Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances 2

– Présences en réunion................................24

 


Mercredi
28 mai 2025

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 41

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à quinze heures trente-cinq.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances.

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons M. Bruno Le Maire, qui a exercé les fonctions de ministre de l’économie et des finances de mai 2017 à septembre 2024, dans les gouvernements dirigés successivement par Édouard Philippe, Jean Castex, Élisabeth Borne et Gabriel Attal.

Au cours des semaines précédentes, la commission d’enquête a reçu des économistes, des juristes, des avocats, des représentants syndicaux, des dirigeants de sociétés, des élus locaux, des agents de l’État ainsi que trois anciens ministres. Lors de ces auditions, il a été question, entre autres, des réformes intervenues dans le champ du droit du travail depuis une dizaine d’années, en particulier de celles ayant amendé le cadre juridique du licenciement économique, de l’accompagnement des entreprises en difficulté, de la politique de l’offre, des aides publiques aux entreprises mais aussi, plus généralement, de l’évolution de la situation économique et du marché du travail depuis 2017.

Monsieur le ministre, vous avez joué un rôle central dans la mise en œuvre de la politique économique de la France depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République – je rappelle que vous avez fait baisser de près de 25 % le niveau du chômage, qui est passé de 9,4 % à un peu plus de 7 %. À ce titre, il a semblé à la fois nécessaire et pertinent que la commission vous entende.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur le ministre, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie et des finances. Je vous remercie de votre invitation, mais je ne vous cache pas un certain étonnement devant la nature de cette commission. Il me semble en effet qu’une enquête parlementaire a d’abord vocation à contrôler l’action du Gouvernement et non celle des entreprises. Je crains que cette extension du champ des enquêtes parlementaires ne produise plus de déception que de résultats. Cela ne fera que souligner un peu plus l’impuissance publique et le privilège de la parole sur la décision, car ce ne sont ni les gouvernements ni les parlementaires qui décident de la vie des entreprises, mais les entreprises elles-mêmes, dans le cadre défini par la loi. Le droit des licenciements est encadré par la loi et le juge veille à son respect.

Le nombre de licenciements est d’abord le produit de la conjoncture économique et des décisions de politique publique. Un licenciement est toujours un échec pour les entreprises et surtout une souffrance pour les salariés.

Prétendre que la puissance publique peut, d’un coup de baguette magique, contrecarrer les réalités économiques et imposer sa gestion des effectifs aux entreprises est un mensonge. Ce que peut et doit faire la puissance publique dans le domaine économique, ce pour quoi je me suis battu pendant sept ans comme ministre, ce sont trois choses.

Il s’agit tout d’abord de créer l’environnement le plus favorable possible à la création d’emplois. Monsieur le président, je vous remercie d’avoir rappelé que nous avons créé en sept ans plus de deux millions d’emplois en France et que nous nous sommes approchés du taux d’activité le plus élevé depuis soixante-quinze ans dans notre pays. Il faut veiller à créer un environnement favorable au développement des entreprises ainsi qu’à la production agricole et industrielle. Toutes les décisions que j’ai pu prendre en tant que ministre de l’économie et des finances sont allées dans ce sens. La loi « Pacte », la loi de simplification, la baisse des impôts de production, pour laquelle je me suis battu bec et ongles pendant des années contre nombre de parlementaires et d’élus locaux, la stabilité fiscale ou encore le plan France 2030 ne visaient qu’une chose : promouvoir le développement des emplois, des usines et des entreprises sur le territoire français.

La deuxième responsabilité de la puissance publique est de protéger face aux crises. Nous avons été confrontés au cours de ces sept années à la crise la plus grave que la France ait connue depuis 1929. Nous avons déployé des dispositifs de protection massifs, qui m’ont été reprochés par la suite alors qu’ils étaient jugés insuffisants pendant la crise : c’est là tout le charme de la vie politique. Ces dispositifs sans équivalent dans notre histoire économique ont sauvé des centaines de milliers d’emplois, des dizaines de milliers de très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME), de restaurateurs, d’hôteliers, de patrons de café, de travailleurs indépendants, d’artisans qui, sans cela, auraient mis la clé sous la porte. Ils ont protégé tout notre tissu industriel et un savoir-faire accumulé depuis des décennies.

J’inclus dans ces dispositifs les instruments de protection commerciale sans lesquels – il faut être lucide – nous risquons, dans les années à venir, de subir un déferlement de produits chinois à bas coût, qui tueront notre industrie, notamment automobile. C’est vrai pour un certain nombre de marchés européens comme ceux de l’acier, des véhicules électriques ou des éoliennes. Je me suis battu pour que nous instaurions des tarifs sur les véhicules électriques chinois et j’ai eu gain de cause, contre l’Allemagne et d’autres pays européens. Nous devons poursuivre dans cette voie pour un certain nombre de marchés industriels.

La troisième responsabilité de la puissance publique, qui se trouve légitimement au cœur des préoccupations de nos compatriotes, est d’améliorer la rémunération du travail. Le travail doit payer. En France, on doit réussir par le travail, par son travail, par sa rémunération. On doit améliorer sa vie par le travail, ce qui suppose que l’on garantisse une bonne rémunération de celui-ci. Cela nous a conduits à prendre plusieurs décisions que j’estime justes et nécessaires : la défiscalisation des heures supplémentaires, la simplification des dispositifs d’intéressement et de participation et la suppression des taxes s’y rapportant, l’augmentation de la prime d’activité. Sans doute faudra-t-il aller beaucoup plus loin, dans les années qui viennent, pour que le travail paie.

Cela étant, si l’État est garant de l’ordre public économique, il n’est pas le directeur des ressources humaines général des entreprises françaises.

Quelle est la situation en matière de licenciements et de faillites ? De nombreuses entreprises sont fragilisées par la conjoncture internationale : l’incertitude bloque les investissements, donc le développement des emplois, et conduit certaines d’entre elles à réduire la voilure. Nous n’y pouvons rien.

Dans les secteurs industriels, notamment dans l’industrie lourde, dans l’automobile, en particulier avec la sous-traitance de deuxième ou de troisième rang, la situation est préoccupante. Les commerces de proximité sont également touchés de plein fouet : je pense en particulier au secteur textile et à l’habillement, à des marques comme Camaïeu, Pimkie ou Kookaï, où des milliers d’emplois de proximité sont supprimés. Je suis convaincu que ce n’est pas en fixant de nouvelles législations que l’on pourra éviter les licenciements, mais en permettant au secteur de se développer dans les conditions les plus favorables possibles. Y interdire les licenciements ne réglera aucun des problèmes structurels et ne fera que vendre des illusions qui sèmeront ensuite chez nos compatriotes un sentiment de colère légitime.

Le véritable problème structurel auquel est confronté le secteur du textile et de l’habillement réside dans la concurrence de la fast-fashion, qui propose chaque jour des milliers de références nouvelles à des prix inférieurs à 1 ou 2 euros en calquant ses algorithmes sur les préférences des clients, créant ainsi une compétition inéquitable avec les entreprises françaises. Je me suis battu pour orienter la politique européenne afin de contrer les offensives des entreprises de la fast-fashion, notamment de Shein. Je considère qu’il faut aller encore beaucoup plus loin car sinon, nous risquons de nous retrouver dans la situation du pot de terre contre le pot de fer.

Il en va de même dans le secteur de l’acier. Notre responsabilité est là aussi de répondre à la crise structurelle et d’arrêter de faire croire à nos compatriotes que nous pourrons, grâce à des lois et des règles, empêcher, bloquer, interdire les licenciements : c’est du vent, du mensonge ! La réalité est qu’il y a des difficultés structurelles à régler, des protections à accorder, des développements économiques à favoriser, faute de quoi un certain nombre de secteurs connaîtront une hémorragie.

La crise structurelle de l’acier est liée à un seul facteur : les surcapacités chinoises. Il ne sert à rien de faire l’autruche, de nier cette réalité chiffrée, née de la nouvelle donne mondiale. La Turquie, l’Inde et surtout la Chine continuent à produire massivement de l’acier dans un contexte de diminution de nos besoins, due notamment au fait que certaines industries, en particulier l’industrie automobile, vendent moins bien. Les chiffres sont sans appel : les surcapacités mondiales en acier, qui étaient de 500 tonnes en 2019, atteignent actuellement 650 tonnes et dépasseront probablement 700 tonnes dans les années qui viennent. Il y a trop d’acier dans le monde et notre acier est trop cher.

Il faut traiter ce problème plutôt que d’essayer de régler de manière inadéquate des difficultés conjoncturelles, de tenter de bloquer tel ou tel licenciement, ici ou là. Si l’on ne règle pas le problème structurel, ce n’est pas 10, 100 ou 500 licenciements que nous subirons, mais des fermetures de secteurs industriels entiers. Mieux vaut regarder la réalité en face pour apporter les bonnes réponses.

Ces réponses sont au nombre de trois.

La première est de garantir la stabilité dans un monde instable. La préférence des investisseurs ira aux environnements stables et aux nations qui conservent les mêmes politiques économiques ou fiscales. Cela constitue notre atout stratégique numéro un. Face aux comportements erratiques de Donald Trump et de l’administration américaine, d’une part, et à l’offensive chinoise, d’autre part, l’Europe peut apparaître comme un havre de paix, de stabilité et de lisibilité. Nous devons jouer la carte du sang-froid, de la constance dans nos politiques économiques. De ce point de vue, la remise en cause de la baisse des impôts de production est une erreur, tout comme l’augmentation des taxes et des impôts sur les entreprises, car cela crée de l’instabilité. Seule la stabilité paiera et nous permettra de sauver nos emplois, notre développement économique et notre richesse.

La deuxième bonne réponse est de bousculer, fort et vite, la Commission européenne afin qu’elle revienne sur un certain nombre de dogmes contre lesquels je me suis battu, notamment à la fin des sept années durant lesquelles j’ai exercé les fonctions de ministre de l’économie et des finances. Il s’agit d’entrer dans le XXIe siècle en position de force et de mieux défendre nos intérêts économiques et financiers.

Il faut bousculer la Commission européenne sur la question de la protection du marché unique. Nous ne sauverons pas notre industrie sans protéger les marchés menacés par la concurrence déloyale de la Chine, parmi lesquels ceux de l’acier et du véhicule électrique. J’ai plaidé pour que des taxes soient appliquées aux véhicules électriques chinois, qui ont été subventionnés pendant dix ans. Or nous avons obtenu, pour la première fois, que ces véhicules soient soumis à des tarifs douaniers à hauteur de 37 %.

Par ailleurs, si l’on ne modifie pas le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), nous serons envahis par l’acier chinois à bas prix et nos usines fermeront.

Il faut que la Commission européenne frappe vite et fort pour protéger, d’une part, nos marchés émergents, comme celui du véhicule électrique, et, d’autre part, des marchés, tel celui de l’acier, qui se caractérisent, objectivement, par des surcapacités et un dumping chinois.

Il faut également bousculer la Commission européenne sur la question de la simplification des normes. Tout est beaucoup trop lent. Si nous voulons protéger nos marchés, nos emplois et éviter un certain nombre de faillites et de licenciements, nous devons simplifier les normes et les règles.

Il faut enfin apprendre à décider vite. L’Union européenne donne malheureusement trop souvent l’exemple d’une incapacité à prendre rapidement des décisions, au contraire de la Chine et des États-Unis, qui sont en mesure de faire des choix en quelques semaines.

La troisième série de bonnes réponses consiste évidemment à développer l’innovation et l’intelligence artificielle (IA) dans l’ensemble des secteurs économiques menacés par le développement de nos concurrents. Le textile et l’habillement en sont un excellent exemple. Si nous ne livrons pas le combat à armes égales en matière d’innovation, de données et de préférences des consommateurs, il y a fort à parier que nous serons les premières victimes de la compétition économique mondiale.

M. le président Denis Masséglia. Le MACF, qui entrera complètement en vigueur le 1er janvier 2026, offre une protection pour les matières premières – notamment l’acier – mais ne concernera pas les produits transformés. Vous avez affirmé qu’il fallait bousculer la Commission européenne. En l’occurrence, ne faudrait-il pas aller beaucoup plus loin et protéger non seulement la matière première mais aussi l’ensemble des produits transformés qui l’utilisent ? En effet, si nos entreprises, demain, achètent la matière première plus cher pour revendre leur production à l’export, elles seront confrontées à un problème de compétitivité.

M. Bruno Le Maire. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Il faut, comme vous le faites, poser le sujet au bon niveau. Les licenciements touchent des hommes et des femmes, qui perdent leur emploi et, partant, la capacité à entretenir correctement leur famille, à s’offrir des loisirs, etc. Ces situations créent de l’inquiétude sur l’ensemble du territoire. Notre responsabilité politique est de réfléchir au modèle économique le plus apte à nous protéger contre ces licenciements.

L’Union européenne a en la matière un rôle majeur à jouer. La parenthèse du libéralisme économique le plus radical et de la libre concurrence internationale est refermée. Il ne faut pas que l’Europe soit la dernière à appliquer les règles d’un jeu auquel plus personne ne joue, à commencer par les deux seuls autres grands pôles commerciaux de la planète, les États-Unis et la Chine. Soit nous prenons conscience de la situation et nous modifions très rapidement nos comportements de politique économique pour faire face à ces deux pôles, soit nous serons broyés.

Dans le cas du MACF, il faut évidemment aller jusqu’aux produits transformés, sinon nous serons perdants. Si l’on se contente de protéger l’acier, on fera subir à l’aval la double peine de prix plus élevés et d’une incapacité à exporter, ce qui entraînera, sur le continent européen, des licenciements par milliers, si ce n’est par dizaines de milliers. Dans le cadre de l’approche globale visant à protéger le marché unique contre la concurrence déloyale, le MACF doit être renforcé pour protéger l’aval.

J’irai même plus loin en affirmant que le MACF seul est insuffisant. Il faut instaurer d’urgence des quotas précisant le volume d’acier que nous sommes prêts à importer en Europe. Cela suppose de déterminer le seuil au-delà duquel les importations introduiraient une concurrence déloyale qui menacerait les sites de Dunkerque, de Fos-sur-Mer et l’ensemble des autres sites d’aciérie en Europe. C’est cela, la vraie réponse et c’est là que la bataille politique doit être livrée. Il faut exiger de la Commission européenne qu’elle définisse des mesures de contingentement strictes, massives, pour faire face à la concurrence déloyale de la Chine.

M. le président Denis Masséglia. L’Union européenne n’est-elle pas davantage un espace de normes qu’une zone de puissance économique ? Ne faudrait-il pas que l’Union déploie une vraie stratégie économique à l’échelle européenne et pas seulement une industrie normative ? Schématiquement, les États-Unis ont donné naissance aux géants du numérique, les Gafa, et l’Europe a créé le règlement général sur la protection des données (RGPD), le règlement sur les services numériques (DSA) et le règlement sur les marchés numériques (DMA).

M. Bruno Le Maire. L’Union européenne a fait un choix stratégique, que j’ai combattu pendant sept ans et que je continuerai à combattre comme simple citoyen ou, le cas échéant, comme responsable politique. Elle a fait le choix du consommateur et décidé d’ignorer les producteurs. On a eu droit à toujours plus de compétition entre les États membres, au détriment de nos industriels, de nos entreprises et de certaines filières. À titre d’exemple, on compte plus de trente-trois opérateurs de télécoms en Europe contre trois aux États-Unis. Résultat : ce sont les Américains qui investissent, notamment dans le numérique. Nous ne le pouvons pas, car il faut toujours que le prix soit le plus bas possible pour le consommateur. Au bout du compte, ce dernier perd tout : il bénéficie peut-être d’un prix plus bas au départ mais les entreprises des secteurs industriel, manufacturier et technologique lui proposent moins d’emplois, moins bien rémunérés et un niveau de formation moindre.

L’Union européenne doit opérer un tournant stratégique : elle doit devenir un continent de producteurs et cesser d’être un marché de consommateurs. Je me suis battu pour cela. En tant que ministre de l’économie, j’ai plaidé, pendant des années, pour que l’on remette en place une politique industrielle, qui était un mot tabou – ça ne devait pas exister, c’était la planification, cela renvoyait au modèle chinois ou soviétique. Nous avons pourtant réussi, avec mon homologue allemand Peter Altmaier, à qui je rends hommage, à remettre pour la première fois sur la table l’idée d’une politique industrielle européenne impliquant des choix de filières, la planification d’investissements et l’attribution d’avantages compétitifs à ces filières. Nous avons non seulement remis l’idée au goût du jour, par un manifeste en faveur de l’industrie européenne, mais nous en avons également tiré des conséquences pratiques en créant la première nouvelle filière industrielle : celle des batteries électriques. Cela fonctionne. L’Europe redevient un continent de producteurs. C’est une première victoire.

Une deuxième victoire a été obtenue lorsque nous avons décidé que nous pouvions, nous aussi, instaurer des tarifs douaniers pour nous protéger de la concurrence déloyale. Dans le cas des véhicules électriques, dont la production a été subventionnée pendant dix ans, à des niveaux considérables, par le parti communiste chinois, nous avons obtenu gain de cause et pu imposer des tarifs à hauteur de 37 %.

Il reste toutefois beaucoup de travail à accomplir. Il faut gagner la bataille relative à la politique de compétitivité et à la compétition à laquelle se livrent les États membres en vertu de la fameuse politique de concurrence. Sans champions européens, nous ne pourrons pas lutter contre les empires chinois et américain. Je regrette, par exemple, que nous ayons été défaits par la Commission européenne au sujet du projet de fusion entre Alstom et Siemens, qui nous aurait permis de créer un géant du rail européen capable de rivaliser avec la société chinoise CRRC. La politique de la concurrence doit nous permettre de fusionner des acteurs pour créer des champions industriels européens de classe mondiale. Or cela reste trop compliqué. Il faut arrêter de considérer l’Europe comme le marché de référence : le marché pertinent, c’est le monde. Cela protègera nos emplois, nos salariés et évitera les licenciements. Pour faire de l’Union européenne une grande puissance économique, c’est très simple : il faut qu’elle joue selon les mêmes règles que la Chine ou les États-Unis. Dans le cas contraire, elle sera reléguée en deuxième division et aura vocation à devenir un marché de consommateurs de produits fabriqués en dehors de ses frontières.

M. le président Denis Masséglia. Dans le cadre de vos fonctions ministérielles, vous avez lancé le plan France 2030, qui a été abondé à hauteur de 54 milliards d’euros pour accompagner le développement des nouvelles technologies. Cette somme représente un effort considérable pour les finances publiques mais reste d’une ampleur relative au regard des montants nécessaires au développement de l’innovation. Nous avons actuellement un débat sur les retraites. L’introduction d’une dose de capitalisation, qui pourrait potentiellement avoir lieu à l’avenir, estelle susceptible, selon vous, d’attirer en France des investissements substantiels émanant d’entités privées, semi-privées ou publiques ? À l’heure actuelle, l’industrie française finance de façon non négligeable le retraité américain. Sans doute serait-il préférable que les Français puissent bénéficier de la croissance réalisée en France.

M. Bruno Le Maire. Je crois beaucoup à l’épargne retraite. Il s’agit de permettre à chaque citoyen français de mettre de côté chaque année une somme à sa convenance, afin de constituer un capital pour sa retraite. Lorsque j’ai mis en place le plan d’épargne retraite (PER) et que nous avons fusionné les huit dispositifs existants, notre objectif était de voir l’ouverture de 3 millions de PER : il y en a eu 11 millions. Cela montre que si l’on offre la possibilité aux Français de mettre de l’argent de côté pour investir en vue de leur retraite, en complément de la solidarité, ils le font. Il faut juste que le dispositif soit simple, attractif et protecteur. Il faut foncer dans cette direction : c’est ce que demandent nos compatriotes. Ils souhaitent pouvoir épargner dans les meilleures conditions pour leurs vieux jours et pour leurs enfants.

Il est évident que le plan France 2030 ne suffira pas à financer l’innovation. La capitalisation peut être une solution. La deuxième solution, au sujet de laquelle j’espère des décisions de la Commission européenne avant la fin de l’année 2025, est l’union des marchés de capitaux. Pour jouer les premiers rôles au XXIe siècle, nous devons investir dans un certain nombre de secteurs, non pas à hauteur de 1 ou 2 milliards d’euros pour chacun d’entre eux, mais plutôt de 50 à 100 milliards d’euros par an. Si l’on réalise l’union des marchés de capitaux, une entreprise en développement pourra lever l’argent dont elle a besoin pour croître en Europe.

Dans le cas contraire, l’industrie demeurera aux États-Unis, comme c’est le cas depuis des décennies, alors que les intelligences sont en Europe. Celle-ci finance les universités, produit les meilleurs scientifiques, les meilleurs mathématiciens, les meilleurs biologistes, invente des vaccins – comme à celui à ARN messager –, est championne dans l’élaboration des algorithmes pour l’intelligence artificielle. Mais, quand il faut développer l’industrie et les emplois qui vont avec, elle va chercher de l’argent aux États-Unis, où l’on vend la petite entreprise que l’on a créée, laquelle se développera à Washington ou à Palo Alto au lieu de fructifier à Nantes, Marseille, Berlin ou Milan. L’échec de l’Europe réside dans son incapacité à industrialiser son intelligence.

En effet, il ne suffit pas d’être intelligent ; il faut être capable de transformer cette intelligence en produits, en emplois, en activités, en sites industriels, en valeur ajoutée, en prospérité et en richesses. Et nous n’y parviendrons pas si nous ne réalisons pas l’union des marchés de capitaux. Le terme peut paraître barbare, mais cela signifie qu’au lieu d’avoir vingtsept règles différentes en matière de faillite ou de levée de fonds pour investir dans son entreprise, on n’appliquerait plus qu’une seule règle. Qu’attendons-nous pour le faire ? Voilà sept ans que je me bats pour rendre cela possible, mais nous avons rencontré des obstacles, notamment de la part de petits pays. Ma proposition est pourtant simple : créons une union francoallemande des marchés de capitaux, qui servira de préfiguration à une union à vingt-sept. Mais, pour y parvenir, il faut que les ministres des finances français et allemand se mettent d’accord sur des règles communes d’ici à la fin de l’année 2025. C’est indispensable pour financer la recherche et le développement dans les filières que vous avez mentionnées.

Troisième élément stratégique : nous devons faire des choix. Ne faisons pas croire aux Français que nous allons faire revenir, en France ou en Europe, la production de biens manufacturés à très faible valeur ajoutée : c’est impossible car nous ne serons jamais compétitifs, en raison de nos coûts de production et de notre coût du travail. Il faut donc cibler quelques filières, parmi lesquelles on peut citer les batteries électriques, l’hydrogène, l’aéronautique, le spatial, et même les semi-conducteurs, pour lesquels nous pourrions obtenir 10 % des parts de marché mondiales d’ici à dix ans, maintenir ce niveau et accéder aux technologiques critiques des deux nanomètres qui seront présentes partout à l’avenir – dans les avions, les satellites, les téléphones portables, les ordinateurs, la domotique ou les véhicules automobiles.

Il faut opérer des choix, les financer, utiliser des fonds privés, notamment liés à l’épargne retraite. C’est ainsi que l’Europe sortira de l’ornière dans laquelle elle s’est mise toute seule en se développant à partir d’un modèle dépassé de compétition entre États membres, là où il faudrait de la solidarité, de division des moyens financiers, là où il faudrait les rassembler, et d’éparpillement dans toutes les directions, là où il faudrait faire des choix de filières très clairs.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué tout ce qui a été fait depuis 2017. À titre personnel, je regrette que nous ne soyons pas allés plus loin s’agissant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) qui aurait dû être supprimée intégralement.

Vous avez affirmé qu’il faudrait sans doute aller beaucoup plus loin, dans les années qui viennent, pour que le travail paie : qu’entendez-vous par là ? Ne faudrait-il pas réfléchir, pour éviter les plans de licenciements, à un transfert de la fiscalité du travail vers la consommation ? En réduisant la fiscalité sur le travail, on augmenterait non seulement le pouvoir d’achat des salariés mais on réduirait également les coûts de production des entreprises. Faire peser davantage la fiscalité sur la consommation permettrait qu’une plus grande partie de nos concitoyens participent au financement d’un modèle social qui ne repose actuellement que sur ceux qui travaillent, lesquels supportent un poids trop important.

M. Bruno Le Maire. La situation en France est très simple : le travail ne paie plus, parce qu’il paie tout. Regardez l’écart entre le salaire brut et le salaire net : tout est dit ! J’avais essayé de simplifier la feuille de paie mais, lorsqu’on l’a réduite à une dizaine de lignes, il est apparu si clairement que le travail paie tout et qu’il ne reste pas grand-chose au salarié à la fin du mois que nous avons vite remballé la proposition. Cette dernière figure dans le projet de loi de simplification de la vie économique que votre assemblée examine en ce moment ; je ne saurais trop vous suggérer d’y revenir.

Sans élargir le débat au financement de la protection sociale, il est évident que, dans un pays dont la démographie ralentit, où la part des personnes âgées s’accroît et où les besoins sociaux sont de plus en plus lourds, notamment du fait des affections de longue durée (ALD), tout faire payer par ceux qui travaillent est une folie. Ce système créera une colère dans le pays – elle est déjà latente et peut exploser à tout moment.

Les chauffeurs de taxi manifestent actuellement. Je crois avoir été le premier à dire qu’il fallait modifier en profondeur le financement des transports médicaux. Cependant, je ne suis pas sûr qu’il faille chercher l’argent chez les petits. Un chauffeur de taxi travaille dix à onze heures par jour, six jours sur sept, pour un revenu mensuel de l’ordre de 4 000 euros, sur lequel il doit payer ses charges, son essence, son assurance et déduire l’amortissement de sa voiture. Au bout du compte, il va peut-être gagner entre 1 400 et 1 500 euros par mois. On peut donc comprendre la colère des taxis et l’angoisse de leurs familles.

Il faut impérativement réduire la dépense en matière de transport médical, mais il faut agir à la source, sur la prescription, sur les bons de transport signés de façon trop généreuse, sur les patients, qui doivent se responsabiliser. C’est comme cela, à mon sens, que l’on mène une bonne politique publique. Il convient d’identifier et de traiter les causes réelles des difficultés, et non d’imposer des sacrifices excessifs à ceux qui vivent déjà difficilement.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Monsieur le ministre, il était important de vous entendre car vous avez été responsable de la politique économique de notre pays pendant sept ans : nous ne pouvions pas clore nos travaux sans disposer de votre analyse.

Permettez-moi, pour commencer, une petite mise au point : vous avez mis en cause le bien-fondé de la commission d’enquête, issue d’un droit de tirage du groupe Écologiste et Social, en expliquant que nous n’avions pas vocation à régir l’action des entreprises. Or tel n’est pas l’objet de nos travaux. Cela étant, nous considérons que les entreprises ne sont pas dans une bulle, en dehors de la société, de l’intérêt général et de l’ordre économique. Il nous paraît donc important d’étudier leurs comportements, comme nous le faisons pour d’autres phénomènes sociaux, économiques, éducatifs, démocratiques ou autres. En l’occurrence, et nous vous ferons parvenir au besoin la proposition de résolution tendant à la création de cette commission, nous nous interrogeons sur le rôle des pouvoirs publics. La politique française d’aide publique aux entreprises, dont on sait qu’elle représente le plus gros poste de dépenses de la Nation, est-elle efficace, juste et morale ? Les réformes menées ces dernières années ou ces dernières décennies ont-elles pu faciliter et amplifier les plans de licenciements ? L’État – y compris dans son rôle d’actionnaire de grandes entreprises – et les gouvernements successifs ont-ils fait tout ce qu’ils pouvaient, d’un point de vue structurel, pour préserver les emplois ? Voilà les questions que nous soulevons.

La France subit actuellement une vague de plans sociaux – chez ArcelorMittal, Vencorex, Arkema, etc. – qui fait les gros titres de la presse quotidienne régionale et nationale, et interpelle nos concitoyens. Cette vague, qui a motivé la création de notre commission d’enquête, est décrite par les experts, les organisations syndicales et les personnes que nous avons auditionnées comme importante, pour le dire sobrement. Aviez-vous – vos services et vousmême – anticipé cette situation ? Rappelons que plusieurs centaines de plans sociaux sont à l’œuvre ou en préparation, qui concernent directement ou indirectement des centaines de milliers d’emplois.

M. Bruno Le Maire. Je ne remets pas en cause les droits du Parlement. Cependant, j’ai déjà été entendu par le Sénat sur l’aide publique aux entreprises ; je veux bien recommencer mais, à un moment donné, on se lasse de répéter toujours les mêmes choses.

Vous avez raison : la vague des plans sociaux est importante puisque le nombre de défaillances d’entreprises dépasse la moyenne habituelle, qui est de l’ordre de 50 000 par an. Cela fait partie de la vie économique mais, au-delà d’un certain seuil, cela pose un problème majeur dans certains territoires, dans des villes moyennes et des bassins d’emplois qui dépendent d’une activité ou d’une entreprise. Je l’ai déjà dit haut et fort : il faut tout faire pour sauver ArcelorMittal – même si je ne pense pas que la nationalisation soit la bonne réponse. C’est une question de souveraineté nationale et d’indépendance industrielle.

Ensuite, aurions-nous pu anticiper la dégradation de la conjoncture économique ? Je ne suis plus en fonction depuis plus d’un an et je n’ai plus les pleins pouvoirs d’un ministre de l’économie et des finances. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. L’élection de Donald Trump, la remise en cause du commerce mondial, les tarifs douaniers, l’incertitude complète, qui est le mot d’ordre de la réalité économique actuelle, font que toutes les entreprises réduisent la voilure. Je continue à rencontrer de nombreux chefs d’entreprise et patrons de PME de différentes filières qui me disent qu’ils ne savent pas où l’on va économiquement. C’est l’incertitude la plus totale. Leur sera-t-il encore possible d’exporter vers les États-Unis ? Quels seront les tarifs douaniers ? Le producteur de cognac, menacé, comme ses collègues du vignoble bordelais, de droits de douane qui augmenteraient ses tarifs de 50 % et l’empêcheraient d’exporter vers les États-Unis, ne prendra pas le risque d’embaucher. Lorsque l’industrie automobile ralentit très fortement, vous comprenez qu’une entreprise comme STMicroelectronics, dont la première part de marché est l’industrie automobile, soit amenée à réduire la voilure et à annoncer un plan de réduction des effectifs d’environ 1 000 personnes.

Certes, le rôle des politiques est d’anticiper, et c’est ce que nous faisons régulièrement. Cela étant, personne n’avait prévu, je pense, que le coup de massue que s’est pris l’économie mondiale à la suite de l’élection de Donald Trump serait aussi violent. L’impact sur l’économie réelle, les investissements, les emplois et la capacité à garder ses salariés se traduit dans les chiffres des plans de licenciements.

M. le rapporteur. Vous n’étiez effectivement plus ministre lorsque M. Trump a été élu Président des États-Unis, mais vous l’étiez encore lorsqu’il a annoncé sa candidature et énoncé plusieurs éléments de son programme qui avaient de quoi effrayer. L’hypothèse de sa victoire, selon la presse et les observateurs, était relativement élevée. A-t-elle été anticipée et analysée ou a-t-on un peu fermé les yeux sur ses intentions en matière économique et commerciale et fait preuve d’un manque d’anticipation ? Vous parlez d’un effet « coup de massue », mais M. Trump est parti en campagne longtemps à l’avance ; il y a eu des primaires puis, après son élection, une période de transition. Je conviens bien volontiers de son caractère imprévisible ; néanmoins, nous disposions d’éléments quant à ses orientations économiques – la presse internationale les a relayées noir sur blanc, rien n’était dissimulé. Or vous avez été longuement aux responsabilités – mais vous n’êtes bien sûr pas le seul concerné. La situation a-t-elle été anticipée, à l’échelle nationale et européenne ?

M. Bruno Le Maire. Je ne vois pas très bien ce que nous aurions pu faire contre la dinguerie qui consiste à imposer des tarifs douaniers de 100 %, 140 % ou 150 %. C’est très compliqué, pour un continent raisonnable, de réagir à la dinguerie de telles décisions. Que pouvions-nous faire lorsque M. Trump a révélé, ce fameux « jour de la libération », son tableau « lunaire » comportant les tarifs imposés aux différents États ?

Ce qui est à notre honneur, en revanche, c’est que, face à un échange commercial inéquitable, la France a été le seul pays en Europe à dire qu’il fallait se battre et se protéger en instituant des instruments nouveaux. À ce titre, nous avons bien anticipé la vague des véhicules électriques chinois. Je me suis rendu à Shenzhen pour rencontrer le patron de BYD et visiter les usines de ce groupe : j’ai vu à quel point l’industrie électrique chinoise était subventionnée. Une fois rentré en Europe, j’ai expliqué qu’il fallait imposer des barrières commerciales si nous ne voulions pas être submergés par des véhicules de qualité et bien moins chers. Il faut protéger le marché pour que des entreprises telles que Renault ou Stellantis, qui consentent des efforts importants pour rattraper leur retard, puissent se développer dans des conditions équitables. Il est donc tout à notre honneur d’avoir anticipé et incité à ce que l’on prenne des mesures en faveur de certaines filières, auxquelles d’autres pays étaient opposés.

Autre exemple : lorsque M. Biden a instauré l’Inflation Reduction Act, la France a été la seule à réagir en adoptant la loi relative à l’industrie verte, que j’ai défendue, laquelle permettait de contrebalancer les avantages fiscaux proposés par les Américains aux entreprises européennes acceptant de se délocaliser aux États-Unis. Nous leur avons demandé de rester en France et promis, en contrepartie, des crédits d’impôts.

M. le rapporteur. Vous affirmez que la situation était difficile à anticiper. Toutefois, avez-vous tiré les conclusions de la période post-covid ? Une partie des personnes que nous avons auditionnées ont expliqué que la situation économique était prévisible puisque de nombreuses entreprises et des secteurs en difficulté ont bénéficié d’aides qui n’ont fait que retarder l’aggravation de leurs difficultés. Pourquoi ne l’a-t-on pas mieux anticipé, puisque nous subissons désormais, à retardement, les effets sociaux et économiques de l’arrêt des aides liées à la pandémie ?

M. Bruno Le Maire. Nous avons anticipé un certain nombre de choses, en demandant, notamment, à certains secteurs de restructurer complètement leurs chaînes d’approvisionnement pour être plus indépendants et de tirer les conséquences de la crise sanitaire. Nous les avons alertés sur le fait que, dans un monde hostile, la Chine pourrait cesser de fournir les matériaux rares nécessaires à la construction automobile, la Russie son titane, nécessaire à la construction des avions, ou les États-Unis imposer des interdictions à l’exportation. Plusieurs secteurs l’ont fait, comme l’aéronautique et l’industrie automobile. Toutefois, c’est moins un problème d’anticipation que de délais : revoir ses chaînes d’approvisionnement ne se fait pas du jour au lendemain ; c’est très long et très difficile.

Ensuite, quelques secteurs spécifiques, tels que le textile et l’habillement – auxquels je suis très attaché en tant qu’ancien élu local à Évreux – ont perdu des milliers d’emplois, essentiellement féminins, à la suite de la fermeture de plusieurs entreprises. Je suis favorable à l’idée d’imposer une taxation à l’entrée sur les produits chinois de la fast-fashion, comme ceux de Shein. Nous n’arriverons pas à faire face à la concurrence chinoise sans instaurer des instruments de protection commerciale pour garantir des conditions équitables.

M. le rapporteur. Nous avons auditionné des représentants du secteur du prêt-à-porter qui nous ont fait part de leurs difficultés grandissantes. Permettez-moi de vous interroger sur un sujet qui peut paraître anecdotique, mais qui ne l’est pas tant que cela puisque nous nous intéressons aux pouvoirs publics et à leur exemplarité. Que pensez-vous du fait que l’un de vos anciens collègues, M. Castaner, ancien ministre de l’intérieur, soit devenu un agent de cette entreprise de déstabilisation du secteur français du prêt-à-porter et le relais d’une concurrence féroce menée à l’encontre d’un secteur économique essentiel, qui crée de nombreux emplois dans les territoires ?

M. Bruno Le Maire. Chacun est libre de ses choix. Nous nous sommes emparés de la question de Shein, il y a deux ou trois ans, avec des parlementaires qui n’étaient d’ailleurs pas forcément de ma famille politique. Nous avons cherché, avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les moyens de bloquer l’entrée sur le territoire français et européen de ces produits à bas coûts, qui menacent l’industrie textile et du prêt-à-porter, ainsi que le commerce de l’habillement. Nous avons pris des mesures, mais je ne vous cacherai pas que c’est très difficile et je ne suis pas sûr que ces actions soient les plus opérationnelles. Je suis devenu très basique : lorsqu’il y a le feu au lac, il faut prendre des mesures drastiques et immédiates. C’est pourquoi je suis favorable à l’application de dispositifs de protection commerciale, sous forme de tarifs douaniers, dans certaines industries. En effet, tout autre dispositif trop subtil ou complexe ne nous permettra pas de résister à des empires économiques qui ne respectent pas les mêmes règles que nous.

Il existe une autre arme massive : celle de l’accès aux marchés publics. Pensez-vous qu’il viendrait à l’idée du Gouvernement chinois d’équiper ses parcs éoliens offshore avec des produits européens ? Pas une seconde ! Croyez-vous que les Américains auraient l’idée de s’équiper avec des batteries électriques produites en Europe ? Pas davantage ! Par conséquent, à nous de privilégier, dans les marchés publics, les produits européens. Cela existe dans un nombre très limité de domaines, tels que le ferroviaire, mais la mesure devrait s’appliquer à tous les secteurs industriels. C’est une vraie bataille à mener, qui permettrait de sauver des centaines de milliers d’emplois.

Pour cela, il faudrait conditionner l’octroi d’un marché européen à la présence d’un certain pourcentage de contenus européens – 30 %, 40 %, 50 % – dans les voitures, les trains, les avions ou les biens manufacturés. Voilà le changement idéologique vers lequel il faut tendre si nous voulons rester une grande puissance. Une grande puissance n’a pas peur de son ombre ni de la riposte chinoise ou américaine ; elle assume sa puissance. Notre puissance vient du fait que nous représentons 450 millions de consommateurs, qui sont les plus riches de la planète. Soit on fait du marché public un levier, soit on en fait un cheval de Troie mais, dans ce cas, nous ne sommes pas près de voir la fin des plans de licenciements.

M. le rapporteur. Vous avez formulé beaucoup de propositions qui nourriront, à n’en pas douter, nos réflexions. Toutefois, vous avez été ministre pendant sept ans, ce qui est très long – je vous félicite pour cette longévité, particulièrement rare en ce moment. Dans ces conditions, pourquoi n’avez-vous pas appliqué ces préconisations puisque, jusqu’en 2022 – soit pendant cinq ans –, vous disposiez d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale et que de 2022 à 2024, votre majorité relative était suffisamment confortable pour faire passer les budgets en recourant à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution sans faire courir au Gouvernement un risque de censure ? Pourquoi les propositions, pour ne pas dire les leçons, qu’en professeur d’économie, vous nous donnez aujourd’hui, n’ont-elles pas été appliquées ? Est-ce le fait du Président de la République, du Premier ministre ou du contexte ? J’aimerais comprendre, puisque nous nous interrogeons sur l’efficacité de l’action des pouvoirs publics, ce qui a coincé.

M. Bruno Le Maire. Dieu soit loué, on ne réussit pas tout, même en sept ans : il y a des choses qui fonctionnent et d’autres pas. Néanmoins, s’il y a bien un registre dans lequel nous pouvons être fiers, collectivement – ministre de l’économie et des finances, Gouvernement, Président de la République et oppositions –, c’est d’avoir pu agir au niveau européen. Lorsque la France se rassemble pour traiter une question, les résultats obtenus sont spectaculaires ; lorsqu’elle se divise, ils sont dramatiques. Nous nous sommes rassemblés sur plusieurs sujets, que j’ai défendus auprès de la Commission européenne, à Bruxelles, et sur lesquels nous avons obtenu une vraie transformation de l’idéologie européenne et réussi à mettre à bas plusieurs dogmes européens.

Le premier de ces dogmes concerne la politique commerciale : l’Europe n’a jamais imposé de tarifs douaniers, sauf en riposte, car elle considère que c’est une hérésie et que le commerce doit être totalement libre. Moi, je suis très fier d’avoir défendu cette hérésie et d’avoir eu gain de cause. Cette première victoire a permis de sauver nos industries automobiles, grâce aux droits de douane de 37 % imposés aux véhicules électriques chinois.

Le deuxième résultat, c’est le retour de la politique industrielle que nous avons conçue, préparée et mise en œuvre. Nous n’aurions pas pu y parvenir sans un consensus, y compris au sein des oppositions, sur le discours que j’ai tenu à Bruxelles devant Margrethe Vestager et l’ensemble de la Commission européenne quant à la nécessité d’engager une véritable politique industrielle. Je rends hommage, à cet égard, au commissaire européen Thierry Breton, qui l’a défendue, aux oppositions qui m’ont accompagné, ainsi qu’au Gouvernement allemand de Mme Merkel qui nous a soutenus alors que c’était contraire à la doxa allemande. Deuxième victoire, donc : le retour de la politique industrielle, engagée lorsque j’étais ministre de l’économie et des finances.

Enfin, troisième victoire : la possibilité d’accorder des subventions publiques aux industries. C’était impensable auparavant. Nous avons obtenu de pouvoir donner de l’argent public à des investisseurs étrangers qui investissaient dans les batteries électriques, les semiconducteurs, les éoliennes, les aimants, les terres rares ou d’autres éléments indispensables à la souveraineté industrielle européenne. Je vous garantis que, sans argent public, l’usine de batteries électriques ACC, dans le nord de la France, n’existerait pas. Sans l’action menée collectivement afin d’obtenir l’accord de l’Union européenne pour octroyer ces subventions publiques, il n’y aurait jamais eu de batteries électriques ni de nouvelle filière industrielle.

En sept ans, je n’ai donc pas fait que causer. Nous avons obtenu des décisions majeures qui réorientent la politique européenne. Bien sûr, il reste du chemin à faire. C’est tout le charme de la politique : vous partez et il reste du travail pour les autres. J’espère qu’ils prendront le relais et, surtout, que la politique économique française sera placée sous le signe de la constance et de la stabilité. Il faut obtenir gain de cause sur l’union des marchés de capitaux, sur le contenu européen dans les appels d’offres – c’est une question décisive de puissance et de protection de nos emplois – et sur le financement de l’innovation, afin de rester au niveau des meilleurs standards mondiaux.

M. le rapporteur. Nous sommes à la veille de la date anniversaire du 29 mai 2005 et du débat sur la Constitution européenne. En résumé, vous expliquez que vos réussites résultent d’idées inspirées par la gauche : la fin du dogme de la concurrence libre et non faussée, aveugle et sauvage ou encore le rôle de l’interventionnisme et de la subvention publique. Finalement, nous avons perdu vingt ans, entre 2005 et aujourd’hui, pour appliquer ces solutions dont nous avons vu, avec la crise sanitaire, qu’elles étaient indispensables.

M. Bruno Le Maire. Je ne vous surprendrai pas si je vous dis que, pour moi, la politique industrielle engagée est d’inspiration gaulliste. J’aurais pu évoquer également le nucléaire, puisque j’ai réussi à obtenir qu’il entre dans la taxonomie européenne, ce qui est aussi une grande victoire. La défense des intérêts économiques, la capacité à se poser en grande puissance, à faire de l’Europe un empire capable de riposter face à la Chine et aux États-Unis, pour moi, c’est gaulliste, même si, pour vous, c’est de gauche. Si nous pouvons rassembler nos forces dans la même direction, ce sera bien pour le pays.

M. le rapporteur. Nous n’avons évidemment pas la même interprétation. Je me réjouis néanmoins lorsque des idées que nous défendons sont saluées et plébiscitées. Vous avez évoqué à deux ou trois reprises la stabilité. Pensez-vous que les difficultés actuelles en matière d’emploi et l’instabilité que nous vivons sont le produit de la dissolution décidée par le Président de la République il y a un an ?

M. Bruno Le Maire. Il n’y a rien de pire que l’instabilité économique. Tout ce qui engendre de l’instabilité induit du désordre économique, qui se traduit lui-même par des difficultés pour les entreprises et des licenciements. Je pense, comme l’a souligné le président Masséglia, qu’il convient d’aller au bout de la suppression de la CVAE et qu’il faut alléger la fiscalité qui pèse sur nos entreprises et les empêche de se développer. La stabilité est la mère de tous les succès économiques.

M. le rapporteur. Revenons-en à la question des aides publiques aux entreprises, qui fait l’objet d’une commission d’enquête sénatoriale et qui nous intéresse puisque ces aides constituent un levier pour la puissance publique. La Cour des comptes, que nous avons auditionnée, nous alerte sur le fait que ces aides sont coûteuses et qu’elles ne sont ni plafonnées, ni conditionnées, ni contrôlées. Elles représentent un poste de dépenses substantiel pour l’État – même si personne, ici, ne suggère de ne plus aider financièrement nos entreprises. Toutefois, dans une période de difficultés budgétaires et au vu de la nécessité de garantir la bonne gestion des deniers publics, des réformes ne devraient-elles pas être engagées pour que ces aides soient plafonnées, conditionnées et mieux contrôlées ?

M. Bruno Le Maire. Chaque année, pendant sept ans, j’ai passé en revue toutes les aides aux entreprises. La direction générale du Trésor me présentait ses documents détaillant les centaines d’aides, dont certaines sont pour le moins baroques. Chacun monte sur son cocotier en disant que les entreprises sont trop aidées. Je reviens à ce que je disais sur les taxis : nous prenons le problème par le mauvais bout, c’est-à-dire par le petit bout de la lorgnette, alors que le vrai sujet, c’est le modèle économique et social français. La question est : qui paie quoi ?

Trois dispositifs concentrent la quasi-intégralité des sommes dédiées aux aides publiques aux entreprises : les compensations de charges, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les taux de TVA exceptionnels, le crédit d’impôt recherche (CIR).

Plutôt que de penser que l’on arrivera à trouver de l’argent chez ceux que certains qualifient de « salauds » d’entrepreneurs, qui perçoivent de l’argent public, mieux vaut regarder la réalité en face. Toutes les aides aux entreprises sont le produit d’un choix de politique économique et sociale, d’un modèle. Pour ma part, j’estime que ce modèle est dépassé et qu’il faut le refonder. Voilà, à mes yeux, la bonne approche.

En revanche, je ne crois pas une seconde à une démarche comme celle que propose la Cour des comptes, qui consiste à tailler ici et là. Si vous procédez comme cela, les acteurs vous diront légitimement qu’ils ne sont pas d’accord. En Guadeloupe, les individus à qui vous refuserez telle aide pour investir dans l’hôtellerie ou dans une autre activité vous diront que c’est un scandale, que vous allez tuer le territoire. Les restaurateurs à qui vous annoncerez une augmentation du taux de TVA vous demanderont pourquoi ce sont eux plutôt que les autres qui paient. Lorsque vous diminuerez drastiquement le CIR, toutes les entreprises vous diront que vous n’aurez plus de laboratoires de recherche en France ; or si vous n’avez plus de laboratoires, vous n’aurez plus rien car ce sont eux qui créent de la valeur.

Durant les sept années que j’ai passées à Bercy, j’ai fait l’exercice à sept reprises : c’est une mauvaise approche, qui ne donnera rien. La bonne approche consiste à repenser les fondements du modèle économique et social français pour déterminer qui paie quoi, pour quel type de société. Je veux que tout le monde puisse participer au financement d’une société dans laquelle chacun a un emploi bien rémunéré, qualifié, avec des entreprises dont les conditions de développement sont les plus favorables possibles.

Les allégements de charges sont massifs ; toutefois, si vous les supprimez, ce ne seront pas quelques milliers mais des dizaines de milliers de licenciements que vous subirez. En effet, compte tenu du poids des charges, nous ne sommes pas compétitifs en matière de coût du travail.

On en revient donc à la question posée par le président Masséglia : comment financer autrement notre modèle social pour le rendre moins coûteux ? Que finance-t-on ? Que cesseton de financer ? Financer et soutenir ceux qui sont malades est un impératif humain, solidaire, démocratique. Personne ne choisit d’être atteint de la maladie d’Alzheimer, de souffrir d’une ALD, d’être malade du cancer. Personne ne choisit d’avoir un enfant malade. Ces personnes-là doivent être totalement protégées par la société française.

Toutefois, on peut payer une franchise de 1, 2 ou 3 euros sur sa boîte de médicaments. J’ai doublé le montant de la franchise sur les médicaments. On peut aller beaucoup plus loin s’agissant de ces petites dépenses. Les économies réalisées seraient considérables et permettraient d’alléger les charges.

Je me suis battu, hélas en vain, pour qu’on revienne sur les arrêts maladie de courte durée dont le nombre et le coût explosent, ce qui traduit l’existence d’abus. Responsabilisons les uns et les autres, instaurons des franchises, cela nous permettra de dégager de l’argent pour ceux qui en ont réellement besoin. L’argent public ne doit pas aller à celui qui tire au flanc pour bénéficier d’un jour de congé le vendredi, mais à celui qui est réellement malade et qui a besoin d’un traitement de la meilleure qualité possible. C’est ainsi que vous ferez de vraies économies et que vous pourrez réduire les aides aux entreprises. Cette approche globale est la bonne.

Le deuxième dispositif est la TVA. Il s’agit de déterminer si on veut être une nation de production ou de consommation. Le taux de TVA moyen en France est l’un des plus bas de l’ensemble des pays développés, ce qui n’empêche que l’on peut toujours hurler en disant que la TVA est l’impôt le plus injuste. Nous avons une préférence collective pour la consommation plutôt que pour la production.

Le troisième dispositif est le CIR, qui vise à compenser l’absence de plafonnement des charges attachées aux salaires des ingénieurs et des personnes titulaires d’un bac + 5 – en Allemagne, ce plafonnement existe. Le CIR contrebalance le coût du travail extraordinairement élevé des personnes très qualifiées qui travaillent dans les usines, dans les endroits où l’on crée de la valeur et dans le secteur de l’innovation. Si vous voulez revenir sur le CIR, il faut plafonner le montant des charges attachées aux salaires des personnes les plus qualifiées que l’on veut garder en France. Sinon, les cerveaux s’en iront parce qu’ils coûtent trop cher. C’est une véritable menace qui plane sur tous les pays européens.

Les aides aux entreprises sont un vrai sujet qu’il faut traiter avec tout le sérieux nécessaire. On aura beau dresser pour la vingtième fois la liste à la Prévert de toutes les aides, on ne parviendra pas à trouver de sources d’économies. En revanche, il conviendrait de définir un modèle économique et social plus juste, plus efficace, plus protecteur pour ceux qui en ont réellement besoin, tout en réduisant la gabegie causée par ceux qui abusent du système.

M. le rapporteur. Vous faites un parallèle très intéressant avec la question des aides sociales. Quand nous avons auditionné la Cour des comptes, nous lui avons demandé si les gouvernements successifs avaient géré avec autant de rigueur les deniers publics en matière d’aides publiques aux entreprises et en matière d’aides sociales : sa réponse a été négative.

Ainsi, un allocataire du revenu de solidarité active (RSA) sera contrôlé jusque dans sa vie privée : les cadeaux offerts par sa famille, par exemple, seront déduits des allocations qu’il percevra. L’Assemblée nationale a même voté le conditionnement de l’allocation des aides au travail forcé des bénéficiaires du RSA, remettant ainsi en cause le principe même des allocations de solidarité et de survie.

Trouvez-vous moralement juste que les aides publiques versées aux entreprises, notamment aux très grandes entreprises, ne soient pas gérées avec autant de rigueur ? Considérezvous qu’il soit moralement juste qu’une grande entreprise reçoive des millions d’euros d’argent public et que, dans le même temps, elle distribue des dividendes à ses actionnaires et licencie habilement l’équivalent de la population de territoires entiers ? Trouvezvous normal que le moindre euro dépensé pour des aides sociales en vue de l’accompagnement de personnes vulnérables ou en difficulté fasse l’objet d’une transparence absolue alors qu’une opacité totale règne en matière d’aides publiques versées aux entreprises ?

Vous avez dit que vous passiez en revue chaque année toutes les aides. À l’Assemblée nationale, nous serions ravis de faire la même chose pour connaître le détail des aides publiques aux entreprises. La réalité, c’est que nous n’arrivons pas à recueillir de données précises, entreprise par entreprise, notamment s’agissant des plus grandes, des plus emblématiques – il ne s’agit pas de contrôler les petites et moyennes entreprises. Même la Cour des comptes ne donne que des fourchettes.

Au vu des informations détaillées dont vous aviez connaissance, avez-vous joué un rôle d’alerte, avez-vous mis la pression sur certaines grandes entreprises bénéficiaires d’aides publiques qui ont supprimé des emplois tout en distribuant des dividendes pour un montant très élevé ?

M. Bruno Le Maire. La réponse est oui, puisque c’est le rôle du ministre de l’économie et des finances. Cela étant, je souhaite distinguer deux types d’aides publiques.

D’une part, il y a les aides publiques dont je viens de parler, celles que l’on contrôle chaque année et qui se classent en trois catégories : les compensations de charges, la TVA et le CIR. À ces aides s’ajoutent des myriades d’autres aides, dont le montant peut s’élever à quelques dizaines de millions d’euros.

D’autre part, il y a les aides occasionnelles versées sous conditions. Prenons l’exemple d’ArcelorMittal, qui a fait légitimement la une de la presse : 850 millions d’euros devaient lui être versés en contrepartie d’un investissement dans des fours électriques et la décarbonation du site. Si l’investissement n’est pas réalisé, l’aide n’est pas versée. C’est une question de justice et de bonne gestion des deniers publics.

Je suis totalement favorable à la transparence. En ce domaine, on peut améliorer les choses. J’irai encore plus loin : étant donné la gravité de la situation des finances publiques – et ce, malgré les efforts que j’ai consentis –, on doit créer les conditions d’une transparence totale. Je remercie la commission des finances d’avoir rappelé qu’aucun ministre des finances n’avait fait autant d’économies que moi : celles-ci ont représenté 30 milliards d’euros en 2024, soit un montant qui n’est pas si éloigné des 40 milliards d’euros d’économies que l’on cherche à trouver aujourd’hui.

Cette transparence passe par la transmission au Parlement, notamment à la commission des affaires économiques, de l’intégralité des chiffres relatifs aux aides versées, entreprise par entreprise – c’est souhaitable et nécessaire. Vous devriez également avoir à votre disposition les travaux de la Cour des comptes. Vu l’état de nos finances publiques et compte tenu de la nécessité de déterminer si les aides sont bien employées, la commission des affaires économiques, la Cour des comptes et le Gouvernement pourraient conduire un travail en commun, en s’appuyant sur des documents et des chiffres. Ce travail serait très profitable au débat public et nous permettrait de faire des économies sur la base d’un consensus.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous raisonnez en Européen tout en soutenant que votre raisonnement est gaulliste. En effet, vous souhaitez que les réponses aux appels d’offres soient européennes. C’est dans le cadre de ce système que, par exemple, l’armée française achète ses uniformes à une entreprise qui est, certes, européenne mais pas française. Or vous avez appelé l’attention de notre commission sur le fait que nous avons perdu énormément d’emplois dans le secteur de l’industrie textile.

Vous nous avez expliqué qu’en sept ans, vous avez réussi à mettre à bas trois dogmes européens : les tarifs douaniers, la relance de la politique industrielle – qui me semble plus théorique qu’autre chose – et le versement de subventions publiques aux industries.

Je n’ai rien entendu, dans votre discours, qui concerne directement la France, sauf lorsque vous avez abordé la question du modèle social. Je ne vois pas en quoi les décisions que vous avez prises lorsque vous étiez ministre – même s’agissant d’ArcelorMittal – ont limité les licenciements qui surviennent aujourd’hui. Par ailleurs, je perçois mal en quoi vos recommandations permettraient aux entreprises de bien fonctionner.

Vous ne vous êtes pas posé certaines questions. Vous avez dit que vous vous êtes battu contre l’Europe, mais pourquoi ne vous êtes-vous pas opposé à la surréglementation dans certains domaines, notamment dans l’agriculture ? La surréglementation conduit à augmenter le coût du travail dans une proportion qui ne se justifie pas du point de vue économique  c’est d’ailleurs pour cela qu’on achète en Europe et non en France, et donc qu’on ne produit plus en France. Ne pensez-vous pas que ce facteur soit à l’origine des grandes difficultés que nous rencontrons ?

M. Bruno Le Maire. Si, bien sûr, mais nous ne sommes pas restés inertes. Prenons l’exemple de l’industrie financière – les banques et les assurances : elle ne plaît pas à beaucoup de monde, mais elle représente des centaines de milliers d’emplois. Je me suis battu pour qu’on simplifie la directive dite « Solvabilité II » ainsi que les accords de Bâle III – autrement dit, les règles prudentielles européennes qui ont été définies au lendemain de la crise financière de 20082010. Elles étaient parmi les plus strictes au monde, si bien que les banques américaines nous prenaient des parts de marché.

Les règles prudentielles, aussi techniques qu’elles puissent paraître, ont des effets très concrets, y compris sur les licenciements. Pour se développer, une entreprise a besoin d’argent, lequel lui sera prêté par les banques, les assureurs, les institutions financières. Si les règles imposent de disposer de 3 euros de réserve financière – contre 2 euros aux États-Unis – pour investir 1 euro dans une PME, l’investissement n’aura pas lieu car l’immobilisation exigée est excessive. Les règles prudentielles permettent ou non de dégager de l’argent en faveur des PME. C’est la raison pour laquelle je me suis battu pour les simplifier.

Ensuite, les difficultés des PME sont liées aux incertitudes mondiales considérables qui conduisent à geler toutes les décisions d’investissement. Elles sont également à mettre en relation avec la compétitivité de notre modèle, pour laquelle je me suis battu pendant sept ans. Notre modèle social est trop coûteux et pèse à l’excès sur la production et le travail. Tant que nous ne l’aurons pas modifié, nous nous appauvrirons. Il faut donc trouver, comme on a su le faire en 1945, un autre moyen de financer un modèle social qui protège ceux qui en ont besoin, mais qui ne dépense pas autant pour ceux qui n’en ont pas besoin.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous : même si la réglementation a peut-être été allégée, les banques ne prêtent pas.

Vous avez dit que les défaillances d’entreprises étaient la conséquence de l’arrêt des mesures de soutien liées à la crise du covid19. Or, si les entreprises sont défaillantes aujourd’hui, c’est parce qu’elles l’étaient déjà avant la crise sanitaire : leur situation n’est donc pas due à l’instabilité économique ou politique liée à la Chine, aux guerres ou à Donald Trump.

Les normes européennes qui voient le jour en permanence entraînent des surcoûts pour les entreprises. Je pense notamment à la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, dite « CSRD », qui instaure une nouvelle comptabilité européenne. Les entreprises devront payer encore plus cher leurs experts-comptables afin que ceux-ci déterminent si elles sont assez vertueuses en matière écologique et si elles respectent le principe d’égalité.

M. Bruno Le Maire. S’agissant des normes européennes, j’ai déjà répondu qu’il était nécessaire de les simplifier de manière immédiate et massive.

Les entreprises qui étaient fragilisées avant la crise sanitaire et qui ne se sont pas adaptées, qui n’ont pas accompli les investissements nécessaires, qui ne se sont pas numérisées, ont été confrontées à des difficultés considérables à l’issue de la crise. C’est pourquoi il faut investir massivement et rapidement dans l’IA et les nouvelles technologies pour ne pas être dépassé demain et rester compétitif.

S’agissant du soutien que nous avons apporté, j’ai pris l’habitude, depuis un an, qu’on me reproche tout et son contraire. Tantôt, on me dit que nous avons dépensé beaucoup trop d’argent, tantôt, que nous n’avons pas dépensé assez, ce qui a mis en difficulté les entreprises les plus fragiles. Le choix que nous avons fait et dont je suis très fier, c’est d’avoir instauré le dispositif le plus protecteur et le plus juste possible, qui a ciblé d’abord les plus petits, à savoir les TPE-PME.

Ce dispositif a également certainement permis à certaines entreprises en difficulté de survivre alors que tel n’aurait pas été le cas en période normale : c’est pourquoi elles ont de nouveau été confrontées à des difficultés lorsque ce soutien a pris fin.

Il convenait de faire tout ce qui était nécessaire pour protéger les petits, les artisans, les commerçants, les TPE et les PME, au cours d’une période économique inédite depuis un siècle. Nous avons donc pris la bonne décision.

M. le président Denis Masséglia. Madame la députée, je m’étonne de vos propos au sujet des banques. À l’issue de la crise financière de 20082010, l’Europe a conclu les accords de Bâle III et les États-Unis ont adopté la loi Dodd-Frank qu’ils ont commencé à détricoter dès 2018 pour rendre leur système financier compétitif. Je partage le point de vue de M. le ministre. Le système financier américain s’est réformé pour être compétitif par rapport aux systèmes français et européen. Nous avons toujours intérêt à suivre les évolutions législatives de nos voisins américains, qui sont nos alliés et non nos amis, pour essayer de rester compétitifs.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Je considère simplement que les accords de Bâle II et Bâle III ne sont pas la réponse adaptée aux problèmes de l’emploi.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Monsieur le ministre, vous avez indiqué qu’au cours de chacune des sept années où vous étiez au ministère de l’économie, la direction du Trésor vous apportait la liste détaillée des aides publiques versées aux entreprises.

M. Bruno Le Maire. Pour être tout à fait exact, c’est moi qui demandais l’établissement de cette liste. Par conséquent, je la connais presque par cœur, comme une fable de La Fontaine.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Monsieur le rapporteur, monsieur le président, notre commission d’enquête pourrait-elle récupérer cette liste, qui est d’un accès difficile aux parlementaires ?

M. le président Denis Masséglia. Vous n’êtes pas membre de la commission des finances, mais sachez que les commissaires aux finances ont accès à l’ensemble de ces documents.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Nous en rediscuterons lors d’une réunion du bureau de la commission d’enquête. En tout cas, je suis content de savoir que cette liste existe.

Monsieur Le Maire, j’ai 24 ans ; depuis que j’ai 2 ans, vous êtes aux responsabilités, en tant que conseiller dans des cabinets ministériels, secrétaire d’État, puis ministre.

Vos critiques sur le monde actuel sont intéressantes mais j’ai l’impression qu’elles cherchent à faire oublier que, pendant longtemps, vous avez été un partisan de la mondialisation heureuse, du marché à tout prix, à tout va. Or je n’ai pas le sentiment que vous en ayez tiré de grands enseignements – ni de cela, ni du reste.

Je pourrais évoquer la privatisation des autoroutes de 2006, vendues 15 milliards d’euros à des entreprises privées. Le manque à gagner pour l’État a été estimé à 6,5 milliards d’euros, selon la commission d’enquête du Sénat sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières. Du reste, vous avez vous-même reconnu des erreurs dues au manque de garanties, tout en assurant en avoir tiré des leçons.

Or j’ai le sentiment que vous n’avez pas tiré ces leçons car, durant les sept ans où vous étiez au ministère de l’économie, 260 milliards d’euros d’aides publiques ont été versés aux entreprises, selon la Cour des comptes, auxquels s’ajoutent les exonérations de charges et d’impôts, qui ont surtout profité aux très grandes entreprises. Qu’a-t-on obtenu en contrepartie ? Vous avez commis avec les entreprises la même erreur qu’avec les autoroutes : vous avez signé un chèque en blanc ; on n’a rien récupéré en échange.

Au troisième trimestre de l’année 2024, le taux de marge des entreprises françaises excédait 32 %. Les entreprises du CAC 40 ont distribué 98 milliards d’euros à leurs actionnaires. Du côté des travailleurs, 200 000 emplois vont être supprimés et 304 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) sont en cours ; le nombre de demandeurs d’emploi a augmenté de 22 %. Reconnaissez-vous votre responsabilité dans la situation actuelle alors que vous défendez la mondialisation heureuse depuis que j’ai 2 ans ? Admettez-vous avoir reproduit, en tant que ministre de l’économie, la même erreur qu’avec les autoroutes – autrement dit, reconnaissez-vous avoir donné sans obtenir suffisamment de garanties, ce qui conduit, à la fin, à se faire arnaquer ?

M. Bruno Le Maire. Dans votre prime enfance, vous ne deviez pas suivre de près la politique française. Mais si vous aviez été doté de capacités surnaturelles – celles de lire la presse politique et de comprendre ce qui se passait –, vous auriez lu que Dominique de Villepin, dont j’étais le directeur de cabinet à Matignon, s’était opposé à un certain nombre d’investissements étrangers dans les technologies françaises pour les protéger contre la mondialisation heureuse à laquelle je n’ai jamais cru et dont je n’ai jamais été un défenseur.

M. Montebourg a développé les interdictions en matière d’investissement étranger en France (IEF), par un décret de 2014, mais je rappelle que c’est le Gouvernement de Dominique de Villepin qui a pris le premier décret sur les IEF pour lutter contre les excès de la mondialisation heureuse.

J’ai été nommé ministre de l’agriculture en 2009, année marquée par la crise du lait, qui a été l’une des plus terribles qu’ait connue l’agriculture française. En effet, elle a entraîné un effondrement de 30 % des revenus des producteurs de lait. Ceux-ci étaient tellement désespérés qu’ils épandaient leur lait dans les champs car ils préféraient le jeter plutôt que de le vendre à perte. Je suis alors allé rencontrer – l’entrevue fut assez peu sympathique – la commissaire européenne Mariann Fischer Boel. Je me suis opposé à la mondialisation heureuse, à l’agriculture mondialisée, à l’ouverture de toutes les frontières, à l’abandon des producteurs de lait. En ma qualité de ministre de l’agriculture, j’ai exigé que l’Union européenne débloque 600 millions d’euros pour soutenir les agriculteurs et qu’elle ferme les frontières à des productions bénéficiant d’un dumping agricole qui submergeaient les marchés européens. Et, croyez-moi, ce conflit fut assez dur.

J’ai ensuite proposé la relance de la politique industrielle, en tant que ministre de l’économie et des finances – et même avant, en tant que candidat à la primaire de la droite et du centre.

Dans Le nouvel empire. L’Europe du vingt et unième siècle, ouvrage rédigé dans la perspective des élections européennes de 2019, je réclamais un virage complet de la politique économique européenne pour tenir compte des excès de la mondialisation et du fait que personne ne respectait les règles du jeu.

Bien entendu, on commet des erreurs, mais, s’il y en a bien une que je n’ai jamais faite, c’est de penser que la mondialisation heureuse, la libre compétition de l’ensemble des nations était la solution pour la France et l’Europe. Je n’y ai jamais cru. Je suis gaulliste, je l’ai été, je le suis et je le resterai.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Vous pouvez être, à titre personnel, opposé à la mondialisation heureuse, mais c’est contradictoire avec les politiques menées au cours des dernières décennies, durant lesquelles vous étiez aux responsabilités, et la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Monsieur le ministre, s’agissant du transport sanitaire en taxi, vous avez expliqué qu’il fallait agir sur les patients, qui doivent se responsabiliser – autrement dit, si l’on comprend bien, qui ne doivent pas réclamer certaines prestations ou certains soins. Pour vous, c’est ainsi qu’on assure une bonne comptabilité publique. Or ce type de position nous mène dans le mur.

Les taxis sont principalement préoccupés par la nouvelle convention, le forfait unique réduisant leurs revenus de 30 %, alors même qu’ils subissent la concurrence de Uber, de Bolt, de Heetch, lesquels ne paient quasiment aucun impôt dans notre pays. L’État tape sur les taxis qui se retrouvent à travailler près de onze heures par jour, six jours sur sept, alors que leurs revenus ne suivent pas.

Dans le même temps, pour les entreprises comme Bolt, Uber ou Heetch, il n’y a pas de règles. Les Uber Files ont révélé le rôle joué par Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie. M. Macron s’est montré beaucoup trop sympathique avec ces entreprises. Aujourd’hui, ce sont les taxis qui le paient. Qu’avez-vous fait afin que des entreprises comme Uber, Heetch ou Bolt respectent les lois et paient des impôts dans notre pays ?

M. Bruno Le Maire. Pour le coup, vous n’avez plus d’excuse : vous aviez l’âge de suivre la vie politique nationale ! Quel est le seul ministre de l’économie et des finances qui a réussi à obtenir la taxation des géants du numérique ?

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Combien ?

M. Bruno Le Maire. Vous dites qu’ils ne paient pas d’impôts. Sans doute pourraientils en payer plus, mais s’il y a un combat que j’ai mené, c’est bien celui de la taxation des géants du numérique. Il ne vous aura d’ailleurs pas échappé, puisque vous suivez l’actualité, que M. Trump considère aujourd’hui que cette taxe pose un énorme problème et que les États-Unis doivent y riposter. Pendant cinq ans, j’ai participé à des réunions ainsi qu’à des négociations avec mon homologue américain et, aux côtés du Président de la République, avec le Président Trump directement. Je me suis insurgé contre une injustice fondamentale, sur laquelle je vous rejoins : parce qu’ils n’ont pas d’établissement stable en Europe, les géants du numérique n’y paient pas d’impôts. Aussi la France est-elle devenue le premier pays d’Europe à instaurer, à mon initiative, une taxe sur ces acteurs. Comme il était techniquement très compliqué, en l’absence d’établissement stable, de connaître le montant exact de leurs bénéfices, nous avons conçu un dispositif assez original et peu conforme aux canons de la fiscalité, qui repose sur la taxation du chiffre d’affaires. La recette fiscale ainsi perçue représente aujourd’hui environ 1 milliard d’euros.

S’agissant de la réforme des transports médicaux, le Gouvernement a raison de vouloir s’attaquer au problème majeur de la dérive inacceptable des comptes sociaux. Il n’est pas possible ni soutenable financièrement que tout le monde ait accès à un transport médical gratuit. Mais il faut traiter le problème à la racine en regardant d’abord du côté du prescripteur et du patient, au lieu de faire porter l’intégralité du coût de la réforme sur les taxis.

Je vous rejoins cependant sur un point : la concurrence avec les voitures de transport avec chauffeur (VTC) est inéquitable pour les taxis, qu’ils soient franchisés ou artisans indépendants. Il faut faire respecter les règles, telles que l’interdiction des démarchages sauvages à la sortie des gares et des aéroports, car l’injustice crée de la colère.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Pouvez-vous me dire combien Uber a payé d’impôts, en France, l’année dernière ?

M. Bruno Le Maire. N’étant plus ministre des finances, je n’ai plus accès à cette information, mais même si je l’étais encore, je serais tenu au secret fiscal et n’aurais donc pas le droit de vous communiquer le montant des impôts payés par les entreprises.

M. Louis Boyard (LFI-NFP). Selon certaines estimations, Uber aurait payé moins de 10 millions d’euros d’impôts alors que son chiffre d’affaires s’élève à plusieurs centaines de millions d’euros. Peut-être vous êtes-vous battu, mais vous n’avez pas obtenu le résultat escompté. Il s’est passé avec Uber la même chose qu’avec les autoroutes, les aides aux entreprises et les allègements de charges : vous avez donné sans cesse, sans exiger quelque garantie que ce soit, mais n’avez finalement obtenu aucun résultat.

M. Bruno Le Maire. Vous pouvez tout mélanger, mais cela fera une mauvaise soupe. Vous mettez dans le même pot les autoroutes, les aides aux entreprises et la fiscalité des géants du numérique… Cela n’a absolument rien à voir !

S’agissant de la fiscalité des géants du numérique, nous n’avons pas donné, nous avons pris. La France est le seul État d’Europe qui a eu le courage de prendre – car, croyez-moi, il faut un sacré courage pour affronter les géants du numérique et l’administration Trump, et leur dire les yeux dans les yeux que nous allons taxer les entreprises qui ne paient pas d’impôts chez nous.

M. le président Denis Masséglia. Il est vrai que la France a été active en la matière et qu’elle a été le premier pays européen à appliquer ce type de fiscalité. J’ai eu la chance d’être rapporteur pour avis du projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, que vous défendiez à l’époque. Ce dispositif montre son efficacité, puisque, vous l’avez dit, près de 1 milliard d’euros de recettes fiscales entrent aujourd’hui dans les caisses de l’État.

M. le rapporteur. Vous avez dit tout à l’heure que l’un des problèmes de notre modèle est que « le travail paie tout ». Dès lors, pourquoi ne pas avoir accepté, pendant sept ans, que le capital paie un peu plus ? Les propositions n’ont pourtant pas manqué lors des débats budgétaires : la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) puis le Nouveau Front populaire (NFP) ont plaidé pour taxer davantage les dividendes et mettre à contribution les actionnaires. Cela permettrait de moins faire peser sur les travailleurs ainsi que sur les classes moyennes et populaires l’effort de financement de nos services publics et de notre protection sociale, ainsi que la résorption de nos déficits.

M. Bruno Le Maire. À chaque fois que se pose une question politique, j’essaie de prendre le point de départ qui me paraît le bon. En l’occurrence, le bon point de départ, à mes yeux, était de dépenser moins et non de taxer plus.

M. le rapporteur. Je ne relancerai pas ici les longs débats budgétaires que nous avons pu avoir, même s’ils ont été trop courts à notre goût, le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution intervenant de plus en plus rapidement.

Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes attachés à étudier des situations précises, concrètes, afin de ne pas rester dans l’analyse théorique, d’identifier les défaillances des pouvoirs publics et d’en tirer quelques enseignements.

J’aimerais donc vous interroger sur le cas de la société Lapeyre. Alors que vous étiez aux responsabilités, des organisations syndicales et des élus vous ont alerté sur la situation de la société – j’ai par exemple sous les yeux le texte d’une question au Gouvernement que notre collègue Bastien Lachaud avait posée en 2021. Qu’avez-vous fait, concrètement, de ces alertes ? Quel regard portez-vous sur les « fonds vautours » tels que Mutares, qui s’est « occupé », pour ainsi dire, de la société Lapeyre ? Quels dispositifs avez-vous mis en place ou suggéreriez-vous de mettre en place pour encadrer l’action de ces fonds et protéger des salariés, des entreprises ou des secteurs économiques de ces pratiques assez peu conformes à l’idée que nous nous faisons de l’ordre économique ?

M. Bruno Le Maire. Il reste certainement des choses à faire. Il faut bien distinguer deux types de fonds : d’une part, ceux qui repèrent une défaillance de gestion, dont l’intervention peut se révéler utile ; d’autre part, ceux que vous qualifiez de « vautours », dont l’activité mérite d’être encadrée par des dispositions, notamment législatives, prises par l’État en tant que garant de l’ordre public économique.

Je ne me souviens plus précisément de ce que nous avons fait à propos de la société Lapeyre, et je ne voudrais pas vous dire de bêtises. Je propose donc de vous répondre par écrit à ce sujet.

M. le président Denis Masséglia. Permettez-moi une petite réaction personnelle à vos propos sur la notion de puissance. Nous, responsables politiques, devons être conscients que la France est un grand pays, mais qu’elle est aussi toute petite au regard du combat auquel se livrent la Chine et les États-Unis. Notre puissance économique, c’est-à-dire notre capacité à peser dans le débat et à défendre nos intérêts, passe par la définition des modalités d’accès à notre marché. En réalité, la défense des entreprises françaises et des emplois français doit passer par la définition collective d’une puissance européenne, le marché européen étant le plus grand au monde. Si elles restent seules, nos entreprises se trouveront malheureusement confrontées à des concurrents dont la puissance économique dépassera la leur, et contre lesquels elles ne pourront pas lutter.

Monsieur le ministre, je vous remercie pour votre présence et pour la précision de vos réponses. Vous pouvez encore adresser au rapporteur toutes les réponses que vous souhaiterez apporter à nos interrogations. Vous vous êtes notamment engagé à nous donner par écrit des éléments sur le dossier de la société Lapeyre.

La séance s’achève à dix-sept heures dix.


Présences en réunion

Présents. – M. Louis Boyard, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia, Mme Sophie-Laurence Roy