Compte rendu
Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs
– Audition, ouverte à la presse, de Mmes Marie-Christine Cazaux, et Catherine Martin, éducatrices spécialisées, membres du collectif Mineurs, éthique et réseaux (Meer) 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Emmanuelle Piquet, thérapeute et maître de conférences à l’Université de Liège (Belgique 14
– Présences en réunion................................22
Mardi
13 mai 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 9
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures dix.
La commission auditionne Mmes Marie-Christine Cazaux, et Catherine Martin, éducatrices spécialisées, membres du collectif Mineurs, éthique et réseaux (Meer).
M. le président Arthur Delaporte. Mmes Marie-Christine Cazaux et Catherine Martin exercent une vigilance particulière sur certains influenceurs et ont signalé des pratiques préoccupantes, notamment auprès de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
Je vous remercie de bien vouloir nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mmes Marie-Christine Cazaux et Catherine Martin prêtent serment.)
Mme Marie-Christine Cazaux, éducatrice spécialisée, membre du collectif Mineurs, éthique et réseaux (Meer). Notre collectif s’est constitué en 2023 à la suite de la promotion, par l’influenceuse Ophenya, d’une application de rencontre destinée aux jeunes âgés de dix à vingt-et-un ans, jugée dangereuse pour les mineurs et largement médiatisée à l’époque. Cet événement est venu soulever une question fondamentale : au-delà des problématiques liées à l’algorithme de TikTok, les créateurs de contenu ont-ils une responsabilité directe sur la santé mentale des mineurs ?
Afin d’y répondre, nous observons depuis près de deux ans plusieurs influenceurs, en portant une attention particulière à Ophenya, Il nous paraît essentiel d’expliquer ce choix, en rappelant que notre objectif n’est nullement de lui faire un procès. Toutefois, lorsque la presse, des professionnels dont nous faisons partie, ainsi que des collectifs ont dénoncé à juste titre l’application Crush, nous avons vu émerger des milliers de commentaires de « BGnya », nom donné à sa communauté. Beaucoup de mineurs défendaient alors cette application en affirmant qu’elle n’avait rien de problématique, que la presse mentait et que les critiques étaient motivées par la jalousie. Ce sont précisément ces réactions passionnelles, dénuées d’objectivité et profondément défiantes à l’égard de la presse et des institutions, qui ont commencé à nous alerter.
Ce choix s’est également imposé à nous car, à l’époque, Ophenya était la plus grande influenceuse jeunesse avec cinq millions d’abonnés, était engagée dans des causes telles que la santé mentale et le harcèlement scolaire et avait été légitimée dans son combat par le Gouvernement. Ophenya est ainsi devenue une sorte de maître étalon nous permettant d’observer les conséquences d’une interaction poussée à son extrême avec des mineurs âgés de huit à dix-sept ans.
En parallèle, nous observons l’ensemble de la plateforme TikTok depuis deux ans. Quatre thématiques principales se sont dégagées de notre travail : la responsabilité des influenceurs sur la santé mentale des mineurs, les phénomènes d’emprise, la présence de contenus violents et inadaptés ainsi que l’algorithme et la modération.
S’agissant des créateurs de contenu, nous avons relevé des échanges privés à l’initiative de l’influenceur ou de l’influenceuse, comprenant des appels, des vidéos ou des messages comportant parfois un vocabulaire discutable. Nous avons observé la promotion de produits douteux, des lives organisés en semaine jusqu’à une heure du matin, parfois lancés au beau milieu de la nuit, ou encore des diffusions pouvant durer cinq à six heures pendant les week-ends.
Nous avons également relevé un vocabulaire inadapté, des propos sexualisés, anxiogènes, voire ésotériques, ainsi que des interactions se déroulant à toute heure du jour et de la nuit. Certaines publications incitent à contourner les conditions générales d’utilisation (CGU) des plateformes, notamment celles de TikTok. Des propos banalisent également la violence, parfois la cruauté animale ou encore la délinquance, et nous avons constaté la diffusion de conseils inadaptés ou le traitement de thématiques mal maîtrisées, en particulier concernant les violences sexuelles. Enfin, nous avons observé un dénigrement des institutions, en particulier de l’éducation nationale, ainsi qu’un rejet manifeste de la presse et de l’information en général. Nous avons également identifié la mise en avant de pratiques portées par des personnes ou entités douteuses.
Du côté des mineurs, nous avons relevé une hyperconnexion, des jeunes à l’affût de chaque publication, y compris en cours ou durant la nuit, ainsi qu’une agressivité dirigée contre toute forme de critique à l’égard de leurs influenceurs préférés, certains allant jusqu’à proférer des menaces de mort à l’encontre de leurs contradicteurs. Nous avons observé une incapacité à distinguer les bonnes et mauvaises pratiques des influenceurs, en raison de l’absence d’esprit critique. Si ce constat est compréhensible eu égard à l’âge de ces jeunes, il interroge quant aux conséquences si, par exemple, un influenceur venait à adhérer à des théories complotistes.
Nous avons vu des mineurs devenir une véritable armée au service de leur influenceur, mobilisés pour signaler massivement les comptes de leurs détracteurs, rechercher des informations personnelles à leur sujet ou encore identifier d’éventuelles collaborations commerciales. Nous avons également observé un rythme de publication frénétique au sein de ces communautés, avec certains comptes diffusant en moyenne une publication toutes les six minutes.
Cette volonté de se démarquer et d’attirer l’attention des influenceurs pousse certains mineurs à adopter des comportements excessifs tels que des publications à outrance, l’envoi de cadeaux, la livraison de nourriture et parfois le passage à des actes d’automutilation ou l’annonce de leur suicide. D’autres vont jusqu’à se rendre physiquement sur les lieux de vie des influenceurs.
Nous avons également repéré des mécanismes de violence au sein même des communautés de mineurs, accompagnés d’une altération manifeste de leur qualité de vie. Nombre d’entre eux souffrent ainsi de troubles du sommeil, traversent des crises de désespoir, pratiquent l’automutilation et tiennent des propos suicidaires. Ils sont par ailleurs fortement exposés à la pédocriminalité et semblent plongés dans une confusion affective profonde. Nous faisons face à des jeunes qui souhaitent épouser leurs influenceurs ou leur « donner leur vie », des formulations révélatrices d’un attachement démesuré.
Un phénomène particulièrement préoccupant est celui du copycat, à travers lequel de nombreux mineurs reprennent les mimiques et les gestuelles caractéristiques des influenceurs adultes pour bâtir leur propre communauté. Cela crée une forme de mise en abyme, puisque nous nous retrouvons aujourd’hui avec de nombreux comptes tenus par des mineurs de moins de quinze ans, majoritairement des jeunes filles, suivis par des milliers d’adultes. Ce phénomène nous a profondément inquiétés tout au long de notre travail.
S’agissant plus précisément des phénomènes d’emprise, M. Le Vaillant, chef de la Miviludes, s’est exprimé la semaine dernière, exposant ce qu’il convenait d’en dire, et nous vous avons également fait parvenir des documents sur cette thématique.
Pour conclure, à ce jour, le collectif a effectué plus d’une centaine de signalements à la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos), une quinzaine d’informations préoccupantes, et j’ai personnellement effectué un signalement au titre de l’article 40, puisque mon statut de fonctionnaire m’y oblige. Enfin, comme vous le savez désormais, nous avons également saisi la Miviludes.
Mme Marie-Christine Cazaux. La question centrale qui se pose est celle de la responsabilité de TikTok dans cette situation, responsabilité que nous estimons engagée aux trois niveaux que sont l’algorithme, la monétisation et la modération.
L’algorithme de TikTok tend à enfermer les utilisateurs dans des bulles de contenu, puisqu’il privilégie les publications suscitant des émotions fortes, notamment négatives, car ces dernières génèrent davantage d’interactions. Celles-ci se traduisent par un flux d’activité accru, dont les retombées financières profitent tant à la plateforme qu’aux créateurs de contenu. Ce mécanisme incite certains d’entre eux à produire délibérément des vidéos ou des lives provocants ou controversés dans le but de promouvoir leurs produits. L’exemple d’Ophenya, qui a eu recours à la manipulation émotionnelle pour promouvoir son single Error 404, illustre parfaitement ce phénomène.
Les créateurs de contenu ont pleinement saisi le fonctionnement de l’algorithme et s’y adaptent, parfois en recourant à des stratégies peu éthiques. Bien que TikTok puisse prétendre, en s’appuyant sur son statut d’hébergeur, se dégager de toute responsabilité, il apparaît toutefois clairement que la plateforme choisit en toute conscience de mettre en œuvre ce mécanisme algorithmique, engageant ainsi sa responsabilité.
La question de la rémunération se pose également, y compris pour les mineurs, puisque TikTok a instauré un système de monnaie virtuelle accessible dès mille abonnés, permettant aux utilisateurs de recevoir de l’argent virtuel lors de leurs diffusions en direct. Nous assistons ainsi à la multiplication de lives animés par des mineurs, qui contournent délibérément les conditions générales d’utilisation de la plateforme. Plus ces jeunes passent de temps en direct, plus ils engrangent de minuscules sommes qui, cumulées, deviennent incitatives. Ce système les encourage à multiplier les diffusions puisqu’il leur permet, ensuite, de reverser ces gains à leurs influenceurs favoris, en achetant des cadeaux virtuels qui sont remis en direct, ce qui favorise une interaction immédiate et souvent ludique. Ce mécanisme explique également, selon nous, pourquoi certains créateurs passent des heures en live, sachant que ces cadeaux virtuels, en apparence anodins, participent de leur modèle économique. Ils encouragent ainsi, de manière explicite ou implicite, leur envoi, en particulier de la part d’un public mineur, sensible à la dimension visuelle et réactive de ces éléments.
Il s’agit là d’un véritable système de gratification virtuelle, à la fois stimulant et structurant, qui agit comme un levier de motivation et de reproduction des comportements, puisque l’adolescent qui voit un pair réaliser un live est tenté de l’imiter, même s’il a pleinement conscience que cette pratique est interdite aux moins de dix-huit ans. Le phénomène est encore aggravé lorsque des influenceurs expliquent eux-mêmes comment contourner les règles, et c’est précisément à ce stade que la question de la responsabilité de la modération se pose.
Nous avons effectué de nombreux signalements à TikTok, lesquels ont été rejetés dans plus de 90 % des cas, au motif que les contenus en question ne violaient pas les règles de la plateforme. Bien qu’il ne soit pas toujours aisé de détecter qu’un mineur est en live, d’autant que certains masquent leur visage ou utilisent des filtres, cet obstacle technique ne saurait justifier une telle inertie dans la modération.
Au regard de tous ces éléments, il ne fait pour nous aucun doute que l’utilisation de TikTok par des mineurs représente un risque réel pour leur sécurité comme pour leur santé. Elle favorise également l’adoption de comportements éthiquement contestables, voire illégaux.
Nous souhaitons ainsi formuler plusieurs recommandations. Il convient tout d’abord de revoir les modalités d’accès aux diffusions en direct, en rendant obligatoire la justification de l’âge dès lors qu’un utilisateur atteint le seuil d’abonnés permettant d’héberger ou d’être invité dans un live.
Il nous semble également indispensable d’améliorer en profondeur le système de modération, de rendre plus lisibles et accessibles les mécanismes de signalement et d’envisager, par exemple, l’intégration d’un lien direct vers la plateforme Pharos au sein de l’application. Plusieurs utilisateurs nous ont en effet fait part de leur découragement car, après avoir signalé un contenu à TikTok sans obtenir de réponse satisfaisante, ils ne savent plus à qui s’adresser ni quelles suites donner à leur alerte. Il est donc nécessaire de mieux communiquer sur ces dispositifs et d’allouer des ressources humaines suffisantes pour traiter les signalements, en particulier ceux concernant des mineurs, pour lesquels une vérification humaine systématique devrait être mise en place.
Il conviendrait par ailleurs, lorsqu’un utilisateur est repéré par l’algorithme comme relevant du champ de la santé, du développement personnel ou du coaching, qu’une démarche préventive soit automatiquement associée à la diffusion de ses contenus. Entre deux ou trois vidéos, des messages d’information devraient apparaître. Par exemple, pour un contenu traitant du harcèlement scolaire, il serait pertinent d’intégrer des informations sur l’association e‑Enfance et le numéro 3018. Le financement de ces insertions devrait naturellement être assuré par la plateforme, compte tenu du caractère non lucratif des associations concernées.
Nous recommandons enfin de renforcer les vérifications imposées aux créateurs monétisés, afin de s’assurer qu’ils ont effectivement pris connaissance des conditions générales d’utilisation, car nous constatons que la plupart les ignorent. Il serait également pertinent de prévoir une intervention humaine dans les cas où un créateur fait l’objet de signalements répétés ou massifs. Cette mesure permettrait de lutter plus efficacement contre le cyberharcèlement, qui existe sur TikTok sous une forme déguisée. Dans le cas d’Ophenya, nous avons notamment observé comment une communauté peut être subtilement incitée à signaler en masse des vidéos, conduisant à leur suppression ou, dans certains cas, à la fermeture du compte ciblé.
Nous tenons, pour conclure, à rappeler que la responsabilité est partagée. Elle incombe aux plateformes, aux agences, aux créateurs de contenu, et il est donc impératif que chacun agisse à son niveau afin d’améliorer durablement la situation.
M. le président Arthur Delaporte. Votre travail de veille quotidien est d’une grande valeur. Je suis conscient que votre présentation succincte synthétise de longues heures d’observations et d’analyses et que derrière ce résumé se cachent des dizaines d’exemples concrets.
Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Ma première question porte sur vos missions de veille et de surveillance des plateformes. Avez-vous constaté une réelle différence entre TikTok et les autres réseaux sociaux ? Le cas échéant, pourriez-vous nous expliciter ces différences ?
Par ailleurs, outre Ophenya, avez-vous identifié d’autres profils d’influenceurs sur TikTok qui seraient problématiques et dont vous demanderiez le bannissement ? Pourriez-vous nous donner quelques exemples détaillés ?
Enfin, le débat public s’intensifie sur ce sujet, avec diverses propositions émergentes. La question d’une interdiction d’accès aux réseaux sociaux, et particulièrement à TikTok, avant un certain âge, est notamment évoquée. Quel est votre point de vue sur une telle proposition ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Concernant la différence entre TikTok et les autres réseaux sociaux, nous constatons une concentration plus marquée des contenus problématiques sur cette plateforme. Si les comportements préoccupants tels que l’hypersexualisation, la violence verbale ou physique se retrouvent sur l’ensemble des réseaux, TikTok présente la particularité de les agréger rapidement dans le fil d’actualité personnalisé de l’utilisateur.
Par ailleurs, le processus de signalement sur TikTok s’avère particulièrement complexe. Nous considérons que des améliorations sont non seulement possibles mais nécessaires, puisque d’autres plateformes, telles que YouTube, ont su réduire la prévalence de ces contenus et faire preuve d’une réactivité accrue. Rien ne justifie, par conséquent, que TikTok ne puisse atteindre à terme un niveau comparable d’efficacité.
Mme Catherine Martin. J’ai découvert TikTok par l’intermédiaire des jeunes de onze à dix-sept ans avec lesquels je travaillais à l’époque, lorsqu’ils m’ont montré la vidéo particulièrement choquante d’un homme tuant un canard à coups de pied. Cette expérience a été le point de départ de notre intérêt pour cette plateforme, nous incitant à approfondir notre compréhension de son fonctionnement et à mener des actions de sensibilisation auprès des jeunes, à la fois sur l’utilisation de TikTok et sur l’importance du signalement, y compris via la plateforme Pharos.
L’individu responsable de cette vidéo virale est aujourd’hui incarcéré pour d’autres actes de violence. Son père, quant à lui, tenait des propos pédophiles explicites tandis que sa femme se vantait de maltraiter son enfant. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de TikTok, en découvrant ces trois individus qui, aujourd’hui, sont nettement moins actifs sur la plateforme. À l’époque, leur comportement avait suscité suffisamment d’inquiétude pour que nous participions à une enquête judiciaire les concernant.
Il existe tellement de contenus de cette nature qu’il m’est impossible de tous les énumérer. Je peux citer l’exemple d’une influenceuse qui se filme en pleine crise de boulimie ou lors de ses passages aux urgences, ou du compte Laprofdesréseaux, dont la spécialité est de sexualiser ses élèves et qui, pourtant, rassemble une communauté extrêmement vaste.
Il faut également mentionner la grande diversité des communautés présentes sur la plateforme. Si TikTok apparaît, de prime abord, comme une vaste application, elle fonctionne en fait comme un petit village numérique, où des groupes se livrent à des règlements de comptes par lives interposés ou se menacent mutuellement de manière très explicite. Certaines de ces pratiques relèvent du doxing, puisqu’il s’agit de diffuser des informations personnelles telles que des adresses ou des noms de famille. Ces menaces peuvent aller jusqu’à des menaces de mort, y compris à l’encontre d’enfants.
Mme Laure Miller, rapporteure. J’aimerais connaître votre opinion sur la proposition d’interdire l’accès aux réseaux sociaux, et plus particulièrement à TikTok, aux mineurs de moins de quinze ou seize ans.
Mme Marie-Christine Cazaux. Nous avons longuement débattu de cette question, notamment à la suite de la décision de l’Australie d’appliquer cette mesure. Bien que nous soyons conscients que cela n’empêchera pas totalement la transgression, nous pensons qu’établir une règle claire serait bénéfique. Certains parents et enfants respectent déjà la limite d’âge de treize ans mais, au vu du contenu actuel sur TikTok, fixer la limite à seize ans nous semble être un minimum nécessaire.
M. le président Arthur Delaporte. Vous avez indiqué que plus de 90 % des signalements ne sont pas pris en compte. Pourriez-vous nous donner des exemples concrets de contenus que vous avez signalés et qui n’ont pas été retirés malgré leur caractère problématique ? Disposez-vous de données chiffrées plus précises à nous communiquer ? Quels sont les types de signalements les plus fréquents ?
Par ailleurs, concernant les signalements que vous effectuez auprès de la plateforme Pharos, estimez-vous que le niveau de réponse des pouvoirs publics et des services de police soit actuellement satisfaisant ? Pourriez-vous nous faire part de votre ressenti quant à l’efficacité de ces signalements auprès des autorités ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Les signalements sont particulièrement complexes à effectuer lorsqu’ils concernent des événements qui surviennent au cours d’une diffusion en direct. Nous avons notamment rencontré des difficultés majeures pour signaler des contenus manifestement inappropriés impliquant des mineurs. De même, les commentaires menaçants, à caractère sexuel ou pédophile dans les chats de ces lives n’ont pas été considérés comme des infractions par la plateforme. La grande majorité de nos signalements ont ainsi été rejetés par TikTok, ce qui est extrêmement préoccupant. Notre surveillance s’est étendue au-delà de TikTok, englobant également Instagram, Snapchat et divers canaux privés.
En revanche, nos interactions avec Pharos ont été globalement positives et constructives.
Mme Catherine Martin. L’efficacité de notre collaboration avec Pharos s’est considérablement améliorée une fois que notre rôle et nos objectifs ont été clairement identifiés par leurs services. Nous avons ainsi pu bénéficier d’échanges rapides et productifs par l’intermédiaire de leur plateforme de signalement.
Une amélioration potentielle pour Pharos serait l’intégration d’un outil similaire à celui développé par Point de Contact, permettant l’enregistrement et le partage instantané d’extraits de lives. Cette fonctionnalité faciliterait grandement la collecte de preuves, élément crucial dans le processus de signalement. De manière générale, nous avons constaté une réactivité et une communication efficaces non seulement avec Pharos, mais également avec les cellules de recueil des informations préoccupantes (Crip).
M. le président Arthur Delaporte. Pourriez-vous partager un exemple concret de contenu particulièrement choquant que vous auriez signalé à TikTok et qui n’a pas été retiré ?
Une vidéo est projetée en séance.
Mme Catherine Martin. Je vais vous présenter une vidéo représentative des contenus problématiques que nous avons identifiés sur TikTok et qui, bien qu’apparemment conçus pour rester dans une zone grise, sont en réalité très explicites. Malgré nos signalements répétés, ces vidéos n’ont pas été supprimées et les comptes qui les diffusent restent actifs. Ce type de contenu est malheureusement récurrent sur la plateforme.
Il s’agit de contenus à caractère sexuel, voire pédophile. Ces vidéos sont malheureusement facilement accessibles, y compris pour les utilisateurs mineurs. Nous avons mené des tests en créant des comptes fictifs de mineurs de quatorze ans et avons constaté que ces contenus apparaissaient régulièrement dans leur fil.
Le fonctionnement de l’algorithme de TikTok est particulièrement problématique puisque, lorsqu’un utilisateur tombe sur un contenu choquant, le temps passé à regarder la vidéo, souvent dû à un état de sidération, est interprété par l’algorithme comme un intérêt pour ce type de contenu. Cela entraîne par la suite une prolifération de vidéos similaires dans le fil d’actualité de l’utilisateur, qui se remplit de contenus à caractère pédopornographique. Cette dérive algorithmique s’étend ensuite à d’autres types de contenus inappropriés, comme des vidéos mettant en scène des comportements discutables de soignants envers des personnes handicapées. Il devient alors extrêmement difficile de nettoyer le fil d’actualité une fois qu’il a été corrompu par l’algorithme.
M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous tenté de modifier les paramètres de l’algorithme pour remédier à cette situation ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Cela a été, pour ma part, une expérience complexe. J’ai notamment été confrontée à de nombreux contenus à portée militante ou politique, adaptés au format TikTok, où le militantisme prend une forme très particulière. Il s’agit d’une logique de confrontation permanente, marquée par la publication de vidéos-réponses en cascade, certains jeunes suivant de près ces créateurs engagés. Il pouvait, par exemple, s’agir de call out, c’est-à-dire de dénonciations publiques de comportements jugés problématiques, avec des créateurs se réclamant de diverses sensibilités militantes. Cependant, adaptés au format TikTok, ces contenus prennent la forme d’une véritable guerre de contenus. C’est également dans ce contexte que peuvent apparaître des pratiques telles que le doxing. Il ne s’agit certainement pas, pour les mineurs, de l’exemple le plus sain d’un débat politique constructif.
Mon propre fil s’est ainsi progressivement retrouvé saturé de ce type de publications. Il m’a alors fallu alors rééquilibrer volontairement mon algorithme en manifestant mon intérêt pour des vidéos plus légères ou pour des contenus humoristiques. Il existe en effet des productions de qualité, y compris éducatives, mais il faut reconnaître qu’elles n’émergent pas naturellement dans le fil et sont reléguées très loin dans les priorités de l’algorithme.
J’ai ensuite créé un nouveau compte, sans renseigner la moindre préférence, afin d’observer les premières suggestions proposées par TikTok. Très rapidement, parmi les comptes mis en avant, figurait celui de Nasdas, un streamer initialement actif sur d’autres plateformes mais désormais très présent sur TikTok. Il m’a été proposé presque immédiatement, simplement parce qu’il est populaire, ce qui illustre bien le fonctionnement de l’algorithme. Même sans fournir d’indications personnelles, TikTok continue de privilégier les contenus qui génèrent du flux, de la visibilité et de l’interaction, sans considération de leur nature. Il s’agit d’un algorithme centré sur la performance et non sur la qualité ou l’éthique, que les phénomènes humains de sidération ou de curiosité malsaine viennent amplifier.
M. le président Arthur Delaporte. Concernant les contenus à caractère pédopornographique que vous avez mentionnés, pouvez-vous préciser la nature exacte de ces vidéos et la réponse de TikTok à vos signalements ?
Mme Marie-Christine Cazaux. TikTok a systématiquement répondu qu’aucune infraction n’était constatée.
M. le président Arthur Delaporte. Au-delà de ces cas extrêmes, avez-vous identifié des influenceurs qui exposent leurs enfants de manière problématique dans leur contenu quotidien ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Nous avons en effet observé plusieurs cas préoccupants. Un exemple notable est celui du compte ArrêteLouloute, une créatrice de contenu qui a gagné en popularité en mettant en scène sa fille mineure dans des situations potentiellement embarrassantes ou problématiques. La jeune fille a elle-même exprimé des difficultés liées à cette exposition, notamment des moqueries au collège.
Ce phénomène s’inscrit dans une problématique plus large liée à la monétisation rapide sur TikTok, puisque la plateforme permet aux créateurs d’atteindre rapidement un grand nombre d’abonnés, parfois en les achetant, et de générer des revenus, ce qui peut inciter à l’exposition excessive des enfants. Les créateurs constatent que les vidéos mettant en scène leurs enfants, qu’elles soient mignonnes ou légèrement choquantes, génèrent de nombreuses vues. Cette dynamique encourage la poursuite de ce type de contenu, d’autant plus que le seuil de dix mille abonnés, nécessaire pour la monétisation, est relativement facile à atteindre.
M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous reçu des témoignages de personnes ayant acheté des abonnés ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Je ne dispose pas de témoignages directs, mais j’ai personnellement observé et participé à ces pratiques à des fins d’investigation. Il ne s’agit pas d’un achat au sens strict, mais plutôt d’une participation à des lives où les utilisateurs s’abonnent les uns aux autres. Ces sessions peuvent rassembler des centaines de milliers de participants, permettant d’atteindre rapidement le nombre d’abonnés nécessaire pour accéder aux fonctionnalités de diffusion en direct et de monétisation.
M. le président Arthur Delaporte. Ces pratiques impliquent-elles un investissement financier ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Il est effectivement possible d’offrir des cadeaux virtuels, permettant ainsi à l’animateur du live d’épingler le pseudonyme du donateur. Je n’ai, personnellement, pas eu recours à cette pratique, et me suis contentée d’inviter les spectateurs intéressés à s’abonner. Lors de mon expérimentation, qui a duré dix minutes, j’ai constaté un gain de cinquante abonnés.
M. le président Arthur Delaporte. Vous avez mentionné des exemples de jeunes ayant effectué des dons financiers ou offert des cadeaux et expliqué les mécanismes liés aux vues et à la monnaie virtuelle qui en découle. Pourriez-vous approfondir l’explication de ce système ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Plus on consacre de temps à créer du contenu et à interagir en direct, plus on génère de revenus. Il est également possible d’acheter directement cette monnaie virtuelle. Il pourrait être opportun de suggérer à TikTok de complexifier le processus d’achat, actuellement trop accessible. Bien que les cartes bancaires des adolescents soient généralement plafonnées, nous avons notamment constaté des cas où de jeunes adultes protégés ont dépensé l’intégralité de leur allocation pour leur influenceur favori. Ce phénomène peut rapidement prendre de l’ampleur, d’autant plus que les live-matchs encouragent ce type de comportement.
M. Thierry Sother (SOC). Je souhaiterais tout d’abord confirmer ma bonne compréhension du terme doxing. S’agit-il bien de la divulgation de données personnelles ou confidentielles concernant un tiers sur une plateforme ?
Mme Marie-Christine Cazaux. En effet.
M. Thierry Sother (SOC). Ma première question porte sur la distinction entre les vidéos classiques diffusées sur TikTok et les lives. Pourriez-vous expliciter les différences d’impact entre ces deux formats ?
Vous avez également évoqué le contrôle exercé par certains influenceurs sur leurs communautés. Pourriez-vous illustrer concrètement comment ces influenceurs incitent leurs abonnés à agir, que ce soit par des signalements ou des actions de monétisation ?
J’aimerais, enfin, comprendre l’utilité de collecter une forme de monnaie virtuelle pour la partager avec d’autres. Cette monnaie virtuelle peut-elle être convertie en biens tangibles ou en monnaie fiduciaire, ou reste-t-elle confinée à l’application ?
Mme Marie-Christine Cazaux. La principale différence entre les lives et les vidéos réside dans leur impact immédiat. Lors d’un live, l’interaction est directe et instantanée avec le public. Cette immédiateté peut rendre difficile la protection contre d’éventuels propos inappropriés ou violents, contrairement aux vidéos classiques où l’utilisateur peut simplement faire défiler le contenu.
Concernant la notion de temps, bien que les deux formats puissent être tout aussi chronophages, les lives peuvent s’avérer plus problématiques car l’interaction en temps réel peut amener les utilisateurs à rester connectés pendant de très longues périodes, parfois même toute une nuit, sans s’en rendre compte.
Quant à la monnaie virtuelle, elle peut effectivement être convertie en euros une fois que le créateur a atteint le seuil de monétisation, généralement fixé à dix mille abonnés. À ce stade, les créateurs peuvent percevoir un revenu basé sur leur activité. Les dons reçus lors des lives, sous forme d’animations ou d’emojis achetés par les spectateurs, peuvent ainsi être transformés en argent réel et transférés sur le compte bancaire du créateur.
M. Thierry Sother (SOC). Quel est précisément le seuil d’abonnés permettant la monétisation ?
Mme Marie-Christine Cazaux. Le seuil est fixé à dix mille abonnés.
M. Thierry Perez (RN). Je souhaiterais vous interroger sur un aspect que vous n’avez que peu abordé, qui est celui le rôle des parents. Étant donné que nous nous intéressons aux mineurs, qui par définition ne vivent pas seuls, j’aimerais savoir si vos travaux ont permis d’établir une typologie des comportements parentaux face à cette problématique. Avez-vous identifié des parents fiers de voir leurs jeunes enfants imiter ces pratiques, et d’autres au contraire désemparés, cherchant à les en éloigner ? Pourriez-vous nous dresser un panorama des attitudes parentales observées sur ce sujet ?
Mme Catherine Martin. Permettez-moi d’abord de revenir brièvement sur la question de l’emprise. Notre méthodologie, notamment dans le cas d’Ophenya, a consisté à utiliser les critères officiels de la Miviludes et à les documenter un par un. Cette approche nous a permis d’identifier les mécanismes sectaires imposés par un leader. Nous avons produit un document détaillé illustrant chaque critère de la Miviludes, que nous pouvons mettre à disposition de la commission pour une meilleure compréhension de ces mécanismes d’emprise, confirmés par Monsieur Le Vaillant lors de son audition.
Concernant la question des parents, la situation est complexe. Certains d’entre eux sont fiers de l’appartenance de leurs enfants à des communautés en ligne, sans nécessairement être conscients de ce qui s’y passe réellement, car leur opacité est réelle. Pour comprendre ce qui s’y déroule, il faut y consacrer beaucoup de temps, d’autant plus que les jeunes sont aujourd’hui hyperconnectés et utilisent simultanément différentes plateformes telles qu’Instagram ou Snapchat de manière distincte. Nous avons constaté que certains enfants possèdent un deuxième téléphone, acheté discrètement et connecté au Wi-Fi domestique, échappant ainsi au contrôle parental mis en place sur leur appareil principal. Cette situation permet aux jeunes d’accéder aux réseaux sociaux à l’insu de leurs parents. Il est donc essentiel de sensibiliser les parents à ces risques et de les encourager à s’impliquer davantage dans la supervision des activités en ligne de leurs enfants.
Certains parents sont par ailleurs touchés par la fracture numérique, certains ne possédant pas les compétences nécessaires pour maîtriser les outils digitaux. Il faut également prendre en compte les parents en situation de handicap, qui peuvent rencontrer des difficultés supplémentaires pour appréhender ces technologies.
Concernant l’implication parentale, notre travail a révélé une certaine mise à distance, caractéristique de l’adolescence, qui se manifeste tant dans la vie réelle que dans l’espace numérique. L’accès aux communications privées des adolescents reste particulièrement problématique. Même un parent vigilant, surveillant les réseaux sociaux de son enfant, n’aura qu’une vision partielle de son activité en ligne, car les échanges les plus sensibles se déroulent souvent sur des canaux de discussion privés ou des applications facilement dissimulables. Pour disposer d’une vision complète, un parent devrait s’immiscer profondément dans l’intimité de son enfant, en consultant ses messages privés ou ses groupes cachés. Il est donc déraisonnable d’attendre des parents qu’ils assurent seuls cette surveillance exhaustive.
M. Thierry Perez (RN). Vous soulignez à juste titre le désarroi des parents face aux défis du numérique. L’interdiction de TikTok aux mineurs semble dès lors représenter la solution la plus efficace, compte tenu de la difficulté à influencer les algorithmes de la plateforme et des enjeux financiers colossaux en présence. Cependant, cette interdiction soulève une question cruciale : comment gérer concrètement les millions de mineurs qui utilisent quotidiennement TikTok ? Il est évident qu’une surveillance individuelle systématique est irréaliste. Bien que cette problématique relève davantage du domaine législatif, votre expertise sur le terrain pourrait éclairer la mise en application d’une telle loi. Dans l’hypothèse d’une interdiction, quelles mesures concrètes envisagez-vous pour assurer son efficacité ?
Mme Marie-Christine Cazaux. La mise en œuvre d’une interdiction de TikTok aux mineurs nécessiterait une approche progressive, similaire à celle adoptée pour l’interdiction du tabac dans les lieux publics. Son application effective requiert des moyens technologiques qui ne sont pas encore pleinement développés. Néanmoins, des mesures de contrôle peuvent déjà être mises en place dès l’inscription, avec une vérification rigoureuse de l’âge.
Actuellement, nos signalements concernant des comptes de mineurs sont souvent rejetés, probablement par manque de ressources humaines. Si la législation française contraint TikTok à allouer des moyens humains conséquents pour la vérification, en accord avec les lois de protection de l’enfance, cela pourrait changer la donne. L’État pourrait alors envisager des sanctions financières, voire l’interdiction de TikTok en France, comme l’ont fait certains pays comme le Canada, si la plateforme ne démontre pas d’efforts suffisants.
M. le président Arthur Delaporte. Pour enrichir notre compréhension, pourriez-vous partager un autre exemple concret qui vous a particulièrement marqué ou choqué dans vos observations ?
Mme Catherine Martin. Dans le cadre de nos tests avec des comptes mineurs, nous avons mené une expérience révélatrice sur TikTok, désormais considéré comme un moteur de recherche à part entière. En recherchant le terme « papillomavirus », nous avons initialement obtenu des résultats pertinents, incluant des vidéos de professionnels et d’une association de prévention. Cependant, au fil du défilement, nous avons constaté une dégradation alarmante de la qualité de l’information. Après quelques vidéos informatives, l’algorithme a commencé à proposer des contenus de désinformation, suggérant par exemple des remèdes naturels inefficaces à base de citron et de safran pour traiter le papillomavirus. Cette détérioration s’est accentuée avec le temps de visionnage, menant à des contenus de plus en plus problématiques. Nous sommes ainsi passés de la désinformation médicale à des vidéos utilisant l’intelligence artificielle, incluant des montages trompeurs, des contenus religieux inappropriés et même des deep fakes. Ce qui avait commencé comme une simple recherche d’information sur le papillomavirus s’est ainsi transformé en une spirale de désinformation et de contenu anxiogène, allant jusqu’à montrer des images de personnes mourantes dans leur lit d’hôpital. Cette expérience souligne le danger de TikTok comme vecteur de désinformation, particulièrement préoccupant pour les jeunes utilisateurs dont l’esprit critique est encore en développement. La plateforme, loin d’encourager la pensée critique, semble au contraire favoriser la propagation de fausses informations.
M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous signalé ces contenus problématiques à la plateforme ?
Mme Catherine Martin. Oui, nous l’avons fait.
M. le président Arthur Delaporte. Ces contenus ont-ils été retirés à la suite de vos signalements ?
Mme Catherine Martin. Malheureusement, aucune violation des conditions générales d’utilisation n’a été reconnue.
Mme Marie-Christine Cazaux. Je souhaite aborder un dernier point concernant l’éthique des influenceurs sur TikTok. Il est nécessaire de ne pas se fier uniquement au nombre d’abonnés ou à l’apparence des contenus. Prenons l’exemple d’Ophenya, qui semblait initialement promouvoir un message positif contre le harcèlement, attirant l’attention du Gouvernement pour des campagnes anti-harcèlement, et pour qui une analyse plus approfondie de son contenu a révélé des aspects problématiques. Il est donc impératif que les agences, les marques et les organismes publics et privés effectuent des vérifications approfondies avant de collaborer avec des influenceurs. L’apparence trompeuse d’un combat légitime peut masquer des réalités bien différentes. Cette vigilance est essentielle pour éviter de promouvoir involontairement des personnalités ou des messages inadéquats.
M. le président Arthur Delaporte. Disposez-vous d’exemples concrets ou de témoignages de jeunes dont la santé a été réellement mise en danger en suivant ces préconisations ?
Mme Catherine Martin. Les signalements que j’ai évoqués concernent exclusivement des propos suicidaires et des actes d’automutilation. Nous avons effectué plus de cent signalements à Pharos, chacun concernant un mineur différent, pour des contenus publiés sur les réseaux sociaux évoquant ce type de comportements. Ces témoignages sont bien réels et présents sur ces plateformes. Nous avons, par ailleurs, transmis une quinzaine d’informations préoccupantes aux autorités compétentes, portant sur ces mêmes thématiques ainsi que sur des phénomènes d’emprise.
Nous avons également échangé avec des responsables de Crip, confrontés à ces problématiques d’emprise et de mal-être chez les mineurs, liées aux influenceurs en ligne. Cette situation nécessite une concertation entre tous les acteurs concernés, à commencer par la Haute Autorité de santé (HAS) qui établit les recommandations en matière de signalements, car la question de la santé mentale des mineurs en ligne commence à être prise en compte dans le cadre de la protection de l’enfance.
M. le président Arthur Delaporte. Nous allons nous efforcer d’organiser l’audition de la HAS.
Mme Catherine Martin. Pour l’heure, les réponses obtenues relèvent davantage du volontarisme que d’un cadre formalisé, puisque ces situations ne s’inscrivent pas dans le cadre des préconisations officielles. Certains chefs de service de Crip ont néanmoins pris l’initiative de déclencher des enquêtes sociales et plusieurs d’entre eux nous ont fait part de leurs inquiétudes croissantes face à la montée des phénomènes d’emprise numérique, dont les conséquences sur les mineurs peuvent être extrêmement graves. Ils nous ont également confié qu’il leur semblait nécessaire que la HAS se saisisse pleinement de ces enjeux et réexamine ses recommandations, bien que cela représente un travail de grande ampleur.
Il est particulièrement préoccupant de constater que des mineurs, en situation de souffrance aiguë, exprimant des idées suicidaires ou ayant recours à l’automutilation, ne fassent pas systématiquement l’objet d’un signalement sur la plateforme Pharos, surtout lorsque ces troubles sont directement liés à une relation d’emprise avec une personne identifiée. Ce constat renforce, selon nous, l’intérêt de réunir les principaux acteurs de la protection de l’enfance autour de la problématique spécifique de l’emprise numérique et de ses effets sur la santé mentale des mineurs en ligne.
M. le président Arthur Delaporte. Combien de signalements auprès de Pharos pour des cas de scarification, d’automutilation ou d’intentions suicidaires, avez-vous effectué au total ?
Mme Catherine Martin. Nous avons effectué plus d’une centaine de signalements.
M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous également comptabilisé les signalements effectués directement auprès de TikTok ?
Mme Catherine Martin. Nous en avons effectué plusieurs centaines.
Mme Marie-Christine Cazaux. Nous avons fini par ne plus comptabiliser précisément les signalements, car cela devenait décourageant et nous empêchait de poursuivre nos investigations. L’échange constant de captures d’écran et la constatation répétée de l’absence de résultats sont particulièrement démotivants. Nous bénéficions en outre du soutien de personnes extérieures au collectif qui nous ont aidés dans cette démarche et qui ont également fait l’expérience de l’inefficacité des signalements. Bien que nous n’ayons pas de chiffres précis, je vous invite à tenter l’expérience par vous-même, une ou deux heures étant suffisantes pour constater l’ampleur du problème.
M. Thierry Perez (RN). Il semblerait que certains jeunes utilisateurs de TikTok développent des sentiments amoureux ou tombent sous l’emprise totale de personnages entièrement fictifs créés par l’intelligence artificielle. Avez-vous eu connaissance de tels cas ?
Mme Catherine Martin. Nous n’avons pas directement observé le phénomène que vous décrivez mais nous avons constaté des situations similaires impliquant de vrais influenceurs. Nous avons notamment été récemment témoins d’un montage réalisé par intelligence artificielle montrant une mineure se mariant avec son influenceuse préférée, incluant une scène de baiser prolongé.
Comme je l’ai mentionné précédemment, nous observons une confusion émotionnelle préoccupante. Bien que nous n’ayons pas rencontré de cas impliquant des entités entièrement fictives, nous avons documenté des situations dans lesquelles des mineurs expriment des sentiments amoureux envers des influenceurs réels. Plus inquiétant encore, nous avons constaté que certains influenceurs encouragent ces sentiments, allant jusqu’à utiliser un langage à connotation amoureuse dans leurs messages privés adressés à des mineurs.
M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie pour votre engagement et vous invite à compléter nos échanges en transmettant à notre secrétariat tout complément d’information que vous jugeriez pertinent pour les travaux de cette commission d’enquête.
Puis, la commission auditionne Mme Emmanuelle Piquet, thérapeute et maître de conférences à l’Université de Liège (Belgique).
M. le président Arthur Delaporte. Je vous souhaite la bienvenue et vous remercie de bien vouloir nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Emmanuelle Piquet prête serment.)
Mme Emmanuelle Piquet, thérapeute et maître de conférences à l’Université de Liège. En préambule, je souhaite vous présenter les différents terrains sur lesquels s'appuie mon expertise.
Le premier est celui de la clinique, puisque j'exerce comme thérapeute depuis dix-huit ans au sein d'un regroupement d'une quarantaine de praticiens répartis sur tout le territoire français ainsi qu'en Suisse et en Belgique. Notre approche généraliste, basée sur l'école de Palo Alto, nous permet d'intervenir sur diverses problématiques, avec une spécialisation dans les souffrances en milieu scolaire. Celles-ci englobent les difficultés d'apprentissage, le mal-être des enseignants et les conflits relationnels entre pairs, dont le harcèlement.
Concernant spécifiquement le harcèlement, nous réalisons environ 2 000 consultations annuelles avec des enfants, des adolescents et leurs parents. Cette collaboration étroite avec les familles nous a permis de constituer une base de données unique, offrant un aperçu quantitatif précieux sur le vécu des jeunes harcelés. Nous avons eu la chance d’être soutenus, il y a maintenant sept ans, par la Fondation pour l’enfance, ce qui nous a permis d’ouvrir un dispensaire. Concrètement, cela signifie que nous proposons des séances à deux euros aux familles qui n’ont pas les moyens financiers de consulter en ville. Depuis cette date, tous les thérapeutes de l’équipe consacrent, chaque mois, deux séances de leur temps personnel pour faire vivre ce dispositif. Ce dispensaire nous permet également de couvrir un large spectre de catégories socioprofessionnelles, ce qui constitue un enrichissement de notre pratique.
La singularité de notre pratique réside dans le fait que les enfants et les adolescents victimes de harcèlement nous confient, dans l’intimité de nos cabinets, ce qu’ils n’osent pas dire à leurs parents. Cela s’explique tout d’abord par la volonté qu’ont ces jeunes de ne pas peiner leurs parents. Il s’agit d’une génération singulière, très soucieuse du bien-être parental, consciente que tout ce qui touche aux relations sociales et à la souffrance qu’elles peuvent engendrer constitue une source d’inquiétude majeure pour les adultes. Pour cette raison, ils choisissent souvent de taire leur détresse afin de ne pas ajouter de préoccupations à celles de leurs proches. La seconde raison tient à la crainte de ce que les adultes, qu’il s’agisse des parents ou des équipes éducatives, pourraient faire de cette information. Ils redoutent que les interventions des adultes ne viennent aggraver une situation déjà extrêmement douloureuse.
En ce qui nous concerne, ils ne craignent ni de nous inquiéter ni de nous blesser, ce qui libère considérablement leur parole. Nous exerçons en outre en dehors de l’enceinte scolaire, ce qui réduit leur appréhension quant à de possibles répercussions au sein de l’établissement. C’est précisément ce qui confère à leur parole une authenticité bien plus importante.
Mon deuxième terrain est universitaire, puisque je suis maîtresse de conférences à l’Université de Liège, où je coordonne deux diplômes universitaires centrés sur l’apaisement des souffrances en milieu scolaire à travers l’approche de l’école de Palo Alto. Le premier s’adresse aux équipes éducatives et le second aux médecins et aux psychologues. Ce second terrain, plus pédagogique, nous permet de formaliser un ensemble de données issues du terrain, dans l’objectif de les transmettre le plus efficacement possible.
Mon troisième terrain est né d’une collaboration avec le service de pédopsychiatrie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier. Nous avons eu l’opportunité d’être sollicités par cet établissement pour former l’ensemble du service durant un an et nous assurons désormais leur supervision sur toutes les questions liées au harcèlement en milieu scolaire. Ce partenariat a été particulièrement enrichissant car il nous a permis de découvrir la médecine critique, un champ qui diffère de notre clinique habituelle, tout en observant la manière dont la pédopsychiatrie, de façon plus générale, aborde les souffrances liées au milieu scolaire.
Notre quatrième terrain est celui des interventions en milieu scolaire. Nous intervenons tant dans des établissements publics que privés, notamment dans les académies de Créteil et de Versailles, où nous sommes régulièrement sollicités pour accompagner les équipes éducatives en leur fournissant des outils pour les aider à apaiser les souffrances qu’elles rencontrent chez les élèves harcelés. Nous les accompagnons également dans un travail de supervision afin que les pratiques mises en place puissent s’enraciner durablement.
Ma présentation s’appuiera également sur les retours des équipes éducatives de l’éducation nationale. Il nous semble en effet fondamental de comprendre leurs contraintes, leurs difficultés, parfois même leur désarroi, afin de réfléchir aux réponses que nous pouvons leur apporter.
Enfin, je fonde également mon propos sur le corpus scientifique faisant consensus dans le domaine de la recherche, car je constate qu’il existe encore trop peu de passerelles entre cliniciens et chercheurs. Cette absence de dialogue crée des incompréhensions et empêche parfois une mise en commun pourtant précieuse. Je m’appuierai notamment sur les travaux de M. Benoît Galland, de Mme Anne Cordier, de Mme Margot Déage et du professeur Grégoire Borst.
Comme je vous l’indiquais, notre travail s’appuie sur l’école de Palo Alto, dont le corpus scientifique est abondamment documenté depuis près d’un siècle. Il s’agit d’une approche systémique, qui se distingue fondamentalement des approches psychanalytiques ou psychodynamiques. Concrètement, l’approche systémique se concentre sur le « ici et maintenant », s’attachant à observer ce qui se joue dans le présent, ce qui alimente la souffrance chez les enfants et les adolescents et surtout, de manière résolutoire, à identifier comment mettre fin à cette souffrance.
Cette école repose sur un certain nombre de prémices, parmi lesquelles celle de l’ « escalade complémentaire », qui constitue un outil d’observation et de décodage précieux lorsqu’il s’agit d’analyser des relations dysfonctionnelles. Or le harcèlement, quel que soit le milieu dans lequel il se manifeste, constitue précisément une relation dysfonctionnelle. Il existe toujours, dans un groupe, une personne désignée comme bouc émissaire.
L’escalade complémentaire décrit une dynamique dans laquelle, d’un côté, une personne adopte une posture de plus en plus basse et de souffrance intense, tandis que de l’autre côté se trouve un leader, souvent à la tête d’un groupe, qui adopte une position de toute-puissance. Ce déséquilibre ne cesse de croître et constitue la mécanique tragique du harcèlement, s’installant dans la répétition, gagnant progressivement en intensité et aggravant la douleur de la victime.
À partir du moment où cette réalité est observée sous un prisme systémique et interactionnel, notre proposition consiste à ramener chacun à une position médiane et à rétablir une forme d’équilibre relationnel. Pour y parvenir, notre posture est de nous accroupir auprès des enfants et des adolescents harcelés, afin de les aider à retrouver cette position médiane et à reprendre le contrôle de la relation, qu’ils ont entièrement perdu lorsqu’ils viennent nous consulter.
C’est sur ce principe que repose l’essentiel de notre travail. Comme nous sommes très largement prescrits, aussi bien par les pédopsychiatres, les pédiatres et les médecins généralistes que par les équipes éducatives dans les établissements scolaires, nous nous retrouvons, depuis plusieurs années, dans une situation de débordement. Or il nous est particulièrement douloureux de devoir maintenir une liste d’attente pour des enfants et des adolescents en situation de harcèlement, car ces situations sont souvent très urgentes. Toutefois, notre équipe ne peut être démultipliée, ce qui constitue notre première difficulté.
Notre seconde difficulté tient au fait que cette méthode, pourtant documentée dans plusieurs articles scientifiques, n’est pas encore portée institutionnellement par les services publics. Elle demeure encore trop méconnue du grand public, ce qui constitue un obstacle important, notamment pour les familles les plus modestes, qui n’ont pas la possibilité de consulter dans le secteur libéral et qui ne peuvent donc bénéficier de cette approche.
M. le président Arthur Delaporte. Nous souhaiterions que vous vous concentriez sur la question du cyberharcèlement et, plus particulièrement, de TikTok.
Mme Emmanuelle Piquet. Il convient tout d’abord de souligner l'absence de consensus sur la définition du cyberharcèlement, un terme principalement utilisé par les adultes mais jamais par les enfants ou les adolescents. Il existe, à mon sens, une confusion entre cyberharcèlement et cyberviolence, qui néglige généralement les caractéristiques fondamentales du harcèlement telles que le déséquilibre de pouvoir, la fréquence des actes et la configuration typique impliquant un groupe face à un individu ou, plus rarement, un individu face à un autre.
Cette confusion conceptuelle se reflète dans les études, où les estimations de prévalence du cyberharcèlement chez les enfants varient de 3 % à plus de 70 %, rendant ces chiffres peu significatifs. Notre expérience clinique apporte toutefois un éclairage intéressant puisque, sur les cinq dernières années, nous n'avons recensé aucun cas de cyberharcèlement isolé. Nous observons en revanche que dans environ 7 à 8 % des cas de notre échantillon, représentatif de notre patientèle, le harcèlement en face-à-face se prolonge par du cyberharcèlement, agissant comme une caisse de résonance du harcèlement initial.
Il est donc nécessaire de nuancer la perception médiatique du cyberharcèlement, car les études démontrent en réalité un chevauchement entre le harcèlement traditionnel et le cyberharcèlement. Par conséquent, la stratégie la plus efficace pour combattre le cyberharcèlement consiste à éradiquer le harcèlement en face à face.
Il convient néanmoins de souligner une exception notable, qui est celle des cas de revenge porn ou de pornodivulgation, qui représentent environ 7 à 8 % des situations de cyberharcèlement. Ces incidents, particulièrement genrés, impliquent généralement des jeunes hommes diffusant des contenus intimes de leurs anciennes partenaires ou d'autres jeunes femmes. Bien que ces cas relèvent spécifiquement du cyberharcèlement, ils trouvent souvent leur origine dans des conflits interpersonnels préexistants.
Concernant les modalités du cyberharcèlement, qui reste minoritaire, nous constatons une prédominance des messageries, notamment les groupes WhatsApp de classe, qui deviennent des extensions numériques de l'environnement scolaire. Snapchat est également fréquemment utilisé à des fins de harcèlement. Les cas impliquant des vidéos moqueuses sur TikTok demeurent exceptionnels et ne constituent pas la majorité des situations que nous traitons.
M. le président Arthur Delaporte. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur les spécificités liées à TikTok ?
Mme Emmanuelle Piquet. Je dois admettre que nos observations en matière de harcèlement concernant TikTok sont limitées, ce réseau n’étant pas le principal vecteur de cyberharcèlement ou de harcèlement scolaire se prolongeant en ligne.
TikTok présente en revanche d'autres risques significatifs, particulièrement pour les adolescents vulnérables. Par exemple, une jeune fille qui se livre à des pratiques d’automutilation peut rapidement se retrouver exposée à des contenus encourageant des pratiques plus dangereuses ou des méthodes pour dissimuler ces comportements. Cette dynamique, extrêmement problématique, souligne la nécessité d'un encadrement accru pour les adolescents fragiles sur ces plateformes.
Nous constatons avec inquiétude l'augmentation spectaculaire des hospitalisations pour gestes auto-infligés chez les jeunes filles, avec une hausse de 246 % pour les 10-14 ans, de 163 % pour les 15-19 ans et de 106 % pour les 20-24 ans en 2022. Ces statistiques ne concernent que la population féminine, ce qui soulève des questions importantes sur les défis spécifiques auxquels sont confrontées les jeunes filles aujourd'hui.
Nous avons tenté de confronter les chiffres à des hypothèses cliniques issues de ce que nous observons actuellement en consultation. Il est frappant de constater que, depuis quelque temps, nous recevons un nombre croissant de jeunes filles, ce qui n’était pas le cas il y a cinq ans, ou du moins avant la crise sanitaire. Ces adolescentes sont en grande souffrance, à la fois sur le plan identitaire et sur le plan social, et peinent à trouver leur place, que ce soit dans l’identité qu’elles cherchent à construire ou dans les interactions sociales qu’elles expérimentent.
Mme Margot Déage, dont je recommande l’ouvrage À l’école des mauvaises réputations, explique avec justesse qu’au collège, lorsqu’un élève dit d’un autre qu’il ou elle a « une réputation », cela signifie systématiquement « une mauvaise réputation ». Or, pour les jeunes filles, une bonne réputation passe par une forme de conformité absolue. Il leur est demandé d’être soumises, rangées, discrètes, sans quoi elles s’exposent à des insultes d’une extrême violence. Il est évident que dans un tel écosystème, il devient extrêmement complexe pour ces jeunes filles de construire une identité stable et sereine. Les garçons, pour leur part, sont également soumis à des stéréotypes rigides, puisque leur mauvaise réputation est souvent associée à un manque de virilité.
Il est donc compréhensible, dans ce contexte, que certaines adolescentes en viennent à penser que le seul lieu où elles peuvent être authentiques est une communauté TikTok dans laquelle elles peuvent se reconnaître. Cette recherche d’authenticité peut toutefois, malheureusement, les entraîner vers des contenus et des dynamiques profondément problématiques.
Nous observons par ailleurs un phénomène que nous ne parvenons pas encore à expliquer entièrement. Un certain nombre d’adolescentes trouvent aujourd’hui dans l’auto-psychiatrisation une manière de se construire une identité sociale. Il s’agit d’une psychiatrisation teintée de romantisme, dans laquelle TikTok joue un rôle non négligeable. Il devient, dans certains groupes de collégiens et de lycéens, valorisé de souffrir de troubles du comportement alimentaire, de se dire borderline, bipolaire, ou d’évoquer des diagnostics psychiatriques lourds. Ces adolescentes n’affichent pas leur mal-être par goût de l’exhibition, mais parce qu’elles pensent qu’ainsi, elles pourront interagir, susciter une forme d’attention et obtenir ce plaisir relationnel que recherchent tous les adolescents.
Je reçois actuellement en consultation des collégiennes qui appartiennent à des groupes dans lesquels se développe une véritable compétition autour de la tentative de suicide la plus spectaculaire. De ce point de vue, TikTok contribue indéniablement à amplifier cette tendance qui est, à mes yeux, d’une extrême dangerosité.
Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Notre commission s'efforce d'explorer le lien entre l'utilisation des réseaux sociaux et la détérioration de la santé mentale des mineurs en France. Bien qu'il n'y ait pas de consensus sur la nature exacte de ce lien, il semble y avoir un accord sur le rôle amplificateur des réseaux sociaux dans l'exacerbation du mal-être préexistant chez les jeunes.
Vous avez souligné que le harcèlement en ligne est souvent une extension d'un harcèlement préexistant dans le monde réel. Nos échanges avec les jeunes dans les établissements scolaires révèlent que, contrairement à notre époque où le harcèlement s'arrêtait aux portes de l'école, le cyberharcèlement ne connaît aujourd'hui aucune limite temporelle ou spatiale. Les jeunes sont aujourd’hui constamment exposés aux réseaux sociaux, contrairement à l'époque où nous pouvions nous réfugier dans un environnement protégé une fois rentrés chez nous. J'aimerais connaître votre opinion sur l'effet amplificateur des réseaux sociaux, en particulier concernant les jeunes filles. Pensez-vous qu'elles appréhendent différemment TikTok et les autres plateformes par rapport aux garçons ?
Quel est, ensuite, votre avis sur les propositions actuellement débattues, notamment la généralisation de l'interdiction des téléphones portables dans tous les collèges à la prochaine rentrée, mesure décidée par le Gouvernement ? Par ailleurs, que pensez-vous de l'éventuelle interdiction des réseaux sociaux pour les mineurs de moins de quinze ou seize ans ? Comment percevez-vous ces débats qui animent actuellement la société et la sphère politique ?
Mme Emmanuelle Piquet. Je partage l'opinion selon laquelle certains usages des réseaux sociaux peuvent exacerber un mal-être préexistant, particulièrement via TikTok et son effet « terrier de lapin ». Je tiens cependant à souligner avec insistance que le cyberharcèlement n'est pas le problème majeur auquel notre jeunesse est confrontée. Cette erreur d'analyse, particulièrement dommageable, détourne notre attention des véritables problèmes et des solutions appropriées pour les résoudre. J'insiste pour dire que si nous parvenons à lutter efficacement contre le harcèlement, ce qui n'est pas le cas actuellement d'un point de vue institutionnel, nous résoudrons automatiquement une grande partie du problème du cyberharcèlement.
Concernant notre perception, les adolescents ont parfaitement intégré le mépris que nous, adultes, portons souvent à leurs activités sur les réseaux sociaux. Or cette attitude a un effet pervers car, face à des contenus troublants ou inquiétants, les jeunes ne se confieront pas à une communauté adulte qui dédaigne leurs usages ou diabolise les plateformes. Il est, au contraire, essentiel d'essayer de comprendre ce qu'ils recherchent sur ces réseaux et, plutôt que de laisser un adolescent en souffrance seul face à son écran, nous devrions nous asseoir à ses côtés pour observer ce qu'il y cherche et y trouve, afin d'engager un dialogue sur ce qui le fait souffrir.
De ce point de vue, je constate un manque criant de soutien à la parentalité. Les parents d'aujourd'hui, que je côtoie quotidiennement et pour lesquels j'éprouve une grande empathie, se trouvent dans une position ambivalente. D'un côté, ils ont permis l'accès aux écrans à leurs enfants et, d’un autre côté, ils sont conscients que les interactions en ligne, bien que souvent taxées d'inauthenticité, constituent néanmoins de véritables relations.
Il est d’ailleurs important de souligner que les réseaux sociaux peuvent également être salvateurs pour certains jeunes, notamment ceux de la communauté LGBTQIA+ qui, rejetés de façon traumatique par leur famille, y trouvent des espaces d'expression et d'acceptation. Nous ne devons donc pas tout rejeter en bloc, car des choses remarquables et importantes se produisent également sur les réseaux.
Les parents oscillent donc entre l'autorisation d'accès à ces réseaux et une inquiétude profonde quant à leur utilisation. Cette attitude, que je qualifie de « mollesse énervée », se caractérise par une alternance entre un laxisme excessif et des crises de colère où les adultes décrètent soudainement une interdiction totale ou accusent leurs enfants d'addiction. Cette approche n'est absolument pas structurante car elle allie mollesse et emportement, ce qui dégrade la relation sans poser de cadre clair.
Lorsque j'accompagne des parents dans leur lutte contre ce qu'ils perçoivent comme une consommation excessive des réseaux sociaux, je les encourage à établir des règles claires comme limiter l'utilisation à une ou deux heures par jour et interdire les portables après 22 heures et, surtout, à s'y tenir. Il est essentiel qu'ils soient exemplaires dans leur propre usage, ce qui n'est pas aisé, et qu’ils sachent faire preuve de constance malgré les protestations ou la colère de leurs adolescents.
La génération actuelle de parents se trouve dans une situation inédite, cherchant à être validée par ses enfants, contrairement aux générations précédentes où la dynamique était inverse. Cette quête d'une relation harmonieuse avec leurs adolescents engendre une certaine ambivalence. Un véritable soutien à la parentalité, étayé par des bases scientifiques, produit néanmoins des résultats remarquables.
Concernant l'interdiction des appareils dans les établissements scolaires, je soutiens cette mesure. Je suis, en revanche, extrêmement sceptique quant à une interdiction plus large. Les jeunes, souvent plus habiles techniquement que nous, trouveront inévitablement des moyens de contourner ces restrictions ou d’investir d’autres espaces. Il est donc préférable de miser sur la responsabilisation, bien que cela soit complexe et nécessite l'accompagnement de professionnels pour soutenir les adultes dans leur rôle parental.
J'ai suivi avec grand intérêt les travaux du professeur Grégoire Borst sur l'ouverture à l'esprit critique. Ses résultats, qui sont édifiants, nous apprennent que se contenter d’apprendre aux jeunes à vérifier leurs sources et à remettre en question ce qu'ils voient, que ce soit sur internet ou ailleurs, tend paradoxalement à les rendre excessivement sceptiques, voire conspirationnistes. La solution, avec laquelle je suis en parfait accord, consiste à les former véritablement à l'esprit critique, ce qui implique de travailler sur les biais cognitifs, tant généraux que spécifiques au cerveau adolescent.
Dans le domaine du harcèlement, développer l'esprit critique revient à démontrer l'effet d'escalade complémentaire et l'impact que chacun peut avoir sur une relation. Face à des comportements problématiques, nous devons déconstruire l'idée selon laquelle on serait fort ou faible toute sa vie. Nous devons leur apprendre à gérer ces situations, car elles ne se limitent pas au cadre scolaire mais perdurent dans la vie de couple, en entreprise et au-delà. En tant que référente souffrance au travail dans mon département, je constate que la plupart de mes patients commencent invariablement leur récit par l’expression « depuis toujours ». Cela souligne l'importance des apprentissages relationnels dès le plus jeune âge, car leurs impacts se répercutent tout au long de la vie.
Je suis convaincue que les élèves ne viennent pas à l'école uniquement pour acquérir des connaissances académiques. Ils y cherchent également des réponses sur les relations humaines et sur la manière de faire respecter leur intégrité dans divers environnements. Actuellement, je considère que nous ne sommes pas en mesure de répondre adéquatement à ces attentes.
M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie et vous invite à compléter nos échanges en transmettant à notre secrétariat tout complément d’information que vous jugeriez pertinent pour les travaux de cette commission d'enquête.
La séance s’achève à dix-huit heures dix.
Présents. – Mme Nathalie Colin-Oesterlé, M. Arthur Delaporte, M. Kévin Mauvieux, Mme Laure Miller, Mme Constance de Pélichy, M. Thierry Perez, M. Thierry Sother, Mme Sophie Taillé-Polian