Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Connin, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats administratifs (USMA), et de M. Julien Henninger, président du Syndicat de la juridiction administrative (SJA), et Mme Tiphaine Renvoise, secrétaire générale adjointe du syndicat 2
– Présences en réunion................................17
Jeudi
3 juillet 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 8
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer un égal accès de nos concitoyens au droit et à la justice, y compris administrative.
Il nous a dès lors paru pertinent d’entendre les représentants des magistrats des juridictions administratives, certainement confrontés aux mêmes problèmes que les magistrats judiciaires affectés en outre-mer. Vous veillerez d’ailleurs à nous expliquer la différence entre les juridictions administratives et judiciaires, et à préciser de qui vous dépendez, qui sont vos chefs et vos subordonnés.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Nicolas Connin, M. Julien Henninger et Mme Tiphaine Renvoise prêtent successivement serment.)
M. Julien Henninger, président du Syndicat de la juridiction administrative (SJA). Le Syndicat de la juridiction administrative est une organisation professionnelle majoritaire et apolitique des magistrats et magistrates administratifs. Nous avons fait le choix de propos introductifs brefs et espérons répondre ensuite à vos questions aussi précisément que possible, compte tenu du temps de préparation relativement court. Nous veillerons à vous adresser dans les meilleurs délais le document écrit de réponse au questionnaire et vous prions d’accepter nos excuses de ne pas avoir été en mesure de vous le transmettre avant l’audition.
M. le président Frantz Gumbs. C’est nous qui vous présentons nos excuses pour la brièveté du délai.
M. Julien Henninger. Il nous semble nécessaire d’apporter en introduction deux séries de précisions.
La première concerne l’architecture de la justice administrative en outre-mer. J’appelle votre attention sur le fait que le volume de l’activité de la juridiction administrative n’est que peu comparable avec celui de la justice judiciaire. Le nombre d’entrées, c’est-à-dire de recours enregistrés, tout comme le nombre d’agents, est nettement inférieur. Cela entraîne des effets de volume et de seuil sur nos organisations. Il existe ainsi 164 tribunaux judiciaires et 125 tribunaux de proximité, alors que l’on ne compte que 42 tribunaux administratifs, dont 31 en métropole et seulement 11 juridictions ultramarines, souvent mutualisées dans leur fonctionnement.
Les tribunaux administratifs (TA) de Saint-Barthélemy et Saint-Martin ont par exemple leur siège au tribunal administratif de la Guadeloupe et n’ont pas de personnel dédié : cela est lié à des volumes annuels respectifs de 160 et 60 entrées, qui justifieraient difficilement un autre mode d’organisation. Le tribunal de Saint-Pierre-et-Miquelon est mutualisé avec celui de Martinique et le TA de Wallis-et-Futuna avec celui de Nouvelle-Calédonie. Les tribunaux administratifs de La Réunion et de Mayotte ont chacun une équipe d’agents de greffe qui leur est propre, mais les magistrates et magistrats sont tous en résidence à La Réunion. On compte enfin un tribunal administratif en Polynésie française.
Il n’existe pas de cour administrative d’appel en outre-mer. Les neuf existantes se situent toutes en métropole. Celles de Paris et Bordeaux sont compétentes en appel pour les décisions des tribunaux administratifs ultramarins, Paris pour les trois juridictions du Pacifique, Bordeaux pour les autres.
Enfin, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) organise en outre-mer des visio‑audiences et plus rarement des audiences foraines.
Il nous semble nécessaire d’insister sur les difficultés de la justice administrative en général, que la justice judiciaire connaît également et qui sont d’abord et avant tout liées à son manque de moyens. En dix ans, les juridictions administratives ont connu une forte augmentation de la demande de justice, avec une hausse de 43 % des entrées devant les tribunaux administratifs. Il s’agit d’une tendance lourde, visiblement en accélération : près de 280 000 entrées ont en effet été enregistrées en 2024 et nous venons de franchir le seuil symbolique des 300 000 entrées sur la dernière année glissante. Or les moyens n’ont pas suivi. Les effectifs de magistrates et magistrats administratifs n’ont augmenté que de 11 % sur la même période. Notre communauté de travail – magistrats et agents de greffe – n’a pas ménagé ses efforts et les sorties ont également progressé, mais cela reste insuffisant. Les stocks ont quant à eux augmenté de 50 % en dix ans, ce qui se traduit par un allongement des délais et une dégradation corrélative de la qualité du service public de la justice. La trop lourde charge de travail représente le principal danger pour la qualité de la justice, notamment pour son accès. Elle fait en particulier disparaître les marges de manœuvre nécessaires pour s’adapter à la réalité des territoires ultramarins.
Mme Tiphaine Renvoise, secrétaire générale adjointe du SJA. Comme l’ont déjà constaté les organisations syndicales des magistrats judiciaires, les difficultés rencontrées sur le territoire national sont partagées et accentuées dans les territoires ultramarins.
La ligne syndicale du SJA est fixée par les actes de notre congrès et s’articule autour de quelques grands principes qui trouvent un écho dans les questions qui sont les vôtres. Cela concerne en particulier la nécessaire égalité entre les justiciables et la préservation de l’accès au juge. Le sujet de l’outre-mer occupe une place dédiée dans ces actes, puisque l’une des vingt‑deux motions est consacrée aux juridictions ultramarines et concerne notamment leur attractivité.
Notre syndicat a visité virtuellement en 2025 les tribunaux de La Réunion et de Mayotte, de la Martinique, de Saint-Pierre-et-Miquelon et de Guyane. Cela nous a permis de faire un point sur les difficultés rencontrées par nos collègues.
Comme les magistrats judiciaires vous l’ont précisé, la réalité de chacune des juridictions d’outre-mer et des difficultés rencontrées peut difficilement faire l’objet d’une appréciation générale. Les différences concernent tout d’abord le volume d’activité, c’est-à-dire le nombre de dossiers enregistrés sur une année. Cette donnée est très importante pour évaluer le maillage nécessaire. On compte ainsi un peu moins de 2 000 entrées en 2024 pour les tribunaux administratifs de Guadeloupe et de Guyane, 823 pour la Martinique, 63 pour Saint‑Martin et 16 pour Wallis-et-Futuna.
La nature des contentieux est aussi un élément important, qui varie selon les juridictions. À titre d’exemple, le contentieux des étrangers représente 43 % des entrées des quarante-deux tribunaux administratifs ; mais ce pourcentage s’élève à 81 % à Mayotte et à 67 % en Guyane. On ne recense en revanche aucun dossier de ce type en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie.
La situation peut parfois, de façon surprenante, être plus favorable pour les justiciables ultramarins que pour l’ensemble de la population. Les délais de jugement des tribunaux administratifs d’outre-mer sont par exemple plus faibles que la moyenne nationale. Le nombre de dossiers anciens, c’est-à-dire enregistrés depuis plus de deux ans, l’est également ; ils sont en réalité quasiment inexistants, sauf au tribunal administratif de La Réunion.
L’hétérogénéité se manifeste également dans l’attractivité des différents territoires. Si nous n’avons aucune difficulté à pourvoir les huit postes de magistrats des deux juridictions du Pacifique, les tribunaux de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique sont en revanche majoritairement constitués de collègues primo-affectés, qui n’ont pas nécessairement fait le choix d’y travailler. Ces juridictions sont aussi marquées par un taux de renouvellement des effectifs assez élevé.
Il existe en matière d’attractivité différents leviers, en grande partie communs à l’ensemble de la fonction publique. Cela concerne les conditions de travail et de vie, la rémunération, la prise en charge des frais de déménagement, l’accompagnement de l’arrivée, la recherche d’un logement et l’accompagnement du conjoint dans la recherche d’une activité professionnelle. La juridiction administrative a engagé dans ce domaine plusieurs actions qui doivent encore démontrer leur efficacité. Cela doit évidemment s’effectuer dans le respect du droit de la fonction publique. Ainsi, si le recrutement de magistrats issus de territoires ultramarins est évidemment souhaitable, il convient de respecter le principe d’égalité de recrutement.
L’accès des citoyens ultramarins aux services publics se heurte à différents obstacles décrits dans le rapport produit par la commission des lois. Ces écueils trouvent une déclinaison certes particulière, mais non inédite, dans l’accès à la juridiction administrative.
Des efforts sont accomplis pour y remédier, que ce soit par la participation à la Pirogue du droit ou la mise en place de points de justice dans les tribunaux administratifs, dont ceux de Guadeloupe et de Guyane. Force est pourtant de constater que ces enjeux dépassent la seule justice administrative. La solution ne peut passer que par l’allocation des moyens nécessaires. Il faut attendre de la justice administrative qu’elle s’adapte aux territoires ultramarins et fasse les efforts nécessaires pour permettre une égalité réelle de tous les justiciables. Encore faut-il lui en donner les moyens.
M. Nicolas Connin, secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma). Permettez-moi tout d’abord, en réponse à la demande de M. le président, de préciser la différence entre juridictions judiciaires et administratives. La juridiction administrative est amenée à trancher les litiges entre les citoyens et les personnes publiques, l’État au sens large, tandis que les tribunaux judiciaires se concentrent sur les litiges entre particuliers. Sur le plan du fonctionnement et de l’organisation, les juges judiciaires sont beaucoup plus nombreux que nous, qui ne sommes que 1 200 en France.
Il n’existe que quelques tribunaux administratifs en outre-mer et pas de cour administrative d’appel. Les juges sont communs aux juridictions de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Les TA de Martinique et de Saint-Pierre-et-Miquelon forment un deuxième groupe de juridictions. S’y ajoutent les tribunaux administratifs de Guyane, de La Réunion et de Mayotte, le TA de Nouvelle-Calédonie qui comprend Wallis-et-Futuna et enfin le tribunal administratif de la Polynésie française.
Je rejoins mes collègues du SJA sur le constat que le contexte est compliqué pour les juridictions administratives en général et pour les tribunaux administratifs d’outre-mer en particulier, compte tenu de la hausse considérable des entrées et du gel des effectifs observé cette année. Alors que le plan quinquennal prévoyait des créations d’emplois chaque année depuis 2023, le budget pour 2025 l’a en effet remis en cause et a stoppé les recrutements, pourtant absolument nécessaires tant pour les juridictions hexagonales qu’ultramarines.
J’aborderai quatre points relatifs aux tribunaux administratifs d’outre-mer.
Il est tout d’abord indispensable de renforcer l’attractivité des juridictions ultramarines, que l’on peut classer en trois groupes : les juridictions absolument pas attractives se composent du TA de la Guyane et des juridictions des Antilles, c’est-à-dire de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, qui siègent à Basse-Terre, et de Martinique et Saint-Pierre-et-Miquelon, dont le siège est à Fort-de-France ; une juridiction, en l’occurrence le tribunal administratif de La Réunion, qui siège également à Mayotte, connaît depuis un ou deux ans une attractivité déclinante à cause de la situation à Mayotte ; certaines juridictions restent des affectations prisées : ce sont les TA de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. Cela repose toutefois sur des équilibres fragiles, comme en témoigne l’évolution de la situation des tribunaux des Antilles, qui furent des juridictions attractives. Tout cela peut changer du jour au lendemain. Les événements en cours en Nouvelle-Calédonie peuvent par exemple modifier la donne et rendre ces juridictions soudainement beaucoup moins attractives.
Comme l’indique le rapport ayant conduit à la création de cette commission, le fonctionnement des juridictions en outre-mer peut se rompre à tout moment. Il s’appuie en effet sur des équipes très resserrées, ce qui rend l’équilibre fragile. Ces juridictions peuvent ainsi être confrontées à de grandes difficultés dès lors que survient un événement imprévu bouleversant un fonctionnement fondé sur des effectifs tendus.
L’Usma distingue quatre leviers essentiels pour accroître l’attractivité des juridictions administratives d’outre-mer.
Cela passe tout d’abord par un meilleur accompagnement à l’installation et au départ des magistrats administratifs. Ce point est absolument essentiel. J’ai personnellement été affecté au TA de la Guadeloupe pendant deux ans. Cette expérience m’a apporté une connaissance du terrain et des problématiques communes aux territoires ultramarins, dont celle de l’accompagnement. Il n’existe par exemple aucune formation préalable, que ce soit sur la connaissance du territoire ou le droit local.
Puisque l’on ne parvenait pas à pourvoir les postes vacants dans les juridictions ultramarines, un mécanisme s’est mis en place voici quelques années, qui conduit à ce que ces postes soient attribués à des primo-affectés se retrouvant contraints et forcés de se rendre dans ces territoires. Un séjour exploratoire de quinze jours est prévu à leur attention, pour leur permettre de rencontrer leurs collègues, de commencer les démarches, de chercher un logement, etc. Ce séjour doit absolument être étendu aux magistrats qui demandent une mutation dans ces juridictions, afin qu’ils puissent entamer sur place, avant la rentrée judiciaire, des démarches du quotidien qu’il est très compliqué d’effectuer à distance, comme conclure un contrat d’eau, d’électricité ou chercher un logement. Cela leur permettrait d’arriver dans des conditions sereines, sachant que le rythme du judiciaire est intense.
Une autre de nos préconisations en matière d’accompagnement concerne la proposition systématique d’une visite chez le médecin de prévention pour les magistrats partant en outre-mer. Une collègue en partance pour une juridiction ultramarine a sollicité une telle visite, qui lui a été refusée au motif que ce n’était pas le rôle du médecin de prévention. Or je pense au contraire que cela entre tout à fait dans ses attributions, dans la mesure où ces territoires bénéficient de conditions climatiques et parfois sanitaires particulières. On pense par exemple aux épidémies de dengue qui sévissent en Guyane ou aux cas de malaria recensés à quelques kilomètres de Cayenne, où siègent des collègues. Il est important de pouvoir anticiper et prendre les dispositions nécessaires avant de se rendre dans ces territoires.
Nous proposons par ailleurs un aménagement de la charge de travail. Une mutation de Paris à Bordeaux n’est pas comparable à une mutation de Paris à Fort-de-France ou à Cayenne. Il faudrait donc que les magistrats bénéficient, au moment de leur emménagement puis de leur retour en métropole, d’un allègement de leur charge de travail.
Nous demandons en outre une augmentation du nombre de jours d’autorisation spéciale d’absence, qui est actuellement de deux jours pour un déménagement, que l’on reste dans la métropole ou que l’on parte s’installer en outre-mer. Cela ne nous paraît pas cohérent.
L’indemnité de changement de résidence, dont le montant a été fixé il y a des années et n’a pas évolué depuis, ne couvre en outre absolument pas les frais réellement engagés. Les prix ont explosé et il faudrait soit prévoir une indemnité complémentaire, soit modifier les textes pour adapter les montants alloués aux réalités locales. Il faut en outre savoir que lorsque le magistrat part avec son conjoint, ce dernier n’est la plupart du temps pas inclus dans l’indemnité, dont les plafonds sont extrêmement bas. Se pose également la question du travail du conjoint, qui a parfois du mal à trouver un emploi sur place. Tout cela dessine une spirale négative.
Nous suggérons par ailleurs l’élaboration et la mise à disposition d’un guide d’installation dans chaque juridiction ultramarine. Certaines le font déjà et nous avons proposé au Conseil d’État une généralisation de la démarche.
Nous considérons également qu’il convient de faciliter le retour des magistrats de l’outre-mer vers la métropole, qui suppose, comme au moment du départ, un effort d’organisation. Il existe un « droit au retour », permettant à un magistrat partant en mobilité de bénéficier, si la durée de la mobilité n’a pas excédé quatre ans, d’un retour dans sa juridiction d’affectation précédente. L’Usma défend l’idée d’étendre ce droit au retour aux collègues partant en outre-mer, ce qui leur permettrait de rejoindre leur résidence familiale à l’issue d’une enrichissante expérience ultramarine.
Il existe par ailleurs des mécanismes financiers pour essayer de combler les différences de coût de la vie entre la métropole et l’outre-mer et maintenir ainsi une égalité entre les membres du corps. Je pense notamment à la majoration de traitement, aux indemnités spécifiques, aux abattements fiscaux et au plafond de remboursement des loyers en vigueur, par exemple, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Ces mécanismes doivent absolument être maintenus.
Il convient également de valoriser l’expérience ultramarine et d’assurer l’effectivité du droit à la formation continue. Ainsi, les collègues en poste, par exemple, en Nouvelle‑Calédonie et en Polynésie française, qui demandent à être formés et à se rendre pour cela dans l’unique lieu de formation de la juridiction administrative, situé à Montreuil, se voient refuser ces allers‑retours au motif qu’ils coûteraient trop cher.
On note par ailleurs quelques difficultés matérielles et immobilières. Cela concerne particulièrement les TA de Mayotte et de Guyane, dont les locaux ne sont absolument pas adaptés et doivent être repensés. Un projet de relocalisation est en cours à Mayotte et une cité judiciaire va être construite en Guyane à compter de l’été 2025 : il faut absolument que ce projet soit mené à terme afin d’être opérationnel à l’horizon 2027-2028.
Il convient enfin d’améliorer l’accès des populations ultramarines au droit et à la justice. Dans cette optique, la première proposition, qui dépasse largement le cadre du syndicat que je représente, vise à développer par exemple des points d’accès à internet. Cette démarche pourrait s’inscrire dans un plan numérique ayant vocation à créer des lieux connectés offrant un accompagnement à l’e-procédure.
L’Usma constate par ailleurs que les juridictions ultramarines participent activement aux dispositifs d’accès au droit et à la justice dans les territoires dans lesquels elles sont implantées. Or nous tenons à vous alerter sur le fait que cette implication est fragile, en raison du manque d’effectifs et des restrictions budgétaires qui compromettent énormément la participation des juridictions à des dispositifs pourtant essentiels pour l’accès au droit et à la justice. Il faut savoir par exemple que le ministère de la justice a, à cause des coupes budgétaires, mis un terme à la Pirogue du droit, à laquelle était associé le TA de Guyane.
Nous proposons enfin de développer autant que possible les audiences foraines, même si cela s’avère extrêmement compliqué pour de multiples raisons sur lesquelles nous pourrons revenir.
M. le président Frantz Gumbs. Si certaines questions ont intéressé le rapporteur, j’ai tout de même l’impression d’avoir été confronté à une sorte de cahier de revendications syndicales.
M. Nicolas Connin. Je représente une organisation syndicale et j’ai donc rempli mon rôle.
M. le président Frantz Gumbs. Qui gère les recrutements, les nominations, les mutations et les carrières des magistrats administratifs ?
M. Julien Henninger. Il existe pour cela une mission dédiée gérée par le Conseil d’État, qui dispose d’une forme d’autonomie de gestion par rapport au ministère de la justice. Le Conseil d’État est notre gestionnaire. Il a en réalité trois attributions : il occupe des fonctions de juge, de conseiller du gouvernement et de gestionnaire de l’ensemble de l’activité de la juridiction administrative.
Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel dispose par ailleurs de compétences sur les mesures individuelles du corps pour les magistrates et magistrats administratifs, avec un degré variable allant de l’avis simple à la proposition en passant par l’avis conforme. Il établit également les tableaux d’avancement.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez évoqué un gel des effectifs et pointé des éléments budgétaires. Qui gère cela ?
M. Julien Henninger. En premier lieu la représentation nationale, qui vote le budget de la justice administrative.
M. Davy Rimane, rapporteur. Quand elle le peut !
M. Julien Henninger. Nous sommes deux organisations syndicales, mais avons des lectures tout à fait convergentes de la situation. Des recrutements avaient été promis dans le cadre de la trajectoire quinquennale, à hauteur de quarante postes par an, soit vingt-cinq magistrats et quinze agents de greffe. Cette promesse a été tenue en 2023 et 2024, mais pas en 2025. Nous avons quelques inquiétudes pour les années à venir, dans un contexte où les augmentations des entrées sont fortes, avec + 8,5 % en 2024 pour atteindre 280 000 dossiers et une trajectoire en accélération sur les six premiers mois de l’année 2025.
Les moyens dont nous disposons sont ceux que l’on nous alloue. Le discours que nous tenons vaut pour l’ensemble des services publics et de la fonction publique. Les dispositifs évoqués sont des dispositifs globaux de la fonction publique. Il n’est par exemple pas possible, pour un employeur entrant dans le périmètre de gestion de l’État, de prévoir des mécanismes de rémunération plus favorables que ce qu’autorise le droit de la fonction publique. Cela limite les actions que la justice administrative, mais aussi certainement judiciaire, peut mener pour favoriser en particulier l’attractivité.
Nous disposons seulement de quelques leviers internes, secondaires. Ils visent par exemple à faciliter le choix de l’affectation du magistrat qui prend un poste en outre-mer ou en revient. Pour autant, cela ne règle pas la question globale.
Il n’existe pas de dispositif dédié, spécifique à l’outre-mer, sur le temps nécessaire à un agent public, quel qu’il soit, pour s’installer dans sa nouvelle affectation. Que vous fassiez une centaine de kilomètres ou que vous traversiez le monde pour aller dans les juridictions du Pacifique, le dispositif est le même : on considère dans tous les cas que cela prend deux jours, ce qui n’est évidemment pas vrai.
La situation est encore complexifiée par la disparition de certains leviers lorsque les ressources financières ne sont plus suffisantes.
Nos deux syndicats militent pour qu’il soit permis à l’ensemble des magistrats affectés en outre-mer de venir physiquement se former au centre de formation des juridictions administratives. Les magistrats du tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie sont au nombre de quatre, tout comme ceux du TA de la Polynésie française : il nous semble important de leur permettre d’échanger directement avec l’ensemble des collègues, de confronter les expériences. Cela permet de créer du collectif qui ne soit pas strictement interne à sa juridiction. Or cela n’est plus possible, pour des raisons de coût : ces déplacements sont refusés aux magistrats affectés en outre-mer afin de ne pas dépasser les budgets alloués à la mission des juridictions administratives.
M. Davy Rimane, rapporteur. Permettez-moi de préciser mon propos. J’aime comprendre comment les choses fonctionnent. Depuis trois ans, nous essayons de voter un budget, mais on ne nous laisse pas cette possibilité. Une fois le budget voté, il doit être appliqué. Votre budget de fonctionnement est, si j’ai bien compris, rattaché globalement à celui du Conseil d’État, qui gère le tout. La décision de geler tel ou tel budget est-elle prise au niveau du Conseil d’État ou au-dessus ?
M. Julien Henninger. Il existe au sein du Conseil d’État une mission spécifique dédiée à la juridiction administrative, dont le responsable est le vice-président du Conseil d’État. Ce dernier s’occupe de la gestion du budget, dans les limites des sommes allouées dans le cadre de la loi de finances et de la ventilation par titre. Le Conseil d’État est donc responsable du budget de la juridiction administrative en général.
M. Davy Rimane, rapporteur. Un ministère intervient-il dans les discussions sur ce sujet lors de la préparation de la loi de finances, ou bien le Conseil d’État décide-t-il tout seul ?
M. Nicolas Connin. Pour l’allocation des moyens, les choix sont faits en autonomie par le Conseil d’État.
M. Davy Rimane, rapporteur. Si j’ai bien compris, le Conseil d’État dispose d’une enveloppe et décide tout seul. Vos interlocuteurs privilégiés sont les membres du Conseil d’État, notamment le vice-président.
M. Nicolas Connin. Plus particulièrement le secrétariat général du Conseil d’État.
M. Davy Rimane, rapporteur. Avec qui le Conseil d’État discute-t-il pour obtenir le budget nécessaire pour augmenter les effectifs ?
M. Julien Henninger. Avec la direction du budget quand il s’agit de discuter du financement, avec la DGAFP – direction générale de l’administration et de la fonction publique –, quand il faut discuter des plafonds d’emplois. Le vice-président du Conseil d’État est parfois présenté comme le ministre de la justice administrative – c’est une façon de répondre à votre question.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le Conseil d’État fonctionne en autonomie quasi‑totale, donc.
Mme Tiphaine Renvoise. Ce n’est pas le Conseil d’État qui a décidé le gel des quarante postes qui nous étaient promis.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le gel a été décidé par Bercy ?
M. Julien Henninger. Par la loi de finances.
M. Davy Rimane, rapporteur. C’est donc Bercy.
Cette précision étant apportée, je vous remercie pour les différents constats que vous avez dressés de la situation dans nos territoires. S’il y a une méconnaissance avérée du droit administratif, le manque de moyens accroît encore la distance dans l’accès à la justice administrative pour nos concitoyens. Un ancien président de juridiction de Guyane nous avait alertés sur ce sujet, indiquant qu’il devenait difficile de répondre aux besoins des Ultramarins.
De plus, les cultures des territoires ultramarins sont particulières et reposent sur l’oralité. Or le droit administratif est écrit et non oral. Il faut donc transposer de l’oral à l’écrit et adapter le droit au fonctionnement culturel et historique de certaines communautés, voire de certains peuples autochtones. Cela crée chez beaucoup de nos concitoyens une défiance à l’égard du droit administratif, qui leur apparaît trop complexe et trop éloigné de leur réalité quotidienne.
Selon vous, comment pourrait-on rapprocher le droit administratif du droit coutumier ? Un travail législatif est-il nécessaire sur cette question ? Comment faire comprendre à nos concitoyens de ces territoires que le tribunal administratif peut régler certains de leurs problèmes ? Ceux-ci restent souvent lettre morte et les gens se retrouvent dans le désarroi le plus total.
M. Nicolas Connin. Tout d’abord, connaître la juridiction administrative constitue un premier pas très important, que l’on soit en outre-mer ou en métropole. Les juridictions administratives ont nécessairement un rôle à jouer dans ce domaine. Encore faut-il, pour cela, disposer de moyens pour dédier du temps à la rencontre des populations et pour leur parler de ce que fait la juridiction administrative. Je sais que, par exemple, le tribunal administratif de la Guyane participe aux Journées européennes du patrimoine et à la Nuit du droit. Bien que ponctuels, ces événements permettent d’ouvrir les portes de la juridiction et de faire connaître ses missions et ses voies d’accès, parce que cela paraît très loin. Mieux faire connaître la juridiction passe par des actions locales et nécessite donc des moyens.
M. Julien Henninger. Je partage entièrement ce qui vient d’être dit.
La particularité de la justice administrative tient à ses faibles volumes contentieux, qui contraignent notre capacité à faire tout seuls. Divers dispositifs existent, comme la Pirogue du droit, mais il faut être très clair : les volumes contentieux de la justice judiciaire sont incomparables avec les nôtres, de l’ordre de quinze à vingt fois supérieurs à ce que l’on connaît en première instance. Il est donc difficile pour nous d’avoir la capacité de participer seuls à la diffusion du droit.
Le manque de moyens contraint absolument tout, comme la charge de travail contraint absolument tout pour les magistrats. Nous constatons une réelle bonne volonté, en outre-mer comme en métropole, pour participer à la diffusion de la connaissance de la juridiction, mais encore faut-il disposer de temps pour le faire. Les marges de manœuvre disparaissent quand la charge de travail vient écraser nos communautés, parce que les effectifs ne suivent pas. Il faut insister sur ce point parce que ce sont ces leviers dont nous avons besoin.
La question de la confiance dans la justice nous préoccupe. Elle ne se pose pas seulement en outre-mer. La justice administrative a récemment fait l’objet d’attaques d’une violence que nous avons peu l’habitude de connaître. C’est un travail global que nous devons mener pour instaurer ou restaurer la confiance entre les justiciables et les juridictions.
Mme Tiphaine Renvoise. En octobre 2024, le tribunal administratif de La Réunion a signé un partenariat avec l’université de La Réunion pour professionnaliser les étudiants. Une telle initiative répond à une partie de vos observations car elle peut servir à diffuser le droit administratif et à former des professionnels.
M. Julien Henninger. L’effet volume tient aussi au fait qu’il y a beaucoup moins d’avocats publicistes que privatistes. Plus le barreau est petit, moins vous avez de chances de trouver un publiciste. C’est très vrai en outre-mer, où il est difficile de trouver des avocats non seulement publicistes, mais aussi spécialisés en droit fiscal ou en droit de l’urbanisme. Cela nous dépasse un peu : c’est une question de formation dans les universités de droit et dans les écoles de formation d’avocats.
M. Nicolas Connin. Trouver un avocat publiciste, ce serait déjà bien. En Polynésie française, ils sont concentrés à Papeete, alors que le territoire est aussi vaste que l’Europe. Dans ces conditions, il est très compliqué de trouver un avocat ailleurs qu’à Papeete et, par conséquent, d’avoir un accès au droit. Ce phénomène, qui dépasse le cadre de la juridiction administrative, tient non seulement à la formation des avocats mais également à leur liberté d’implantation – on ne voit pas bien en effet quelle pourrait être la rentabilité de s’installer dans des territoires aussi éloignés du chef-lieu.
M. le président Frantz Gumbs. Pouvez-vous nous rappeler comment on devient magistrat administratif ? Y a-t-il des Ultramarins dans votre corps ? Où exercent-ils ?
M. Julien Henninger. Il existe quatre voies de recrutement : l’Institut national du service public (INSP) ; un concours dédié, externe et interne ; un tour extérieur, qui vise à recruter des agents publics en poste ; enfin, nous accueillons, par la voie du détachement, un volume variable – en fonction des années et de la façon dont le plafond d’emplois évolue – de fonctionnaires d’un niveau de responsabilité équivalent ou des magistrats judiciaires.
Il n’existe pas de dispositif spécifique pour les Ultramarins. Même si nous ne tenons pas de statistiques, nous savons que certains de nos collègues proviennent des outre-mer. Le maillage soulève une difficulté supplémentaire parce que cela joue sur la diversité des fonctions auxquelles un magistrat peut prétendre. Un Guadeloupéen ne peut pas passer la totalité de sa carrière au tribunal administratif de la Guadeloupe.
M. le président Frantz Gumbs. Ma question est liée à votre revendication d’un droit au retour facilité. Celui-ci pourrait-il bénéficier à un Ultramarin nommé dans l’Hexagone et qui souhaiterait retourner dans son territoire d’origine ?
M. Nicolas Connin. Le droit au retour marche en effet dans les deux sens. La démographie du corps laisse penser qu’il y a moins d’Ultramarins que de personnes originaires de l’Hexagone. Des actions peuvent cependant être menées avec les universités ultramarines, par exemple en mettant en place des prépas concours. Cela a été suggéré dans un rapport très intéressant fait au sein de la juridiction administrative, il y a quelques années. L’objectif est de développer les parcours locaux dans les territoires ultramarins, ce qui permettra tout d’abord de faire connaître ces concours encore méconnus, y compris en métropole, et ensuite de permettre aux candidats de se préparer sur place.
On ne peut pas faire toute sa carrière dans un seul territoire – ce n’est en tout cas pas vraiment conseillé, surtout dans des ressorts aussi petits. Il est bon pour un magistrat de changer au bout d’un certain temps. Néanmoins, le droit au retour faciliterait les choses pour les magistrats originaires d’outre-mer, qui pourraient ainsi faire une expérience ailleurs et revenir plus facilement dans leur territoire.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le concept d’attractivité d’un territoire n’est pas tout à fait adapté. Lorsqu’on entre dans la fonction publique, on peut être amené à travailler dans n’importe quelle partie du territoire de la République française. Or la question de l’attractivité ne concerne pas seulement l’outre-mer : elle se pose aussi aux Ultramarins qui se rendent dans l’Hexagone et doivent s’adapter au climat, à l’environnement, à l’alimentation ; la plupart ne connaissent pas le froid, n’ont jamais pris le métro, voire l’avion. Ce sont toutes ces réalités qu’il faut prendre en compte.
Il me paraît plus pertinent de mettre l’accent sur les conditions de travail, qui doivent être optimales quel que soit l’endroit où l’on rend la justice administrative. Or, depuis le début des travaux de la commission d’enquête, nous constatons souvent que tout est plus compliqué en outre-mer. Le problème est moins présent dans le Pacifique mais la situation peut changer très rapidement, comme on le voit à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.
Après quelques auditions, je sens bien que le problème de fond tient à l’éloignement de ces territoires et au regard porté sur eux par l’Hexagone. Or, dès lors qu’un territoire se trouve dans la République française, on doit garantir aux magistrats et aux greffiers de très bonnes conditions de travail. Ce critère-là me paraît plus pertinent que l’attractivité du territoire en lui-même.
L’environnement compte beaucoup. Quitter l’Île-de-France pour s’installer à Bordeaux, ce n’est pas du tout le même déménagement que de quitter l’Hexagone pour aller en outre-mer. Ce n’est pas la même approche. Tout cela doit être pris en compte.
Néanmoins il est vrai que, comparée à l’ordre judiciaire, la justice administrative est le parent pauvre en matière de moyens qui lui sont alloués. Je l’ai constaté en discutant avec des présidents de cour administrative d’appel : c’est la croix et la bannière pour obtenir des moyens. À titre personnel, je soutiens donc de façon indéfectible l’attribution de moyens à toutes les juridictions, quel que soit l’endroit où elles se trouvent. En effet, la justice joue un rôle central dans le bon fonctionnement d’une société. Si elle ne fonctionne pas correctement, la société s’en trouvera automatiquement déséquilibrée. En tant que députés, nous devons nous battre pour que tous les moyens nécessaires vous soient alloués.
M. Nicolas Connin. Je vous rejoins totalement, monsieur le député, sur le fait qu’il faudrait retrouver des conditions optimales, où que l’on rende la justice. Dans la perspective de cette audition, nous avons sollicité des remontées de terrain dans tous les tribunaux administratifs d’outre-mer. J’en retiens trois exemples qui illustrent cette question. Tout d’abord, le tribunal administratif de Mayotte a vu sa toiture arrachée par le cyclone Chido. La toiture provisoire est toujours en place et la pluie occasionne des problèmes électriques. La construction d’un véritable tribunal doit absolument devenir une priorité.
La deuxième illustration concerne la Guyane : contrairement à la plupart des juridictions administratives, il n’y a toujours pas de wifi ; l’absence d’entrée différenciée et d’un véritable hall d’accueil amène les magistrats à croiser le flux des justiciables quand ils entrent dans le tribunal. Là encore, le projet de cité de justice mérite d’être priorisé.
La troisième illustration est un peu différente. En Polynésie française, il existe un mécanisme de remboursement partiel des loyers pour compenser leur cherté. Un collègue affecté en Polynésie française, qui loue un appartement F2 à 20 kilomètres de Papeete pour un loyer de 1 650 euros, nous a indiqué qu’il percevait 39,73 euros au titre de ce remboursement partiel – c’est d’une grande générosité ! Les plafonds de loyer n’ont pas été réévalués depuis très longtemps et mériteraient vraiment de l’être. Les conditions de travail optimales concernent aussi la vie privée et familiale : il faut permettre aux collègues nommés dans ces territoires, qui sont confrontés à un contexte particulier de cherté de la vie et notamment des billets d’avion, de conserver un lien avec la métropole. Il est indispensable de leur assurer à peu près les mêmes conditions de vie quotidienne qu’en métropole.
M. Davy Rimane, rapporteur. De nombreux concitoyens se plaignent, à tort ou à raison, d’une application du droit dans nos territoires qui serait différente, les magistrats ne connaissant pas le contexte local et appliquant le droit sans en tenir compte. De plus, selon certains, un regard colonial persisterait dans la gestion des litiges. De votre côté, avez-vous ce genre de retours ? Avez-vous connaissance d’éléments concrets qui permettraient de caractériser ce ressenti ?
M. Julien Henninger. Nous sommes un syndicat apolitique, ce qui signifie que nous n’avons pas de regard sur le droit applicable, qui relève du choix politique. Un magistrat est là pour appliquer la règle telle qu’elle existe. Nous avons notre mot à dire syndicalement quand le sujet porte sur les conditions d’exercice de la justice, l’accès à la justice, le droit à un recours. J’ai conscience que je ne réponds pas à votre question, mais je crois que c’est aussi notre rôle de magistrat administratif : nous ne portons pas de jugement de valeur sur la nécessité d’une différenciation de la règle dans les outre-mer. C’est une question de choix politique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ma question ne portait pas sur la définition du droit administratif mais sur son application dans le territoire. Certaines personnes – pas toutes – estiment que sa mise en œuvre est différenciée dans les territoires d’outre-mer. Cela vous semble-t-il normal ?
M. Julien Henninger. Le sentiment doit exister et il faut trouver des leviers pour qu’il n’existe pas. La justice administrative consiste essentiellement en un recours froid et objectif, le recours pour excès de pouvoir, qui est le recours en légalité. Or la légalité est elle-même assez binaire : c’est légal ou ça ne l’est pas.
Pour notre part, nous ne sommes pas certains qu’il y ait une véritable différence d’approche dans le constat de légalité. Si l’on estime que le droit de la construction et de la délivrance des permis de construire doit être différent, que la définition de la distance à la côte dans la loi « littoral » doit être différente en Bretagne, en Martinique et en Nouvelle-Calédonie, cela relève du choix politique, sur lequel nous n’avons pas de regard critique à porter. Une fois que la règle existe et qu’elle fixe cette distance à 100 mètres, nous appliquons la règle.
Mme Tiphaine Renvoise. De plus, il y a une harmonisation par les cours administratives d’appel, en l’occurrence celles de Bordeaux et de Paris. Cela se fait donc naturellement.
M. Julien Henninger. Pour en revenir à l’attractivité, nos revendications répondent à vos préoccupations. Étant très attachés à l’égalité, non seulement entre nos collègues, mais aussi entre les justiciables, nous regrettons que le manque de moyens ne permette pas d’assurer une égalité réelle. Celle-ci nécessite de créer des dispositifs spécifiques à l’outre-mer.
Toutefois, une bascule est intervenue chez nous en 2016, qui est sans doute révélatrice d’un mouvement existant dans l’ensemble de la fonction publique. Jusqu’à cette date, les primo-affectés à l’outre-mer étaient tous volontaires ; toutes les juridictions d’outre-mer fonctionnaient certes avec des primo-affectés – c’est normal : cela fait partie du jeu de la fonction publique – mais, pour le dire de façon prosaïque, ce n’étaient pas les derniers dans l’ordre des recrutements.
Aujourd’hui, sur les dix-neuf magistrats des trois juridictions de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane, treize sont des primo-affectés, soit plus des deux tiers. Certains sont volontaires mais pas tous. Cela ne veut pas dire que ces collègues travaillent moins bien et que la justice est moins bien rendue, mais que l’image de ces territoires est dégradée, donnant l’impression que les gens sont contraints d’y aller, y restent assez peu et cherchent à en repartir. Il est important de vous faire part de ce témoignage d’une réalité que nous déplorons mais qui existe depuis 2016.
M. Nicolas Connin. J’abonderai dans le sens de mon collègue. L’affectation de primo-affectés pose de nombreux soucis, d’abord pour les intéressés quand ce n’est pas choisi, mais également pour la stabilité des effectifs. En effet, un magistrat doit attendre deux ans avant de demander une mutation. Cela signifie que, depuis 2016, il y a un renouvellement important tous les deux ans. Cette année, le tribunal administratif de la Guyane a compté cinq nouveaux magistrats sur sept.
Ce n’est vraiment pas idéal car la stabilité des effectifs est nécessaire pour rendre la justice sereinement. L’affectation de primo-affectés n’est qu’une rustine, mais cela fait presque dix ans que l’on fonctionne ainsi. Il est donc urgent de trouver des solutions pour que ces postes soient pourvus par des personnes volontaires, en mutation, et que l’on ne fasse pas reposer le fonctionnement des tribunaux sur des primo-affectés. Pour le moment nous avons eu de la chance parce qu’il n’y a pas eu de drame, mais cela pourrait mal se passer. Nous ne sommes pas à l’abri que l’affectation contrainte et forcée d’un primo-affecté pousse celui-ci à renoncer au bénéfice du concours, ou bien qu’il se rende malgré tout sur place mais ne s’y adapte pas. Cela peut être source de risques psychosociaux.
M. le président Frantz Gumbs. Je précise, pour ceux qui suivent nos travaux, que les primo-affectés sont des personnes dont c’est la première affectation dans la carrière, à la sortie d’école.
Notre questionnement principal porte sur l’inégal accès au droit des citoyens des outre-mer. Ces territoires ont des particularités, notamment culturelles, avec un droit coutumier qui préexiste. Vous évoquiez votre préoccupation, parfaitement légitime, du respect de la règle telle qu’elle existe, telle que les députés l’ont votée, sans vous interroger sur sa légitimité. Or il peut arriver que la légitimité de certaines lois soit discutable.
Le président de la Conférence nationale des procureurs généraux, que nous avons entendu avant vous, nous a appris que tous les procureurs affectés dans les outre-mer bénéficiaient, à l’École nationale de la magistrature, d’une formation assez poussée durant laquelle interviennent des magistrats expérimentés ; cette formation ne porte pas seulement sur la connaissance sociale de ces territoires, mais aussi sur leur culture, leurs pratiques, leurs us et coutumes. Ne serait-il pas intéressant d’organiser la même chose pour vos juridictions ?
Mme Tiphaine Renvoise. Ce serait intéressant, mais force est de constater que cela n’existe pas. Le séjour exploratoire est réservé aux primo-affectés et il ne concerne pas les magistrats qui postulent au tour de mutation. Plus généralement, il y a un déficit de formation au moment de la prise de poste et tout au long du parcours du magistrat.
Il faut tout de même signaler que, en 2025, une formation commune sur le droit de l’urbanisme a été organisée, en présentiel, pour les tribunaux administratifs des Antilles et de Guyane. Cela va dans le bon sens.
M. Nicolas Connin. Le Conseil d’État a organisé par le passé un webinaire pour permettre aux magistrats ayant eu une expérience ultramarine de répondre aux questions des potentiels candidats à une mutation dans les outre-mer et de dresser un état des lieux de la situation sur place. Cela s’est fait un peu tard, peu avant la date limite de demande de mutation, et n’a eu lieu qu’une fois, mais cette initiative positive mériterait d’être reconduite.
M. le président Frantz Gumbs. J’ai l’impression que la justice administrative manque d’efficacité en raison d’un problème de ressources humaines qui tient lui-même au manque d’expérience des primo-affectés. Le nombre important de primo-affectés en outre-mer est une faiblesse pour le corps, même si chacun fait au maximum de ses possibilités. Cela pose la question de l’égalité d’accès aux droits : les personnes du ressort du tribunal de Bordeaux ou de Paris ont certainement plus de facilité à accéder aux services judiciaires que celles qui dépendent de Mana ou d’îles éloignées comme Saint-Barthélemy, où il n’y a pas de problème de moyens ni d’éducation, mais où il faut prendre deux avions, un taxi et réserver un hôtel pour se rendre au tribunal administratif.
M. Davy Rimane, rapporteur. Pensez-vous que le Conseil d’État ait pris conscience de cette réalité ? Qu’a-t-il fait pour y répondre et pour améliorer le fonctionnement en interne ? Cette amélioration aurait des retombées positives pour nos concitoyens qui ont soif de justice.
M. Nicolas Connin. Le Conseil d’État fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. C’est une chose pour les syndicats d’exprimer des revendications, c’en est une autre d’être gestionnaire ; la répartition des ressources est un exercice éminemment complexe, surtout quand les effectifs sont limités, voire gelés. J’ajoute que le Conseil d’État n’est pas le seul aux commandes et que les chefs de juridiction peuvent prendre des initiatives locales, à l’instar des dispositifs d’accès aux droits et des événements ponctuels destinés à mieux faire connaître la juridiction.
M. le président Frantz Gumbs. Si le législateur pouvait faire une ou plusieurs choses pour améliorer l’efficacité de la justice administrative dans les outre-mer, quelle serait-elle ?
M. Julien Henninger. Une seule chose : des moyens.
M. Nicolas Connin. Pareil.
Mme Tiphaine Renvoise. Il faut également veiller à conserver le même degré de qualité de la justice. Souvent, hélas, les réformes vont dans le mauvais sens : elles proposent la mise en place d’un juge unique alors qu’il faut préserver la collégialité autant que possible.
M. Nicolas Connin. Un chiffre est parlant : à l’heure actuelle, la justice administrative a enregistré autant de recours pour 2025 que pour toute l’année 2024.
Mme Tiphaine Renvoise. Je précise qu’il y a en métropole des tribunaux peu attractifs dans lesquels on trouve également un grand nombre de primo-affectés. Ce n’est pas une problématique spécifique aux outre-mer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Diriez-vous que la carrière de juge administratif est moins attractive ou moins reconnue que celle de juge judiciaire ?
M. Julien Henninger. Chacune a ses défauts et ses avantages. La justice administrative est moins exposée que la justice judiciaire, ce que l’on apprécie une fois qu’on a été exposé à certaines attaques, comme cela a été le cas récemment. Toutefois, le manque de moyens touche l’ensemble des juridictions. Sommes-nous plus ou moins malheureux que la justice judiciaire ? Il me semble que la justice judiciaire a fini par accepter un mode de fonctionnement dégradé auquel nous tentons difficilement de résister. Le recul de la collégialité fait reculer la qualité de la justice ; ce n’est pas une réponse de fond.
M. Davy Rimane, rapporteur. J’emploie le terme d’attractivité car nous parlions tout à l’heure d’une différence d’attractivité entre l’Hexagone et les territoires d’outre-mer ; je me demandais si l’on pouvait dresser un parallèle. Diriez-vous que la carrière de magistrat administratif est moins intéressante que celle de magistrat judiciaire au sein du système actuel ? Ou est-ce simplement un fonctionnement différent ?
M. Nicolas Connin. L’aridité du droit administratif en deuxième année d’université, même si elle n’est pas représentative du droit public en général, peut rebuter certains étudiants qui se dirigeront plus naturellement vers le droit privé. Nous constatons un léger recul du nombre d’étudiants qui se tournent vers le droit public en raison d’un coût d’entrée potentiellement plus élevé.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour ces échanges extrêmement riches. Chaque corps entendu apporte son regard et exprime dans des termes justes ses difficultés et celles auxquelles les Ultramarins sont confrontés pour accéder à la justice au même niveau que partout ailleurs. Je suis bien conscient que des disparités existent aussi sur le territoire hexagonal.
Nous n’hésiterons pas à vous solliciter à nouveau si nous avons d’autres questions.
La séance s’achève à dix-huit heures
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Présents. – M. Elie Califer, M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Michaël Taverne
Excusés. – M. Philippe Gosselin, Mme Nicole Sanquer, M. Jiovanny William