Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant Mme Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistrature (SM) et Mme Mathilde Thimotée, secrétaire nationale du SM, M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats (USM) et Mme Fabienne Averty, secrétaire nationale de l’USM, et Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité Magistrats (FO)              2

– Présences en réunion................................16

 


Mardi
1er juillet 2025

Séance de 13 heures 30

Compte rendu n° 4

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à treize heures quarante.

M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.

Dès lors, il nous a paru opportun d’entendre rapidement les représentants professionnels des magistrats pour recueillir leur constat à la fois sur les difficultés que rencontrent nos concitoyens ultramarins dans l’accès au droit et à la justice et sur celles que leurs collègues magistrats peuvent connaître dans ces territoires, ainsi que les propositions qu’ils pourraient faire dans ce domaine.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Fabienne Averty, M. Ludovic Friat, Mme Judith Allenbach, Mme Mathilde Thimotée et Mme Béatrice Brugère prêtent successivement serment.)

Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats. Notre syndicat se réjouit de la création de cette commission d’enquête. Il nous semble très important de s’intéresser au fonctionnement et aux dysfonctionnements de la justice ultramarine.

La situation n’est pas du tout la même selon les territoires. Je regrette que nous ayons reçu la convocation tardivement, car nous n’avons pas eu le temps de préparer une intervention précise. Si vous le souhaitez, nous pourrons vous envoyer une note plus approfondie à la lumière de nos échanges.

M. le président Frantz Gumbs. La commission d’enquête a souhaité prendre de l’avance, puisque nos travaux seront suspendus durant l’été et qu’ils devront prendre fin à l’expiration d’un délai de six mois.

Mme Béatrice Brugère. Nous n’avons pas pu recueillir toutes les remarques des magistrats de notre syndicat, qui exercent dans des territoires différents et sont confrontés à des problématiques variées. Or, ce qui est intéressant pour vous, c’est de disposer de témoignages précis et non de généralités.

Par ailleurs, notre syndicat s’implique depuis longtemps sur ce sujet auprès de la chancellerie à laquelle nous avons soumis des pistes de réflexion. Nous vous transmettrons une note rassemblant nos propositions concernant l’organisation, les ressources humaines, ainsi que l’accès équitable au droit pour les justiciables.

Mme Judith Allenbach, présidente du Syndicat de la magistrature. À titre liminaire, le syndicat remercie la commission de son invitation pour évoquer un sujet de la plus haute importance, qui préoccupe les acteurs de l’institution judiciaire depuis fort longtemps. Nous constatons que la commission d’enquête s’appuie sur des constats particulièrement étayés et majoritairement partagés par notre organisation. En revanche, nous déplorons également le temps qui nous a été accordé pour mener une analyse de qualité sur un sujet d’une telle ampleur.

Nous regrettons par ailleurs que le champ de l’investigation englobe la totalité des territoires ultramarins, sans la moindre distinction. Cela nous semble être la marque d’un regard archaïque, dont nous gagnerions tous et toutes à nous défaire, ces espaces étant diversifiés et présentant des particularités qui leur sont propres.

D’abord, les difficultés constatées dans l’accès à la justice sont bien souvent liées à des problèmes structurels qui touchent l’ensemble du service public de la justice sur tout le territoire national et qui s’exacerbent dans les territoires ultramarins en raison d’enjeux locaux. Leur histoire, leur statut administratif, leur éloignement plus ou moins important sont autant d’éléments qui les différencient et modifient le rapport que les justiciables entretiennent avec la justice. À cet égard, l’exemple de La Réunion et de Mayotte est particulièrement symptomatique puisque c’est le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion qui couvre les deux départements, alors qu’ils se distinguent de l’Hexagone en tous points : démographiquement, économiquement, institutionnellement.

Certes, cette réalité est bien connue de tous ; néanmoins, nous déplorons que cette vision monolithique de la justice ultramarine persiste. À cet égard, nous vous renvoyons aux travaux du Syndicat de la magistrature présentés devant la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) en 2017, dans le cadre de son avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre‑mer. Elle y a formulé des constats, malheureusement toujours d’actualité, concernant notamment les préalables indispensables à l’accès à la justice : un certain nombre d’informations doivent être transmises aux potentiels justiciables et certains droits doivent être effectivement respectés.

Ces préalables sont de deux types. Le premier est lié aux enjeux territoriaux et géographiques. La présence des parties à l’audience suppose qu’elles aient la possibilité de se déplacer, ce qui ne va pas de soi dans certains territoires éloignés. Les justiciables, déjà fragilisés par d’autres difficultés sociales, se trouvent alors complètement privés d’un droit d’accès au juge. Les rares dispositions spécifiques qui permettent de se rapprocher des habitants – les chambres détachées, les audiences foraines – sont sans cesse menacées par des contraintes budgétaires. Par ailleurs, l’exécution des décisions de justice se heurte à des difficultés dans les territoires dépourvus de services publics physiques et d’auxiliaires de justice.

Le second type de préalables est lié aux enjeux linguistiques et de transmission de l’information. La présence des parties dans l’enceinte judiciaire suppose qu’elles aient été dûment informées de manière compréhensible, d’autant que le recours à l’autorité judiciaire ne coule pas de source pour tous. Certaines particularités, qui tiennent à la présence d’autorités coutumières et traditionnelles ainsi qu’à la tradition orale, se heurtent au recours intensif à l’écrit propre au modèle de justice hexagonal. S’y ajoutent des obstacles liés au multilinguisme de certains territoires, notamment de l’archipel polynésien, ainsi qu’aux enjeux de traduction locale du champ sémantique judiciaire hexagonal. En effet, certaines notions utilisées par les magistrats n’ont pas du tout la même signification à Mayotte et ne sont pas comprises de la même manière selon les territoires.

Au-delà de ces difficultés communes, chaque territoire est confronté à des freins spécifiques à l’accès à la justice et met en œuvre diverses solutions pour les lever. Face à ces nombreuses impasses, les professionnels tentent souvent d’élaborer des dispositifs tenant compte des particularismes locaux. Néanmoins, il convient de s’interroger sur la volonté de l’institution judiciaire dans son ensemble, non seulement d’accepter les spécificités de ces territoires ultramarins mais également de s’y adapter, ainsi que sur sa capacité à le faire. Cet ajustement connaît des limites ; on ne peut imaginer que l’institution judiciaire s’adapte parfaitement à ce contexte très complexe.

Nous avons identifié trois axes principaux pour répondre à votre questionnaire. Nous proposerons des pistes visant, d’une part, à mieux adapter les membres de l’autorité judiciaire aux besoins des ressorts et, d’autre part, à améliorer la politique institutionnelle de l’aller vers. Enfin, nous aborderons la manière dont l’accès à la justice est conditionné par le contexte local, la justice étant elle-même très fragilisée en raison des carences des autres services publics.

D’abord, le Syndicat de la magistrature relève que l’activité juridictionnelle exige des magistrats en poste une bonne connaissance du territoire, de son histoire et de ses relations avec l’État. Il convient donc de mener des actions linguistiques et sémantiques pour adapter le langage judiciaire hexagonal au contexte local et d’améliorer la connaissance et l’ancrage des magistrats. Cela soulève la question de leur formation avant le départ et des ressources humaines.

Une formation spécifique et obligatoire est dispensée par l’École nationale de la magistrature (ENM) aux magistrats affectés en outre-mer. Toutefois, elle ne prévoit pas systématiquement de modules animés, par exemple, par un historien ou un sociologue spécialiste du ressort, alors qu’ils pourraient donner aux magistrats venant de l’Hexagone des clés fondamentales de compréhension du territoire.

S’agissant du contenu des formations, nous vous alertons sur le fait qu’il peut parfois traduire une vision surplombante, marquée par une représentation néocoloniale. Ainsi, certains formateurs ont pu dire à des auditeurs de justice en préaffectation qu’un poste en outre-mer pouvait s’apparenter à une mission humanitaire. Ces propos, extrêmement choquants, continuent de circuler au sein de l’institution. Chacun doit prendre la mesure des progrès qu’il reste à accomplir en matière de formation dispensée aux magistrats qui s’apprêtent à exercer des fonctions juridictionnelles dans ces territoires.

Par ailleurs, la principale difficulté réside dans le fait que très peu de magistrats sont issus de territoires ultramarins. Cela s’explique à la fois par des obstacles tenant à l’absence d’universités ou à leur faible niveau et par des obstacles matériels – il faut pouvoir se loger dans l’Hexagone pour suivre le cursus adéquat. Le « faire venir » de candidats extérieurs est très répandu. À Fort-de-France, par exemple, sur quinze juristes assistants ou assistants de justice, seuls deux ont une attache avec le territoire et un seul a fait ses études à l’université des Antilles. Il est pourtant très important de favoriser l’exercice des fonctions juridictionnelles par des magistrats issus des territoires ultramarins afin d’améliorer leur représentativité et de limiter les effets du turnover. Certaines juridictions, notamment à Mayotte, se caractérisent par un turnover qui fait obstacle à une connaissance fine des spécificités d’un territoire. Or, sans cette connaissance, il est difficile de rendre une justice proche des réalités vécues par la population, alors même que cela constitue un facteur de renforcement de sa confiance envers la justice.

À cet égard, la création de prépas intégrées à l’ENM dans ces territoires est un préalable indispensable pour favoriser l’accès des étudiants ultramarins à la magistrature et permettre le recrutement d’attachés de justice originaires du territoire concerné.

S’agissant de l’organisation des RH, la direction des services judiciaire s’est dotée de deux outils principaux pour renforcer l’attractivité des juridictions ultramarines : le mécanisme des brigades, que nous critiquons fortement, et celui des contrats de mobilité, qui garantit que les magistrats resteront plus longtemps sur place.

Les brigades sont un outil visant à pallier le manque d’effectifs dans des ressorts peu convoités lors des mutations. Mais celui-ci laisse un goût amer et le sentiment que la justice hexagonale est surplombante, avec des magistrats qui interviennent ponctuellement sans pouvoir connaître finement les contextes locaux. Ils appliquent strictement leur pratique professionnelle antérieure, sans avoir ni le temps ni les moyens de s’adapter.

En revanche, les contrats de mobilité favorisent l’attractivité de ces postes dans la durée. Bien qu’il présente des limites, cet outil demeure bien meilleur que le mécanisme des brigades.

Enfin, parmi les autres obstacles, on peut citer les carences dans le domaine immobilier. Une réflexion doit également être menée dans le champ de la politique disciplinaire et de la prévention des manquements déontologiques. En effet, dans certaines petites juridictions isolées, il existe des enjeux d’entre-soi et les fortes connexions interpersonnelles entre magistrats posent des difficultés.

Mme Mathilde Thimotée, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Je vous présenterai les politiques mises en œuvre pour améliorer l’aller vers et l’accès des justiciables ultramarins à la justice, ainsi que les échecs qui ont été essuyés.

D’abord, les juridictions ont consenti de nombreux efforts pour lutter contre la barrière de la langue. À cet égard, plusieurs juridictions ont conclu des contrats salariés avec des interprètes, ce qui permet d’inspirer une confiance réelle envers les professionnels, de garantir la qualité de la traduction et de disposer d’un interprète à tout moment. Toutefois, le recours à l’interprétariat rencontre des limites, la principale étant la prééminence de l’écrit dans le système juridique, puisque les convocations sont uniquement rédigées en français. Autre difficulté : les modalités de convocation ne sont pas adaptées aux difficultés d’adressage ni au fort taux d’analphabétisme qui peut exister dans certains territoires ultramarins, y compris à La Réunion, alors même que ce territoire est l’un des plus développés économiquement. Nous regrettons que d’autres modalités de convocation, notamment des rappels, n’aient pas été instaurées. Par exemple, le dispositif Mon suivi justice, déployé dans l’Hexagone, qui envoie un rappel de la convocation par SMS, est un outil efficace.

Au-delà du coût de la présence d’interprètes, se pose la question de la traduction de nos concepts juridiques dans d’autres langues. Les collègues de Mayotte nous ont expliqué que, dans certains dialectes, ces notions n’étaient pas aisément traduisibles. Nous n’avons pas suivi l’exemple de la Cour pénale internationale, qui a pris le temps de définir les concepts avec ses interprètes et de s’assurer qu’ils étaient bien compris par les populations locales. Parfois, nous ne sommes pas sûrs du message transmis. C’est une carence importante, un impensé du système judiciaire.

S’agissant de la politique d’aller vers, je souhaite souligner les efforts accomplis pour renforcer le maillage judiciaire, notamment en Guyane. Récemment, un quatrième cabinet de juge des enfants a été créé à la chambre de proximité de Saint-Laurent-du-Maroni. Par ailleurs, des audiences foraines ont été organisées autour de Saint-Laurent-du-Maroni, en matière d’assistance éducative en 2023 et en matière pénale en 2024. Ces dispositifs rencontrent un réel succès. Selon les collègues qui y participent, parmi lesquels l’une des trois juges des enfants qui siègent à Cayenne, la mobilisation des justiciables s’est renforcée, ces derniers venant même à la rencontre de la juge pour lui adresser leur requête alors qu’ils ne se seraient jamais déplacés dans un autre contexte. Les audiences foraines offrent aussi aux magistrats l’avantage d’acquérir une meilleure connaissance des territoires où ils exercent. Toutefois, ces auditions foraines sont soumises à de lourdes contraintes budgétaires ainsi qu’à la bonne volonté des chefs de cours et demeurent ponctuelles. Par exemple, à Cayenne, seules deux audiences foraines sont organisées chaque année.

À Fort-de-France, une initiative a été lancée – le Justibus – pour pallier le déficit massif de transport public sur l’île. Toutefois, elle est actuellement au point mort. Lorsque des initiatives adaptées sont lancées, elles sont souvent isolées, faute de communication et de coordination entre les acteurs locaux. Dès que leurs instigateurs s’en vont, elles disparaissent.

En définitive, dans les territoires ultramarins comme en métropole, la justice ne peut pas tout. Face à un désengagement – voire un abandon – des politiques publiques, elle se retrouve particulièrement carencée, ce qui nuit à son bon fonctionnement.

À Mayotte, où les politiques publiques en matière d’éducation, de santé et d’accès au travail sont défaillantes, ce qui frappe aujourd’hui – et bien plus qu’en 2017 –, c’est la place prépondérante prise par la politique de lutte contre l’immigration qui nuit gravement à toutes les initiatives. D’abord, on peut s’interroger sur la politique de l’enfance que l’on souhaite réellement, lorsqu’on décide de dégrader les titres de séjour des parents dont les enfants sont auteurs d’infractions. Cette mesure, déjà appliquée dans la pratique, est inscrite dans le projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte, alors qu’elle nuit gravement aux politiques éducatives. Face au risque de perdre leur titre de séjour, ainsi que celui de leurs autres enfants, certains parents choisissent d’envoyer leur adolescent récalcitrant seul aux Comores et livré à lui-même.

Par ailleurs, aucun projet éducatif ne peut être mené à son terme, car, malgré les progrès accomplis grâce au concours de la justice et d’autres acteurs, des jeunes se retrouvent, à leur majorité, sans aucune perspective, faute de titre de séjour. Il en va de même pour les majeurs. Selon un juge d’application des peines, en dehors du travail d’intérêt général, il n’existe aucune perspective d’emploi pour les justiciables dépourvus d’un titre de séjour.

Enfin, l’accompagnement éducatif et social des mineurs comme des majeurs est mis à mal par les contrôles systématiques effectués par la préfecture. Des justiciables évitent de sortir de chez eux, de quitter leur quartier ou d’emprunter les grands axes routiers par crainte d’être interpellés, ce qui nuit gravement au suivi.

En Guyane, d’importants efforts ont été consentis pour renforcer le maillage associatif ainsi que les relations avec le barreau local. De nombreuses initiatives ont été lancées afin de mieux faire connaître l’institution judiciaire et les droits dont disposent les parties. Des interventions en matière de prévention ont été menées dans des établissements scolaires, au cours desquelles les mineurs ont reçu les contacts utiles pour signaler des faits de violence ou de harcèlement dont ils pourraient être victimes.

Néanmoins, la justice des mineurs demeure particulièrement carencée. Certes, c’est également vrai dans l’Hexagone mais cela est d’autant plus grave en Guyane en raison de la non-exécution des mesures de placement. Lorsque celles-ci sont néanmoins exécutées, elles le sont dans de très mauvaises conditions : il est fréquent qu’une famille d’accueil héberge plus de neuf enfants, alors qu’elle ne peut en accueillir que trois ou quatre. On observe un manque chronique de structures collectives d’accueil tant en matière d’assistance éducative qu’en matière pénale. Par ailleurs, le quartier des mineurs de la seule prison de Guyane connaît une surpopulation importante. Enfin, il n’existe aucune pouponnière ni aucun foyer maternel pour accueillir les mères adolescentes et leurs nourrissons, alors que le taux de fécondité et celui de mères adolescentes y sont les plus élevés de France.

À Fort-de-France, outre les problèmes rencontrés à l’échelle nationale, la justice des mineurs manque de possibilités de placement, ce qui l’oblige à envoyer les mineurs vers le centre éducatif fermé de Guadeloupe ou vers celui de Guyane. Cela met en péril le maintien des liens familiaux, ainsi que la continuité des démarches éventuellement engagées en matière de scolarité ou d’insertion. La situation est préoccupante également s’agissant des soins, car il existe très peu de structures susceptibles de prendre en charge les mineurs porteurs de handicaps lourds. Un départ vers l’Hexagone doit parfois être envisagé mais les places sont chères et, dans ce cas, la rupture des liens avec la famille est consommée. Pas plus qu’en Guyane, il n’existe de mesures d’aide à la gestion d’un budget familial, alors qu’un nombre important de personnes sont exclusivement bénéficiaires de prestations sociales.

Enfin, la justice en outre-mer manque d’enquêteurs, notamment en Guadeloupe et en Martinique, ce qui suscite un sentiment de défiance quant à la façon dont elle est rendue.

M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats. L’USM est le syndicat majoritaire de la profession. Apolitique, il porte un regard intéressé sur l’outre-mer, notamment parce qu’il y compte un grand nombre d’adhérents. Je suis moi-même en partie calédonien et j’ai eu la chance et l’honneur de servir pendant de longues années au tribunal de première instance de Nouméa. Les audiences foraines et les assesseurs coutumiers relèvent, pour ce qui me concerne, du vécu et non du discours académique et je crois que ma richesse professionnelle – pour peu que j’en aie une – tient largement à cette expérience.

Je partage en partie le constat de mes collègues du Syndicat de la magistrature lorsqu’elles indiquent que l’on retrouve dans les outre-mer, de façon exacerbée, les maux que l’on rencontre en métropole. Dans l’Hexagone, la justice a été abandonnée pendant près de trente ans. Que dire des territoires ultramarins, où il faut en outre compter avec le poids de l’histoire et où les considérations politiques ne sont jamais très éloignées ? J’ajoute que les magistrats qui rendent la justice outre-mer sont directement sous le regard de nos concitoyens : il n’y a pas ou presque pas d’anonymat.

L’outre-mer est un sujet important pour l’USM. En début d’année, je me suis de nouveau déplacé, à titre à la fois familial et professionnel, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie. Fabienne Averty s’est rendue il y a quelques semaines à La Réunion et à Mayotte et, d’ici à la fin de l’année, nous irons en Guyane et aux Antilles. Pour comprendre les outre-mer, il faut y avoir travaillé ou bien y être allé, sans quoi l’on risque le complexe de supériorité du métropolitain qui a tout vu, tout fait, qui a touché la prime mais qui n’a pas vraiment compris ce qu’étaient ces territoires. Un peu comme les coutumiers kanak de Lifou, c’est avec respect et humilité que je vous précise que, si je ne connais pas trop mal l’outre-mer français du Pacifique, ma connaissance des autres outre-mer est plus limitée. Comme mes collègues, je voudrais insister sur la diversité de ces territoires qui, s’ils souffrent de maux communs – éloignement, pauvreté, sociétés fracturées –, ont des histoires et des cadres institutionnels bien différents.

Pour nos compatriotes d’outre-mer, la justice, c’est l’État : souvent, ils voient en elle, à tort ou à raison, son bras armé. Or la justice doit être impartiale et à sa place, c’est-à-dire au milieu. Outre-mer encore plus qu’ailleurs, elle doit veiller à ne pas donner l’impression d’être au service d’une cause ou d’une autre.

Cela m’amène à la question des personnels judiciaires, en particulier des magistrats, que notre institution envoie outre-mer. D’abord, il faut que ces personnes se posent les bonnes questions. La plupart de nos collègues sont motivés pour y aller, sauf ceux qui y sont envoyés dès la sortie de l’École nationale de la magistrature parce que personne ne veut y aller et qu’ils n’ont donc pas le choix – il y a là une forme de relégation judiciaire. Mais certains vont outre-mer pour de mauvaises raisons, attirés par les avantages financiers ou par l’exotisme, ou bien cherchant à fuir leurs problèmes.

Partir outre-mer doit être un projet de vie ; il faut y aller avec l’idée d’y représenter notre institution et d’y être au service de nos concitoyens. Il faut être assez ouvert et intéressé pour comprendre que, dans ces territoires, la justice reste notre justice républicaine mais qu’elle doit s’adapter à la réalité du terrain, dans la façon dont elle s’adresse à nos concitoyens comme dans la façon dont elle fonctionne. Ce n’est pas facile : certains courent le risque de se tropicaliser, si j’ose l’expression, et de perdre leurs repères. C’est pourquoi une expérience préalable de la justice et de nos ressorts professionnels me semble nécessaire pour être capable de les adapter ou de les modifier outre-mer, sans jamais perdre la boussole de notre déontologie. Là est toute la difficulté : il faut être assez souple et assez ouvert sans se perdre dans des pratiques irrecevables au plan juridique ou déontologique.

Cela pose la question, qui est sans doute l’éléphant dans la pièce, de la durée du séjour outre-mer – sachant qu’il n’y en a pas de bonne. Pour l’instant, les textes ne limitent pas la durée du séjour des magistrats métropolitains, du fait de leur statut particulier et de leur inamovibilité. À l’inverse, les séjours des personnels de greffe sont limités à deux fois deux ans – hors Tahiti, où ce sont des fonctionnaires locaux. Ce qui est certain, c’est qu’il faut rester suffisamment longtemps outre-mer pour s’adapter et comprendre les enjeux, mais pas trop longtemps non plus, pour ne pas prendre trop d’habitudes. Comme disait Charles Péguy, « un juge habitué est un juge mort pour la justice ». C’est une problématique nationale et il paraît difficile, sur le plan constitutionnel, de limiter le séjour des magistrats ultramarins mais pas celui des magistrats métropolitains. C’est néanmoins un vrai débat : des difficultés se font jour en certains endroits, quand des collègues restés trop longtemps outre-mer perdent leurs repères professionnels.

Comme je l’ai dit et écrit à plusieurs reprises, je pense que la justice ultramarine doit ressembler aux pays dans lesquels elle est rendue. Elle ne peut pas être rendue uniquement par des collègues métropolitains qui ne font que passer ; un mixte est nécessaire – et son dosage est une autre question. Cela ne favorise pas l’attractivité du métier car les jeunes et les étudiants savent que l’on ne peut pas faire toute sa carrière de magistrat en outre-mer, mais cela me semble une bonne chose : il ne s’agit pas, en effet, de recréer une magistrature d’outre-mer comme celle que l’on a connue jusqu’en 1958.

Je constate toutefois que le tribunal de première instance de Nouméa comptait deux magistrats ultramarins – Fote Trolue, qui était kanak, et Emeni Simete, qui était wallisien –, lorsque j’y ai pris mon premier poste en 1992, et qu’il n’en compte plus aucun aujourd’hui. Sur ce point, nous avons malheureusement reculé.

Il ne faut pas avoir peur de la « créolisation » de la magistrature. Ce mot peut faire sourire, mais je l’ai malheureusement entendu. Il faut simplement être clair avec nos collègues ultramarins qui intègrent la magistrature : ils ne feront pas toute leur carrière chez eux mais devront faire des allers-retours entre le centre de leurs intérêts matériels et moraux, comme on le dit froidement, et d’autres endroits où ils confronteront leur pratique professionnelle à des réalités et à des personnes différentes. Une politique RH plus active est sans doute nécessaire pour que ceux qui font l’effort de partir en métropole ou ailleurs dans les outre-mer soient assurés de pouvoir rentrer chez eux avant les calendes grecques ou la veille de la retraite.

De nombreuses initiatives ont été prises pour faire évoluer le cadre institutionnel de l’exercice outre-mer. En Nouvelle-Calédonie, des juges de l’application des peines (JAP) ont expérimenté une libération conditionnelle coutumière : les personnes sortant de prison étaient placées sous le contrôle des coutumiers, qui les réintégraient dans leur tribu d’origine – où s’exerçait réellement un contrôle social – et rendaient compte au JAP, non sans difficulté parfois.

La Nouvelle-Calédonie est sans doute un laboratoire d’idées institutionnelles ; beaucoup de choses y ont été imaginées, notamment les officiers publics et l’état civil coutumiers. Ce territoire est allé très loin, aux confins de l’autonomie et de l’indépendance. Reste qu’il faut, comme toujours, que les personnes concernées se saisissent des outils qui existent et que l’action de l’État soit pérenne, plutôt que d’obéir à une coûteuse politique de stop and go.

Je voudrais vous inviter, pour conclure, à demander à notre ministère les rapports établis récemment encore par l’Inspection générale de la justice (IGJ) dans plusieurs territoires d’outre-mer. Il y a certainement des enseignements et des axes de réflexion à en tirer. Sans doute aurez-vous plus de chance que nous, syndicats, de les obtenir : le moins que l’on puisse dire pour l’instant, c’est que le ministère est assez frileux. Or plus on laissera penser à nos concitoyens que l’on met les sujets sous la natte, plus ils s’imagineront que nous avons des choses à cacher.

Mme Fabienne Averty, secrétaire nationale de l’USM. Aux fins de répondre au mieux à vos questions, j’ai interrogé les représentants de notre syndicat dans chaque territoire d’outre-mer. J’ai reçu des réponses de chaque cour, notamment de Cayenne, de Basse-Terre, de Mamoudzou, de Saint-Denis de La Réunion, de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie.

Même s’ils ont des caractéristiques communes – éloignement géographique, difficultés de déplacement, chômage, multilinguisme –, les territoires ultramarins ne se trouvent pas dans des situations similaires. Certains ont beaucoup de mal à attirer les personnels de justice ; il en va ainsi des Antilles mais surtout de Cayenne et de Mamoudzou, les juridictions les plus difficiles à pourvoir. Ce défaut d’attractivité est en partie d’ordre général, lié à un climat social dégradé, marqué par la violence, la présence de gangs, un taux de chômage important, de la pauvreté, une immigration irrégulière et des conditions de vie très difficiles. À Mamoudzou par exemple, il n’y a aucun loisir possible – ni cinéma, ni piscine publique, ni salle de théâtre – en dehors de la plongée et de la découverte de l’île.

M. le président Frantz Gumbs. Vous parlez bien de la situation courante et non des conséquences du cyclone, n’est-ce pas ?

Mme Fabienne Averty. Effectivement : il n’y a jamais eu de cinéma à Mamoudzou.

Le manque d’attractivité est aussi lié aux conditions de travail des personnels de justice dans ces territoires. Certains constatent des insuffisances de structuration au sein des services – notamment un manque de greffiers formés et impliqués, du fait de l’absentéisme et de vacances de postes. Or les magistrats ne peuvent pas travailler sans greffe. Dans certains barreaux, il n’y a pas non plus suffisamment d’avocats. C’est le cas notamment à Mamoudzou, où ils ne sont qu’une vingtaine. Compte tenu de l’ampleur du contentieux des mineurs et des étrangers, les personnes déférées ont de très grandes difficultés à obtenir la présence d’un avocat – pourtant obligatoire – à leurs côtés.

Il y a aussi des problèmes de locaux. Les bâtiments se détériorent très vite outre-mer – sans même parler du cyclone Chido, qui a ravagé les lieux à Mamoudzou et oblige nos collègues à travailler sur quatre sites différents.

Le multilinguisme n’est pas vraiment un problème, grâce aux interprètes – encore faut-il qu’ils viennent et qu’ils soient payés. Les problèmes que la justice rencontre de façon générale sont encore plus prégnants dans les outre-mer. Les magistrats ne disposent pas des mêmes équipes qu’ici, en raison notamment d’un manque d’attachés de justice ; ce sont autant de freins au travail. Mes collègues de Mamoudzou m’ont ainsi expliqué qu’ils perdent beaucoup de temps pour faire leur travail correctement. Ils doivent vérifier, par exemple, que tout le monde sera présent à l’audience et que celle-ci pourra se tenir.

Il faut toutefois souligner que des actions ont été mises en œuvre par notre ministère et que des progrès ont été faits. Dans les territoires peu attractifs, les contrats de mobilité engagent les collègues pour trois ans – deux à Mamoudzou –, après quoi ceux-ci bénéficient d’une priorité d’affectation sur le poste de leur choix. Ce dispositif fonctionne.

Par ailleurs, la loi organique de 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire permet aux cours d’appel d’Aix-en-Provence et de Paris de déléguer des collègues du parquet ou du siège en renfort ponctuel, jusqu’à trois mois. Mais les magistrats n’ont pas le temps, en quelques semaines, de tenir l’audience, de mettre en délibéré et de signer le jugement. De ce fait, ils sont affectés sur des contentieux d’urgence, comme ceux des étrangers. Les délégations constituent donc une aide mais elles ne pallient pas les insuffisances dont souffrent nos collègues. Le système des brigades est plus intéressant, la délégation de six mois permettant aux magistrats de réaliser un travail concret et de s’impliquer dans les services.

À Cayenne et à Mayotte, nos collègues rencontrent des difficultés pour trouver un logement. Des actions ont été mises en place par le ministère, avec le recours à un organisme d’aide à la recherche et la possibilité de bénéficier d’un logement d’accueil pour deux mois, mais cette question reste un point noir, d’autant plus depuis le passage de Chido.

Enfin, les magistrats rencontrent des difficultés pour scolariser leurs enfants après le collège. En primaire, les cours sont concentrés sur une demi-journée, faute de capacités d’accueil, et il n’y a ni cantine ni systèmes de garde ; il est très difficile, dans ces conditions, de mener une vie familiale, d’autant plus que les conjoints peuvent être confrontés au chômage. Cette situation constitue également un frein à l’attractivité de ces territoires.

Mme Béatrice Brugère. S’il n’est pas forcément toujours en accord avec les solutions présentées, notre syndicat s’associe au constat posé par nos collègues. J’aimerais aussi insister sur le fait que les juridictions d’outre-mer sont très regardées mais peu évaluées.

Ce qui me frappe, c’est le manque d’anticipation dont fait preuve le ministère de la justice face aux spécificités, notamment climatiques, de ces territoires. Les dégâts du dernier cyclone, qu’on ne mesure pas encore, seront très importants en termes financiers mais également de justice. Nous avons perdu des bâtiments et nous avons vu des magistrats en détresse totale, qui se sont sentis complètement abandonnés. Cette situation aura aussi des conséquences en matière d’attractivité des postes.

Une fois le constat établi et partagé quasiment par tous, le ministère de la justice doit passer des plans d’urgence à une véritable politique publique qui tienne compte des singularités et permette d’évaluer les bonnes pratiques. Les actions intéressantes menées dans certains territoires, comme les audiences foraines, doivent dépasser le stade de l’initiative locale pour prendre une dimension plus générale.

Notre syndicat partage le constat qui a été établi au sujet de la formation des magistrats, mais aussi de la durée de leur séjour outre-mer. Nous sommes tout à fait favorables à ce que cette durée soit limitée sur certains postes et, pour contourner l’obstacle que constitue l’éloignement de la direction des services judiciaires, à faire évoluer l’organisation de l’envoi, de la formation mais aussi du retour des magistrats.

Nous sommes également convaincus de la nécessité de susciter davantage de vocations sur place. Il n’y a pas d’obstacles pour les avocats ; je ne sais pas pourquoi il y en a tant pour les magistrats. Autant les magistrats venant de métropole doivent rester moins longtemps, autant la politique RH sur place doit être totalement différente, afin de redonner confiance et d’insuffler une politique pénale d’envergure. Cela passera par les primes, dont certaines ont été supprimées à tort, mais aussi par un recrutement plus affiné et mieux ciblé, ainsi que par des accompagnements sur place. La direction des services judiciaires doit aussi s’impliquer davantage sur les sujets liés à la déontologie, en matière de prévention comme de sanction. En outre-mer, les magistrats et les greffiers se sentent éloignés et tout prend des proportions différentes.

Il faut également favoriser les pratiques locales comme les audiences foraines ou d’autres mises en place en Polynésie. Évidemment, une certaine adaptabilité est nécessaire. Le travail d’intérêt général fonctionne très bien en Polynésie par exemple, car il est rapidement mis en œuvre et qu’il satisfait les maires, alors qu’en métropole, d’après un rapport de la Cour des comptes, il ne fonctionne pas.

Il convient donc de dépasser les constats de dysfonctionnement et de déployer une politique adaptée en termes de formation, de RH, de moyens mais aussi d’objectifs.

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous tous ici, représentants des syndicats de magistrats, vous n’êtes pas n’importe qui ! Vous incarnez la justice ! Or, madame Allenbach, vous dites avoir déjà transmis des pistes au ministère. Madame Averty, des choses ont avancé, avez-vous précisé. Quant à vous, madame Thimotée, vous avez indiqué que les initiatives locales se heurtent aux limites budgétaires ou disparaissent avec le départ des personnes qui les ont prises. Le ministère a-t-il vraiment pris connaissance des remontées du terrain ?

Par ailleurs, des justiciables pointent du doigt une possible collusion, par exemple entre les juges et les procureurs. Cela pourrait s’expliquer, comme vous le disiez, par le fait que certains magistrats occupent trop longtemps le même poste. On entend dire que la séparation des fonctions ne vaut que jusqu’au moment de prendre l’avion à Paris et que, une fois dans nos territoires, ils agissent ensemble. Certains de nos concitoyens disent clairement que la justice rendue n’est pas conforme à la réponse que la République est censée apporter à tous ses territoires.

M. Elie Califer (SOC). À vous écouter, j’ai eu l’impression que nous étions au pays ou que vous étiez des députés, tant nous partageons les mêmes constats. Nous les avons entendus de la part des magistrats et des autres personnels de justice en poste outre-mer. Tout l’objet de cette commission d’enquête est d’identifier les solutions que nous pouvons leur apporter.

Vous disiez que la justice doit être à sa juste place dans le territoire où elle est rendue mais, souvent, elle est plus qu’à sa place ! Il y a une telle collusion que les décisions s’égarent et qu’on en vient à parler de justice d’État, si ce n’est de justice coloniale. J’y insiste, chez nous – pour ma part, je suis Guadeloupéen –, on a parfois l’impression que la justice est rendue selon un angle assez particulier.

Vous l’avez dit, le problème peut venir des enquêtes, qui n’ont pas le temps d’aboutir et donc de produire les éléments suffisants pour permettre – pardon pour le pléonasme – une justice juste. Je ne mentionne même pas la question immobilière. Quand un justiciable est reçu dans un Algeco, il est en droit de douter du sérieux de l’examen de son affaire.

Quelles sont les solutions ? Défendez-vous avec pugnacité les besoins des ultramarins ? Les demandes sont diverses, certes. Mais sont-elles défendues auprès du ministère ? Peut-on compter sur vous pour le faire désormais avec plus de pertinence ?

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous pouvez aussi compter sur nous !

M. Yoann Gillet (RN). Pourriez-vous, monsieur le rapporteur, monsieur Califer, expliquer ce que vous entendez par collusion, car je ne suis pas certain d’avoir compris ? Voulez-vous dire que les décisions de justice sont plus fermes dans les territoires ultramarins ? Je ne sais pas si c’est réellement le cas, car je ne dispose pas d’étude en la matière, mais c’est l’impression que j’ai eue en Guyane. Les forces de l’ordre se faisaient du reste la même remarque. On m’avait expliqué que les magistrats en poste ayant le nez dans la réalité, pour le dire poliment, leurs décisions s’en ressentaient.

Par ailleurs, il me semble essentiel que des magistrats issus des territoires ultramarins y soient affectés. Nous avons d’ailleurs le même problème dans l’ensemble de l’administration, comme la police, notamment en raison d’un problème d’accès à la formation dans ces départements.

Enfin, ne serait-il pas opportun d’affecter les nouveaux magistrats dans un territoire ultramarin ? Cela ne pourrait-il pas constituer un début de réponse à leur manque d’enthousiasme, sachant qu’une telle affectation pourrait être formatrice ?

Mme Fabienne Averty. Vous dites que les décisions seraient plus fermes à Cayenne ; nos collègues de Mamoudzou sont, eux, plutôt considérés comme laxistes. Je ne suis donc pas sûre que la justice soit plus ou moins sévère dans les territoires d’outre-mer qu’en métropole. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un ressenti ou de l’effet d’une attente particulière de la part des justiciables. Peut-être le ministère de la justice dispose-t-il de statistiques dans ce domaine ?

Concernant les affectations, il faut savoir que les promotions de l’École nationale de la magistrature comptent 450 auditeurs de justice et le corps des magistrats 9 000 personnes. Tous les personnels ne peuvent donc pas aller outre-mer, sachant que tout le monde n’est pas non plus fait pour y travailler. En tout état de cause, il faudrait commencer par renforcer l’attractivité des postes et consolider ce qui est nécessaire à la prise en charge des enfants. Je ne crois pas qu’envoyer tous les magistrats dans ces territoires soit une solution.

M. Ludovic Friat. Le fonctionnement des outre-mer est si atypique que, pour y travailler, il faut déjà maîtriser ce qui est typique. On ne peut pas envoyer sur des fronts parfois difficiles et dégradés de la justice des collègues qui ne disposent pas de l’expérience et du recul nécessaires pour gérer ce type de situations.

En ce qui concerne les collusions, dans l’Hexagone déjà, le juge est de plus en plus vu comme un ennemi politique que comme un arbitre. Que dire alors, en outre-mer, où dans l’imaginaire de nos concitoyens la justice est arrivée dans les valises de l’État, c’est-à-dire, bien souvent, de la puissance coloniale ? Il est clair que la justice souffre d’une mauvaise image. Pour citer un épisode récent, le procureur de la République en Nouvelle-Calédonie a reçu des manifestants loyalistes qui se trouvaient devant le palais de justice. A-t-il eu raison ou tort ? Sa décision a fait baisser les tensions. Mais certains se sont demandé s’il aurait fait de même avec des manifestants indépendantistes.

En outre-mer, on est souvent confrontés à un choix cornélien. Quoi qu’on fasse, on est critiqués par une bonne partie de la population. La justice doit être à sa place, c’est-à-dire au milieu, mais souvent on ne fait que des mécontents…

Mme Mathilde Thimotée. Nous sommes aussi très défavorables à l’affectation obligatoire de magistrats en outre-mer. Pour faire du bon travail dans ces départements, il faut avoir envie de s’intéresser au contexte local. Y aller contraint ne serait pas idéal.

Pour compléter les propos de Ludovic Friat, le Syndicat de la magistrature estime que, eu égard à la manière dont la justice est arrivée dans ces territoires et aux liens difficiles qu’il peut y avoir avec l’État, il est indispensable que les magistrats qui y travaillent fassent un effort de pédagogie pour expliquer que la justice, ce n’est pas la préfecture. Nos collègues sur place nous le disent : nos concitoyens confondent souvent les cercles du pouvoir. À l’image du service de communication créé par le TGI (tribunal de grande instance) de Paris, le ministère gagnerait à consacrer des moyens pour que les magistrats en poste aient le temps d’expliquer leurs décisions.

Par ailleurs, la manière dont les cours d’appel sont organisées peut contribuer à faire naître un sentiment d’entre-soi – le terme de collusion est peut-être un peu fort. À Fort-de-France ou à Cayenne, la cour d’appel n’a sous son giron qu’un seul tribunal. Or les chefs de juridiction entretiennent des relations intimes avec des magistrats qui exercent au tribunal judiciaire. Cela peut susciter des craintes quant à la façon dont les décisions sont prises.

C’est la raison pour laquelle nous nous sommes récemment entretenus avec la direction des services judiciaires (DSJ) afin qu’elle veille – ainsi que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) – à ne pas nommer de chef de juridiction en couple avec un magistrat en poste sur place. Il n’y a pas de raison de douter a priori de leur déontologie, mais cette situation peut conduire à questionner l’impartialité de la justice.

Mme Judith Allenbach. Cela rejoint ce que nous disions au sujet de la prévention du risque disciplinaire et du renforcement de la déontologie. Outre l’insularité, comme l’a dit Mathilde Thimotée, il doit être tenu compte du fait que la cour d’appel et le tribunal judiciaire se situent sur le même territoire, que les juridictions sont de petite taille et que les magistrats, peu nombreux, se connaissent très bien, peuvent rester en poste longtemps et entretiennent parfois des relations interpersonnelles très fortes pouvant encore renforcer l’entre-soi. Quand des personnes occupant des postes de gouvernance de la juridiction, de la cour d’appel ou au parquet ont des liens étroits avec des magistrats du siège, il est vrai que cela peut être dérangeant. La DSJ et le CSM doivent donc mener une politique de prévention et disciplinaire, qui est valable pour le reste du territoire national.

Au fond, il n’existe pas de politique disciplinaire à proprement parler. Il n’y a que des pratiques éparses, sans véritables lignes directrices ni guide de bonnes pratiques pour les chefs de juridiction, qui sont chargés de faire remonter les éventuels problèmes et qui sont compétents pour demander au CSM de s’intéresser à telle ou telle question. L’institution doit donc mener à ce sujet une réflexion à la fois nationale et spécifique aux outre-mer.

Parfois, des mouvements de personnel compensent l’absence d’actions disciplinaires concernant des magistrats qui peuvent poser problème. Ce manque de transparence et de lisibilité est extrêmement délétère aussi bien pour nos collègues que pour l’image de la justice sur place. L’institution gagnerait énormément à remédier à cette opacité, particulièrement outre-mer.

Mme Béatrice Brugère. Monsieur le rapporteur, les syndicats parviennent-ils à faire remonter ces enjeux ? Oui et non. Je me souviens d’un déplacement à Cayenne, il y a quelques années, à propos d’un grave problème d’amiante. Nous avions tiré la sonnette d’alarme je ne sais combien de fois, allant jusqu’à menacer de lancer des procédures ; nous avons eu le plus grand mal à faire bouger les choses. Nous y parvenons parfois, mais nous constatons un immobilisme et le manque d’une politique ad hoc. Il faudrait presque un service dédié, y compris en ce qui concerne le bâtimentaire.

Des Algeco, j’en ai vu là-bas, certains d’ailleurs dans un état très dégradé. Mais il en existe aussi ailleurs sur le territoire. Cette question prend d’autres proportions outre-mer en raison de la distance et du sentiment, parfois justifié, d’abandon. Les magistrats et le reste du personnel ont l’impression que tout y est plus lent, mais leurs difficultés sont souvent les mêmes qu’ailleurs. De l’amiante, par exemple, il y en a dans d’autres tribunaux.

Nous essayons d’agir. Comme je le disais, notre action a été assez efficace à la suite du cyclone qui a touché Mayotte, pour donner les noms des magistrats qui n’arrivaient à joindre personne et les faire évacuer. Mais ce qui s’est passé est anormal. Les choses pouvaient être anticipées et auraient dû être organisées d’une autre manière.

S’agissant d’une possible collusion, je ne dispose pas d’éléments tangibles pour répondre. Cela doit exister, comme partout sur le territoire. Le cas échéant, je présume que les choses prennent effectivement des proportions particulières outre-mer.

Quant aux solutions et aux propositions, nous en avons formulé un certain nombre que je vous transmettrai par écrit pour ne pas allonger les débats. Parmi les pistes de réflexion, je peux de nouveau évoquer celles relatives aux notifications ou au développement de la visioconférence et du numérique. Cela étant, en l’absence de moyens humains, matériels et budgétaires supplémentaires, toutes nos propositions resteront lettre morte. Il faudra un plan d’action étayé.

M. le président Frantz Gumbs. Comme vous, je crois que le sentiment d’entre-soi est d’autant plus fort que les territoires sont petits. En matière d’insécurité ou d’immigration, par exemple, pour des questions de coordination des services de l’État, le préfet et le juge ou le procureur et le chef de la gendarmerie apparaissent parfois côte à côte. Les habitants peuvent alors se demander pourquoi ils sont toujours ensemble et croire qu’ils s’entendent pour s’occuper d’eux, en quelque sorte. C’est un problème d’image.

Madame Thimotée, vous avez dit que certains magistrats font preuve de créativité et d’innovation, mais que leurs initiatives disparaissent quand ils changent de poste. Pourriez-vous nous fournir un inventaire de ce qui fonctionne ou a fonctionné et qui mériterait d’être formalisé et pérennisé ?

Mme Judith Allenbach. Le problème principal est bien l’absence de stratégie de long terme adaptée à chaque territoire. Cela conduit à une multiplication des initiatives éparses, provisoires, éphémères, qui reposent sur l’imagination et la bonne volonté des acteurs en place à un moment précis et qui mourront avec le départ de leurs instigateurs. Il serait en effet très intéressant de s’inspirer de tout ce qui a été entrepris pour ériger de véritables politiques publiques, si fastidieux que s’annonce l’inventaire. Les différents syndicats auront des exemples à vous fournir, sachant que ce qui est fait dans un territoire n’est pas nécessairement pertinent dans un autre et que certaines initiatives séduisantes en apparence ne servent en fait, pour l’essentiel, que la communication de l’institution judiciaire. Si l’image a son importance, il faut que les initiatives soient consistantes sur le fond et puissent s’inscrire dans la durée.

M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Brugère, vous parlez du développement de la visioconférence et du numérique, mais je rappelle qu’il existe une fracture numérique terrible et que nos populations souffrent d’illectronisme, sans mentionner la barrière de la langue. Ce sont trois éléments non négligeables dont il faut tenir compte dans nos territoires.

Plus globalement, même si vous avez promis de nous envoyer des documents complémentaires, il me semble que beaucoup de points restent à évoquer et qu’une nouvelle audition pourrait être utile.

Mme Judith Allenbach. Nous sommes à votre disposition, sous réserve, peut-être, d’un préavis plus important. C’est parce que nous avons reçu la convocation il y a peu que nous n’avons pas eu davantage d’éléments précis à vous présenter.

M. le président Frantz Gumbs. Si nécessaire, après réception des éléments dont vous disposez, nous pourrons effectivement nous rencontrer de nouveau. Je vous remercie chaleureusement pour votre présence aujourd’hui.

 

La séance s’achève à quinze heures cinq.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Elie Califer, M. Yoann Gillet, M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane

Excusés. – M. Philippe Gosselin, Mme Nicole Sanquer, M. Jiovanny William