importe le plus, c’est de réduire les volumes afin de produire uniquement ce qui peut être vendu. En face de cette approche porteuse de sens, nous nous trouvons confrontés à des acteurs qui inondent le pays de produits de mauvaise qualité, encore plus nombreux qu’ils ne l’étaient avant la prise de conscience écologique. Cette situation me paraît absurde.

M. Yann Pasco. Ce qui apparaît paradoxal dans les pratiques de ces acteurs, c’est qu’elles apportent, il est vrai, une réponse concrète à la question du pouvoir d’achat, qui demeure centrale en France. Toutefois, cette dynamique exerce une pression considérable sur des enseignes comme Jennyfer, en brouillant totalement la perception du rapport entre la valeur, le prix et le produit. L’enseigne Jennyfer s’est historiquement construite autour d’un positionnement tarifaire très accessible et nous n’avons pas procédé à des hausses significatives de prix. Pourtant, de nombreuses clientes nous considèrent aujourd’hui comme une marque coûteuse, simplement parce que nous n’avons plus la capacité de nous aligner sur les standards imposés par ces nouveaux entrants. Il me semble dès lors impératif que des mesures soient prises pour répondre à cet enjeu.

M. le président Denis Masséglia. Nous connaissons une transformation économique d’une ampleur exceptionnelle. Le modèle fordiste reposait sur un principe simple : embaucher un individu, le rémunérer pour qu’il produise un bien et lui permettre, grâce au salaire tiré de cette production, d’acheter ce même bien. Il faut admettre qu’un tel modèle n’a plus cours aujourd’hui, puisque ceux qui sont censés consommer les produits ne sont plus ceux qui les fabriquent. Il me semble que nous, responsables politiques, devons engager une réflexion de fond sur cette évolution sociétale, qui constitue, d’une certaine manière, l’une des conséquences directes de la mondialisation.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Vous évoquez la nécessité de protéger non seulement le secteur de la distribution, mais plus largement l’ensemble de notre économie, face à une concurrence qui n’est plus libre et non faussée, mais qui est désormais totalement débridée. Avez-vous le sentiment, au regard de vos échanges avec les pouvoirs publics, que cette nécessité est aujourd’hui réellement prise en considération ? Est-elle perçue comme un impératif devant désormais irriguer l’ensemble des politiques publiques, au-delà des dispositifs de soutien ou d’accompagnement ponctuels qui peuvent être mis en œuvre lors de situations de crise ? Avez-vous, dans le champ qui est le vôtre, le sentiment que cette urgence est effectivement intégrée par les pouvoirs publics ? Avez-vous des échanges avec les différents acteurs institutionnels qui vous laissent entrevoir une réelle prise en compte de cette problématique ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Je constate avec regret un désintérêt manifeste des pouvoirs publics pour notre secteur. Cette situation est d’autant plus préoccupante que nous sommes à un moment crucial où la distribution française pourrait encore être sauvegardée. J’ai la conviction que si nous n’agissons pas maintenant, il sera bientôt trop tard pour défendre ce qui restera de notre industrie, comme cela a été le cas pour d’autres secteurs industriels par le passé.

J’ai naïvement cru qu’une simple intervention de l’État auprès des banques, les incitant à accorder des financements à court terme quand l’État se porte garant à 90 %, aurait pu suffire. Ces financements sont essentiels pour couvrir nos besoins en fonds de roulement, particulièrement dans notre domaine où nous devons anticiper les collections.

La situation est alarmante, puisque nous constatons une chute vertigineuse de la fréquentation en boutique, de l’ordre de 30 % à 40 % par rapport aux années fastes. Parallèlement, les indices de loyer continuent d’augmenter. Cette situation est tout simplement intenable car il est mathématiquement impossible de maintenir le même niveau d’activité, en dépit des efforts de nos équipes de vente. Malgré les nombreuses sollicitations du secteur textile et des fédérations pour obtenir de l’aide dans les négociations avec les grands bailleurs institutionnels, nos doléances sont restées lettres mortes. J’ai le sentiment que, durant cette crise majeure, les intérêts des bailleurs institutionnels ont davantage été protégés que ceux des distributeurs.

Nos appels à l’aide concernant les loyers et l’obtention de financements à court terme n’ont pas été entendus. Certaines entreprises ont pu bénéficier des aides coûts fixes et des PGE, mais beaucoup n’y ont pas eu accès. Je juge ces mesures largement insuffisantes. À titre de comparaison, lorsque les factures d’électricité ont triplé ou quadruplé, les particuliers ont bénéficié d’un bouclier tarifaire pendant un an ou deux. Une mesure similaire pour les entreprises fragilisées aurait été extrêmement bénéfique. Or je n’ai pas ressenti de soutien réel pour notre secteur. Même lorsque je dirigeais Caroll, une entreprise rentable sans aucun problème financier, nous n’avions pas pu obtenir de PGE, simplement parce que nous appartenions au Groupe Vivarte, alors en difficulté. Il me semble donc que l’État n’a pas suffisamment incité les acteurs clefs que sont les banquiers et les bailleurs à nous soutenir, alors que nous en avions cruellement besoin.

Je m’interroge également sur les délais extrêmement courts accordés par les tribunaux pour trouver des solutions de reprise. Pour Camaïeu, véritable fleuron français, nous n’avons eu qu’un mois pour trouver une solution. J’ai sollicité quinze jours supplémentaires auprès du tribunal, qui m’ont été refusés.

M. le rapporteur. Vous semblez donc estimer que le soutien des pouvoirs publics fait non seulement défaut, mais qu’il existe également une forme de mauvaise volonté ou d’attentisme.

Mme Sandrine Lilienfeld. M. Yann Rivoallan mène depuis deux ans une lutte acharnée, plaidant pour une protection de tous les acteurs menacés de disparition face à Shein et Temu par le biais, notamment, d’une taxation des colis. Malgré ces efforts soutenus et le lobbying intense de toutes les fédérations, nous constatons un désintérêt flagrant des autorités et une multiplication des fermetures.

Il est surprenant, même en l’absence de majorité, de constater qu’aucune proposition visant à taxer les colis de Shein et Temu n’ait suscité de consensus à l’Assemblée. Le fait que cette proposition de loi soit constamment repoussée ou modifiée est particulièrement frustrant et démontre que le secteur ne semble pas être une priorité pour les décideurs.

M. Yann Pasco. En ce qui concerne Jennyfer, je n’ai pas constaté un désintérêt total des pouvoirs publics, puisque nous avons bénéficié de divers soutiens sous la forme de PGE, d’aides coûts fixes et, à cinq reprises entre 2018 et 2023, de reports d’échéances fiscales et sociales. Le comité interministériel de restructuration industrielle nous a également apporté un soutien considérable dans nos restructurations, tandis que les bailleurs et les banques ont consenti des efforts.

Ces aides interviennent toutefois généralement une fois les difficultés avérées, ce qui est souvent trop tardif. À titre d’exemple, les baux commerciaux impliquent de verser trois mois de garantie et de payer trimestriellement par avance, ce qui signifie qu’avant même de générer le moindre revenu, une entreprise doit mobiliser six mois de trésorerie. Bien que nous ayons réussi à négocier des paiements mensuels, cela n’est possible qu’en situation de crise. Or ces années de tension sur la trésorerie ont considérablement entravé notre capacité d’investissement, ce qui pénalise aujourd’hui de nombreuses entreprises françaises.

Il serait judicieux d’envisager des mesures plus préventives, notamment auprès des banques. Les lignes de crédit, essentielles au financement du BFR dans notre secteur, se sont considérablement réduites. Jennyfer, par exemple, est passée de 45 millions d’euros de lignes de crédit il y a dix ans à zéro aujourd’hui, nous obligeant à négocier directement avec nos fournisseurs.

S’agissant des plateformes numériques, l’urgence d’agir est manifeste. Malgré les discussions et le lobbying intensif, les actions envisagées pour 2028 semblent bien trop tardives au vu de la situation actuelle.

M. Nicolas Ciccione. La crise de 2020 a révélé que notre secteur était considéré comme « non essentiel », une qualification qui manque cruellement de nuance. Notre industrie, celle de la mode et du textile, apporte de la joie, élément indispensable à la vie. Elle mérite en cela une considération plus approfondie, car elle incarne la créativité, génère de la valeur ajoutée et préserve un savoir-faire sur nos territoires.

Bien que notre marque ne produise pas exclusivement en France, nous avons pris quelques initiatives dans ce sens et aurions souhaité pouvoir les développer davantage. Il nous semble pertinent d’explorer des pistes dans cette direction, avec le soutien des pouvoirs publics, car il existe certainement des opportunités d’affaires au sein du secteur qui mériteraient un accompagnement.

Les aides arrivent effectivement tardivement. Le paradoxe réside dans le fait que les institutions financières et les banques n’ont pas suivi, même lorsque nous présentions des modèles plus viables que ceux qu’elles soutenaient par ailleurs. À titre d’exemple, il nous a été proposé d’ouvrir des lignes de crédit documentaire à condition de déposer 100 % du montant demandé, ce qui illustre parfaitement le manque de flexibilité des organismes.

Je m’interroge sur la possibilité de mettre en place des dispositifs spécifiques pour soutenir les plans de relance visant à préserver l’emploi, assortis de projets concrets. Peut‑être pourrions‑nous envisager l’intervention d’une banque nationale, sous réserve de la réalisation des audits nécessaires pour garantir la bonne utilisation des fonds publics. Économiquement, le coût du non-travail est probablement supérieur à celui d’un soutien ciblé et contrôlé aux entreprises viables.

M. le rapporteur. Quelle a été votre réaction face à la décision d’un ancien membre du Gouvernement de devenir lobbyiste pour l’un de vos concurrents les plus agressifs à l’échelle internationale ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Je considère qu’il s’agit d’un choix personnel et économique, probablement motivé par une rémunération conséquente. Cette personne ne bénéficiera pas de mon soutien électoral et je constate malheureusement que les déceptions causées par certains hommes politiques ne sont pas rares pour les Français.

M. le rapporteur. Jugeriez-vous normal, légitime, voire souhaitable que nous envisagions d’encadrer plus strictement la reconversion professionnelle des anciens responsables publics ? Plus précisément, ne serait-il pas pertinent de limiter la possibilité pour quelqu’un ayant eu la charge de l’intérêt général et de la défense de l’intérêt national de passer aussi rapidement au service d’un concurrent qui, selon votre expertise, porte atteinte de manière durable et significative à notre économie et à des secteurs d’activité aussi cruciaux que le vôtre ?

Mme Sandrine Lilienfeld. Si nous devions encadrer tous les comportements politiques qui suscitent la déception, nous nous engagerions dans un processus sans fin de réglementation des paroles et des attitudes.

M. Nicolas Ciccione. Bien que je ne connaisse pas la personne en question, j’ai entendu un discours suggérant que ces entreprises contribueraient à améliorer le pouvoir d’achat des Français. Je conteste fermement cette affirmation. Ces sociétés, loin de soutenir les Français, détruisent au contraire de nombreux emplois. J’insiste sur la nécessité de rectifier ces allégations erronées et de présenter les faits tels qu’ils sont réellement.

M. Yann Pasco. Je m’abstiens de commenter la mission, dont je ne connais pas les détails précis et qui ne relève pas de mes préoccupations immédiates. À mon sens, l’enjeu principal réside dans les actions futures des pouvoirs publics pour soutenir les entreprises françaises.

M. le rapporteur. Pour aborder concrètement la question des actions envisageables des pouvoirs publics, plus spécifiquement en ce qui concerne Kaporal, quelle est votre analyse des obstacles rencontrés lors de la mise en œuvre du projet de reprise ? Estimez-vous nécessaire de réviser le cadre juridique ou les modalités d’intervention des autorités publiques en la matière ?

M. Nicolas Ciccione. Bien que Kaporal ait bénéficié d’un accompagnement conséquent, il convient de souligner que le temps d’un tribunal ne correspond pas à celui d’une entreprise. J’ai par ailleurs constaté que, si les tribunaux de commerce disposent d’une expertise juridique et comptable solide, ils manquent parfois de connaissances sur certains secteurs d’activité. Il serait ainsi judicieux d’intégrer une composante supplémentaire pour apporter une expertise sectorielle, particulièrement pour les entreprises de taille intermédiaire qui, représentant un volume d’emplois conséquent, seront amenées à comparaître de plus en plus fréquemment devant les tribunaux de commerce. Cette expertise permettrait d’adapter plus efficacement les outils disponibles en fonction des modèles économiques propres à chaque secteur.

En ce qui concerne le plan de continuation, son adoption s’explique par notre situation financière. En tant que repreneurs dans le cadre d’une procédure collective, nous ne disposions pas des ressources suffisantes pour investir immédiatement les sommes requises. Si nous souhaitons encourager ce type de reprise, comme ce fut le cas pour Kaporal, il est impératif d’approfondir cette mécanique spécifique. En effet, face à des difficultés de trésorerie ou de délais, la liquidation apparaît souvent comme la seule issue, excluant d’autres solutions potentielles telles que la conciliation ou un nouveau redressement judiciaire. Cette situation est inhérente au cadre légal actuel, qu’il pourrait être pertinent de réexaminer. Si les pouvoirs publics considèrent que cet outil est intéressant, c’est parce que, dans certains cas, les personnes les mieux placées pour reprendre une entreprise sont déjà en son sein.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

La séance s’achève à dix-neuf heures cinquante.


Présences en réunion

Présents. – M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia