Compte rendu

Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs

– Audition de M. Jean–Marie Cavada, président de iDFrights.......2

– Audition de M. Michael Stora, psychologue et psychanalyste, co-fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines              14

– Présences en réunion................................25


Vendredi
2 mai 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures.

 

La commission auditionne M. Jean-Marie Cavada, président de iDFrights.

M. le président Arthur Delaporte. Nous recevons aujourd’hui M. Jean-Marie Cavada, ancien député européen, journaliste et président de iDFrights, l’Institut des droits fondamentaux du numérique.

Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Marie Cavada prête serment.)

M. Jean-Marie Cavada, président de iDFrights. Je n’ai aucun intérêt ni de près ni de loin avec les compagnies sur le sujet desquelles travaille cette commission d’enquête et, d’une façon générale, sur lesquelles l’Institut des droits fondamentaux du numérique, que je préside, travaille depuis maintenant cinq ans.

Nous entrons désormais dans une phase où la question de la maltraitance des mineurs, qu’elle soit physique, intellectuelle, émotionnelle ou liée à leur sécurité, est devenue un sujet largement compris et auquel un nombre croissant de personnes s’intéresse activement. Il était grand temps, en effet, que nous prenions à bras-le-corps ces dynamiques de destruction sociale, à commencer par celles qui frappent les enfants, lesquels ont été précipités dans ce flux technologique incontrôlé, bien plus rapide que ce que le régulateur, le législateur ou l’exécutif peuvent encadrer par nature. Il est donc légitime de constater le décalage entre le temps de la loi et la réalité des dommages subis par la population en général, et en particulier par les adolescents et les mineurs, qui sont au cœur de votre enquête. Il devient urgent de mobiliser les moyens nécessaires pour restaurer un équilibre et un ordre dont l’absence nuit gravement à l’ensemble de notre société.

Je souhaite élargir le regard à l’échelle internationale car la situation actuelle ne concerne pas uniquement le continent européen et ses enfants, mais s’étend à l’Afrique, à l’Australie, à l’Asie du Sud-Est et à l’ensemble de l’Asie, à l’exception notable de la Chine, ainsi qu’au Canada et à d’autres territoires. Le monde entier se trouve ainsi soumis à une extraterritorialité judiciaire qui a nourri une forme d’impérialisme numérique. Celui-ci trouve son origine dans un texte voté en 1996 sous l’administration du président Bill Clinton, dénommé la section 230. Ce dispositif, adopté pour des raisons qui n’étaient pas toutes innocentes, a permis aux fournisseurs de réseaux d’être exonérés de toute responsabilité quant au contenu qu’ils acheminent vers les utilisateurs. En conséquence, l’ensemble de la planète s’est retrouvée soumise à une loi américaine que seul le Congrès des États-Unis avait souhaitée, et qui s’applique pourtant à tous, puisque les réseaux irriguent désormais le monde entier sur la base de cette législation adoptée il y a près de trente ans. C’est là que se situe, selon moi, le cœur du mal actuel.

La logique aurait voulu que, dès cette époque, certaines grandes institutions, notamment européennes, se saisissent de cette problématique pour définir simplement la nature d’un réseau, qui est avant tout un instrument de communication publique. Dès lors, pourquoi un journal local, tel que Le Petit Bleu des Côtes d’Armor ou Le Quotidien du Calvados, se voit-il tenu juridiquement responsable s’il publie un contenu diffamatoire, infamant ou contraire à la loi, même avec un tirage limité à 10 000 exemplaires, alors que les plateformes numériques, qui touchent 1,5 à 1,6 milliard de consommateurs dans le monde, échappent à toute responsabilité juridique ? Ce déséquilibre est profondément problématique et il sera très difficile d’en corriger les effets. Tant que nous n’aurons pas appliqué aux instruments de communication numériques les mêmes règles de responsabilité que celles qui régissent les médias classiques, nous resterons condamnés à courir après les méfaits, les uns après les autres, sans jamais pouvoir les prévenir durablement.

Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Comment expliquer, alors même que votre démonstration rend parfaitement évidente l’idée que les plateformes ne sauraient être neutres dans la diffusion de l’information, puisqu’elles l’orientent à travers leurs algorithmes, que nous n’ayons pas réussi, après tant d’années, à les rendre davantage responsables, tant au niveau européen que national ?

J’aimerais recueillir votre opinion sur le règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE dit Digital service act (DSA). Considérez-vous que nous sommes allés assez loin ? Vous avez, par le passé, exprimé l’idée qu’il existait en réalité deux leviers principaux pour faire évoluer le comportement de ces plateformes, et en particulier celui de TikTok. Selon vos termes, il s’agit, d’une part, de les responsabiliser, en repensant leur statut juridique, en les qualifiant non plus comme de simples hébergeurs mais comme de véritables éditeurs de contenu et, d’autre part, de leur imposer des sanctions financières, à travers des amendes suffisamment dissuasives pour qu’elles soient réellement impactées. À vos yeux, les avancées opérées à l’échelon européen sont-elles suffisantes ou pensez-vous qu’il soit nécessaire d’aller plus loin ?

M. Jean-Marie Cavada. Le retard pris par l’Europe et la France en matière de régulation des technologies numériques s’explique, selon moi, par deux facteurs principaux. Le premier tient à la fascination que nous avons longtemps éprouvée pour l’utilité et l’efficacité du smartphone, au point de négliger d’en examiner avec la rigueur nécessaire les effets négatifs, en particulier sous un angle géopolitique. Le second réside dans la vitesse fulgurante des avancées technologiques, qui n’a cessé de devancer nos efforts législatifs, nous condamnant à un état de poursuite constante.

Mon expérience au Parlement européen, où j’ai eu l’honneur de présider plusieurs commissions, m’a permis d’observer ce décalage de manière concrète. Ce n’est qu’en 2016 que l’Union européenne a commencé à se saisir sérieusement de la question de la protection des données personnelles, avec le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE dit règlement général sur la protection des données (RGPD), qui n’a finalement été adopté qu’en 2018.

Pendant ce temps, la question de la protection du droit d’auteur, entendue comme la répartition équitable de la richesse entre, d’un côté, les grandes plateformes et, de l’autre, les auteurs, demeurait largement négligée. Or la culture a besoin d’un socle économique pour prospérer. C’est d’ailleurs l’une des grandes spécificités de l’Europe que de disposer d’une économie culturelle particulièrement riche, laquelle constitue le fondement d’une création foisonnante et dynamique. Pourtant, la richesse générée par les réseaux, notamment par le biais de la publicité, échappait pour une large part à ceux qui en étaient pourtant les contributeurs essentiels. Les plateformes numériques n’hésitaient pas à reprendre des contenus issus de la presse d’information sans qu’aucun journaliste ne soit employé au sein de ces structures, et sans que la moindre rétribution ne soit versée aux ayants droit. La question du partage de cette richesse était donc non seulement absente, mais gravement menacée. C’est dans ce contexte que la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins de la presse, dont j’ai eu l’honneur d’être l’un des initiateurs, a vu le jour.

L’émergence récente de l’intelligence artificielle illustre de manière emblématique ce phénomène de décalage. La proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (législation sur l’intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l’union dite IA Act, formulée en 2022, s’est rapidement révélée insuffisante face à l’irruption de ChatGPT, venu bouleverser l’ensemble des repères établis. Cet outil, aussi prometteur qu’inquiétant, introduit une série de ruptures majeures. Il menace d’effacer une part substantielle des droits de propriété intellectuelle des créateurs, sans même aborder les risques qu’il fait peser sur la vérité, la désinformation ou encore l’amplification des fake news. Lorsque le texte de la Commission est arrivé sur le bureau des parlementaires européens, il était déjà en partie obsolète, puisqu’il reposait sur des principes fondamentaux, certes louables, mais sans disposer des moyens nécessaires à leur mise en œuvre effective. Par ailleurs, il ne traitait pas les bouleversements introduits par ChatGPT puisque, depuis l’émergence de ce dernier, d’innombrables déclinaisons ont vu le jour et l’intelligence artificielle s’est désormais immiscée dans de nombreux services proposés aux utilisateurs.

Il est ainsi évident que l’IA Act devrait être revu, renforcé, ou du moins adapté à cette nouvelle réalité. Cela prendra du temps, comme toujours, et, le temps que les lois prennent forme, que les décrets soient promulgués, les instruments d’application déployés et les dispositifs de contrôle mis en place, une nouvelle technologie aura surgi, susceptible d’engendrer d’autres bouleversements. Tel est le rythme contemporain.

Il faut cependant souligner que ce ne sont pas, à proprement parler, l’intelligence artificielle ou les contenus diffusés sur les réseaux sociaux qui posent un problème. Le véritable enjeu réside dans le cynisme absolu des monopoles mondiaux qui ont bâti leur fortune sur ces innovations. Je ne m’attarderai pas ici sur les chiffres d’affaires, les valorisations boursières ou les bénéfices trimestriels colossaux des géants du numérique, dits Gafam, mais il est clair que nous faisons aujourd’hui face à des structures monopolistiques. Il s’agit là du dernier avatar d’un péril que le sénateur américain John Sherman dénonçait déjà à la fin du XIXe siècle. Dans un texte d’une modernité remarquable, il mettait en garde contre les monopoles, qu’il qualifiait d’ennemis de la démocratie. Je recommande à quiconque s’intéresse à ces questions de relire ce texte, qui décrit avec précision comment les concentrations de puissance économique finissent par s’attaquer aux institutions dans le but de les dominer. Leur objectif premier consiste à générer toujours davantage de profits. Le second, plus inquiétant encore, vise à organiser des pans entiers de la société de manière à renforcer la domination de ces monopoles. Certains y voient les prémices d’un projet transhumaniste, qui ne serait pas totalement absent de l’imaginaire de certains dirigeants de ces groupes. Je n’ai, à ce stade, aucun élément concret permettant d’étayer cette hypothèse, mais elle mérite d’être posée.

Mme Laure Miller, rapporteure. Votre analyse laisse entendre que nous serons inéluctablement en retard dans la régulation des réseaux sociaux, puisque le rythme de nos processus démocratiques ne peut, par nature, rivaliser avec celui des grandes entreprises technologiques. Une telle asymétrie invite peut-être à envisager une approche plus radicale dans la manière de gérer ces plateformes, notamment lorsqu’il s’agit de la protection des mineurs, qui constitue le cœur des préoccupations de notre commission d’enquête.

Disposez-vous de recommandations concrètes en ce domaine ? À vos yeux, les États doivent-ils reconquérir une part de leur souveraineté numérique afin de retrouver une véritable autonomie dans la manière dont ils encadrent l’accès des jeunes à ces plateformes ? Et, dans cette perspective, quelles mesures spécifiques jugeriez-vous pertinentes pour améliorer la situation actuelle ?

M. Jean-Marie Cavada. Le législateur, en réalité, n’est pas en retard, mais il se trouve naturellement placé dans une position qui l’oblige à la fois à combler un certain écart avec les innovations passées et à anticiper celles à venir. Cette tension, loin d’être propre à la France, caractérise l’ensemble des démocraties contemporaines.

Divers exemples permettent d’illustrer cette dynamique. L’Australie, à la faveur d’un changement de gouvernement, a récemment durci sa législation. L’Italie a engagé des démarches en ce sens, même si les résultats ne sont pas encore pleinement satisfaisants. Le Royaume-Uni a lui aussi entrepris une évolution, bien que certaines critiques aient émergé quant à l’insuffisance des mesures prises par l’Office of communications (Ofcom), l’équivalent britannique de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

La régulation à l’échelle nationale joue ici un rôle fondamental. Elle permet aux parlements et gouvernements les plus audacieux d’initier un débat public, qui peut ensuite s’étendre à l’échelon européen. Il est en effet rare que ce type de discussion naisse spontanément au sein de la Commission européenne sans qu’une impulsion préalable ait été donnée par les États membres. Cette articulation entre les niveaux nationaux et européens constitue l’un des ressorts essentiels de la progression du droit dans ce domaine.

Cependant, l’efficacité de ces législations repose avant tout sur leur application concrète, ce qui demeure loin d’être systématique. Nous observons aujourd’hui que le règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828 dit Digital markets act (DMA), pourtant conçu pour encadrer le marché numérique européen, fait déjà l’objet de remises en question jusque dans l’hémicycle du Parlement. Quant au règlement sur les services numériques (DSA), porté par le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton pour lutter contre les contenus illicites, il a sans doute permis certaines avancées, mais le chemin reste encore long.

Aussi, si je ne condamne nullement la nécessité de légiférer a posteriori, car elle est structurelle et inévitable dans toute démocratie, vous avez néanmoins raison d’insister sur l’urgence qu’il y a à anticiper davantage afin de prévenir de nouvelles dérives. Cette posture prospective n’est pas sans périls et j’ai moi-même été confronté à des pressions et à des menaces personnelles au moment des débats sur le droit d’auteur et les droits voisins.

Vous avez vous-même eu le courage d’initier ce travail, et je tiens à le saluer. Il ne s’agit pas là d’une tâche aisée. Je sais, pour l’avoir vécu personnellement lors de mon engagement en faveur des lois sur le droit d’auteur et les droits voisins, ce que représente l’expérience du lobbying et même les menaces qui l’accompagnent. Je sais quelles sont les difficultés auxquelles sont confrontés les parlementaires lorsqu’ils défendent des textes de régulation. Je connais également les formes d’intimidation, les pressions financières ou politiques qui pèsent parfois sur les gouvernements, et la tentation de céder. Mais tout cela ne doit pas nous paralyser face à la déferlante que représentent ces puissances économiques qui, par leur volonté ou parfois par le simple effet mécanique de leur action, risquent d’aboutir à une désintégration progressive de notre démocratie. Les domaines que vous explorez ici, à travers cette commission d’enquête, sont parmi les plus essentiels. Vous vous attaquez à l’un des enjeux les plus graves de notre temps que sont les atteintes à la santé mentale, l’addiction et parfois le suicide de mineurs.

Ma collègue maître Laure Boutron-Marmion, qui défend aujourd’hui douze familles, détient dans son portefeuille des témoignages accablants, dont ceux de deux familles dont les enfants se sont donné la mort. Ces suicides ne peuvent être dissociés de l’influence de contenus diffusés sur TikTok, où l’on constate une convergence de suggestions morbides, parfois à peine voilées. Les moyens de passer à l’acte y sont parfois évoqués de manière implicite et l’isolement dans lequel ces enfants se sont trouvés est effrayant.

Je pourrais tenir des propos similaires sur le sujet des données personnelles, car nous sommes en train de franchir les principes mêmes de l’Union européenne en matière de respect des droits fondamentaux, qui sont aujourd’hui bafoués. Non seulement alimentons-nous ces réseaux par nos propres données, mais celles-ci font ensuite l’objet d’un commerce massif, souvent dissimulé et parfois illégal. Elles sont extraites, croisées et revendues, le plus souvent sans aucun consentement explicite. Nous devons également mesurer la violence des attaques portées contre nos démocraties. Je ne parle même pas ici du négationnisme ou des discours de haine, bien qu’ils soient présents, mais d’un flot continu d’injures, d’insultes, de contestations du bon sens, de remise en cause de la loi et d’attaques directes contre nos institutions. Ces réseaux, qu’ils le veuillent ou non, franchissent des seuils interdits. En se posant en interlocuteurs directs, en face-à-face, avec les institutions démocratiques, ils minent peu à peu l’autorité républicaine.

Le chantier est donc immense, mais je suis convaincu que l’on ne perd que les batailles que l’on refuse d’engager. Ce combat sera long, il sera difficile, parfois rude, mais nous ne pouvons pas laisser un outil nous détruire.

Une grande part de cette responsabilité est désormais entre vos mains, ainsi que dans celles du Gouvernement, qui devra tirer les enseignements de vos travaux. Il ne saurait y répondre par des mesures légères. Nous avons besoin d’une réponse forte et claire.

Je me permets ici de citer l’exemple australien, qui a pris la décision d’interdire l’usage du smartphone pour les mineurs de moins de seize ans. À ceux qui estimeront que les parents pourraient permettre cet usage, je réponds que cette interdiction s’accompagne d’une recommandation complémentaire, celle d’offrir à ces jeunes un appareil limité aux appels téléphoniques, sans accès à internet ni aux réseaux sociaux. Il s’agit ici de préserver la santé mentale des enfants, de protéger leur discernement, leur jugement et leur rapport au monde. Il ne s’agit pas d’une mesure symbolique mais d’une nécessité face à une réalité qui, si nous ne la régulons pas, continuera d’oblitérer leur développement, leur esprit critique et leur avenir. Nous le constatons déjà, dans l’érosion de la cohésion sociale, dans la montée des extrêmes, et dans la fragilisation des institutions.

Votre travail se concentre, à juste titre, sur TikTok, puisqu’il s’agit aujourd’hui du réseau qui rencontre le plus grand succès auprès de la jeunesse. Cependant, au regard de mon expérience en matière de contrôle et des échanges que je peux avoir avec des chercheurs spécialisés sur ces questions, je tiens à souligner que Snapchat n’est en rien moins préoccupant. Si TikTok et Snapchat venaient à être efficacement régulés sur le territoire européen, d’autres réseaux ne manqueront pas de prendre le relais, selon une dynamique bien connue.

Pour prendre toute la mesure de l’enjeu et trouver en nous la lucidité et le courage d’y faire face, une simple question suffit : pourquoi les enfants chinois qui consultent TikTok ne sont-ils pas exposés aux contenus dégradants, vulgaires ou toxiques destinés aux enfants occidentaux ? Cette question mérite d’être posée, et la réponse qu’elle appelle est, en elle-même, profondément révélatrice.

M. le président Arthur Delaporte. Des discussions ont effectivement eu lieu pour déterminer s’il convenait ou non de restreindre le champ d’investigation de notre commission d’enquête à la seule plateforme TikTok. Compte tenu de la durée limitée des travaux, fixée à six mois, et de l’ampleur des dérives que nous avons d’ores et déjà identifiées, nous avons collectivement fait le choix de concentrer nos efforts principalement sur cette plateforme, tout en veillant à ne pas nous y limiter exclusivement. Nous prévoyons ainsi d’auditionner, dans la phase finale de nos travaux, l’ensemble des grandes plateformes, notamment Meta et Snapchat. Il nous paraît en effet évident que les réseaux sociaux forment un écosystème interconnecté et que les dérives que nous observons ne se cantonnent pas à une seule entité. Toutefois, TikTok, en raison de sa popularité écrasante auprès du jeune public et de la particulière visibilité de ses dérives algorithmiques, constituera le socle de notre analyse.

Les recommandations que nous formulerons à l’issue de nos travaux seront, nous l’espérons, transposables à l’ensemble des plateformes. Cette méthode nous permettra d’optimiser le temps imparti tout en conservant une approche globale et cohérente de la problématique.

M. Jean-Marie Cavada. Votre travail dépasse le cadre national et s’inscrit dans une problématique de portée internationale. Permettez-moi d’évoquer deux cas tragiques qui illustrent, de manière poignante, l’ampleur du phénomène. Aux États-Unis, le jeune Sewell, âgé d’environ quinze ans, s’est donné la mort après être tombé amoureux d’un avatar rencontré en ligne. Au Royaume-Uni, en 2017, Molly Russell, une adolescente de treize ou quatorze ans, a connu le même destin tragique, victime de l’addiction, de l’isolement et du mal-être engendrés par une exposition prolongée aux écrans. Depuis ce drame, son père, M. Ian Russell, s’est engagé avec une grande dignité en créant une fondation dédiée à la mémoire de sa fille et à la prévention de ces dérives. J’espère d’ailleurs pouvoir l’inviter prochainement en France, aux côtés de familles françaises également concernées, afin qu’ils puissent témoigner ensemble publiquement de ces réalités bouleversantes.

Mme Anne Genetet (EPR). En Australie, l’interdiction d’accès à certaines plateformes pour les jeunes de moins de seize ans n’est pas encore entrée en vigueur. Elle prendra effet à la fin de l’année, conformément au délai d’un an prévu après l’adoption du principe par les autorités. Il convient toutefois de préciser que certaines plateformes, telles que YouTube, seront exemptées de cette interdiction, alors même que leur algorithme présente lui aussi des problématiques sérieuses.

M. Jean-Marie Cavada. Je partage entièrement l’avis de Mme la députée.

M. le président Arthur Delaporte. Je précise que Mme Anne Genetet est députée des Français de l’étranger pour la circonscription incluant l’Australie et en profite pour informer l’ensemble de nos collègues que nous consacrerons une demi-journée spécifique à l’étude des expériences étrangères, parmi lesquelles le cas australien occupera une place importante.

Je m’adresse à présent à l’ancien parlementaire européen que vous êtes, et dont l’engagement en faveur de la régulation du numérique et de la protection des droits d’auteur est bien connu. Nous avons, un peu plus tôt, évoqué la question du lobbying. Pourriez-vous nous décrire les formes d’approche dont vous avez personnellement fait l’objet de la part des acteurs concernés ? À titre personnel, je précise que je n’ai pas encore eu le sentiment d’être exposée à un quelconque lobbying de la part de TikTok depuis le lancement de notre mission.

M. Jean-Marie Cavada. Les tentatives de lobbying ne sauraient tarder, à moins qu’elles ne soient déjà à l’œuvre de manière plus insidieuse dans l’entourage immédiat des décideurs. J’ai personnellement été exposé à ces pratiques, comme plusieurs de mes collègues siégeant au sein de la commission des affaires juridiques du Parlement européen. Lors de l’élaboration des textes relatifs au droit d’auteur et aux droits voisins, nous avons été confrontés à un déploiement de moyens financiers considérable, puisque plusieurs dizaines de millions d’euros ont été investis dans des cabinets de conseil et d’avocats, non seulement pour rémunérer les opérations de lobbying ponctuel mais également avec la promesse implicite ou explicite de futurs contrats.

À cela se sont ajoutées des tentatives de manipulation d’événements politiques, notamment en Allemagne, où de jeunes militants ont été incités à manifester avec des pancartes aux slogans simplistes tels que « Vote against copyright ». Bien que je n’aie jamais pu établir avec certitude les modalités de cette incitation, il est difficile de croire qu’il ne s’agissait que de simples élans spontanés.

Nous avons également été confrontés à des actions de saturation visuelle organisées autour des institutions européennes. Des camions publicitaires, arborant de larges placards, étaient loués pour tourner autour du Parlement européen les jours mêmes où se tenaient les votes, que ce soit en commission ou en séance plénière. Cette pression constante témoignait d’une volonté manifeste de peser sur la décision législative.

Une attaque informatique ciblée a également frappé les ordinateurs de plusieurs députés, avec des robots mobilisés pour inonder les boîtes de messagerie d’appels au rejet de la loi. Ce qui pourrait apparaître comme un épisode annexe relève en réalité d’une stratégie globale visant à prendre le contrôle de tout ce qui peut générer du profit à partir du travail intellectuel et créatif. Car nous ne devons pas oublier que la culture est un secteur économique d’une valeur considérable. En 2014, une étude estimait son poids à plusieurs centaines de milliards d’euros par an, représentant plus de 7 millions d’emplois, soit davantage que les secteurs des télécommunications et de l’automobile réunis. Il n’est donc guère étonnant que certains acteurs aient déployé des moyens considérables pour tenter d’en capter une part maximale.

Lorsque je parle d’impérialisme pour désigner l’attitude des grandes plateformes américaines, je pèse mes mots. Et je n’hésiterai pas, dès que les données seront plus claires, à employer le même terme pour qualifier les ambitions de la Chine, tant certaines dynamiques commencent à émerger de façon visible. Je souhaite souligner ici le caractère profondément problématique de l’exportation de lois conçues à l’origine pour un usage strictement domestique, en l’occurrence américain. Ces textes, qui n’auraient jamais dû franchir les frontières, se sont imposés faute de réponse adéquate des continents utilisateurs tels que l’Europe. De même, en matière de services numériques, l’Europe souffre de ne pas disposer d’instruments équivalents, ni de réseaux, ni de groupes industriels capables de rivaliser avec les géants étrangers. Il est révélateur de constater que le marché européen représente aujourd’hui plus de 25 % du chiffre d’affaires des Gafam un chiffre considérable pour un continent de 460 millions d’habitants répartis dans vingt-sept membres. Que penser alors de ce que deviendrait ce phénomène si un accès massif était ouvert à la Chine, à l’Asie du Sud-Est ou à l’Amérique du Sud ?

Ce que nous observons, c’est bien la superposition d’un appétit financier colossal à une exception juridique qui nous a été imposée faute de disposer des moyens nécessaires pour y résister.

M. Thierry Perez (RN). Nous, membres de cette commission d’enquête, avons grandi dans un monde dépourvu de réseaux sociaux et de smartphones. Je crains aujourd’hui que le pire soit à venir car une génération entière vient au monde avec un écran entre les mains. Notre marge de manœuvre pour influencer de manière significative les algorithmes de ces plateformes, à commencer par TikTok, me paraît particulièrement restreinte. Dès lors, ne devrions-nous pas envisager une approche plus ferme, à l’image de celle que nous avons collectivement adoptée en matière de sécurité routière ? Il serait impensable et socialement inacceptable de laisser un enfant de huit ans prendre le volant d’une voiture. Pourquoi, alors, acceptons-nous qu’un enfant du même âge puisse passer quotidiennement cinq heures sur TikTok, exposé à des contenus dont la nature est souvent inappropriée ? Ne serait-il pas temps d’envisager une interdiction pure et simple des réseaux sociaux pour les mineurs ? Une telle mesure s’appliquerait non seulement à TikTok, mais également à Snapchat et à l’ensemble des plateformes similaires

M. Jean-Marie Cavada. Il est en effet impératif de consolider, à l’échelle du continent européen, les règles encadrant l’usage des réseaux sociaux, y compris les règles relatives au fonctionnement du marché, afin de contenir les dérives des monopoles existants. Nous nous heurtons toutefois à un danger immédiat puisque le Parlement européen envisage lui-même, dans certains cas, un assouplissement de la réglementation. Cette tendance, que nous observons régulièrement lorsqu’il s’agit d’éviter des frictions, est particulièrement préoccupante.

Votre proposition d’interdire l’accès aux réseaux sociaux pour les mineurs de moins de quinze ans trouve un écho dans de nombreux pays et une telle mesure pourrait offrir un appui aux parents, souvent tiraillés entre la pression sociale, les exigences de leur quotidien et la praticité apparente des smartphones. Il demeure néanmoins essentiel de rappeler que la responsabilité parentale constitue une composante centrale de cette problématique. L’éducation des enfants ne saurait reposer exclusivement sur les épaules du législateur. Les familles, tout comme le système éducatif, doivent également assumer leur part.

Certaines nations ont déjà entrepris des démarches significatives. L’Italie, notamment, a promu l’usage de téléphones basiques à neuf touches, limités aux seules fonctions d’appel, et dépourvus d’accès aux réseaux sociaux. Ces approches méritent d’être étudiées avec attention et pourraient inspirer nos réflexions.

Il est profondément paradoxal que notre société investisse massivement dans la santé mentale des enfants tout en autorisant, voire en finançant indirectement, l’usage d’outils susceptibles de compromettre leur équilibre et leur développement. Cette contradiction doit être affrontée de manière frontale. La tâche est certes de longue haleine, mais elle est essentielle pour les générations à venir.

La situation actuelle est alarmante. Comment imaginer que nous permettions, sans la moindre restriction, d’acheter un smartphone à un enfant de six ans, alors que nul n’imaginerait vendre un scooter à un mineur de douze ans sans encadrement préalable ni autorisation spécifique. Cette disparité, à elle seule, devrait nous alerter. Elle est d’autant plus préoccupante que le temps passé par les jeunes sur les écrans dépasse largement celui consacré à d’autres activités structurantes, avec des conséquences graves sur le sommeil, le développement émotionnel et les fonctions cognitives.

L’ampleur de ce phénomène est comparable à celle d’une pandémie et appelle une réponse à la hauteur de cette urgence. Bien que ces technologies aient offert à notre société des opportunités inédites, elles ont également introduit des menaces insidieuses, qui pèsent sur son intégrité. Il est temps d’agir avec lucidité et détermination pour protéger nos enfants et, ce faisant, préserver les fondements de notre avenir collectif.

M. le président Arthur Delaporte. Je pense que nous partageons, indépendamment de nos affiliations politiques, un grand nombre des points que vous avez soulevés.

Mme Anne Genetet (EPR). Un parent peut acheter un scooter en son nom et autoriser son enfant à le conduire. Cela souligne la nécessité non seulement d’interdire l’accès aux réseaux sociaux pour les mineurs, mais également d’imposer des sanctions sévères aux parents qui permettraient un tel usage.

M. Jean-Marie Cavada. Il convient de rappeler que nos échanges, dans le cadre de cette commission d’enquête, se concentrent principalement sur les dispositifs de régulation. Or ces mesures ne représentent qu’une partie du travail qu’un État, ou une communauté d’États comme l’Union européenne, doit impérativement engager. Nous devons également investir massivement dans le développement de grandes entreprises numériques européennes. Faute de cette volonté stratégique, la demande demeurera forte et nous n’aurons rien à proposer en contrepartie. Dans cette configuration, nous continuerons à consommer les produits issus de monopoles hégémoniques, qui imposent leurs règles et dominent sans partage l’ensemble du marché.

Si vous m’y autorisez, je souhaiterais formuler une requête plus personnelle. Je serais reconnaissant à la cheffe de secrétariat de votre commission d’enquête de bien vouloir transmettre mes coordonnées téléphoniques à Mme Genetet afin de recueillir son point de vue sur ces enjeux, qui me semblent majeurs.

M. le président Arthur Delaporte. Je souhaite élargir notre perspective en abordant la question de la révision de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les pistes d’amélioration que vous suggérez et que vous défendez dans votre plaidoyer pour la révision de ce texte ?

M. Jean-Marie Cavada. Notre institut, iDFrights, déploie son action à la fois au niveau national, principalement en France, ainsi qu’à Bruxelles. Nous collaborons étroitement avec l’Institut de la souveraineté numérique (ISN), dirigé par monsieur Bernard Benhamou, qui siège également au sein de notre conseil d’orientation.

Notre équipe de juristes suit avec la plus grande attention les évolutions juridiques et législatives à Bruxelles, qu’il s’agisse de directives appelant à une transposition dans les droits nationaux, ou de règlements directement applicables dans l’ensemble des vingt-sept États membres. Notre objectif est de faire en sorte que les nouvelles régulations européennes s’inscrivent, autant que possible, dans la continuité du cadre juridique traditionnel qui fonde nos démocraties, et dont la Charte des droits fondamentaux constitue aujourd’hui l’expression la plus aboutie.

Il nous semble toutefois nécessaire d’enrichir cette Charte afin qu’elle prenne mieux en compte les réalités nouvelles qui affectent le fonctionnement même de nos démocraties. Parmi ces menaces figurent les cyberattaques, mais également les effets délétères de certains services numériques sur les consommateurs, en particulier lorsqu’il s’agit des enfants. Bien que l’adoption du RGPD ait constitué une première avancée importante, son application demeure trop souvent partielle. Les autorités de contrôle, telles que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en France, disposent de moyens et de pouvoirs encore insuffisants pour remplir pleinement leurs missions.

Nous plaidons donc pour une mise à jour de la Charte des droits fondamentaux, qui permettrait de renforcer la protection face aux nouvelles formes de menace qui pèsent sur les fondements mêmes de la démocratie. Il est crucial de mieux encadrer l’exploitation des données personnelles, lesquelles font toujours l’objet d’un commerce massif, malgré les règles en vigueur relatives au consentement. Les risques sont particulièrement préoccupants lorsqu’il s’agit de données identitaires ou de santé, susceptibles d’être utilisées à des fins discriminatoires, notamment dans le secteur des assurances.

Nous appelons de nos vœux une réflexion politique de fond, nourrie par l’esprit d’Alexis de Tocqueville, afin de donner une perspective plus large et plus ambitieuse aux travaux en cours. Il est essentiel que les parlementaires incitent les gouvernements à agir avec une détermination accrue sur ces enjeux cruciaux.

M. Thierry Perez (RN). Au cours de votre parcours et des travaux que vous avez menés sur la question des réseaux sociaux au sein du Parlement européen, avez-vous eu l’occasion de rencontrer des personnes défendant l’idée que ces plateformes pouvaient exercer une influence positive sur les mineurs ? Depuis le début des auditions menées par notre commission d’enquête, aucun argument en ce sens n’a été porté à notre connaissance.

M. Jean-Marie Cavada. Permettez-moi, tout d’abord, de préciser que je ne suis pas dans une posture de diabolisation du numérique en tant que tel. Ce que je dénonce, ce sont les pratiques des monopoles mondiaux qui tirent profit de ce domaine à travers des mécanismes commerciaux à la fois licites et illicites. Le danger ne réside pas dans le numérique lui-même, mais bien dans la puissance excessive de ces monopoles, qui menacent les équilibres individuels et sociétaux.

Pour répondre directement à votre question, je n’ai jamais rencontré de personne défendant explicitement les bienfaits des réseaux sociaux pour les mineurs. Cela étant, je tiens à rappeler que le numérique présente des aspects indéniablement positifs, notamment dans le domaine médical, où l’intelligence artificielle a permis des avancées remarquables en matière d’observation, de synthèse et d’analyse, au bénéfice des professionnels de santé et des chercheurs.

Le véritable problème tient à l’usage abusif de ces outils et surtout à l’enrichissement illicite qui peut en découler. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les parents sont peu nombreux à revendiquer ouvertement l’usage des réseaux sociaux par leurs enfants. Le numérique n’est qu’un outil et, comme tout outil entre les mains d’un mineur, il appelle un encadrement strict. La question se pose en particulier au sein des collèges, s’agissant de la pertinence même de ces outils numériques en milieu scolaire. Le Gouvernement a d’ailleurs évoqué la possibilité d’interdire les réseaux sociaux, et donc l’usage des smartphones, dans les établissements scolaires. Cela constituerait une première mesure concrète.

Il faut également reconnaître que les parents peuvent, parfois, se rendre complices, par action ou par omission, de l’usage excessif du numérique par leurs enfants. Il s’agit parfois d’un moyen de se décharger, en partie, de leur propre responsabilité éducative. Ce phénomène n’est pas nouveau puisque, dès les années 1970 en France, nous avons pu observer une tendance à transférer au ministère de l’Éducation nationale, non seulement la mission d’instruire, mais également celle d’éduquer les enfants. À mon sens, il est nécessaire de rétablir une distinction claire entre l’instruction, l’éducation civique et l’éducation au sens large, cette dernière ne devant en aucun cas reposer uniquement sur les épaules des enseignants, déjà fortement sollicités.

M. le président Arthur Delaporte. Je souhaiterais apporter une nuance à notre échange concernant les effets, positifs ou négatifs, des réseaux sociaux. En tant que président, j’adopte une posture que je qualifierais d’agnostique, dans la mesure où je m’efforce de ne pas céder à une forme de diabolisation excessive de ces plateformes. Les auditions que nous avons menées jusqu’à présent, notamment auprès de sociologues des usages, de représentants de la CNIL ou encore de spécialistes du rapport des jeunes aux écrans, ont permis de mettre en lumière des effets positifs réels en matière de socialisation et d’apprentissage. Les jeunes interrogés soulignent leur aptitude à rechercher de l’information et à développer certaines compétences grâce à ces outils numériques. Il me semble essentiel, malgré les dérives que nous nous attachons précisément à identifier, de ne pas occulter cette dimension.

Je tiens également à rappeler ce qui a été exprimé depuis le début de nos travaux, y compris lors de l’intervention de M. Serge Tisseron la semaine dernière. Les réseaux sociaux apparaissent également comme des espaces de construction relationnelle et d’affirmation sociale. Le véritable problème, à mes yeux, réside dans le modèle économique qui structure le fonctionnement de ces plateformes. C’est en ce sens que votre remarque prend toute sa pertinence : comment pourrions-nous concevoir des réseaux sociaux qui ne soient pas gouvernés par des logiques exclusivement mercantiles ?

Cette réflexion m’amène à évoquer l’existence de réseaux sociaux expérimentaux, qui cherchent à inventer d’autres formes de mise en relation numérique et que nous pourrions envisager d’auditionner, au-delà des plateformes dominantes. Dans ma circonscription, j’ai eu l’occasion d’observer, au sein d’un incubateur, des projets innovants qui s’interrogent sur les biais structurels du numérique et tentent de proposer des modèles alternatifs. Mastodon, par exemple, s’inscrit dans cette logique d’organisation décentralisée et communautaire. Il me paraissait important d’évoquer ces pistes, afin de nourrir une approche plus nuancée et plus prospective de notre travail.

M. Jean-Marie Cavada. Je partage pleinement votre analyse. Il semble important de rappeler que l’objectif premier de la commission d’enquête n’était pas d’évaluer les éventuels bienfaits de TikTok en particulier, ni ceux des réseaux sociaux dans leur ensemble, mais bien de réfléchir aux modalités de leur régulation, ce qui implique nécessairement un travail d’identification et de lutte contre les dérives qu’ils engendrent.

Je souscris entièrement aux propos que vous avez tenus et j’ai d’ailleurs eu l’occasion de souligner qu’il existe bel et bien un usage vertueux des réseaux sociaux, qui peut contribuer à l’ouverture d’esprit et offrir certains bénéfices, notamment en termes d’accès à l’information et de développement personnel. Il nous revient toutefois d’examiner avec rigueur tout ce qui relève de l’illicite et qui, de manière plus ou moins insidieuse, s’est introduit au sein de ces plateformes.

M. le président Arthur Delaporte. Nous vous transmettrons le rapport complet, incluant toutes les auditions.

M. Thierry Perez (RN). Nous sommes effectivement unanimes sur la nécessité de lutter contre les contenus illicites. Je souhaiterais toutefois attirer votre attention sur certains phénomènes particulièrement préoccupants qui, bien qu’ils ne soient pas formellement interdits par la loi, n’en sont pas moins d’une extrême dangerosité. J’ai récemment pris connaissance d’un article consacré à une tendance inquiétante circulant sur TikTok, qui incite de jeunes garçons à se frapper le visage à l’aide d’un marteau, dans le but de renforcer leurs traits masculins. Ce comportement, qui touche des enfants dès l’âge de huit ans, illustre à quel point certaines dérives peuvent s’enraciner précocement. Même si ces pratiques ne relèvent pas, à proprement parler, de l’illégalité, elles n’en demeurent pas moins profondément inquiétantes. Ces contenus insidieux, qui s’infiltrent dans l’imaginaire des enfants et des préadolescents, sont véritablement terrifiants.

Je suis convaincu que nous ne parviendrons pas à contenir de tels phénomènes par le seul levier algorithmique, ni en laissant les choses suivre leur cours. Face à cette instabilité constante et à cette viralité imprévisible, nous devons avoir le courage de reconnaître que nous ne pourrons jamais exercer un contrôle réellement efficace sur ces contenus, si ce n’est en interdisant l’accès aux réseaux sociaux aux mineurs.

M. Jean-Marie Cavada. Je comprends parfaitement l’inquiétude que vous exprimez. Je la partage pleinement.

Je souhaiterais, pour ma part, attirer votre attention sur un autre phénomène particulièrement alarmant, qui touche plus spécifiquement les jeunes filles : l’incitation à l’anorexie. Nous observons une pression croissante en faveur d’une maigreur extrême, présentée comme une condition d’attractivité et de popularité. Les conséquences de cette dérive sont tragiques puisqu’elles entraînent des troubles alimentaires graves, des accidents et, dans certains cas, des suicides. En France, j’ai pu recenser au moins huit cas de suicide directement liés à ce phénomène et il est fort probable que le chiffre réel soit bien plus élevé.

Il faut bien comprendre que, face à de tels drames, les parents se retrouvent souvent démunis, submergés par un sentiment de honte et d’impuissance. Pire encore, les dispositifs d’aide, qu’ils soient étatiques, départementaux ou nationaux, ont parfois tendance à minimiser ces situations ou à renvoyer la faute sur les familles elles-mêmes. Or les parents ne peuvent exercer une surveillance constante sur leurs enfants, d’autant plus lorsqu’ils doivent faire face à des contraintes professionnelles quotidiennes.

Il nous appartient, en tant que société, de nous interroger sur notre responsabilité collective dans la prolifération de ces contenus toxiques. À mes yeux, nous sommes confrontés à une forme contemporaine de non-assistance à personne en danger. Notre objectif doit être de rétablir un équilibre lucide et exigeant entre un usage éclairé des réseaux sociaux et l’interdiction formelle des pratiques dangereuses.

L’adoption de textes tels que le règlement sur les services numériques (DSA) au niveau européen constitue certes une avancée, mais leur application effective demeure un défi considérable. La mise en place de dispositifs tels que les signaleurs de confiance, censés alerter les autorités compétentes, va dans le bon sens, mais reste largement insuffisante au regard de l’ampleur du problème.

Je suis convaincu que nous devons rétablir la responsabilité juridique des éditeurs de contenus en ligne. Ce processus sera sans doute long, mais il est absolument indispensable si nous voulons enrayer la prolifération de contenus illicites ou dangereux, qui menacent non seulement la vie privée et la santé des enfants, mais également l’équilibre même de nos démocraties.

En conclusion, je tiens à remercier la commission d’enquête. Nous avons besoin de votre engagement et nous tenons à votre entière disposition pour vous accompagner dans vos travaux, que ce soit en vous faisant gagner du temps ou en mettant à votre service les moyens nécessaires à l’atteinte de vos objectifs.

 

Puis, la commission auditionne M. Michael Stora, psychologue et psychanalyste, cofondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines.

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Michael Stora prête serment.)

M. Michael Stora, psychologue et psychanalyste, co-fondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines. Je précise, en préambule, que je n’ai jamais travaillé pour aucune plateforme numérique, même si j’ai exercé par le passé en tant que consultant pour l’industrie du jeu vidéo. Mon dernier ouvrage, intitulé Les réseaux asociaux, publié aux éditions Larousse, expose pour la première fois de manière explicite ma position critique sur la toxicité des réseaux sociaux, ainsi que sur leur impact délétère sur la démocratie, la cohésion sociale et, plus particulièrement, sur la santé mentale des jeunes.

En tant que psychologue clinicien spécialisé dans l’accompagnement des adolescents et des jeunes adultes, je constate que TikTok amplifie aujourd’hui des phénomènes déjà observables sur d’autres plateformes, telles qu’Instagram et Facebook, ce dernier étant désormais considéré par les jeunes comme un réseau utilisé principalement par une population plus âgée.

Mon expertise sur les usages numériques remonte à plus de vingt-cinq ans. En 1998, j’ai fondé l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, qui s’est d’abord consacré à l’étude des jeux vidéo avant d’étendre progressivement son champ d’analyse aux réseaux sociaux. J’ai notamment dirigé la modération psychologique de Skyblog, un réseau qui comptait alors 55 millions d’utilisateurs. Cette expérience m’a mis face à des problématiques graves telles que l’automutilation, les troubles des conduites alimentaires mais surtout le suicide chez les adolescents. Nous avons été confrontés à des situations dans lesquelles des jeunes exprimaient leur désir de mourir de manière directe ou incitaient d’autres à passer à l’acte.

À partir d’un certain moment, malheureusement, des adolescents sont passés à l’acte et ont mis fin à leurs jours. Ces suicides ont entraîné des conséquences dramatiques, non seulement pour les familles mais également en matière de responsabilité pour la plateforme Skyblog, qui était à l’époque un acteur majeur dans l’univers numérique des jeunes.

C’est dans ce contexte que j’ai été auditionné dans le cadre d’une commission consacrée à la sécurité des jeunes. À l’époque, je défendais, de manière un peu isolée, une certaine culture du blog. En tant que clinicien engagé en faveur de la cause des adolescents, j’estimais que cette forme d’expression pouvait, malgré ses dérives, présenter un intérêt. M. Pierre Bellanger, conscient de l’urgence d’agir, m’a alors sollicité pour diriger la cellule psychologique de Skyblog. Cette expérience m’a permis de développer une expertise inédite sur une forme de modération qui, à l’époque, n’existait nulle part ailleurs. Le service de modération m’alertait dès lors qu’un blog comportait des contenus préoccupants, qu’il s’agisse de messages évoquant le suicide, des troubles de l’image corporelle, de comportements d’automutilation ou d’autres formes de détresse psychique, particulièrement fréquentes à l’adolescence dans ce que nous appelons la clinique de l’agir. Je pouvais alors entrer directement en contact avec les jeunes concernés, les orienter vers des structures de soins ou engager un dialogue permettant d’évaluer la gravité de leur situation. J’ai d’ailleurs publié un article à ce sujet dans la revue professionnelle Enfances et Psy.

Cette expérience m’a également conduit à collaborer à plusieurs reprises avec le ministère de la santé, qui m’a régulièrement sollicité sur la question du suicide des adolescents car, vous le savez, ce drame perdure depuis trop longtemps et les chiffres ne cessent de croître.

Depuis lors, j’ai observé une évolution inquiétante dans les pratiques des réseaux sociaux. Pour des raisons purement économiques, la plupart d’entre eux ont mis en place des mécanismes de captation de l’attention particulièrement puissants dont l’objectif est de maintenir l’utilisateur, adolescent ou adulte, connecté le plus longtemps possible. Avec TikTok, un seuil supplémentaire a été franchi.

Je terminerai en précisant que j’ai été membre de la commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans nommée par le président Macron. J’ai récemment été amené à réagir à certains faits divers ayant ravivé le débat sur les écrans. Je fais notamment référence aux déclarations de M. Gabriel Attal et de M. Marcel Rufo, qui ont proposé d’interdire l’accès aux réseaux sociaux avant quinze ans et l’usage des écrans avant six ans. Je me permets de souligner ici la complexité du sujet. S’en prendre uniquement à l’outil, qui est l’écran, revient à faire, une fois de plus, l’économie d’une réflexion bien plus vaste, qui doit inclure le contexte familial, les transformations sociétales et la place occupée par le jeune dans cet environnement. Cela dit, il est tout aussi fondamental de rester vigilant quant à la dimension toxique de certains mécanismes mis en œuvre par les plateformes.

Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Ma question porte sur la réflexion menée depuis de nombreuses années sur l’impact des écrans, et plus particulièrement des réseaux sociaux, sur la santé des jeunes. Au cours de nos auditions précédentes, certains intervenants ont établi un parallèle entre les réseaux sociaux et d’autres substances reconnues comme nocives pour la santé physique des enfants, telles que le tabac ou l’alcool. Dans ces cas précis, la puissance publique a su imposer des interdictions claires, fondées sur des faits objectifs scientifiquement établis.

S’agissant des réseaux sociaux toutefois, et en particulier de TikTok, nous nous heurtons à la difficulté majeure qui est celle d’établir un lien direct et scientifiquement indiscutable entre leur usage et l’altération de la santé mentale des jeunes. Je m’interroge dès lors sur les raisons pour lesquelles la recherche actuelle ne permet pas encore d’aboutir à des conclusions objectives et incontestables sur la nocivité de ces plateformes. S’agit-il d’un problème méthodologique ? Existe-t-il un déficit de travaux scientifiques sur le sujet ou est-ce que la complexité de la santé mentale rend cette causalité particulièrement difficile à isoler, dans un environnement où d’autres facteurs peuvent également influer sur le bien-être psychique des jeunes ?

Vous avez par ailleurs évoqué, en conclusion de votre intervention, que retirer un téléphone portable à un enfant ne suffisait pas et revenait à éviter de s’attaquer aux véritables enjeux. Pourriez-vous développer cette idée ? Selon vous, s’agit-il d’un problème plus profond, lié à la parentalité dans nos sociétés contemporaines et qu’il conviendrait d’examiner avec davantage de lucidité et de profondeur ?

M. Michael Stora. La question des effets des écrans se pose depuis bien avant l’émergence des réseaux sociaux ou des écrans interactifs. Dès le début de ma carrière de psychologue, nous nous interrogions déjà sur l’impact de la télévision, notamment sur l’apprentissage de la lecture. Plus de 110 000 études ont été menées sur l’impact de la télévision. Puis, avec l’émergence des jeux vidéo et, plus récemment, des réseaux sociaux, d’autres travaux ont été engagés.

Vous établissez un parallèle avec l’alcool ou le tabac, qui me semble pertinent. Même s’il est vrai que ces substances ont un impact direct et objectivable sur la santé somatique, il serait réducteur de limiter l’analyse à cet aspect physiologique, puisque toute addiction cache un moteur profondément psychique. La consommation excessive, qui est rarement un phénomène isolé, traduit avant tout une tentative de régulation émotionnelle, souvent en réponse à une angoisse diffuse. L’addiction, dans cette perspective, devient un geste, une manière d’éviter la pensée, de canaliser une détresse intérieure par l’usage ritualisé d’un objet. Paradoxalement, elle s’apparente parfois à une tentative de soin et constitue une forme de lutte contre la dépression.

Je me suis d’abord intéressé au sujet des jeux vidéo, qui portait en lui un questionnement sur la possibilité d’une addiction. Il a fallu attendre que l’OMS, il y a environ deux ans et demi, reconnaisse officiellement le « trouble du jeu vidéo » (video game disorder) pour que le débat prenne un tour plus consensuel. Avec le docteur Marc Valleur, alors chef de service à l’hôpital Marmottan, nous étions déjà parvenus à une forme de consensus clinique selon lequel l’usage devient problématique dès lors qu’il engendre une rupture des liens sociaux. Or nous observons chez de nombreux jeunes une préférence marquée pour l’interaction avec les écrans au détriment des relations avec leurs proches. Progressivement, certains en viennent à se retirer presque totalement du monde réel, au point de ne vivre qu’à travers des univers numériques. Ce phénomène s’apparente fortement à ce que les Japonais désignent sous le terme hikikomori. Plus notre société devient anxiogène et incertaine, plus ces univers virtuels apparaissent comme des refuges, synonymes d’évitement du réel.

Il est dès lors difficile de concevoir des protocoles de recherche capables d’en saisir toutes les dimensions. Je rappelle que je suis psychologue psychanalyste et que je travaille selon une approche clinique fondée sur l’observation qualitative. Or notre époque valorise prioritairement les approches neurophysiologiques au détriment de l’écoute clinique. Les sujets sont placés dans des dispositifs expérimentaux et des corrélations sont mesurées mais des causalités sont rarement établies.

Je souhaite ici mentionner un chercheur remarquable, M. Jonathan Bernard, affilié à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a consacré plusieurs années à l’étude de la surexposition aux écrans, en adoptant une méthode qualitative de long terme, prenant en compte le contexte familial, le niveau socio-économique et d’autres facteurs structurels. Ses conclusions, édifiantes, démontrent que les effets délétères des écrans sont considérablement accrus dans les milieux où le dialogue parental est faible et où règne une précarité sociale ou relationnelle importante. À l’inverse, dans des familles où les parents sont disponibles, où les échanges sont fréquents et constructifs, ces effets sont nettement atténués. Il existe donc une forme d’injustice structurelle selon laquelle les réseaux sociaux ont un impact plus destructeur dans les contextes déjà fragilisés ou incertains. Ce constat, que je partage totalement après vingt-cinq ans de pratique, mériterait à lui seul une réflexion politique approfondie.

Les seules études véritablement éclairantes sont donc celles qui adoptent une approche qualitative. Les recherches quantitatives, qui traitent l’être humain comme une variable parmi d’autres, me semblent sans valeur. L’être humain est une entité variable, ambivalente et sensible à d’infinies nuances. Un test projectif passé aujourd’hui ne livrera pas les mêmes résultats dans deux semaines car, dans l’intervalle, un événement familial, un échec scolaire ou une simple remarque peuvent avoir modifié le paysage psychique du sujet. Cette complexité est telle que même les rats de laboratoire ne présentent pas des résultats constants, tant leurs états émotionnels influencent leur comportement. C’est dire à quel point les variables humaines exigent une approche nuancée et fondée sur la singularité.

C’est pourquoi, s’agissant de sujets aussi complexes que le suicide ou les troubles des conduites alimentaires, les approches cognitives ou neurobiologiques, aussi nécessaires soient-elles, ne sauraient suffire. Si elles permettent d’éclairer certains mécanismes, elles ne prennent pas en compte la profondeur des récits, la symbolique des actes, ni la construction du sujet.

À titre d’exemple, j’interviendrai prochainement sur France Inter à propos des SkinnyTok, phénomène complexe qui convoque la représentation des corps, l’image des femmes dans notre société, les processus adolescents et les parcours personnels. Ayant, dans ma pratique, rencontré de jeunes femmes souffrant d’anorexie, je sais que ces souffrances ne se réduisent pas à un désordre alimentaire mais sont l’expression d’un malaise plus profond, tissé d’exigences sociales, de vécus familiaux et de rapports à soi douloureux. C’est dans cette complexité que nous devons inscrire notre analyse.

Mme Laure Miller, rapporteure. Permettez-moi d’approfondir la réflexion en abordant un aspect susceptible de concerner l’ensemble des enfants, quels que soient leur milieu social ou leur environnement familial, qui est l’impact de la fréquentation des réseaux sociaux et plus particulièrement de TikTok. Au-delà des contenus spécifiques qui y circulent, c’est le fonctionnement même de ces plateformes, avec le recours à un algorithme structuré autour de vidéos très courtes, associées à un défilement rapide et continu, qui suscite des interrogations légitimes.

Quelles sont les conséquences concrètes de ce mode de consommation fragmentée sur la capacité de concentration de notre jeunesse ? Avez-vous eu l’occasion d’étudier ce phénomène de manière approfondie et d’en observer les effets tangibles sur les comportements, les capacités attentionnelles ou les rythmes cognitifs des jeunes que vous suivez ?

M. Michael Stora. Votre question met en lumière l’un des mécanismes les plus puissamment addictifs pour les jeunes utilisateurs.

Il est intéressant de rappeler que les recherches majeures sur la captation de l’attention ont été menées aux États-Unis bien avant leur appropriation et leur intensification par des plateformes comme TikTok. Cette dernière n’a fait que perfectionner des mécanismes déjà présents sur d’autres réseaux, notamment Instagram.

Le principe même de TikTok repose sur un algorithme d’une extrême sophistication, capable d’identifier très rapidement les préférences de l’utilisateur. Ce fonctionnement crée une bulle algorithmique dans laquelle l’individu est enfermé dans un flux de contenus similaires mais subtilement variés. Cette logique de répétition modulée rappelle, dans une certaine mesure, le phénomène d’accordage affectif que nous observons entre un nourrisson et sa mère où un enchaînement de stimuli, reconnaissables mais sans cesse réactualisés, créant une matrice virtuelle immersive.

Ce qui m’apparaît le plus préoccupant dans cette mécanique, c’est la libération répétée de dopamine qu’elle provoque à chaque visionnage de vidéo courte. Si la dopamine, hormone du circuit de la récompense, est libérée dans de nombreuses situations agréables du quotidien, l’intensité et la fréquence de ces décharges dopaminergiques sur TikTok excèdent toutefois de très loin ce que permet la réalité ordinaire. Ce décalage induit un effet de contraste brutal car, lorsqu’un utilisateur quitte l’application, le monde réel, avec ses frustrations, ses lenteurs et son absence de gratification immédiate, lui apparaît soudain fade, terne et peu valorisant. Ce déséquilibre entre un univers virtuel survalorisé et la réalité quotidienne entraîne des conséquences significatives sur l’équilibre psychique des jeunes car il peut altérer leur capacité à gérer la frustration, nuire à leur motivation dans les activités nécessitant un effort soutenu et influencer leur humeur générale.

Il serait, pour autant, caricatural de préconiser une déconnexion totale car les univers numériques peuvent également jouer un rôle de refuge temporaire ou d’échappatoire utile dans des contextes de souffrance. En tant que psychologue, je n’encourage donc pas une coupure radicale mais plutôt une recherche d’équilibre. Il s’agit de reconnaître le besoin, parfois légitime, d’évitement ou d’évasion, tout en gardant à l’esprit les risques associés à une surexposition.

Un autre aspect préoccupant tient à la brièveté des vidéos proposées par TikTok, qui semble affecter directement la capacité de concentration des jeunes. J’ai pu observer, chez certains patients, une difficulté croissante à maintenir leur attention sur des formats longs tels que les films, qu’ils perçoivent désormais comme excessivement lents. L’exemple de la série Adolescence, récemment diffusée, me paraît emblématique. Cette production remarquable propose un plan-séquence d’une heure, une prouesse technique et narrative saluée par la critique. Pourtant, certains spectateurs l’ont jugée trop longue, illustrant notre habituation croissante à des formats rapides et à une fragmentation permanente de l’attention.

Cette tendance au raccourcissement des plans ne date pas d’hier, puisqu’elle remonte notamment à des productions telles que Mad Max, dont le réalisateur fut l’un des premiers à accélérer radicalement le rythme du montage pour dynamiser l’action et renforcer l’immersion du spectateur. Progressivement, cette logique a conduit à une moindre tolérance des scènes contemplatives, introspectives ou lentes. Aujourd’hui, les jeunes générations jugeraient une série comme Albator, pourtant culte, profondément ennuyeuse.

Il serait cependant réducteur d’attribuer cette évolution uniquement à TikTok ou aux vidéos en ligne. D’ailleurs, YouTube propose désormais une option permettant d’accélérer la lecture des contenus, répondant à une demande croissante de rythme toujours plus soutenu. Fait paradoxal, nous observons dans le même temps un regain d’intérêt pour des activités manuelles et concrètes telles que la poterie ou la couture, ce qui peut traduire un besoin d’ancrage corporel dans un monde devenu excessivement virtuel.

Aussi, bien que les réseaux sociaux modifient incontestablement notre perception du temps, notre capacité d’attention et, au fond, notre capacité à accepter le monde tel qu’il est, il convient néanmoins de ne pas leur imputer l’intégralité de nos dysfonctionnements. Certaines vidéos et certains algorithmes ont certes un effet délétère, mais le phénomène est plus complexe.

S’agissant de la capacité de concentration, il importe également d’adopter une lecture nuancée. Lors d’une conférence que j’ai récemment donnée devant des acteurs de l’éducation nationale des Hauts-de-Seine, j’ai insisté sur le fait que la concentration dépend, en amont, de la capacité à tolérer la frustration. Or cette aptitude se construit bien avant l’exposition aux écrans, dès les premières interactions entre le nourrisson et son environnement parental. Depuis deux à trois décennies, notre société tend vers une attention parentale accrue, parfois excessive, à l’égard du bien-être de l’enfant. Des études menées à l’hôpital Necker mettent en évidence une intolérance croissante à l’ennui et aux pleurs du nourrisson. Les réseaux sociaux, loin de créer ce phénomène, en amplifient donc les effets en fournissant un miroir grossissant de nos tendances culturelles.

L’inquiétude parentale, qui existe depuis toujours, trouve aujourd’hui de nouvelles expressions technologiques dont les dispositifs de géolocalisation des enfants sont une illustration frappante. Ils montrent comment certaines entreprises, dont l’éthique reste discutable, nourrissent des dynamiques déjà à l’œuvre dans notre société. En définitive, les réseaux sociaux agissent moins comme des instigateurs que comme des révélateurs et des amplificateurs de logiques sociales préexistantes.

Mme Laure Miller, rapporteure. En tant que professionnel accompagnant des jeunes confrontés à des difficultés liées ou amplifiées par l’usage des réseaux sociaux, ne pensez-vous pas qu’il serait opportun d’interpeller les pouvoirs publics en invoquant le principe de précaution ? Nous savons que ces plateformes, guidées par des logiques économiques, ne placent pas le bien-être des jeunes utilisateurs au centre de leurs priorités. La modération des contenus, en particulier sur TikTok, demeure notoirement insuffisante, laissant les adolescents exposés à des contenus potentiellement nocifs, à l’image du phénomène du SkinnyTok que vous avez évoqué.

Il est certes indéniable que les réseaux sociaux peuvent comporter certains aspects positifs et que tous les enfants ne sont pas égaux dans leur capacité à s’en protéger ou à les utiliser avec discernement. Toutefois, ne devrions-nous pas, dans l’incertitude, privilégier une posture de prudence et appliquer le principe de précaution ? Une telle orientation pourrait se traduire, par exemple, par l’instauration d’une limite d’âge plus stricte pour l’accès à ces plateformes.

M. Michael Stora. Je souscris pleinement à cette proposition, qui rejoint un combat que je mène depuis de nombreuses années. Il y a quinze ans, j’ai participé à une commission européenne intitulée Safer Internet France. À cette occasion, face à des représentants de réseaux sociaux alors émergents, tels que Facebook, j’ai défendu une position sans ambiguïté : « non à la modération entre pairs, oui au soutien entre pairs ». Cette distinction soulève la question fondamentale de la responsabilité en matière de modération des contenus.

Le débat actuel, qui tend à mobiliser l’État et, dans une certaine mesure, les parents comme relais éducatifs, passe trop souvent sous silence la responsabilité première des plateformes commerciales. Il est tout à fait incompréhensible que ces dernières ne soient pas davantage mises en cause. L’exemple d’Instagram est éclairant à cet égard car, peu avant la période de confinement, la plateforme avait annoncé la suppression des mentions like ainsi que de certains filtres esthétiques, reconnaissant de fait les effets délétères de ces fonctionnalités sur la santé mentale.

Au-delà des problématiques les plus graves que sont le suicide ou les troubles alimentaires, il convient d’appréhender l’impact plus insidieux, mais non moins profond, que ces plateformes exercent sur la construction psychique des adolescents. Mme Frances Haugen, auditionnée par l’Assemblée nationale en tant que lanceuse d’alerte, a révélé que Facebook et Instagram disposaient de données internes attestant parfaitement des effets nocifs de leurs outils sur les jeunes utilisateurs.

Dans ma pratique, j’ai pu observer à quel point les influenceurs et influenceuses peuvent agir sur la psychologie adolescente. Il est essentiel d’analyser la nature spécifique du lien qui s’établit entre ces figures numériques et leur jeune public, un lien qui diffère profondément de l’admiration portée, autrefois, à des figures publiques comme des artistes ou des sportifs. Ces mécanismes peuvent conduire à une véritable forme de ravissement, dans laquelle l’adolescent se trouve placé sous influence permanente, en proie à un sentiment d’inadéquation récurrent. J’ai longuement travaillé sur la dysmorphophobie, ce trouble de l’image corporelle qui pousse l’individu à percevoir son apparence comme fondamentalement défectueuse. Il est aujourd’hui particulièrement alarmant de constater que les 18-30 ans sont devenus les principaux demandeurs de chirurgie esthétique, devant les plus de 50 ans. Cette évolution témoigne de l’importance démesurée prise par l’image de soi dans nos sociétés contemporaines, en particulier chez les jeunes, pour qui elle est devenue un vecteur central de reconnaissance et de validation sociale.

Cette obsession de l’image débouche sur une dépendance croissante à la validation numérique. Pour de nombreux jeunes, et même pour certains adultes, une expérience ne semble véritablement exister que si elle est photographiée, partagée et valorisée en ligne. Cette dynamique traduit une transformation profonde de notre rapport au réel, désormais médiatisé en permanence par l’interface des plateformes numériques. Le statut de l’image s’en trouve radicalement modifié, générant une situation inédite et préoccupante. Dans mon ouvrage Les réseaux asociaux, j’ai tenté de montrer que ces plateformes, bien qu’immatérielles, produisent des effets tangibles aux conséquences souvent inquiétantes. Certaines d’entre elles, à l’instar d’Instagram, ont adopté une philosophie de design émotionnel, pensée pour provoquer des réactions affectives fortes. Cette stratégie a causé des dommages considérables, en particulier chez les plus jeunes.

TikTok, bien que plus récent, s’est initialement présenté comme un espace plus inclusif, ouvert à la diversité des discours. Contrairement à Instagram, qui promouvait une représentation idéalisée du bonheur, de la beauté ou de la minceur, TikTok proposait des contenus plus hétérogènes, allant jusqu’à inclure des thématiques négatives ou marginales. Cette diversité initiale s’est toutefois peu à peu estompée en raison d’une modération insuffisante, fondée sur un filtrage de surface, incapable d’appréhender les effets psychiques plus subtils sur les mineurs, pourtant premières cibles de la plateforme.

L’influence exercée par TikTok ne se limite pas aux seuls contenus explicites mais s’étend à l’ensemble de la perception que l’utilisateur développe sur divers sujets, y compris politiques, sous l’effet d’un algorithme omniprésent. Ce conditionnement progressif, presque imperceptible, rend d’autant plus nécessaire le maintien d’un esprit critique rigoureux, sans lequel il devient extrêmement difficile de résister à la normalisation des représentations, des désirs et des comportements imposés par ces environnements numériques.

Mme Anne Genetet (EPR). Je n’ai pas clairement saisi votre position concernant la nécessité d’intervenir auprès des plateformes et des réseaux sociaux. Si j’ai bien compris que le rapport à l’écran et à l’image se construit très tôt, avant même que la plupart des jeunes n’aient un accès direct à ces technologies, j’ai également noté que la relation à l’autre se forge en amont et qu’il serait réducteur d’imputer tous les problèmes aux réseaux sociaux.

Cependant, quelle est précisément votre position sur la réponse que nous, en tant que législateurs, devrions apporter face à l’emprise de ces influenceurs ? Vous avez souligné que leur influence génère un sentiment d’infériorité et d’incapacité à atteindre les idéaux présentés, conduisant à une forme de mépris de soi. Quelle est votre opinion sur les possibilités de régulation dans ce contexte ?

M. Michael Stora. Il est impératif d’exiger des grandes plateformes, avec la plus grande fermeté, qu’elles investissent massivement dans des dispositifs de modération robustes et qu’elles fassent preuve d’une transparence totale quant à la suppression des contenus potentiellement nocifs pour les jeunes générations.

Il convient de distinguer avec rigueur l’évocation de sujets sensibles tels que le suicide, l’anorexie ou la boulimie, qui n’est pas problématique en soi. Ce qui l’est, en revanche, c’est la diffusion de contenus qui en font l’apologie ou qui présentent ces comportements comme des réponses acceptables, voire valorisées. De tels contenus sont inacceptables et dangereux, d’autant plus qu’ils s’adressent à un public adolescent, particulièrement vulnérable.

Sachant à quel point certaines vidéos peuvent exercer une influence délétère, il nous appartient d’exiger des principaux réseaux sociaux qu’ils démontrent leur capacité à modérer efficacement ces contenus. La modération entre pairs, encore trop souvent mise en avant, s’avère non seulement insuffisante, mais parfois contre-productive. Les commentaires observés sur les SkinnyTok en sont une illustration éloquente, où l’encouragement des comportements à risque l’emporte sur toute forme de prévention.

Fort de mes huit années d’expérience en tant que modérateur psychologique, je plaide en faveur de l’implication active de professionnels de santé mentale dans les processus de régulation des contenus. Il serait judicieux de créer des commissions spécialisées en modération psychologique, capables d’appréhender la complexité des problématiques rencontrées sur ces plateformes. Ainsi, lorsqu’un jeune exprime des pensées suicidaires, il est essentiel de faire la distinction entre idées suicidaires, tendances suicidaires et désir de mourir. Si les réseaux sociaux ne sont pas, à eux seuls, la cause de ces troubles, ils peuvent malheureusement les amplifier et présenter le suicide comme une échappatoire.

Nous faisons aujourd’hui face à une situation que je n’hésite pas à qualifier de non-assistance à personne en danger. Il y a quinze ans encore, internet était souvent perçu comme un espace de liberté d’expression absolue. Ce paradigme ne peut plus perdurer. Lorsqu’un adolescent verbalise publiquement son mal-être ou son désir d’en finir, les adultes ne peuvent plus détourner le regard et ont le devoir d’agir.

Cette responsabilité ne saurait reposer uniquement sur les épaules de l’État ou des parents. Les plateformes elles-mêmes doivent endosser une véritable responsabilité citoyenne, même si cela implique une réduction de leurs profits. Il en va de leur devoir moral et social.

M. le président Arthur Delaporte. Vous avez démontré avec clarté que les phénomènes préoccupants que nous observons aujourd’hui ne trouvent pas leur origine dans TikTok lui-même, et qu’ils ne sont pas non plus exclusivement imputables à cette plateforme. Cela étant, pourriez-vous préciser s’il existe, selon vous, des éléments propres à TikTok qui la rendent particulièrement problématique par rapport aux autres réseaux sociaux ? Ou bien considérez-vous que cette plateforme ne se distingue pas fondamentalement des autres en matière d’effets sur les jeunes utilisateurs ?

M. Michael Stora. Je souhaite porter à votre attention un exemple concret illustrant les techniques de captation de l’attention mises en œuvre par les réseaux sociaux, et plus particulièrement par Instagram et TikTok. Ces plateformes ont recours à des méthodes particulièrement perverses, destinées à maximiser le temps passé par l’utilisateur sur leur interface. L’une d’entre elles consiste, après cinq à dix minutes de navigation, à insérer délibérément une vidéo sans lien apparent avec les préférences habituelles de l’utilisateur, souvent anxiogène ou dissonante. Cette rupture cognitive suscite un sentiment de manque, incitant l’utilisateur à relancer frénétiquement le défilement, dans l’espoir de retrouver un contenu plus gratifiant.

Si ces stratégies sont relativement aisées à repérer sur Instagram, elles se révèlent plus insidieuses sur TikTok. Bien que je ne sois pas spécialiste en algorithmes issus de l’intelligence artificielle, je constate que TikTok dispose aujourd’hui d’un flux de vidéos plus important encore que celui d’Instagram et s’adresse à une audience plus diversifiée, tant en âge qu’en origine géographique et en milieu socioculturel. Cette particularité confère à TikTok une double dimension, en faisant à la fois une plateforme d’une grande richesse expressive et un vecteur de risques accrus, notamment pour les plus jeunes. Dans le cadre d’une intervention médiatique à venir, j’ai mené une recherche approfondie sur le phénomène SkinnyTok. Les résultats que j’ai obtenus sont alarmants, tant par leur volume que par la nature des contenus consultables. Cette tendance s’avère particulièrement préoccupante à l’adolescence, une période marquée par une fragilité identitaire et une grande instabilité de l’image de soi. Les jeunes filles, en proie aux bouleversements corporels de la puberté, se trouvent souvent enfermées dans des idéaux de beauté inaccessibles, amplifiés de manière virale par ces plateformes.

TikTok dépasse désormais Instagram en termes d’audience, notamment auprès des plus jeunes, occupant aujourd’hui une place centrale dans leur univers. Or l’adolescence est précisément une période où la parole parentale tend à être rejetée et où l’on accorde plus volontiers sa confiance à ses pairs, se construisant dans le regard de l’autre, en dehors du cadre familial. Si cette dynamique se jouait autrefois dans la cour du lycée, elle se déploie aujourd’hui dans l’espace numérique, sur ces réseaux où l’image de soi se fabrique, s’expose et se confronte à celle des autres. À cet égard, je vous recommande vivement le film Men, Women and Children de M. Jason Reitman, qui illustre avec une grande justesse les dynamiques psychiques en jeu.

Il est également essentiel de s’interroger sur la psychologie des influenceurs eux-mêmes. Nombre d’entre eux finissent par se confondre avec l’image virtuelle qu’ils ont construite, créant une dissociation profonde entre le moi authentique et le moi numérique. Ce processus peut être extrêmement destructeur, tant pour les créateurs de contenu que pour les jeunes qui les suivent.

Face à de tels constats, une action déterminée s’impose. J’émets de sérieux doutes quant à l’efficacité de l’éducation au numérique actuellement dispensée dans les établissements scolaires qui ne me semble pas, en l’état, suffisante pour préserver la santé mentale des jeunes.

M. le président Arthur Delaporte. J’ai, ce matin même, accompagné Mme la secrétaire d’État chargée du numérique à Bercy, à l’occasion d’une rencontre avec Mme Charlyne Buigues, cette infirmière grenobloise à l’initiative d’une pétition dénonçant l’existence et la diffusion du hashtag #SkinnyTok. Par cette mobilisation citoyenne, qui a d’ores et déjà recueilli près de 27 000 signatures, Mme Buigues appelle le Gouvernement à une action concrète en matière de régulation des contenus et exprime également le souhait d’être entendue par notre commission d’enquête. En réponse à cette demande, nous l’avons invitée à participer à notre prochaine séance, mardi prochain à 17 heures 30, consacrée aux troubles du comportement alimentaire, afin d’approfondir ce sujet crucial.

Mme la secrétaire d’État doit par ailleurs se rendre en Irlande la semaine prochaine et abordera notamment cette question avec TikTok.

Ces actions démontrent la capacité de notre commission d’enquête à se faire l’écho des préoccupations sociétales actuelles. Nous avons le devoir de répondre à ces attentes

M. Michael Stora. Bien que je salue l’initiative d’aborder ces sujets dans un cadre politique, il serait souhaitable que le ministre de la santé s’exprime également sur ces questions.

M. le président Arthur Delaporte. Il s’agit en effet d’un sujet transversal et nous aurons l’occasion d’auditionner l’ensemble des ministères concernés dans la suite de nos travaux.

Mme Anne Genetet (EPR). Je souhaite demander à M. Stora s’il a visionné la série britannique Adolescence. Quel est son avis sur cette série et sur l’obligation de la diffuser dans les collèges anglais ? Que penserait-il de sa diffusion dans les établissements français ?

M. Michael Stora. Cette question me semble particulièrement appropriée pour conclure nos échanges. J’ai effectivement visionné la série Adolescence et je l’ai trouvée tout à fait pertinente dans sa manière d’aborder les enjeux actuels auxquels sont confrontés les jeunes. Il me semblerait judicieux de diffuser ce type de production au sein des collèges et lycées, en l’accompagnant de groupes de réflexion construits sur un mode plus horizontal, à l’image de l’écosystème numérique dans lequel évoluent aujourd’hui les adolescents. Il est fondamental de s’adresser à leur intelligence car ils sont pleinement capables de s’approprier ces thématiques et de participer activement aux réflexions, voire aux décisions.

S’agissant du phénomène SkinnyTok, pourquoi ne pas envisager l’utilisation de ces contenus, aussi problématiques soient-ils, comme support de discussion dans les établissements scolaires ? L’éducation au numérique telle qu’elle est actuellement dispensée se concentre essentiellement sur les risques liés au cyberharcèlement ou à la présence de prédateurs en ligne. Ces enjeux, bien qu’ils soient importants, masquent des menaces plus insidieuses et plus diffuses, qui mériteraient une approche pédagogique davantage approfondie et nuancée.

Je suis convaincu que l’intégration de séries telles qu’Adolescence, ainsi que d’autres outils innovants, pourrait contribuer à former une génération de citoyens lucides et capables de porter un regard critique sur leurs usages numériques. Pour ma part, je suis tout à fait disposé à m’impliquer dans l’élaboration de tels programmes éducatifs.

M. le président Arthur Delaporte. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire en réponse au questionnaire qui vous a été envoyé, ainsi que tout autre document que vous jugeriez utile.

 

 

La séance s’achève à dix-sept heures quarante-cinq.


Membres présents ou excusés

 

Présents.  Mme Anne Genetet, M. Guillaume Gouffier Valente, M. Kévin Mauvieux, Mme Constance de Pélichy, M. Thierry Perez, M. Thierry Sother, Mme Sophie Taillé-Polian

Excusés.  Mme Christelle D'Intorni, M. Arnaud Saint-Martin