Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Sophie Lépinard, présidente de la commission Accès au droit du Conseil national des barreaux (CNB), M. Arnaud de Saint-Remy, ancien bâtonnier, responsable du groupe de travail Mineurs du CNB, Mme Yanick Louis-Hodebar, membre du CNB, M. Patrick Lingibé, ancien bâtonnier, membre du CNB, et de M. Laurent Payen, membre du bureau de la Conférence des bâtonniers 2
– Présences en réunion................................22
Jeudi
3 juillet 2025
Séance de 18 heures
Compte rendu n° 9
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix-huit heures dix.
M. le président Frantz Gumbs. Notre commission d’enquête, qui a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent dans ces territoires pour assurer l’égalité de tous nos concitoyens en la matière, a souhaité entendre rapidement les représentants des avocats, qui sont un maillon indispensable de la chaîne d’accès au droit et à la justice et qui sont en prise directe avec les réalités du terrain.
J’accueille donc Mme Anne-Sophie Lépinard, présidente de la commission Accès au droit du Conseil national des barreaux (CNB) ; M. Arnaud de Saint-Remy, ancien bâtonnier, responsable du groupe de travail mineurs du CNB ; M. Patrick Lingibé, membre du CNB, ancien bâtonnier et ancien vice-président de la Conférence des bâtonniers, qui exerce actuellement au barreau de Guyane ; Mme Yanick Louis-Hodebar, membre du CNB, rattachée au barreau de Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy ; et, en visioconférence, M. Laurent Payen, ancien bâtonnier du barreau de Saint-Denis de La Réunion et membre du bureau de la Conférence des bâtonniers.
Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Anne-Sophie Lépinard, M. Arnaud de Saint-Remy, M. Patrick Lingibé, Mme Yanick Louis-Hodebar et M. Laurent Payen prêtent successivement serment.)
Mme Yanick Louis-Hodebar. Je suis très heureuse d’être entendue par votre commission, car on ne parlera jamais assez des dysfonctionnements de la justice ultramarine. Plus on en parle, plus on en découvre. D’un commun accord, nous avons choisi d’aborder quatre thèmes dans nos propos liminaires : la situation générale ; la formation initiale et continue des avocats ; l’accès au droit, essentiel en démocratie ; et la justice des mineurs.
L’État doit garantir aux citoyens ultramarins une justice rigoureuse et respectueuse. La justice est un pilier de la démocratie, et les avocats sont garants de son bon fonctionnement. Or, et c’est frappant, il apparaît dans toutes les enquêtes sur le sujet que les ultramarins ont le sentiment qu’ils sont maltraités, que la justice fonctionne beaucoup mieux à Paris ou à Marseille qu’à Cayenne ou à Mamoudzou. Ces injustices sont-elles réelles ou exagérées par les ultramarins ? En tout état de cause, tout en ayant confiance dans l’État de droit, ils trouvent anormal que la justice ne soit pas rendue de la même manière en outre-mer et dans l’Hexagone.
Les injustices sont souvent expliquées par l’éloignement géographique et l’insularité de nos territoires, sources de nombreux déplacements pour les justiciables et leurs avocats. Mais ne retenir que ces facteurs géographiques pour expliquer les injustices revient à considérer que celles-ci seront éternelles : quoi que l’on fasse, on ne supprimera pas les océans ! Cette vision est donc erronée. Ce n’est pas tant l’éloignement qui crée des dysfonctionnements que l’absence d’infrastructures adaptées, notamment de tribunaux, et l’insuffisance du nombre d’avocats.
Ainsi, les cours d’appel sont parfois éloignées de milliers de kilomètres des juridictions de première instance. C’est la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion, par exemple, qui est saisie pour les décisions des juges d’instruction et des juges des libertés et de la détention de Mamoudzou. Le justiciable doit alors prendre l’avion avec son avocat. Jusqu’à la création d’une cour d’appel à Cayenne en 2011, les justiciables guyanais devaient quant à eux se rendre à Fort-de-France.
La situation est pire encore en matière de justice administrative : toutes les cours administratives d’appel se trouvent dans l’Hexagone – à Paris pour certains territoires, à Bordeaux pour la Guadeloupe et la Martinique. Cela induit des frais de déplacement pour les justiciables et leurs avocats. Alors que nos territoires sont frappés par une grande pauvreté, nous sommes obligés de prendre l’avion, ce qui se répercute dans nos honoraires. Il faudra un jour d’ailleurs que les collectivités territoriales et nos députés s’organisent avec l’État pour nous obtenir des tarifs préférentiels par rapport à ceux des gens qui viennent en vacances chez nous car, pour notre part, nous n’avons d’autre choix que de faire le voyage.
S’y ajoutent les fractures économiques et sociales que l’on connaît. Les barreaux et les avocats d’outre-mer sont doublement défavorisés sur le plan de l’aide juridictionnelle (AJ). D’une part, la population éligible à l’AJ étant plus importante en outre-mer, nous avons plus de bénéficiaires de cette aide dans notre clientèle que nos confrères de l’Hexagone. D’autre part, l’indemnisation y est la même qu’à Paris, en dépit de la cherté du coût de la vie. Puisque, rapporté à la population, le nombre d’avocats est moins élevé en outre-mer – le taux varie entre 1 avocat pour 10 000 habitants à Mayotte et 8,6 en Guadeloupe, contre 11 avocats pour 10 000 habitants dans l’Hexagone – la profession d’avocat dans ces territoires paie donc un plus lourd tribut pour assurer la mission d’assistance juridique des plus démunis.
L’accès au droit est un principe fondamental de la citoyenneté. Pourtant, les citoyens d’outre-mer peuvent avoir du mal à accéder à un juge et à un avocat, en raison de l’éloignement et de l’insularité de leurs territoires. Un délinquant arrêté et placé en garde à vue à Saint-Martin doit prendre l’avion pour être déféré devant un procureur à Basse-Terre ou à Pointe-à-Pitre. Il sera aussi jugé à Basse-Terre ou à Pointe-à-Pitre. Et s’il va en prison, sa famille ne pourra pas lui rendre visite, ce qui concourt à l’isolement et à la récidive. Il en va de même pour les habitants d’autres îles telles que Marie-Galante ou La Désirade.
Nous voyons d’un bon œil le développement des modes alternatifs de règlement des différends (Mard), même s’ils ne doivent pas être un moyen de pallier le manque de juges. Tout le monde reconnaîtra que la conciliation est dans notre ADN : elle se manifeste dans le droit coutumier, dans l’importance de l’oralité, dans ce réflexe que nous avons de tenter de régler le différend à l’amiable avant d’aller voir le juge et l’avocat. C’est très bien que l’institution judiciaire s’empare des Mard. Nous avons pu constater que 94 % des justiciables ultramarins y avaient recours, contre seulement 86 % des justiciables hexagonaux.
Je voudrais terminer avec la délinquance galopante qui affecte nos territoires. Si Marseille ou n’importe quelle ville de l’Hexagone affichait des chiffres semblables aux nôtres en la matière, on aurait déjà envoyé l’armée. On en est, en juin, à vingt-cinq homicides pour la Guadeloupe. Rien n’est fait pour y remédier. Certains de nos quartiers sont sous la coupe de gangs vénézuéliens et colombiens, encouragés par l’absence de réaction de l’État. Pour lutter contre ces gangs et faire en sorte que notre jeunesse ne périsse pas, il faut une justice de qualité, avec des délais raisonnables et des lieux de privation de liberté dignes d’une démocratie. Quand on va dans une prison en Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane, où les détenus vivent à six dans des cellules prévues pour deux, on peine à penser qu’on est en France.
Des dysfonctionnements, il en existe partout sur le territoire national mais en outre-mer, nous sommes dans une cocotte-minute : le moindre grain de sable dans la machine peut entraîner une révolution. Cela pourrait être le cas en Martinique où la rénovation de la salle de cour d’assises, et le rehaussement physique des magistrats du parquet par rapport aux avocats de la défense, a conduit à une levée de boucliers des avocats. Si l’on tentait de passer en force sur ce point, croyez-moi, tout le monde entendrait parler de la Martinique.
M. Laurent Payen. Les propos de Me Louis-Hodebar illustrent bien la difficulté à se comprendre et à échanger qu’éprouvent souvent les justiciables et les représentants de l’institution dans nos territoires, qui sont en outre très disparates. Nous vous remercions sincèrement de nous auditionner, mais vos travaux ne seront pas aisés, tant les situations diffèrent sur les plans géographique, culturel et des us et coutumes. Il est difficile de généraliser sans en arriver à un inventaire à la Prévert des problèmes que peuvent rencontrer les professionnels du droit dans leur pratique habituelle.
Nous venons de différents horizons : la Guyane est représentée par le bâtonnier Lingibé, la Guadeloupe et la Martinique par Mme Louis-Hodebar, et La Réunion par moi-même. En termes de fonctionnement, on pourrait dire que La Réunion se rapproche plus de l’Hexagone que les autres territoires ultramarins, mais nous avons aussi des difficultés spécifiques qui ne sont ni résolues ni prises en compte.
Les difficultés d’accès aux juridictions d’appel sont un problème majeur. C’est le cas en matière administrative, où nous sommes bien en peine d’aller plaider les affaires qui nous sont confiées, particulièrement quand notre client est bénéficiaire de l’AJ. C’est aussi le cas en matière pénale : nos clients peuvent être jugés en appel à Paris par exemple, mais nous ne bénéficions d’aucune aide pour les accompagner. Nous nous entendrons dire que si nous ne pouvons pas faire le déplacement avec la maigre allocation qui nous est attribuée au titre de l’AJ, il faudra se laisser remplacer par un autre avocat qui ira plaider à notre place. C’est totalement anormal. Les confrères de Paris ou d’ailleurs sont certainement excellents, mais nous avons une proximité avec nos clients, des connaissances linguistiques et culturelles qui facilitent les échanges et aident à faire comprendre le fonctionnement de la justice et le parcours du dossier ; bref il y a toutes sortes de spécificités qui ne seraient pas prises en compte. Enfin, les juridictions sont éloignées de nous dans certaines matières particulières, comme la propriété intellectuelle. Ainsi, quand les droits d’artistes locaux sont bafoués, il faut se déplacer à Paris. Or ce sont souvent de « petits » artistes qui n’en ont pas les moyens, même s’ils ne sont pas forcément éligibles à l’AJ.
Si les sous-effectifs de magistrats ne sont pas une spécialité ultramarine, nos juridictions présentent des spécificités qui aggravent le problème. En Guyane ou à Mayotte, on envoie des « brigades » de magistrats qui auront à affronter des situations complexes alors qu’ils sont souvent jeunes et présents pour des périodes courtes : une fois franchies les difficultés d’adaptation liées à la barrière de la langue et autres, ils repartent. Ce n’est pas dans l’intérêt d’une bonne justice, d’une justice qui comprend et juge les gens en connaissance de cause. Quant aux délais de jugement, qui étaient raisonnables lors de mon arrivée il y a vingt-cinq ans à La Réunion, ils ont tendance à s’aggraver sous l’effet du sous-effectif et du défaut de remplacement des magistrats. Il faut en particulier attendre plusieurs mois pour avoir accès à un juge aux affaires familiales, ce qui peut avoir de lourdes conséquences car les situations non réglées dégénèrent en tensions, ou même en violences parfois très graves. Les chefs de juridiction font ce qu’ils peuvent avec les moyens dont ils disposent, mais le nombre des juges placés, qui peuvent intervenir en renfort, est limité.
Les dysfonctionnements sont donc aggravés dans les territoires d’outre-mer, et parfois spécifiques. À Mayotte, après les graves intempéries qu’ils ont subies, les citoyens – à commencer par les avocats – ont l’impression que la justice est délaissée. L’archipel compte une trentaine d’avocats, auxquels on demande de pourvoir à des missions de plus en plus nombreuses – les audiences en comparution immédiate se sont multipliées, et il faut systématiquement assister les mineurs qui se retrouvent en garde à vue. C’est quasiment impossible à gérer.
À ma connaissance, il n’y a jamais eu aucune aide à l’installation de confrères, aucun dispositif fiscal ou autre, à part des initiatives de la profession elle-même. Le manque d’avocats est considérable à Mayotte, mais il se fait sentir aussi en Guadeloupe, notamment dans les îles à l’écart du chef-lieu de département. Les avocats sont peu aidés. Il leur arrive, alors qu’ils sont rétribués de façon très modeste, de régler eux-mêmes leurs frais de déplacement et d’hébergement. C’est une profession qui met souvent la main à la poche. Les ultramarins font face à ces difficultés avec un courage et une abnégation dont ils ne sont pas toujours crédités. Nos confrères du Pacifique, qui ne sont pas représentés aujourd’hui, rencontrent aussi des difficultés particulières liées aux événements qui se sont déroulés au cours des derniers mois. Certains s’adaptent, d’autres fuient. En tout cas, on ne voit pas beaucoup d’aide permettant d’affronter des événements qui aggravent encore les dysfonctionnements habituels.
Depuis mon île de l’océan Indien, je ne sais pas forcément tout ce qui se passe dans les autres territoires ultramarins. Bien qu’à des milliers de kilomètres les uns et des autres, nous essayons de nous parler et d’être solidaires, mais nous avons aussi besoin de l’aide du législateur. C’est pourquoi nous avons répondu avec plaisir à votre souhait de nous entendre aujourd’hui.
M. Patrick Lingibé. Avant tout, je tenais à préciser que je ne représente pas ici la Guyane : je me suis positionné depuis longtemps en tant que défenseur de l’ensemble de l’outre-mer, que je connais bien. De même, mon amie Yanick Louis-Hodebar ne représente pas la Guadeloupe. Nous sommes deux élus du CNB qui portent la voix de l’outre-mer. Même si, par essence, je connais très bien mon territoire, je ne vous parlerai donc pas de la Guyane car j’ai suffisamment écrit sur l’ensemble de l’outre-mer pour vous parler de la situation générale.
Je commencerai par dresser un état des lieux de l’outre-mer. La justice n’est qu’une image des sociétés. Elle cristallise le mal-être de la société à l’intérieur du territoire où elle s’exerce, et elle en est un indicateur. Pour comprendre le dysfonctionnement de la justice, il faut donc nécessairement prendre en compte l’environnement et se demander de quel outre-mer on parle. Je ne passerai pas en revue chacun des onze territoires : ils ne vivent pas au même tempo, ne sont pas situés dans le même fuseau horaire et ne présentent pas la même sociologie. Mais ils partagent des problématiques communes.
J’évoquerai ensuite un volet qui me concerne davantage, en ma qualité de membre de la commission Formation : celui de la formation des avocats, des écoles d’avocats et du devenir des élèves ultramarins qui se destinent à la profession d’avocat ou même à des carrières judiciaires. Je vous dirai également ce que je pense de la manière de rapprocher la justice, institution partagée, des populations ultramarines.
Selon plusieurs indicateurs, donc, l’outre-mer se trouve – et ce n’est pas récent – dans une situation catastrophique.
Le premier de ces indicateurs est celui de la pauvreté. Les cinq départements et régions d’outre-mer (Drom) regroupent 24 % des personnes en grande pauvreté en France, alors qu’ils ne représentent que 3 % de la population nationale. En 2021, le taux de pauvreté était de 14,5 % dans l’Hexagone, mais de 36,1 % à La Réunion, de 26,8 % à la Martinique, de 34,5 % à la Guadeloupe, de 52,9 % en Guyane et de 77,3 % à Mayotte. La grande pauvreté est cinq à quinze fois plus fréquente et plus intense dans les Drom que dans l’Hexagone.
La caractéristique majeure de la grande pauvreté outre-mer, par rapport à des situations moins aiguës, est la fréquence de la privation, y compris pour les besoins fondamentaux que sont la nourriture ou l’habillement. Toutefois, compte tenu du sentiment de dignité que cultivent nos populations, la pauvreté est cachée. Les gens ne disent pas qu’ils sont pauvres, mais la réalité des chiffres et de notre quotidien ultramarin est bien une inadmissible indignité. Quatre à cinq personnes sur dix ne peuvent faire un repas contenant des protéines tous les deux jours et on estime à 900 000 le nombre des personnes vivant sous le seuil de la pauvreté, soit 32 % de la population ultramarine globale.
Un autre indicateur est celui de la cherté de la vie, avec des écarts de prix insultants entre l’outre-mer et l’Hexagone. Ainsi, selon un rapport, une bouteille d’un litre d’huile de tournesol coûte 1,99 euro dans l’Hexagone, mais 3,45 euros en Martinique. Quant au PIB par habitant, il était en 2022 de 38 775 euros dans l’Hexagone mais de 23 200 euros en Guadeloupe, 25 903 euros en Martinique, 15 656 euros en Guyane, 11 579 euros à Mayotte et 24 663 euros à La Réunion.
En matière de mortalité infantile, les chiffres sont saisissants : alors que le taux est de 3,7 ‰ dans l’Hexagone, il est de 8,1 ‰ en Guadeloupe, de 7,2 ‰ en Martinique, de 8,2 ‰ en Guyane, de 8,9 ‰ à Mayotte et de 6,7 ‰ à La Réunion. Le décrochage scolaire est deux fois plus important que dans l’Hexagone, et l’illettrisme trois fois.
Si je vous donne ces chiffres, c’est à cause de deux textes, que je n’ai pas inventés. Le premier est l’article 72-3 de la Constitution, premier alinéa, résultant de la réforme majeure de 2003 : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité. » Ce principe cardinal n’ayant pas été atteint, un autre texte, la loi de programmation dite loi « Lurel », dispose au premier alinéa de son article 1er que « La République reconnaît aux populations des outre-mer le droit à l’égalité réelle au sein du peuple français. »
Pour parler sans langue de bois, dans cet océan de pauvreté et d’indignité, le droit est assurément un luxe. La priorité des ultramarins est de bien vivre, de trouver à manger, de se loger. En outre-mer, il y a des problèmes d’eau potable, d’électricité : les besoins primaires ne sont pas satisfaits. Dès lors, toutes nos dissertations sur l’accès au droit sont belles et bonnes, mais avant cela, nos compatriotes ultramarins ont bien d’autres préoccupations. Et ils ont la sensation d’être délaissés, ou, pour reprendre les propos de Mme Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux, que la République a abandonné les territoires d’outre-mer.
Cela durera tant que nous n’aurons pas réglé ce problème sociétal de fond, cette crise de citoyenneté. Un citoyen doit bien vivre et doit avoir accès aux mêmes choses que son compatriote hexagonal. Or ce n’est pas le cas : il y a une rupture. Ce problème de fond devra préoccuper votre commission d’enquête, dont je me réjouis qu’elle existe car elle mettra des mots sur les maux dont différents rapports ont fait état sans jamais susciter de réponse déterminée. Les constats que j’ai évoqués concernent les Drom, mais on retrouve les mêmes problèmes, encore aggravés, pour ce qui est des collectivités d’outre-mer.
J’en viens à la formation des avocats. On ne peut accéder à cette profession réglementée qu’après obtention d’un certificat d’aptitude à la profession d’avocat, le Capa, délivré par un centre régional de formation professionnelle des avocats, le CRFPA. La France compte seize de ces centres, dont onze dans l’Hexagone et cinq dans les outre-mer et la Corse. Les onze écoles hexagonales dispensent une formation continue et une formation initiale, les cinq autres n’assurant qu’une formation continue.
La formation initiale est destinée à préparer l’élève avocat à l’obtention du Capa. La formation continue est une obligation, chaque avocat devant suivre vingt heures de formation par an pour actualiser ses connaissances – vous savez en effet mieux que moi que le droit bouge beaucoup, sous l’influence notamment de l’Union européenne. Les règles du droit communautaire ne s’appliquent pas dans les collectivités d’outre-mer, à l’exception de Saint-Martin, mais, au nom du principe d’identité législative posé par l’article 73 de la Constitution, elles s’appliquent dans les départements et régions d’outre-mer.
Le fait que les écoles d’avocats d’outre-mer ne dispensent pas de formation initiale s’explique par un manque d’effectifs et de moyens financiers. En effet, alors que les effectifs tanguent déjà dans les écoles hexagonales, le nombre d’élèves avocats pour l’ensemble des outre-mer est inférieur à trente ou quarante. En pratique, les concours d’entrée aux CRFPA sont organisés par les écoles d’avocats, y compris en Martinique et en Guadeloupe, ainsi qu’en Guyane, qui vient d’être dotée d’un institut d’études judiciaires. Les étudiants qui réussissent le concours doivent s’inscrire dans l’une des onze écoles hexagonales, pour un parcours de formation d’une durée de dix-huit mois découpé en trois périodes de six mois. La première est consacrée aux enseignements dispensés par le centre, partiellement en distanciel, la deuxième au projet pédagogique individuel conçu par l’élève, qui comprend un stage hors d’un cabinet d’avocats, par exemple en juridiction, et la troisième à un stage auprès d’un avocat. L’objectif est de diversifier l’expérience de l’élève avocat par des mises en situation.
Depuis 2025, les élèves peuvent bénéficier d’une alternance pour le stage de six mois en cabinet et la période de six mois d’enseignement. C’est pour sécuriser le statut de l’élève avocat que le CNB a mis en place ce contrat d’apprentissage, pour une période donc de douze mois sur dix-huit. Cette alternance devrait s’appliquer à compter du 1er janvier 2027, le temps que les écoles s’y préparent et que des modalités propres à l’outre-mer soient adoptées. Nous sommes en effet toujours les derniers servis et on ignore nos réalités – le fait qu’en outre-mer, l’égalité des chances est un vœu pieux. Les six à huit premiers mois de la formation seront consacrés au projet pédagogique individuel de l’élève avocat et, du 30 septembre de l’année n au 31 août de l’année n+1, celui-ci sera apprenti en cabinet d’avocat, en alternance avec les enseignements délivrés par le CRFPA, selon un rythme défini par ce dernier en concertation avec les cabinets de son ressort. Au sein de la commission formation, j’ai sensibilisé les présidents et directeurs des onze écoles hexagonales à la présence d’élèves avocats ultramarins en les invitant à prendre en compte cette réalité, notamment dans l’exercice du stage.
Les élèves avocats ultramarins doivent donc, comme je l’ai dit, suivre leur formation de dix-huit mois dans l’Hexagone : s’ils ne partent pas, ils n’accéderont jamais à la profession d’avocat. Si le Conseil national des barreaux a choisi de généraliser la voie de l’alternance, c’est parce que le contrat d’apprentissage garantira un meilleur accompagnement financier des élèves avocats, qui souffrent aujourd’hui. Mais le problème spécifique des élèves avocats ultramarins est encore en cours de règlement. Dans le cadre de ce contrat en effet, ils devront accomplir quatre à cinq déplacements.
L’objectif que j’ai défendu au sein de la commission Formation, et que partage le Conseil national des barreaux, se fonde sur l’idée que, face aux problèmes d’accès au droit, d’identification, de conceptualisation du droit que nous rencontrons outre-mer, il n’y a pas de meilleurs ambassadeurs que les personnes natives de ces territoires, pour la raison très simple qu’ils en parlent la langue. De fait, et même si ce n’est pas le sujet de notre débat, je rappelle que, contrairement à ce que l’on pense, le français n’est pas la langue partagée en outre-mer, pour des raisons historiques et géographiques. Or qui maîtrise mieux les langues vernaculaires parlées en outre-mer que les gens qui y sont nés ? Pour ma part, aux Antilles ou en Guyane, je parle et j’écris en créole.
Pour mettre au point une solution, j’ai rencontré L’Agence de l’outre-mer pour la mobilité et le cabinet du ministre des outre-mer – même si, je le dis sans détour, ce ministère ne pèse pas grand-chose dans le concert gouvernemental. Il s’agit d’intégrer les élèves avocats dans le dispositif d’accompagnement. Le cabinet du ministre m’a fait part de son approbation et, à sa demande, je lui ai adressé une note – que je pourrai d’ailleurs vous transmettre car elle n’est pas confidentielle – sur les modifications réglementaires qui pourraient être envisagées en ce sens. Je pense que cela vous intéressera : je propose d’ajouter un 5° à l’article D. 1803-9 du code des transports, afin d’inscrire parmi les bénéficiaires de l’aide les élèves inscrits dans un centre régional de formation professionnelle d’avocats.
L’objectif de ce dispositif est d’amener les élèves avocats, qui accompliront leur formation dans l’Hexagone, à conserver un cordon ombilical qui leur permette de faire leurs stages chez eux, puis de revenir ensuite s’installer et enrichir le débat intellectuel de chaque territoire. On sait très bien en effet que, lorsqu’un territoire est pauvre en intellectuels, ça tourne mal. Ce n’est pas Paris qui va comprendre nos réalités si nous n’en parlons pas. Les meilleurs spécialistes de nos réalités, c’est nous-mêmes.
Ceci est un point très important. J’ai dit au cabinet du ministre des outre-mer que j’étais beaucoup plus ambitieux et que je souhaitais, au-delà du cas des élèves avocats, un dispositif de soutien permettant qu’il y ait aussi davantage de magistrats ultramarins. Car outre-mer, c’est une réalité sociologique que les gens qui sont jugés ne ressemblent pas à ceux qui les jugent. Or il est démontré en psychologie sociale que lorsque vous parlez à quelqu’un qui ne comprend pas vos réalités, vous risquez, à un moment donné, de penser qu’on vous prend pour un crétin. Je suis allé à la pêche aux informations pour savoir combien il y avait de magistrats ultramarins dans la magistrature. Augmenter leur nombre, de même que celui des greffiers et autres membres des professions judiciaires marqués par le caractère ultramarin, contribuerait à redonner confiance dans l’institution judiciaire.
Celle-ci, outre-mer, est en crise. Un rapport réalisé par Odoxa en 2021 à la demande du Conseil national des barreaux démontrait un manque de confiance manifeste, qui allait jusqu’à la méfiance, voire à la défiance. Or, dans nos collectivités, quand ça ne tourne pas, on règle les affaires autrement. Ainsi, en tant que bâtonnier à Cayenne, j’ai lancé en 2009 une grève où j’ai tout bloqué. Cayenne était alors gérée par la cour d’appel de Fort-de-France, de telle sorte qu’à l’époque, le justiciable, pour avoir un formulaire Kbis, devait porter son papier à Fort-de-France ! J’ai donc pris mes responsabilités de bâtonnier : pendant un mois et demi, tout a été bloqué – pas d’audiences, pas d’assises. C’est comme cela que nous avons attiré l’attention, et que Mme Alliot-Marie a fini par dire « Monsieur le bâtonnier, bravo pour votre grève. » J’ai répondu que j’étais un républicain et que je croyais à la République.
Car ce n’est pas pour rien que je me suis référé aux deux articles que j’ai cités. Je veux que l’égalité soit consacrée et concrète dans chacun des territoires d’outre-mer, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Si je n’avais pas fait cette grève, la Guyane dépendrait toujours de la cour d’appel de Fort-de-France. Il est évident que, chaque fois, pour obtenir quelque chose, il faut des combats sociétaux et des rapports de force.
Le défi est donc majeur. Si l’on veut rétablir le lien de confiance, ce cordon ombilical de la République, entre l’outre-mer pluriel et l’Hexagone, il y a beaucoup à faire.
Mme Anne-Sophie Lépinard. En ma qualité de présidente de la commission Accès au droit et à la justice, j’entends souligner quelques problématiques relatives à l’aide juridique, c’est-à-dire à l’aide juridictionnelle, à l’aide à l’intervention de l’avocat et à l’accès au droit. L’accès à une justice adaptée aux besoins des justiciables ultramarins passe nécessairement par des améliorations en matière d’aide juridique, afin que les justiciables ultramarins puissent avoir accès, d’une manière adaptée, à toutes les informations et tous les conseils juridiques, et être assistés de façon effective par un avocat.
Je développerai quatre thèmes. Le premier est celui de l’aide juridictionnelle et de son insuffisance. Le deuxième concernera les conventions locales relatives à l’aide juridique (Claj) qui, bien que positives, ne suffisent pas. Le troisième volet portera sur l’aide juridictionnelle garantie et le dernier sur l’accès au droit.
Le Conseil national des barreaux rappelle depuis de nombreuses années l’insuffisance du montant de l’indemnisation des avocats au titre de l’aide juridictionnelle sur tout le territoire, s’agissant tant du montant de l’unité de valeur que de la répartition de ces unités de valeur selon les différentes missions – c’est toute la question du barème prévu par le décret du 28 décembre 2020. Ce constat de départ doit être mis en perspective avec ce qui a été rappelé tout à l’heure à propos des spécificités des territoires ultramarins.
Il doit aussi être complété par le fait que certaines missions ne sont pas encore couvertes par le barème d’aide juridictionnelle, comme l’assistance aux victimes lors du dépôt de plainte, et cela en dépit du taux de pauvreté que connaissent ces territoires. On voit bien l’impact qu’a cette situation sur les droits de la défense, sur la capacité à mobiliser ses droits et à les faire valoir dans une procédure ainsi que sur la possibilité d’obtenir gain de cause à terme puisque, dans une procédure pénale, la première audition est fondamentale. Et c’est juste un exemple parmi d’autres.
Un autre aspect, et qui revêt un caractère d’urgence pour les territoires ultramarins, est le fait que les frais de déplacement ne soient pas pris en compte au titre de l’aide juridictionnelle. C’est le cas évidemment dans tout le territoire national mais, en raison des spécificités ultramarines, des réalités géographiques, des conditions d’accès à certains lieux de justice ou de garde à vue, il est particulièrement urgent que ces frais soient pris en charge pour les missions assurées au titre de l’aide juridictionnelle dans ces territoires.
Cela implique deux réflexions, qui figurent dans les rapports que nous avons adoptés en 2023 et le 10 mars 2024, que nous vous adresserons bien volontiers si cela n’a pas encore été fait. La première a trait aux textes relatifs à la Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. S’il existe aujourd’hui un mécanisme de prise en charge des frais de déplacement en Nouvelle-Calédonie, les textes ne permettent pas, en revanche, que ce soit le cas à Wallis-et-Futuna. C’est particulièrement regrettable compte tenu de la réalité de ce territoire, puisqu’un tribunal judiciaire est situé à Wallis-et-Futuna et qu’il ne correspond ni aux déplacements aux audiences foraines, ni aux déplacements aux audiences des sections détachées, déjà prévus dans les textes relatifs à la Nouvelle-Calédonie.
Nous appelons donc en urgence à des modifications de l’ordonnance de 1992 et du décret de 1993 pour ce qui concerne Wallis-et-Futuna.
S’agissant des territoires relevant des textes habituels en matière d’aide juridictionnelle, à savoir la loi de 1991 et le décret de 2020, les mécanismes en vigueur ne prévoient la couverture des frais de déplacement que pour la Polynésie. Or la réalité des autres territoires exige que les frais de déplacement puissent être couverts pour eux aussi. Là encore, le rapport préconise une évolution dans la rédaction des textes.
J’en viens aux conventions locales relatives à l’aide juridique, créées en 2020 pour tout le territoire et appréhendées progressivement par les barreaux. Ces dispositifs permettent aux juridictions et aux barreaux de déterminer ensemble les modalités d’organisation de leurs permanences pour certaines missions, dans un objectif d’amélioration de la qualité de l’assistance aux personnes bénéficiaires de l’aide juridictionnelle. Ce dispositif a permis d’homogénéiser les différents supports contractuels et de rendre plus transparents les critères d’appréciation du ministère de la justice, ainsi que de mettre en relation plus finement les juridictions et les barreaux autour de la qualité de la défense des justiciables, et donc de créer de précieux ponts de communication.
Aujourd’hui, chacun des principaux territoires ultramarins a pu souscrire ce dispositif. Le barreau de la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy a ainsi conclu une Claj avec le tribunal judiciaire (TJ) de Pointe-à-Pitre et une autre avec le TJ de Basse-Terre. Le barreau de Guyane dispose également d’une Claj avec son TJ, ainsi que ceux de la Martinique et de Mayotte, et, plus récemment, de la Nouvelle-Calédonie. C’est également le cas de la Polynésie et de La Réunion, qui a une Claj avec le TJ de Saint-Denis de La Réunion et une autre avec celui de Saint-Pierre de La Réunion.
La dernière Claj conclue, grâce au décret du 28 décembre 2023, a permis à la Nouvelle-Calédonie de rejoindre le dispositif auquel elle n’avait précédemment pas accès. En revanche, et malgré les demandes de la profession, le territoire de Wallis-et-Futuna a été laissé de côté. Le fait qu’il ne soit couvert par aucune Claj est un sujet de vive interrogation, a fortiori si l’on fait le parallèle avec la question des frais de déplacement que j’évoquais tout à l’heure. Il y a là des freins à la possibilité d’être effectivement assisté d’un avocat pour les personnes relevant du dispositif d’aide juridictionnelle ou d’aide à l’intervention de l’avocat.
Troisième point, l’aide juridictionnelle garantie est un mécanisme qui dispense le justiciable de déposer une demande d’aide juridictionnelle et assure à l’avocat qu’il sera indemnisé pour sa mission, à charge pour lui de déposer son formulaire de commission d’office, qui équivaut alors à la demande d’aide juridictionnelle, et à charge pour l’État de recouvrer ultérieurement le montant de l’indemnisation versée à l’avocat si la personne concernée ne relève pas de l’aide juridictionnelle. Ce recouvrement entrera en vigueur au 1er janvier 2026.
Toutefois, le dispositif d’aide juridictionnelle garantie est appliqué de façon inégale dans les territoires. Ainsi, il n’existe pas en Nouvelle-Calédonie ni à Wallis-et-Futuna, malgré son intérêt pour le justiciable.
Je terminerai par l’accès au droit.
Cette notion recouvre plusieurs réalités. Dans son acception habituelle, il s’agit tout d’abord d’accéder à l’information et d’être orienté, par exemple en s’adressant à un conseil départemental de l’accès au droit, puis de pouvoir demander à un avocat une véritable consultation juridique. Mais il peut aussi s’agir de l’accès aux droits, comme l’a rappelé Patrick Lingibé.
Il faut avoir toutes ces acceptions à l’esprit lorsque l’on aborde le sujet des territoires ultramarins et que l’on cherche à répondre aux besoins des justiciables. On sait que l’accès au droit et les budgets qui lui sont consacrés sont insuffisants partout, mais la réalité est encore plus aiguë dans les territoires ultramarins en raison de l’éloignement.
La politique du ministère de la justice est que tout justiciable dispose d’un point-justice à trente minutes de son domicile. On est très loin du compte dans les territoires ultramarins. Cet objectif n’y est d’ailleurs peut-être pas atteignable et il faut penser les choses autrement. En tout état de cause, il faut absolument remettre l’avocat au centre du dispositif, en facilitant son intervention et ses déplacements pour garantir l’accès au droit, dans des points-justice ou dans tout autre lieu.
Dans les territoires d’outre-mer, les dispositifs tiennent grâce à la bonne volonté des acteurs de terrain, et en particulier des avocats. Ces derniers assument bien des choses dans l’intérêt du justiciable, et ce quel qu’en soit le coût pour eux. Ainsi, même lorsque les frais de déplacement ne sont pas pris en charge, les avocats vont privilégier l’intérêt du justiciable et assurer des permanences. Cela n’est pas satisfaisant, compte tenu de leur situation financière mais aussi du besoin sans cesse plus important d’accès au droit. Le nombre des bénéficiaires de l’aide juridictionnelle augmente constamment dans ces territoires et il est fondamental d’apporter une réponse à ces besoins.
M. Arnaud de Saint-Remy. Merci de me donner la parole en tant que représentant très modeste de la cause des enfants.
Ce n’est pas parce que l’outre-mer est loin des yeux du pouvoir régalien central qu’il doit être loin du cœur de nos gouvernants.
1924 : la Déclaration de Genève sur les droits de l’enfant.
1959 : la Déclaration des droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU.
1989 : la Convention internationale des droits de l’enfant, qui pose des principes fondamentaux dont certains seront ensuite reconnus comme étant des principes fondamentaux des lois de la République. Le Conseil constitutionnel l’a encore rappelé récemment à l’occasion d’une proposition de loi sur la justice pénale des mineurs – qui se trompait, car les solutions doivent être adaptées à la situation des mineurs.
L’esprit de la Déclaration de 1924 consiste à dire que l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection et de soins spéciaux, et notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance.
Je remercie la représentation nationale de s’intéresser à la cause des enfants spécifiquement dans les territoires d’outre-mer. Même si les réalités géographiques de ces derniers sont extrêmement variées, ils sont français. C’est la France, et il ne doit pas y avoir de discrimination entre des enfants nés à Rouen, à Strasbourg ou à Mamoudzou. C’est pourquoi il ne s’agit pas selon moi d’adapter la justice, car elle doit être la même pour tous.
Or de nombreux rapports mettent en évidence des inégalités très marquées entre les outre-mer et l’Hexagone – je pense notamment à ceux de l’Unicef ou du Défenseur des droits, dont celui sur les défis du droit à l’éducation en Guyane, publié en 2021, ou encore aux observations formulées à l’occasion de l’examen de la France par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU en juin 2023. Pauvreté, insalubrité des logements, difficultés d’accès aux soins et à l’école : ces fragilités sont insupportables pour des enfants, qui sont particulièrement vulnérables.
La population des territoires d’outre-mer est jeune. Sur 2,7 millions d’habitants, on compte 1,2 million de jeunes de moins de 25 ans. Ces derniers représentent 48 % de la population en Guyane et 60 % à Mayotte. Telle est la réalité démographique. Or on a le sentiment que les droits fondamentaux des enfants sont oubliés. On a parlé de pauvreté, mais il faut également évoquer la santé, et en particulier la santé mentale des jeunes. C’est un sujet de préoccupation dans l’Hexagone, comme en témoigne le drame récent survenu aux abords d’une école, mais il prend une coloration très particulière dans les outre-mer. On estime à 36,9 % le nombre de ceux qui sont affectés par des troubles psychiques en Guyane. Le taux de suicide y est huit fois supérieur à la moyenne métropolitaine. Telles sont les réalités de l’outre-mer.
Quant au droit à l’éducation, les infrastructures sont insuffisantes et le nombre d’enfants qui ne sont pas scolarisés croît. Ils sont entre 5 379 et 9 575 à Mayotte, entre 5 900 et 10 000 en Guyane – les estimations sont rendues difficiles par la mauvaise remontée des données. Je vous renvoie sur ce point aux travaux très intéressants de vos collègues Laure Miller et Isabelle Santiago, qui ont publié en avril 2025 un rapport passionnant au nom de la commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance, lequel comprend plus de quatre-vingt-dix recommandations ainsi qu’une partie consacrée aux outre-mer.
À la suite des travaux réalisés en 2023 par la délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale sur la lutte contre les violences faites aux mineurs en outre-mer, ce rapport rappelle notamment que « la grande précarité économique, la crise du logement entraînant promiscuité et suroccupation, les problèmes de santé publique (en particulier l’addiction) et les taux de pauvreté très élevés, sont les principaux facteurs pouvant expliquer la prévalence des violences intrafamiliales en outre-mer. » En 2022, le taux de violences intrafamiliales dans les collectivités et territoires d’outre-mer était de 6,5 pour 1 000 habitants, et de 4 dans les départements et régions d’outre-mer. Il était de 7,1 en Nouvelle-Calédonie et de 6,3 en Polynésie française – contre 2,7 dans l’Hexagone. Telles sont les réalités de l’outre-mer.
Ainsi, 37 % des jeunes Mahorais sont victimes d’agressions sexuelles. Trente-sept pour cent ! En Guadeloupe, Nadia Negrit, présidente de la commission enfance, famille et jeunesse du conseil départemental, avait déclaré devant la commission d’enquête précitée que l’ensemble des dysfonctionnements liés à la pauvreté et au nombre important de familles monoparentales ont pour conséquence des vulnérabilités accrues. Ces dernières entraînent aussi des problèmes d’ordre pénal.
Je le répéterai toujours : un enfant délinquant est avant tout un enfant en danger. Regarder la délinquance et la criminalité des mineurs à travers le seul prisme de la répression, c’est écarter complètement les causes de la délinquance, dont une éducation en berne. Savez-vous que 51,8 % des jeunes Guyanais et 55,7 % des jeunes Mahorais ont des difficultés de lecture ? Comment voulez-vous comprendre ce qu’est vivre en société si vous ne savez pas lire ? Et l’on vous dira que ces jeunes délinquants doivent être enfermés...
Un passionnant séminaire de recherche de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse vient de s’achever, consacré à la justice des mineurs en outre-mer. Il a conclu à la nécessité de renforcer l’attractivité et la stabilité des professionnels, avec un meilleur soutien logistique et financier, et peut-être de réexaminer les régimes dérogatoires pour se conformer à la Convention internationale des droits de l’enfant. Il faudra également prévoir des mesures spécifiques pour la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) et pour les magistrats. Je suis totalement d’accord avec ce qui a été dit tout à l’heure sur la nécessité d’avoir des professionnels du droit qui soient des locaux.
Une difficulté majeure concernant l’application du code de la justice pénale des mineurs réside dans le fait que la césure pénale a été compliquée à mettre en œuvre dans les territoires d’outre-mer.
La proposition de loi Attal prévoyait de tout chambouler, en instaurant une procédure de comparution immédiate pour les mineurs, en expérimentant un doublement du nombre d’assesseurs au tribunal pour enfants (TPE) et en revenant sur le principe d’atténuation des peines – dans l’idée de juger les mineurs comme des majeurs. C’était un texte qui ne correspondait pas aux réalités du terrain et le Conseil constitutionnel a heureusement rappelé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme évoque l’inadaptation d’un certain nombre de structures, en particulier en Guyane et en Guadeloupe. Le rapport de l’Inspection générale de la justice de mars 2025 souligne la surpopulation dans les centres éducatifs fermés. Le taux d’occupation du quartier pour mineurs du centre pénitentiaire de Baie-Mahault, en Guadeloupe est de 100 %, et il atteint 114 % dans celui de Remire-Montjoly, en Guyane.
Dans un rapport d’information déposé le 11 juin dernier, Jean-Didier Berger souligne un certain nombre de difficultés concernant les centres éducatifs fermés et préconise de mettre en pause le plan de création de vingt centres supplémentaires. Il recommande également de réfléchir sans attendre à des alternatives au placement dans ces centres. C’est une piste assez intéressante.
Enfin, la Défenseure des droits a rendu le 6 juin 2025 un avis relatif au projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte dont les considérants sont glaçants. Ainsi, pour ne pas paralyser les procédures, il arrive que les TPE statuent sans que le mineur soit assisté par un avocat, alors qu’il s’agit d’un droit fondamental. Par ailleurs, il n’y a pratiquement aucun administrateur ad hoc à Mayotte pour assurer la représentation légale du mineur devant la juridiction en cas de conflit avec les parents, que le mineur soit victime ou auteur.
En matière d’assistance éducative, le Conseil national des barreaux a souhaité aller plus loin que la loi Taquet du 7 février 2022 s’agissant de l’intervention de l’avocat. L’article 375-1 du code civil dispose que, lorsque l’intérêt de l’enfant l’exige, le juge des enfants demande la désignation d’un avocat pour l’accompagner dans les procédures. Cela n’est quasiment pas pratiqué dans les territoires d’outre-mer. Nous avons préconisé que ce soit systématique, mais alors qu’il n’y a déjà pas d’avocat en matière pénale, cela sera très difficile en matière d’assistance éducative.
Quel est le rôle de l’avocat ? Préparer l’enfant avant l’audience, l’assister pendant celle-ci et l’accompagner après, pour lui faire comprendre la décision rendue par le juge. Compte tenu de son niveau de compréhension et de maturité, un enfant ne sera pas accompagné à la hauteur de ce à quoi il a droit s’il n’a pas d’avocat.
Je me dois de vous rappeler ces réalités parce qu’il y va de l’avenir de ces enfants et de celui de notre pays – ce sont eux qui vont le construire. Encore une fois, on se trompe si l’on n’envisage l’action de la justice face aux enfants délinquants que sous l’angle de la répression.
Mais il y a des raisons d’espérer. Je suis quelqu’un de positif et je revendique un plan Marshall pour la protection de l’enfance – ce que défend le Conseil national de la protection de l’enfance, au sein duquel siège le président du département de La Réunion. Et je pense que ce plan devrait être multiplié par deux pour l’outre-mer, tellement les besoins y sont énormes.
Il y a de beaux exemples. Connaissez-vous Jeunesses d’autres mers ? Cette série de documentaires donne la parole à ceux qui font vivre la protection de l’enfance outre-mer. L’un d’entre eux, intitulé Vie, violences, évoque le centre éducatif fermé de Port-Louis : on y voit une dizaine de jeunes et de professionnels engagés qui ne comptent ni leur temps, ni leur peine dans l’espoir de permettre de sortir de la délinquance et d’offrir une vraie alternative à la prison. Quand on voit ce documentaire, on a des raisons d’espérer – et c’est ce que je voudrais vous faire partager.
M. le président Frantz Gumbs. Le tableau général que vous avez brossé est assez déprimant.
Nous pensons que les ultramarins n’ont pas un égal accès au droit et à la justice. Encore faut-il que nous le démontrions de manière incontestable. C’est à cela que servent vos interventions.
On nous dit que des difficultés d’accès au droit existent dans d’autres coins de France : certes, mais nous nous préoccupons ici des outre-mer. On nous dit aussi que chaque territoire d’outre-mer a des problèmes qui lui sont propres ; tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Manque d’infrastructures, de magistrats, d’avocats et d’aide juridictionnelle – vous avez en particulier mentionné l’absence de prise en charge des frais de déplacement des avocats : tout cela doit être replacé dans le contexte d’un manque d’attractivité, plus ou moins important selon les territoires.
Face à cette liste de difficultés, je me dis qu’on ne pourra pas tout résoudre d’un coup, dans une loi ou dans le prochain budget. On peut être optimiste, mais pas trop rêveur.
Par conséquent, je vous demande par quoi nous devrions commencer. Si nous avions le choix, quel serait le sujet ou le territoire prioritaire ?
Je me dis qu’un justiciable qui vit à Mayotte est probablement celui qui subit la plus grande inégalité d’accès à la justice, car on y manque de tout. C’est là qu’il y a le moins d’avocats, par exemple. Mais certaines catégories de justiciables sont encore plus défavorisées, comme les mineurs. Comment établir les priorités, devant la masse des difficultés ?
M. Patrick Lingibé. Il faut savoir que deux territoires échappent à la République des avocats. Leur situation est encore plus problématique que celle de Mayotte, puisqu’il n’y a tout simplement pas d’avocat.
Le premier est Wallis-et-Futuna. Je rappelle que son statut est particulièrement rétrograde puisque l’exécutif y est assuré par le représentant de l’État – ce qui correspond à la situation qui prévalait partout avant la loi de décentralisation du 2 mars 1982. C’est assez incompréhensible.
Comme il n’y a pas d’avocat, on a eu recours au système D – ce que l’on fait souvent outre-mer : on ne dit rien, on ne fait pas remonter l’information, tout va bien. À Wallis-et-Futuna donc, on a inventé ce qu’on appelle les citoyens défenseurs. Ils n’ont pas de qualification juridique et pourtant, ils assistent des justiciables en matière criminelle et correctionnelle ! Et cela alors que les chiffres de la délinquance, notamment sexuelle, sont édifiants dans ce territoire. Bref nous avons là des personnes qui ne sont pas défendues, y compris lorsque les peines qu’elles encourent sont les plus lourdes.
Je dénonce cette situation depuis des années. Lors d’une assemblée générale de la Conférence des bâtonniers, M. Éric Dupond-Moretti avait dit qu’il prendrait des dispositions. Puisque Wallis-et-Futuna dépend de la cour d’appel de Nouméa, située à 2 000 kilomètres – avec deux vols par semaine quand tout va bien ! – j’avais suggéré un dispositif qui permettrait aux avocats calédoniens de s’y rendre pour assurer des permanences. En tout état de cause, la situation est inadmissible et ne peut pas perdurer.
Il n’y a pas d’avocat non plus à Saint-Pierre-et-Miquelon. Le système D là-bas remonte à un arrêté pris par le gouverneur avant 1945, lequel avait créé ce qu’on appelle les agréés. Ces derniers sont nommés, comme à Wallis-et-Futuna, par l’équivalent du préfet. Ces agréés ne sont pas des avocats, mais figurez-vous qu’ils en portent la robe !
Voilà la situation de ces deux territoires, qui passe sous les radars d’ailleurs : si je n’en avais pas parlé, la profession n’en aurait jamais rien su.
Alors certes, monsieur le président, la situation de Mayotte est la plus inquiétante mais dans les deux territoires que je viens d’évoquer, le recours au système D pose de graves problèmes, notamment de conflits d’intérêt. Un avocat sait ce que recouvre cette notion mais ce n’est pas forcément le cas pour les citoyens défenseurs et les agréés, même si ce sont des juristes, titulaires d’une maîtrise. Ils n’ont pas les rudiments, à la différence des avocats, qui appartiennent à une profession réglementée soumise à des règles particulières et doivent avoir effectué dix-huit mois de stage. Voici un sujet sur lequel votre commission devrait se pencher en priorité.
À l’échelle des territoires, c’est clairement à Mayotte que la situation est la plus catastrophique. J’avais alerté la Défenseure des droits au sujet de la manière dont les contrôles y sont pratiqués en matière de stupéfiants, mais elle n’avait pas bougé. Il s’agit des opérations 100 % contrôle, organisées sur la base d’un arrêté préfectoral et qui permettent de contrôler 100 % de la population pour des motifs définis de manière extensive, avec de simples cases à cocher. On a vu des contrôles justifiés par la mauvaise haleine d’une personne qui laissait supposer un transport de drogues ! Je peux vous faire parvenir des décisions de justice. Quoi qu’il en soit, la situation est alarmante.
L’avis du 6 juin dernier de la Défenseure des droits est bien joli, mais il ne met pas les mots sur les maux réels de Mayotte. La départementalisation n’a toujours pas été menée à son terme. Cette collectivité subit les conséquences du désintérêt politique de l’État, qui n’a pas affecté les moyens nécessaires. Cela aboutit à une crise d’identité, mais aussi de confiance, car les gens ne veulent pas se rendre dans un territoire qui n’est pas sûr. La Défenseure des droits peut toujours recommander de renforcer les effectifs d’avocats à Mayotte, personne ne viendra s’il n’y a pas d’infrastructures pour les héberger – la situation était déjà catastrophique avant le cyclone Chido, et c’est pire depuis.
Avant de se préoccuper de la question juridique de l’accès au droit, ce qui est un incontestable besoin, il faut donc résoudre les problèmes sociétaux et rendre l’environnement plus sûr. Pour cela, il faut mener une politique territorialisée. Cela a été démontré clairement à l’occasion du colloque « Normes et outre-mer » du CNB. Si l’on continue à vouloir mener une politique uniforme pour les territoires d’outre-mer, comme l’a fait l’État pendant longtemps, on échouera : il y a treize territoires d’outre-mer, avec des statuts, des populations et des réalités différentes. Et si rien n’est fait en arrière-plan, on échouera nécessairement en matière d’accès au droit.
M. Arnaud de Saint-Remy. Se demander quelle doit être la priorité, c’est un peu se demander quel trou il faut boucher dans un bateau qui prend l’eau de toutes parts. Il est bien évidemment difficile de répondre, mais deux mots reviennent en permanence : moyens insuffisants.
Si l’État ne prend pas conscience qu’il doit fournir les moyens nécessaires à tous les niveaux – éducation, sécurité, protection de l’enfance, justice – et s’il se désengage de son devoir régalien, les territoires d’outre-mer qui sont les plus en difficulté vont sombrer.
Certains vont même jusqu’à dire sur les plateaux de télévision que la France devrait se débarrasser de ces territoires. Je trouve cela ahurissant et j’espère qu’on n’en arrivera pas là. La France veut-elle vraiment cela ? Nous parlons de Français, qui doivent le rester. Notre devoir moral, notre responsabilité envers les générations futures est de faire en sorte qu’ils restent français et qu’ils aient les mêmes droits que les autres Français.
L’État doit donc s’engager, plus qu’il ne l’a fait jusqu’à présent, au titre de la solidarité nationale. Il faut le faire de façon adaptée et cohérente, car il ne faut pas dépenser sans compter, c’est une évidence. Mais ma réponse à votre question est, sans hésiter, les moyens.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le constat est édifiant, terrible. Je n’ai pas de mots assez forts pour qualifier la situation.
Avant vous, nous avons entendu différents magistrats et le secrétariat général du ministère de la justice – qu’il faudra entendre de nouveau. En vous appuyant sur votre expertise de l’accès au droit et la justice, dont vous êtes un maillon essentiel, pourriez-vous nous dire ce que nous devrions faire pour inverser les courbes ?
Autre question, que j’ai posée aussi aux magistrats : dans les territoires ultramarins, la plupart de nos concitoyens estiment qu’il existe une justice à deux vitesses. Certains parlent même d’une persistance de la justice coloniale. Vous qui défendez régulièrement des hommes et des femmes dans ces territoires, que pensez-vous de ce sentiment ? Nous avons entendu la réponse d’un côté, mais il est important pour nous d’écouter la vôtre.
Mme Yanick Louis-Hodebar. Comme je l’ai déjà dit, un petit problème dans n’importe quelle ville de l’Hexagone va rester un petit problème. Le même, dans nos territoires, va devenir un problème lié au système colonial. C’est comme ça. Notre histoire parle pour nous.
Comme l’a dit Patrick Lingibé, les magistrats ne nous ressemblent pas ; cela fait un drôle d’effet. Le petit délinquant qui a volé le portefeuille d’une grand-mère se retrouve devant un tribunal où l’on parle un français différent du sien. Il ne comprend pas les termes juridiques qui sont employés. Il passe en comparution immédiate devant des magistrats excédés, parce qu’il faut que la justice aille vite, après avoir vu un avocat tout aussi rapidement, car l’accès au droit ne marche pas très bien, comme l’a expliqué Anne-Sophie Lépinard. Cela fait deux jours qu’il est en garde à vue et il a le sentiment que les gens qui le jugent ne le comprennent pas et ne le connaissent pas.
Dans ces conditions, il est facile de parler de justice coloniale. Je ne suis pas persuadée qu’elle le soit vraiment, mais on peut en avoir facilement le sentiment.
Il m’arrive d’aller à des audiences avec des avocats de passage qui ne connaissent pas la Guadeloupe. Ils sont tous frappés de voir que, sur le banc des prévenus, il n’y a que des Noirs, qui font face à des magistrats bien habillés et très propres, qui leur posent dans un français parfait des questions qu’ils ne comprennent pas.
Outre ce problème d’image, il y a une certaine ignorance de nos traditions. Quand on dit à un magistrat qui vient de Paris ou de Marseille : « Mon grand-père est mort hier, je sortais de la veillée, c’est pour ça que j’avais bu », il se demandera comment on a pu boire à une veillée ! Or chez nous, aux veillées funéraires, on boit et on écoute de la musique ; c’est culturel. Il ne s’agit pas d’une justice coloniale telle qu’on l’entendait il y a deux cents ans. Toutefois, les personnes ont le sentiment que si elles étaient mieux comprises par les magistrats, elles seraient mieux jugées.
Il y a aussi le problème de la compréhension du langage juridique, lequel n’est pas simple, même quand on est allé à l’école. Quand on parle de prévention ou de récidive, la personne ne comprend pas. Quand le juge lui demande si elle veut un délai pour préparer sa défense, le plus souvent, elle dit oui en croyant que cela lui permettra de rentrer chez elle et elle s’étonne ensuite qu’on la renvoie en prison. Cela biaise la perception des choses. On n’a pas l’impression d’être dans un système français, républicain, où tout le monde est jugé de la même manière.
M. Laurent Payen. La compréhension est essentielle pour bien vivre la justice. Quand vous ne comprenez pas ce qui se passe autour de vous, que vous avez l’impression que l’on vous traite avec dédain, ou comme moins que ce que vous êtes, quand vous voyez que les classes aisées ont plus d’informations et une meilleure compréhension des procédures, vous pouvez avoir le sentiment que la justice est coloniale ou inégalitaire. Le regard que vous porterez sur la justice sera forcément négatif.
Cela nous ramène au problème des moyens : sans moyens, on ne peut pas prendre le temps ; sans prendre le temps, on n’assure pas la bonne compréhension de la décision par les justiciables ; sans compréhension, on fait naître un sentiment d’inégalité. Il faut bien savoir que tout va très vite. Les magistrats ont parfois dix dossiers à traiter par audience en comparution immédiate, contre un ou deux auparavant. Les deux avocats de permanence doivent aller très vite, le dossier est sur une tablette, la tablette ne marche pas… Bref, on n’a pas le temps d’expliquer ce qui se passe. Les juges non plus ne peuvent plus jouer leur rôle pédagogique parce qu’ils doivent rendre six ou sept décisions dans l’après-midi, avec plusieurs prévenus pour chacune d’entre elles. Or on ne peut être synthétique que si l’autre parle le même langage.
On en revient toujours au même point : sans moyens, pas de bonne communication et donc une incompréhension qui provoque ces réactions parfois violentes que l’on observe de plus en plus dans les tribunaux, en outre-mer et ailleurs. Il me semble que le budget de la justice représente 6 euros sur 1 000 euros de dépenses publiques, en comptant le coût de la construction et du fonctionnement des prisons. Ce chiffre dit beaucoup de choses.
Mme Anne-Sophie Lépinard. Il faut avoir à l’esprit que les populations fragilisées peuvent tomber dans un cercle vicieux de précarité, lequel se transforme en un cercle vicieux d’injustices. Si une personne a un besoin d’information juridique auquel, faute d’avocat pour l’éclairer, elle n’obtient pas de réponse, elle va s’enfoncer dans les difficultés. Elle enchaînera des problèmes de vie, qui pourront se transformer en problèmes plus graves, qui la conduiront devant le tribunal, où elle se sentira incomprise. Tout cela pourrait être évité en traitant de bout en bout les difficultés d’accès au droit et à la justice qui font naître ce sentiment de colonialisme sur lequel vous nous interrogez.
M. Arnaud de Saint-Remy. La question est de savoir si c’est la justice qui doit se mettre à la portée du justiciable ou le justiciable qui doit se hisser au niveau de la justice. Je suis de ceux qui pensent que le juge doit se mettre à la portée du justiciable. Sans cela, la décision ne sera pas comprise, ni en Bretagne, ni à Mayotte, ni en Guadeloupe, ni ailleurs.
C’est toujours le même terme qui revient : la considération. J’ai le souvenir d’avoir vu, il n’y a pas si longtemps, un juge prendre le temps d’expliquer sa décision. Les juges n’ont plus le temps de le faire. La priorité est à la gestion des stocks ; on envoie un killer qui va faire de l’abattage pour réduire les stocks en attente. Mais ce que cela provoque, c’est le sentiment de ne pas avoir été entendu et, plus spécifiquement, l’accusation de justice coloniale. C’est terrible. Il faut lutter contre ce phénomène, et cela passe par la formation.
Un magistrat que je connais bien, dont je tairai le nom, a été envoyé dans un territoire d’outre-mer. Il n’avait absolument pas envie d’y aller : un petit tour et je repars, il est resté trois ans. S’est-il demandé, lui, s’il allait s’adapter à la population locale ? Était-il la personne la mieux à même de remplir une mission si compliquée, dont le succès implique la compréhension de la population locale, de ses coutumes, de sa culture ? C’est de là que ressort le sentiment que vous mentionnez. Si j’habitais un des bidonvilles de Guadeloupe et si j’étais jugé et condamné pour une bagarre au couteau, je serais probablement révolté car j’aurais le sentiment de ne pas avoir été compris par la République et par mon pays. C’est cela qui importe : que la justice soit comprise et que les juges comprennent les justiciables.
M. Patrick Lingibé. M. le rapporteur nous a posé deux questions. La première : que faire pour juguler la spirale de déflagration des institutions républicaines dans les outre-mer ? La deuxième : la justice coloniale est-elle un sentiment ou une réalité ?
Il faut mettre des mots sur les maux : quand on présente les données de nos territoires sans dire d’où elles proviennent, le tableau est objectivement celui de territoires du tiers-monde. C’est bien la preuve d’une disqualification. Aucun territoire hexagonal, même pauvre, ne présente les mêmes indicateurs qu’un territoire d’outre-mer. D’ailleurs, un rapport de l’Observatoire des inégalités montre que les vingt communes les plus pauvres de France sont des communes ultramarines. Tout est dit.
Lorsque le Président de la République a lancé les états généraux de la justice à Poitiers, en octobre 2021 – il avait organisé toute une messe –, je l’ai interpellé, en tant que vice-président de la Conférence des bâtonniers, sur le sort des territoires ultramarins, dont personne ne parlait. Plusieurs mois plus tard, j’ai reçu une lettre dans laquelle il disait qu’il sensibiliserait le garde des sceaux à la question, ce qui n’a débouché sur rien de concret.
Les états généraux de la justice ont donné lieu à un rapport de plus de 300 pages signé par Jean-Marc Sauvé ; sur ces 300 pages, deux pages et demie sont consacrées aux outre-mer. Elles font état de la défiance, de la grande fragilité et des problèmes qui touchent ces territoires mais, contrairement au reste du rapport, elles n’avancent aucune solution. Je suis le seul intellectuel français – et ultramarin, ceci explique cela – qui ait écrit sur cette partie du rapport. J’ai proposé dix-neuf solutions, dont certaines ont été retenues. C’est moi qui ai suscité la réflexion au ministère des outre-mer en proposant une journée des états généraux de la justice sur le thème des outre-mer, que nous allons bientôt organiser.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que Paris est totalement indifférent à l’équation ultramarine. Lorsqu’il s’y intéresse, c’est en raison de tensions sociales, de rébellions, de problématiques sociétales. Mais tenter de calmer les incendies sans en traiter l’origine, sans une vision globale de la mosaïque de maux qui affligent les outre-mer, c’est poser un pansement inutile.
Vous ne pourrez pas vous passer d’une loi séquencée territoire par territoire. Sur chacun d’eux, nous avons affaire à une microsociété : les problèmes de Saint-Martin ne sont pas ceux de la Guadeloupe, et encore moins ceux de Saint-Barthélemy. C’est bien pour cela que personne ne s’intéresse à Wallis-et-Futuna ni à Saint-Pierre-et-Miquelon, dont la masse critique est inférieure à 15 000 personnes.
Je n’ai pas peur de dire que Paris ne prête attention aux problèmes des outre-mer que lorsqu’il y a des tensions et que la presse en parle. Il ne faut pas se faire d’illusions : si la Chancellerie s’est attardée sur les problématiques ultramarines, c’est parce que j’avais écrit trois articles sur la question. Quand la presse s’empare du sujet, quand l’opinion française se demande comment on en est arrivé à cette situation, cela aboutit à des propositions.
Et ce n’est pas qu’un problème de moyens : c’est aussi une question de confiance. Quels magistrats faut-il envoyer, quels sont les modèles, avec quel accompagnement ? Il y a aussi un problème de recrutement de greffiers. Et puis, en outre-mer, on fait beaucoup appel aux interprètes, puisque les gens ne comprennent pas la langue. Or, je l’ai rappelé lors du colloque « Normes et outre-mer », un système normatif n’a de pertinence que s’il est compris par le corps sociétal auquel il tend à s’appliquer. Sinon, c’est un échec : si les gens ne comprennent pas une politique, ils la rejettent. Je pense là aux opérations 100 % contrôle, étendues à la Martinique et à la Guadeloupe.
Pour répondre à votre deuxième question, je ne parlerai pas de justice coloniale, mais plutôt d’indifférence et de non-préparation.
Certains territoires d’outre-mer ne sont pas attractifs. Le plus attractif est la Polynésie, où l’on ne paie pas d’impôt sur le revenu – la justice n’est pas un sacerdoce et les magistrats hexagonaux se préoccupent aussi des problèmes d’intendance ! Cela fait qu’à moins d’avoir une expérience ultramarine, les gens arrivent sans être préparés et vivent un choc des cultures. Or quand vous ne comprenez pas les problématiques de l’autre, il a l’impression que vous le jugez. Il n’existe pas de culture des outre-mer qui pourrait préparer un peu les magistrats à ce qu’ils vont trouver. Les outre-mer requièrent une approche spécifique. Nous sommes des sociétés intelligentes, mais où l’émotion est importante ; des études sociologiques ont prouvé que, par notre histoire, par ce que nous avons vécu de manière transgénérationnelle, nous ressentons les choses d’une manière particulière.
L’indifférence et le défaut de préparation me semblent donc expliquer la situation. Il n’y a qu’à voir ce que pèse le ministère des outre-mer. Sa fonction est d’irriguer la politique gouvernementale dans ces territoires : est-ce réellement ce que fait le ministre – qui, depuis quelques années, n’est même pas ultramarin et n’a pas de pensée outre-mer ? La réponse est non.
M. Davy Rimane, rapporteur. Parlons de l’indépendance de la justice et de l’accès aux droits. Il y a eu dans les territoires ultramarins des crises de différents niveaux ; lorsque cela se produit, la justice est saisie et se met en action. Une justice indépendante s’applique de la même manière partout. Considérez-vous que la gestion des crises par la justice soit factuellement similaire sur le territoire hexagonal – je pense à la crise des gilets jaunes – et outre-mer, ou bien différenciée ? Peut-on continuer à dire à nos concitoyens qui expriment leur défiance que la justice est indépendante et qu’aucune manipulation n’a lieu ?
Mme Yanick Louis-Hodebar. La question est complexe. Je pense que l’institution est indépendante mais que, au sein de l’institution, certains magistrats peuvent subir des pressions.
Quand il y a une crise, et il y en a souvent en outre-mer, les tribunaux sont le dernier endroit où l’on parle. Si vous avez affaire à l’administration fiscale, à l’administration sociale, si vous devez récupérer un acte de naissance, tout se fait par internet ; le seul endroit où vous pouvez sortir vos souffrances, c’est au tribunal. Lors de la crise contre la vie chère en Martinique, Rodrigue Petitot a tenu tous ses discours à l’occasion de son procès. C’est ainsi qu’il a eu du succès : chaque fois qu’il était jugé, il faisait passer un message par l’intermédiaire de ses avocats. Arrêtez un syndicaliste, la salle sera pleine et il y aura des centaines de gens devant le tribunal. Même si Paris fait pression pour le mettre hors d’état de nuire – je ne mettrais pas ma main au feu que les pressions n’existent pas –, les tribunaux sont le dernier endroit où il pourra dire, par l’intermédiaire de son avocat : « Je déteste la France, je déteste l’État français, nous ne sommes pas aidés, nous sommes méprisés ». Cela sera repris par les journaux et le monde l’entendra. C’est la force de notre démocratie que de permettre de dire de telles choses sans être poursuivi.
M. Patrick Lingibé. On n’empêchera jamais les justiciables de se poser la question de l’indépendance de la justice. Dans l’Hexagone, les personnes comparaissent toujours devant une juridiction de leur territoire ; si elles sont mises en détention, elles restent sur ce territoire, pour des raisons d’humanité. Or, lors des événements de Nouvelle-Calédonie, certaines personnes se sont retrouvées à 22 000 kilomètres de chez elles, parce qu’il n’y avait pas de prison adaptée et autres raisons. Quelle que soit la réalité de cette justification, la décision renvoie aux citoyens, voire à l’opinion hexagonale, une image détestable qui rappelle la déportation.
Le deuxième exemple tient à l’existence des juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), que j’ai beaucoup critiquées. La Jirs de Fort-de-France gère la Guadeloupe et la Guyane. Les personnes arrêtées sont donc incarcérées à 1 800 kilomètres de chez elles, ce qui pose un problème d’humanité et explique la perception excessivement dégradée de la justice en Nouvelle-Calédonie et en Guyane.
La justice est-elle coloniale pour autant ? Pour avoir discuté avec des magistrats du siège, je dirais que non. Les choses sont plus complexes que cela. Les juges subissent certainement des pressions, cela arrive. J’ai le souvenir d’avoir défendu un client dans une affaire politique qui impliquait un ancien ministre, dont le traitement fut un peu particulier ; enfin, nous l’avons emporté. Quoi qu’il en soit, il faut savoir qu’en outre-mer, les rapports entre les préfets et les procureurs sont plus fréquents, au nom de l’ordre public, ce qui donne le sentiment que la justice est sous contrôle. Il existe néanmoins des tensions dont la presse ne parle pas entre le parquet et la magistrature. J’ai assisté à des discussions dans lesquelles le juge disait : « Je suis indépendant, je ne vous suivrai pas. »
Bref des pressions peuvent exister, mais il s’en exerce certainement aussi dans l’Hexagone. Je ne dirais pas qu’elles sont de type colonial. Comme je le disais précédemment, c’est surtout l’indifférence et l’incompréhension de la culture qui empêchent de nouer la relation de confiance qui serait indispensable pour faire passer des messages à une population en position de défiance.
M. le président Frantz Gumbs. Nous pourrions passer des heures sur la question. M. le rapporteur conviendra avec moi que nous avons été très enrichis par ces échanges. Je vous remercie pour la qualité de vos interventions, en me demandant s’il ne serait pas utile de vous inviter à nouveau pour approfondir certains sujets. En tout état de cause, n’hésitez pas à nous faire parvenir par écrit toute contribution supplémentaire que vous jugeriez utile.
La séance s’achève à vingt heures vingt.
Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane, M. Michaël Taverne
Excusés. – M. Philippe Gosselin, Mme Nicole Sanquer, M. Jiovanny William