Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG) 2

– Présences en réunion................................11

 


Jeudi
3 juillet 2025

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 7

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures trente-cinq.

M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer le déploiement de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui y subsistent pour assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.

Il nous a paru pertinent d’entendre les représentants des magistrats et, parmi eux, ceux du parquet, lesquels représentent souvent la porte d’entrée de la justice judiciaire pour nos concitoyens. Nous accueillons donc M. Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG), instance qui réunit notamment les chefs du ministère public des cours d’appel et des cours d’assises. Vous êtes vous-même procureur général près la cour d’appel de Bordeaux.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Éric Corbaux prête serment.)

M. Éric Corbaux, président de la Conférence nationale des procureurs généraux. Je préside, depuis plus de deux ans, la Conférence nationale des procureurs généraux : à ce titre, j’anime et je représente l’ensemble des procureurs généraux des cours d’appel hexagonales et ultramarines. J’ai occupé plusieurs postes de magistrat outre-mer : en sortant de l’École nationale de la magistrature (ENM), en 1991, je suis allé à Saint-Martin où j’étais le seul juge d’instance, puis, au fil de ma carrière, j’ai exercé au parquet de Basse-Terre et comme procureur de la République de Fort-de-France. Je dirige également à l’ENM la formation continue « Être magistrat outre-mer », destinée aux magistrats intéressés par un poste dans ces territoires.

Je vous transmettrai dès la fin de l’audition mes réponses écrites au questionnaire que vous m’avez envoyé. J’ai interrogé l’ensemble des procureurs généraux en poste outre-mer et j’ai compilé les éléments qu’ils m’ont donnés pour vous fournir des réponses synthétiques. Les situations sont très diverses outre-mer, mais quelques grands traits communs se dégagent.

La CNPG est administrée par un bureau, dans lequel un procureur général en poste à la Martinique a été élu il y a quelques mois afin que les territoires d’outre-mer y soient représentés.

À La Réunion, le maillage des tribunaux, des points d’accès au droit (PAD) et des maisons de justice et du droit (MJD) est relativement serré : il y a deux tribunaux, l’un à Saint-Denis et l’autre à Saint-Pierre, et plusieurs structures qui facilitent l’accès des citoyens à la justice. La situation est en revanche plus complexe à Mayotte où de nombreux éléments se conjuguent pour entraver l’accès à la justice : le barreau est très réduit puisqu’il ne compte qu’une dizaine d’avocats, la barrière linguistique est importante, la précarité est élevée et certaines pratiques coutumières restent ancrées dans le territoire. À la Martinique, mes interlocuteurs font état d’une certaine défiance ressentie par les citoyens envers l’institution judiciaire : des mouvements sociaux éclatent lorsque certaines affaires doivent être jugées. Le fait qu’il n’y ait qu’une seule île favorise l’accès à la justice. La Guadeloupe se trouve dans une situation opposée, où la dispersion géographique constitue un obstacle logistique important. Des efforts ont été accomplis, grâce notamment à l’ouverture de PAD et de MJD. En outre, l’archipel compte des tribunaux de proximité à Basse-Terre et à Pointe-à-Pitre. À Saint-Martin, les moyens de la justice ont été renforcés, puisqu’une chambre du tribunal de grande instance de Basse-Terre y est détachée : les citoyens ont désormais accès à une justice au champ élargi. Néanmoins, on déplore des fractures numériques et une pénurie de délégués du procureur et de médiateurs, ainsi que, comme dans d’autres territoires, des problèmes pour atteindre les juridictions par manque de transports publics. En Guyane, la situation est complexe car des zones sont difficilement accessibles. En outre, le taux de criminalité y est élevé. L’absence de structures de soutien – réseaux associatifs, services sociaux – aggrave l’isolement des justiciables et complique la tâche de la justice pour agir au plus près des citoyens. Enfin, mon collègue de Polynésie œuvre dans un territoire très étendu : dans ce contexte, trois sections sont détachées et de nombreuses audiences foraines – les magistrats vont à la rencontre des justiciables – sont tenues. Néanmoins, le coût de ces audiences est élevé du fait des déplacements et cette ligne de dépenses n’est pas prise en compte dans le budget de la justice. Il est donc parfois difficile de multiplier les audiences foraines.

Vous m’avez interrogé sur les moyens. Sur le nombre d’équivalents temps plein (ETP) en poste dans les tribunaux ultramarins, l’audition de la direction des services judiciaires (DSJ), prévue la semaine prochaine, vous apportera des réponses précises. À La Réunion, les effectifs sont jugés suffisants par rapport à la masse de travail, malgré le poids de la justice criminelle – caractéristique que l’on retrouve dans tous les territoires d’outre-mer. En revanche, ils sont sous-dimensionnés à la Guadeloupe et à la Martinique compte tenu de la gravité des affaires à traiter par la justice – je pense notamment à la forte activité de la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) chargée de la criminalité organisée à Fort-de-France. Mayotte manque de magistrats et la formation des fonctionnaires reste lacunaire. Les effectifs sont au complet, mais la situation est très tendue car ce territoire souffre d’une faible attractivité. Cette dernière varie beaucoup selon les territoires d’outre-mer. L’insécurité, l’éloignement, l’isolement et le cyclone Chido pèsent sur l’attractivité de Mayotte. En Guyane, la situation des ressources humaines est tendue : la rotation des agents et le taux d’absentéisme sont élevés, les difficultés pour recruter et stabiliser les effectifs sont aiguës. En Nouvelle-Calédonie, la justice est bien dotée, même si nous avons constaté une désaffection après les événements de l’année dernière. Le nombre de magistrats est suffisant dans l’ensemble de la Polynésie. Ce territoire souffre en revanche d’une sorte d’embolisation car les magistrats conservent leur poste très longtemps.

Pour pallier les difficultés de recrutement, le ministère a récemment déployé un système de brigades, lesquelles peuvent être projetées pendant six mois, en Guyane et à Mayotte notamment, pour faire fonctionner la justice d’urgence. Je l’ai constaté dans la formation que je dirige à l’ENM, ce dispositif constitue une première étape pour découvrir un territoire. Des collègues sont ainsi restés à Mamoudzou ou à Cayenne après y avoir effectué une mission de six mois en brigade, laquelle leur a permis de connaître les lieux et de dépasser certains préjugés. Un autre système, créé par la loi organique du 20 novembre 2023 relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, ouvre la possibilité d’envoyer des délégations de magistrats pour affronter des crises, par exemple celle consécutive au cyclone Chido à Mayotte ou aux émeutes en Nouvelle-Calédonie. Des magistrats, issus des cours d’appel de Paris et d’Aix-en-Provence dont les effectifs sont les plus nombreux, sont projetés en délégation pendant trois mois pour gérer un flux d’affaires particulièrement élevé.

L’intensité des problèmes relatifs aux effectifs – rotations fréquentes, vacance des postes, manque d’attractivité – est sensible aux événements. À Mayotte, le cyclone Chido et l’insécurité sont des facteurs répulsifs. Un plan d’accompagnement est destiné à aider les magistrats et les fonctionnaires à s’installer sur place, notamment à se loger. À la Martinique et à la Guadeloupe, il est difficile de trouver des personnels pour occuper les postes. À Saint-Martin, le coût élevé du logement dissuade certaines candidatures. Des postes en Guyane sont souvent ouverts pour les jeunes magistrats sortant de l’ENM : ils y apportent leur dynamisme même si leur manque d’expérience peut les pénaliser – je suis néanmoins mal placé pour le dire, puisque mon premier poste se situait à Saint-Martin. En Polynésie, le problème principal est la longue occupation des postes : les responsables des tribunaux sur place souhaiteraient limiter la durée des fonctions et instaurer une mobilité obligatoire, avec des adaptations pour les magistrats issus de ces territoires. Il est difficile d’insuffler dans les universités locales une dynamique de vocations pour la magistrature, notamment à cause des obligations de mobilité. Les étudiants en droit se tournent plutôt vers le barreau afin de pouvoir rester chez eux. Nous suggérons donc d’ouvrir une réflexion sur l’adaptation des règles de mobilité des magistrats issus d’un territoire d'outre-mer.

Pour faciliter l’adaptation des magistrats nommés outre-mer, l’ENM offre quelques formations, dont celle que je dirige, « Être magistrat outre-mer ». La direction générale des outre-mer (DGOM) fournit aux magistrats des éléments juridiques, sociaux, politiques, économiques, sociologiques sur ces territoires. En outre, je fais intervenir des magistrats en poste ou récemment revenus dans l’Hexagone pour qu’ils expliquent les difficultés et les attraits des fonctions exercées outre-mer. Lors de la dernière session, il y a quinze jours, deux magistrates sont venues présenter la Guyane où elles venaient d’occuper un poste pendant six ans : elles ont décrit le territoire avec un tel enthousiasme qu’elles ont éveillé l’intérêt de plusieurs stagiaires. Une autre formation de l’ENM, « Approche interculturelle », vise à découvrir la population mahoraise. Enfin, la formation « Diversité culturelle et audience » est destinée à tous les magistrats : son but est d’apprendre à adapter la tenue de l’audience à la diversité des populations locales.

Des formations spécifiques sont également organisées dans les territoires d’outre-mer, notamment à Mayotte mais également à la Guadeloupe, à la Martinique et à La Réunion. L’objectif est d’aider les magistrats à appréhender les réalités locales. Les magistrats peuvent également suivre des cycles de formation continue : à la Martinique, des cours de créole sont proposés pour que les magistrats venant de l’Hexagone se familiarisent avec cette langue. En Polynésie, aucune formation spécifique n’est prévue alors que l’on déplore parfois une méconnaissance des lois du pays, lesquelles sont tout à fait particulières et s’imposent dans ce territoire. En Guyane, il n’y a pas non plus de formation prévue pour les magistrats prenant leur poste. Il conviendrait de songer à organiser de telles formations, car elles facilitent la connaissance de la diversité linguistique et culturelle de ces endroits.

Les moyens logistiques et numériques existent et fonctionnent, malgré quelques pannes de réseau parfois. En Polynésie, les juridictions travaillent intégralement sous forme numérique. La première présidente de la cour d’appel de Papeete a tenu une audience pénale sans le moindre papier, ce qui n’est pas possible à Bordeaux, par exemple. Les territoires d’outre-mer n’accusent aucun retard en matière de déploiement des outils numériques.

Les délais de traitement des affaires ne sont pas plus longs outre-mer que dans l’Hexagone. Il y a des spécificités dans le domaine civil, notamment pour les questions relatives à la terre : les contentieux durent à cause des lacunes des cadastres et de l’état civil. La criminalité est forte outre-mer, notamment dans les Caraïbes et en Guyane. Les délais de certains contentieux criminels sont élevés.

C’est le service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (Sadjav) qui vous renseignera sur l’accès à l’aide juridictionnelle (AJ) et aux avocats. L’octroi de l’aide juridictionnelle est comparable outre-mer à celui dans l’Hexagone. L’AJ peut se révéler insuffisante pour les très longs contentieux autour des terres. La faiblesse du nombre d’avocats à Mayotte ou leur très forte concentration à Cayenne en Guyane nuisent également à l’accès à l’AJ et aux avocats.

Les procureurs et les procureurs généraux font face à plusieurs défis dans les territoires d’outre-mer.

Tout d’abord, l’environnement international joue un rôle important dans la conduite des enquêtes, notamment pénales. Il participe au développement d’une criminalité lourde, notamment en Guyane, à la Martinique, à la Guadeloupe et à Mayotte. La porosité des frontières naturelles, maritimes ou fluviales, favorise les trafics et les raids ; elle crée aussi des bases arrière pour les criminels. La coopération policière et judiciaire avec les pays limitrophes est parfois difficile, que l’on pense à Sainte-Lucie pour la Martinique, la Dominique pour la Guadeloupe, le Suriname et le Brésil pour la Guyane, les Comores pour Mayotte, notamment parce que les niveaux de légalisme peuvent être moins élevés dans ces pays. Dans ce contexte, les magistrats de liaison jouent un rôle essentiel pour améliorer la coopération judiciaire.

Le deuxième défi principal tient au niveau de criminalité. Dans les territoires d’outre-mer, hormis en Polynésie et, à un niveau moindre, à La Réunion, la criminalité est très élevée. L’intensité des contentieux est très forte et la charge qui pèse sur les magistrats se révèle très lourde. Des phénomènes de gang se sont développés, notamment à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane : socialement destructeurs, ils constituent le socle d’une criminalité de grande envergure, laquelle a nécessité le déploiement d’une justice pénale d’urgence. Celle-ci assèche quelque peu les ressources des juridictions locales, qui doivent continuer de traiter les autres contentieux. Les cours criminelles départementales et les cours d’assises sont extrêmement chargées. La nature de la criminalité pose un grand défi à la justice outre-mer.

Les procureurs conduisent, sous l’autorité des procureurs généraux, les enquêtes. Ils doivent, pour être efficaces, disposer de services dotés d’effectifs suffisants, en nombre et en qualité. Dans la plupart des territoires, les enquêtes économiques et financières ne sont pas conduites de manière satisfaisante par défaut de personnels spécialisés. La Polynésie ne compte pas de service de police judiciaire. Les offices centraux ne sont pas implantés partout : pour les dossiers les plus lourds, il faut parfois saisir un office central situé dans l’Hexagone, ce qui n’est pas simple. Pour mener les enquêtes, il faut également des experts et des laboratoires d’analyses, mais ceux-ci ne se trouvent pas sur place. Il faut donc envoyer les scellés ailleurs, procédure chronophage qui engendre des coûts financiers et qui fait courir des risques de perte.

Les conditions de détention sont difficiles dans la plupart des territoires. Comme dans l’Hexagone, les prisons ultramarines sont surpeuplées. Séparer les membres d’un même gang se révèle complexe, car cela impose de transférer certains d’entre eux dans l’Hexagone. Ces mouvements compliquent la gestion de la détention et allongent les délais des enquêtes ainsi que les procédures des juges d’instruction.

Un autre défi tient à la réponse pénale à apporter à la délinquance non criminelle. Il est plus difficile d’appliquer des mesures alternatives à l’emprisonnement et d’aménagement de peine dans les territoires d’outre-mer, notamment insulaires. En effet, les exclusions et les interdictions sont délicates à respecter dans de petits territoires où les habitants se croisent facilement. Les dispositifs électroniques ne fonctionnent pas partout, à l’image du bracelet antirapprochement (BAR) contre les violences intrafamiliales. Les difficultés économiques compliquent l’insertion par le travail. Un autre problème découle de l’absence de structures de soins pour traiter les addictions. Dans ce contexte, la réponse la plus facile est souvent la prison bien qu’elle ne soit pas toujours la meilleure.

Le dialogue que les magistrats du ministère public entretiennent avec les élus est l’un des moyens classiques des procureurs de la République et des procureurs généraux pour être à l’écoute des populations – les élus sont, en quelque sorte, les médias de transmission des attentes et des réalités locales – et faire comprendre l’action de l’institution judiciaire. Le dialogue dans les territoires passe notamment par la participation systématique du ministère public aux instances des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance. Certaines juridictions ont aussi créé des conseils de juridiction ou animent des groupes locaux de traitement de la délinquance, dans lesquels les élus locaux interviennent également. Ce sont autant d’occasions d’échanger avec ces derniers.

Toutefois, et je le dis en toute simplicité, nous relevons certaines postures politiques, ainsi que des tensions entre les représentants de l’État et de la justice et les élus, qui limitent le dialogue. Pour être très clair, des questions de moralité publique se posent parfois. Par exemple, dans un territoire ultramarin, l’ensemble des maires ont été ou sont mis en examen – je ne préciserai pas lequel. Forcément, cela rend la discussion plus délicate entre le représentant du ministère public et les élus concernés : il est plus difficile d’entretenir des relations de confiance lorsque des affaires sont en cours. Ce n’est déjà pas simple, y compris dans l’Hexagone, mais, dans le cas présent, une communauté plus importante est concernée.

L’action du ministère public pour renforcer la confiance des populations locales envers l’institution judiciaire est une question très importante, que j’ai touchée du doigt lorsque j’étais procureur de la République à la Martinique. Au cours des quatre années passées en poste, je me suis efforcé de créer un sentiment de confiance ; néanmoins, celui-ci peut facilement être remis en cause, au gré d’une affaire ou d’un mouvement politique. C’est assez subtil et je parle d’expérience.

Plusieurs moyens permettent de renforcer cette confiance. Elle dépend pour beaucoup de la politique pénale appliquée dans les territoires. Les gardes des sceaux successifs ont régulièrement publié des circulaires de politique pénale territorialisée, mieux adaptée à la réalité de la criminalité outre-mer. Il revient ensuite aux procureurs généraux, qui sont chargés de veiller à l’application de ces politiques, et aux procureurs qui la mettent en œuvre, de définir les axes sur lesquels l’action devra porter. Il faut savoir s’adapter et ne pas chercher à plaquer le modèle hexagonal sur des territoires dans lesquels les réalités sont différentes ; il faut mettre l’accent au bon endroit.

Pour vous donner un exemple concret et parlant, j’ai commencé, lorsque je suis arrivé à la Martinique, par dresser un état des lieux de la délinquance. J’ai constaté que la délinquance routière y était faible ; le taux de mortalité sur les routes était bas, notamment parce qu’on n’y roule pas bien, en raison des bouchons. Pourtant, de nombreux gendarmes étaient déployés à tous les ronds-points, pour contrôler les véhicules. J’ai constaté également un grand nombre de vols à main armée, commis en particulier sur ceux qui sortaient du restaurant le soir. J’ai donc travaillé avec la gendarmerie afin de mieux diriger l’action publique et de mettre les forces de l’ordre là où elles étaient nécessaires, au lieu de se contenter de vérifier que les gens portent bien la ceinture dans leur voiture – même si c’est important, je ne dis pas le contraire. C’est donc en s’attaquant aux vrais problèmes, lorsqu’on en a pris conscience, que l’on peut renouer la confiance avec la population.

On le mesure par le dialogue avec les élus, les associations et les acteurs locaux et, bien sûr, en communiquant : la communication institutionnelle raisonnée est importante. Il faut incarner la justice. Les citoyens ultramarins ont besoin de savoir que la justice s’applique et qu’elle s’occupe de leur sécurité. Il faut être présent, rester à la portée des populations et savoir aller à leur rencontre. Il m’est arrivé, en Martinique, de parler de la justice dans des réunions publiques ou de m’exprimer dans les médias. La justice a tout intérêt à ne pas rester enfermée dans sa tour d’ivoire ou dans son tribunal comme dans un bunker ; elle doit, au contraire, aller au contact des populations, expliquer ce qui se passe et présenter l’évolution de l’institution et des réformes en cours.

En Guadeloupe, par exemple, des enquêtes sont menées actuellement, à titre expérimental, auprès des citoyens ; dans le même temps, des comités d’usagers sont créés au sein des juridictions afin de mieux appréhender leurs attentes vis-à-vis de la justice – c’est un point intéressant.

M. le président Frantz Gumbs. Le contenu de votre intervention est très riche, puisque vous répondez aux questions que nous nous sommes posées. Vous aurez, bien sûr, la possibilité de la compléter.

J’apprécie beaucoup certains de vos propos, en particulier lorsqu’ils relèvent du domaine du ressenti. Vous venez de dire quelque chose d’important : il faut incarner la justice. Au-delà des connaissances et des compétences, la qualité de l’exercice d’une profession, dans un territoire donné, dépend beaucoup de la personnalité de ceux qui sont chargés de la mettre en pratique. Par conséquent, le choix des profils envoyés dans les territoires est important.

Vous avez mentionné une formation destinée à ceux qui sont amenés à exercer outre-mer. Pouvez-vous nous préciser si les aspects culturels, linguistiques et coutumiers en font partie, afin que les personnes soient conscientes que ces réalités auront un impact sur leurs fonctions ?

M. Éric Corbaux. Ce sont précisément les messages que je m’efforce de faire passer auprès de mes collègues, avec l’idée d’insister sur les spécificités et les réalités des territoires. Nous appelons l’attention des stagiaires sur la nécessité de connaître la culture et l’histoire des endroits du monde dans lesquels ils seront envoyés, parce que les histoires, toutes différentes, permettent d’expliquer le présent.

M. Davy Rimane, rapporteur. Ma première question porte sur le fonctionnement de la justice, en particulier sur le rôle du procureur général et du procureur de la République.

Ensuite, je voudrais aborder le problème de l’accès au droit et à la justice de nos concitoyens dans nos territoires, dans lesquels les réalités sont diverses et variées. À cet égard, mon collègue Jiovanny William, député de la Martinique, a déposé une proposition de loi visant à préserver les droits des victimes dépositaires de plaintes classées sans suite, afin d’obliger le parquet à y donner suite et à répondre aux citoyens – j’espère que ce texte aboutira. Très souvent, en effet, il n’y a pas de suite et les plaignants restent dans l’expectative. Je voudrais donc savoir ce qui permet à un procureur, lorsqu’une plainte est déposée, de mener ou non une enquête. Souvent, la plainte est classée sans suite, sans même que le plaignant ait été entendu, et il ne connaît pas les motifs de la décision ; il n’y a pas de contradictoire.

M. Éric Corbaux. Le procureur général veille à l’application de la politique pénale et à son harmonisation, sur le territoire, entre les différents procureurs qu’il a sous son autorité. Certes, lorsqu’il n’y a qu’un seul tribunal et donc un seul procureur, il peut paraître paradoxal d’avoir un procureur général – dans ce cas, c’est davantage monolithique. Néanmoins, le procureur général assure la supervision de l’action du procureur de la République. Il représente également le ministère public devant la cour d’appel – lorsque les justiciables font appel – et auprès des cours d’assises, dans la justice criminelle – même s’il peut déléguer des collègues de première instance, c’est lui qui coordonne l’action en matière de justice criminelle. Enfin, il sert d’interface entre le procureur et le ministère sur le suivi des affaires sensibles et il est chargé, avec le premier président de la cour d’appel, de la gestion budgétaire, administrative et des ressources humaines des juridictions et des moyens de la justice sur place. C’est une partie importante de son travail, qu’il faut aussi prendre en considération.

Le procureur de la République, quant à lui, est directement chargé de l’application de l’action publique, c’est-à-dire de prendre des décisions individualisées et individuelles, dans le cadre de la politique pénale, sur chaque affaire qui lui est soumise.

Le classement sans suite de certaines affaires n’ayant pas donné lieu à une enquête n’est pas spécifique aux outre-mer, puisque l’opportunité des poursuites est l’une des règles fondamentales du fonctionnement du ministère public français – à la différence d’autres pays, y compris voisins. Dans notre système judiciaire, le procureur de la République peut décider, en pure opportunité, de classer sans suite, sachant que la victime peut saisir la justice par d’autres moyens : elle peut se tourner vers le juge d’instruction, le tribunal ou contester le classement sans suite devant le procureur général.

Le procureur peut classer une affaire sans suite lorsqu’il apparaît, après enquête, qu’il n’y a pas eu d’infraction ou que celle-ci n’est pas suffisamment caractérisée – par manque de preuves –, ou encore si l’auteur de l’infraction n’a pas été identifié. Il peut aussi décider, en opportunité, de ne pas poursuivre, parce que tous les délits ne peuvent pas faire l’objet du même niveau de traitement. Compte tenu de la masse des faits de délinquance et de criminalité, la justice n’est plus en mesure de tout traiter. Elle doit donc examiner les affaires en fonction des priorités fixées par la politique pénale.

Pour vous donner un exemple très caricatural, si vous vous faites voler votre téléphone portable dans la rue en sortant de l’Assemblée nationale et que vous portez plainte au commissariat, il n’y aura pas d’enquête, même s’il s’agit d’un très bel iPhone qui a coûté cher. L’affaire sera systématiquement classée sans suite car la justice n’a plus les moyens de traiter tous les vols de téléphones ou de vélos, etc. Par conséquent, certains délits, qui relèvent du bas du spectre, sont renvoyés à d’autres mécanismes de réparation, tels que les assurances.

Certains faits peuvent aussi être classés sans suite en opportunité, si l’on considère que d’autres mesures ont été prises – administratives par exemple – ou si la personne a régularisé la situation.

L’opportunité des poursuites ou le classement sans suite résultent donc de notre incapacité à traiter l’ensemble du contentieux des plaintes dont nous sommes saisis et de la nécessité d’opérer des choix, d’établir des priorités et de ne traiter que les infractions les plus graves ou les plus urgentes, au risque de moins bien traiter ou par d’autres voies celles qui paraissent moins graves – même si elles le sont toujours pour les victimes.

En principe, lorsqu’une affaire est classée sans suite, un avis de classement sans suite est envoyé, qui explique à la victime les motifs de la décision, ainsi que les modalités d’opposition. Je ne peux pas affirmer que ces avis sont systématiquement envoyés, toutefois nos logiciels de traitement des procédures prévoient, lorsqu’un classement sans suite est enregistré, qu’un avis soit transmis au plaignant très rapidement.

Il faut aussi être conscient que de nombreuses affaires ne sont pas traitées dès l’origine. Il y a un vrai problème actuellement, que ce soit outre-mer ou dans l’Hexagone, d’enquêtes en stock dans les services de police et de gendarmerie – leur nombre est estimé à plusieurs millions –, qui ne sont pas menées en raison de l’incapacité de traiter l’ensemble des faits dont les services sont saisis.

La victime peut donc avoir le sentiment, à juste titre, qu’il ne se passe rien après son dépôt de plainte. Je le répète, nous devons établir des priorités. Les procureurs se rendent régulièrement dans les services de police et de gendarmerie pour examiner les stocks, identifier les procédures sensibles et relancer les enquêtes. Néanmoins, nous sommes face à une difficulté – plusieurs rapports d’inspection ou autres l’ont déjà souligné – de capacité de traitement des enquêtes par les services de police et de gendarmerie puis par la justice.

M. Davy Rimane, rapporteur. Je vous remercie d’évoquer cette réalité, qui confirme mon propre vécu. J’ai accompagné un citoyen pour déposer plainte auprès du procureur de la République. Celui-ci lui a répondu qu’il n’enquêterait pas, faute de temps, et que ce n’était pas sa priorité. Je vous laisse imaginer la tête de la personne, face à cette réponse froide, mais honnête, du procureur de la République. J’étais assez décontenancé.

Face à ce constat d’incapacité, quels sont les éléments de réponse ou les réflexions des sachants que vous êtes pour améliorer la situation ? Celle-ci ne peut rester en l’état : nous ne pouvons dire à nos concitoyens que, selon le type de plainte, des poursuites seront ou non engagées, en raison du degré de priorité de l’infraction.

Ensuite, la justice est quelque peu décriée dans les territoires ultramarins, pour des raisons bien spécifiques : une frange de la population estime en effet qu’une forme de justice coloniale s’applique dans nos territoires et que, selon qui vous êtes, vous n’êtes pas jugé de la même manière. Peut-on encore dire que la justice est aveugle ou borgne ? Que répondez-vous au fait que des citoyens soient en rupture de confiance avec la justice ?

M. Éric Corbaux. Il est difficile de trouver des solutions pour limiter le nombre de classements sans suite, en raison des délais de traitement des affaires et de la situation des juridictions. Nous cherchons en permanence des voies alternatives et des mesures qui soient à même d’apporter une réparation, sans passer obligatoirement devant le tribunal. Nous pouvons ainsi traiter davantage d’affaires et nos taux de réponse pénale sont relativement élevés. Nous évitons donc, autant que possible, les classements injustifiés ou qui laissent l’auteur impuni.

Néanmoins, nous sommes face à un phénomène massif, qui nous contraint à dégager des priorités : certaines affaires font l’objet d’une enquête puis d’un jugement devant le tribunal avec toute la rigueur nécessaire, tandis que la délinquance de bas niveau ne peut pas toujours être traitée, même si elle est difficilement ressentie par les citoyens. D’autres voies, telles que les délégués du procureur ou la médiation, peuvent fournir des solutions et apporter des réponses pénales autres que le traitement classique.

Les moyens des juridictions augmentent. Par exemple, lorsque j’étais procureur de la République de Fort-de-France, il y a quelques années, le parquet était composé de douze magistrats ; ils sont désormais quinze. Des effectifs importants sont donc venus renforcer les juridictions.

Cependant, je n’ai pas de solutions pour traiter l’intégralité de la délinquance. Nous travaillons en fonction des priorités fixées par la politique pénale décidée par le gouvernement et le garde des sceaux – les faits de violence, les violences faites aux femmes ou encore le narcotrafic – que nous avons l’obligation d’appliquer.

Vous me demandez si la justice est aveugle ou borgne, et si elle est coloniale. La loi s’applique de la même façon pour tous. Les magistrats qui exercent dans les territoires ultramarins sont volontaires. Ce sont des professionnels responsables, formés pour rendre la justice. Je ne sais pas comment définir une justice coloniale. En tout cas, les peines doivent être justes et il ne me semble pas que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou la Cour de cassation aient rendu des décisions faisant état de traitements qui manqueraient d’impartialité dans un territoire plus que dans un autre. Il n’y a donc pas d’éléments objectifs permettant de caractériser ce que certains peuvent ressentir. En revanche, c’est vrai, les magistrats qui jugent les citoyens ultramarins viennent essentiellement de l’Hexagone et il n’y a sans doute pas assez de magistrats originaires de ces territoires – c’est une réalité indéniable. Néanmoins, aucun élément concret ne permet d’affirmer que la justice manquerait à ses devoirs d’impartialité, d’indépendance, de loyauté et de respect du citoyen. Les magistrats sont tenus par le serment qu’ils ont prêté et par les règles déontologiques, lesquels impliquent de traiter de la même manière chaque citoyen où qu’il se trouve et quelle que soit son origine. C’est ma position et je ne peux pas tenir un autre discours. C’est aussi ce que j’ai vécu : je n’ai pas eu le sentiment d’incarner une justice coloniale lorsque j’occupais mes fonctions outre-mer, avec beaucoup d’engagement, de temps et d’énergie – je pense que mes collègues qui y exercent actuellement adoptent cette même posture.

M. le président Frantz Gumbs. C’est probablement cette posture qu’essaient de tenir la plupart de vos collègues et il faut leur en savoir gré. Nous vous remercions sincèrement, monsieur le président, pour l’honnêteté de vos propos.

M. Éric Corbaux. Je vous remercie de m’avoir écouté. C’était un plaisir de m’exprimer devant votre commission d’enquête, pour rapporter les propos de mes collègues et vous faire part de ma propre expérience. Je reste à votre disposition si vous avez besoin de renseignements complémentaires.

 

La séance s’achève à seize heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Elie Califer, M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Michaël Taverne

Excusés. – M. Philippe Gosselin, Mme Nicole Sanquer, M. Jiovanny William