Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- M. Moetai Brotherson, président de la Polynésie française
- Me Yves Piriou, bâtonnier de l’Ordre des avocats de la Polynésie française, et Me Béatrice Eyrignoux, vice-bâtonnière
- M. Roland Lejeune, président de l’association polyvalente d’actions socio-judiciaires (APAJ) Te Rama Ora, et Mme Cécile Moreau, directrice 2
– Présences en réunion................................14
Mardi
23 septembre 2025
Séance de 18 heures
Compte rendu n° 23
session 2024-2025
Présidence de
M. Davy Rimane,
Rapporteur de la commission
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La séance est ouverte à dix-huit heures cinq.
M. Davy Rimane, président. Notre commission d’enquête vise à évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins, et à identifier les obstacles qui subsistent dans ces territoires.
Nous consacrons une première série d’auditions à la Polynésie qui, par rapport à l’Hexagone et aux autres territoires ultramarins, présente des caractéristiques géographiques et juridiques qui appellent des réponses particulières.
Je vous remercie d’avoir accepté de participer à nos travaux ; la confrontation de vos points de vue permettra d’éclairer le débat.
Avant de vous donner la parole pour vous laisser vous présenter, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Yves Piriou, M. Roland Lejeune, Mme Cécile Moreau, M. Moetai Brotherson et Mme Béatrice Eyrignoux prêtent successivement serment.)
M. Moetai Brotherson, président de la Polynésie française. La Polynésie française est une collectivité territoriale à statut particulier dont les domaines de compétence sont délimités par la loi organique : compétences exclusives de l’État, compétences partagées avec celui-ci et compétences résiduelles. Le code général des collectivités territoriales (CGCT) précise quant à lui les compétences des communes.
En tant que président du gouvernement, je suis élu par l’Assemblée de la Polynésie française (APF), composée de cinquante-sept représentants élus tous les cinq ans au suffrage universel direct dans trois circonscriptions. Je nomme les ministres de mon gouvernement.
Nous n’avons aucune compétence en matière de justice, mis à part sur certaines procédures, ce qui est assez limité. Nous fixons des sanctions administratives dans l’ensemble de nos réglementations et nous coopérons autant que nécessaire avec les services de l’État et de la justice.
M. Roland Lejeune, président de l’Association polyvalente d’actions socio-judiciaires (Apaj) Te Rama Ora. Je préside le conseil d’administration de l’association d’aide aux victimes de Polynésie depuis 2017 et j’y tiens un simple rôle de supervision. Tout le travail technique et les relations avec les autorités du pays et de l’État sont assurés par Cécile Moreau, la directrice, et ses collaborateurs.
Mme Cécile Moreau, directrice de l’Apaj. Je signale en guise d’introduction que je suis d’origine occidentale mais que je vis en Polynésie depuis mon enfance.
Je relaierai ici les propos de mon équipe, que j’ai consultée et qui, contrairement à moi, est confrontée aux justiciables au quotidien. Cette équipe est pluriculturelle et compte de nombreux Polynésiens qui parlent le reo Tahiti ou les langues marquisiennes – nous reviendrons sur la diversité linguistique propre à la Polynésie.
Je suis depuis un peu plus de vingt ans la directrice de l’Apaj, qui était à l’origine une structure d’aide aux victimes d’infractions pénales mais qui, à la demande de la justice, a développé un second volet d’actions liées aux alternatives aux poursuites. Nous avons donc deux services bien distincts, l’un tourné vers les victimes, l’autre tourné vers les auteurs d’infraction, primo-délinquants ou non.
M. Yves Piriou, bâtonnier du barreau de Papeete. Notre barreau comprend 123 avocats, dont l’écrasante majorité travaille à Papeete. J’exerce moi-même ce métier en Polynésie française depuis 1979 ; j’ai débuté avec maître Coppenrath, ancien sénateur.
Le barreau de Papeete est multiforme : nous avons des activités généralistes et intervenons dans tous les domaines – civil, pénal et administratif. Notre organisation est jeune et dynamique, comme en témoigne la croissance de nos effectifs en quelques années.
Selon moi, nous faisons face de manière satisfaisante aux obligations multiformes et nombreuses que notre profession nous impose, au regard des préoccupations légitimes dont vous faites état et de l’extrême dispersion des îles polynésiennes. Celle-ci pose bien sûr des problèmes d’organisation judiciaire, mais nous intervenons dans les îles, que ce soit dans le cadre d’audiences foraines – au civil comme au pénal – ou de consultations données aux justiciables à l’occasion de nos déplacements.
Mme Béatrice Eyrignoux, vice-bâtonnière du barreau de Papeete. Je suis avocate depuis 1991 et travaille en Polynésie française depuis octobre 2022, après avoir exercé au barreau de Nice. Je suis devenue vice-bâtonnière aux côtés de maître Piriou en janvier.
Je constate de grandes différences dans l’exercice de la profession entre la métropole et la Polynésie française. C’est en effet un immense territoire, ce qui complique l’accès au droit notamment pour les justiciables des îles éloignées. Toutefois, je note que la justice se passe très bien et que nous arrivons à faire face aux difficultés avec les moyens dont nous disposons.
M. Davy Rimane, président. Quel regard portez-vous sur l’accès au droit et à la justice en Polynésie française ? En pratique, comment exercez-vous dans cet archipel aussi vaste que l’Europe ?
M. Moetai Brotherson. Nous avons des contraintes certes géographiques, mais aussi culturelles et linguistiques. Aux îles Marquises, on ne parle pas la même langue qu’à Rapa ou dans d’autres îles Australes. En outre, bien que le français soit la langue officielle, une part de la population ne le maîtrise pas et n’a donc pas le même accès au droit. Nul n’est censé ignorer la loi, mais lorsqu’on ne la comprend pas, c’est difficile.
En ce qui concerne la géographie particulière de la Polynésie, nous avons des tribunaux forains et des avocats qui se déplacent. Toutefois, les unités de valeur (UV) attribuées aux missions d’aide juridictionnelle ne sont pas adaptées aux distances qui sont les nôtres, et assister une personne en garde à vue aux îles Marquises peut s’avérer compliqué.
L’accès au droit n’est donc pas facile. Il ne l’est pas non plus dans l’Hexagone, mais ici, les barrières linguistiques et l’éloignement accentuent les difficultés.
Par ailleurs, le rapport historique des Polynésiens à la justice diffère de celui des habitants de l’Hexagone. La justice a d’abord été le bras armé du colonialisme – je le dis de manière objective, et ce n’est pas l’indépendantiste mais le président du gouvernement qui s’exprime. La justice, c’est celle qui, pendant trente ans, n’a rien fait pour empêcher les essais nucléaires. C’est celle qui, dans les années 1960, a condamné et exilé Pouvanaa a Oopa. Une partie des Polynésiens expriment donc une méfiance, une défiance à son égard. Ceux qui rendent la justice et ceux qui défendent les justiciables ne le ressentent peut-être pas, mais en tant que Polynésien et en tant que président de la Polynésie qui discute avec mes concitoyens, je peux affirmer qu’une partie non négligeable d’entre eux continuent – il est vrai, moins qu’hier – à considérer la justice comme le bras d’un État qui défend avant tout ses intérêts.
J’évoquerai pour finir un problème propre à la Polynésie, celui du foncier, traité par la juridiction spécifique qu’est le tribunal foncier. L’application du code civil sur un système ancien et singulier a créé des situations d’indivision sur plusieurs générations, qui persistent et s’ajoutent à des spoliations advenues à différentes époques. Il y a donc en Polynésie de très nombreuses « affaires de terre » qui polarisent les débats.
Nous sommes aussi malheureusement sur le podium des outre-mer en matière de violences domestiques – les violences faites aux femmes, mais pas seulement –, surreprésentées au sein des tribunaux. Ces violences traduisent un malaise social, mais aussi des biais qui, s’ils ne sont pas culturels à proprement parler, semblent presque religieux. En effet, la religion distille encore par endroits l’idée que l’homme dispose de la femme. De fait, les violences domestiques sont sinon admises, trop souvent tolérées.
Mme Cécile Moreau. Je rejoins M. Brotherson sur de nombreux points, comme l’isolement ou le coût des déplacements des professionnels de justice dans les îles.
Le premier aspect du problème concerne le barème de l’aide juridictionnelle, qui induit une rupture d’égalité entre les citoyens polynésiens et métropolitains. En métropole, la population peut avoir accès à l’aide juridictionnelle sans que les aides sociales qu’elle reçoit, comme l’aide au logement ou le RSA, ne soient prises en compte. En Polynésie, où il existe peu d’amortisseurs sociaux et où le coût de la vie est très élevé, cet accès s’avère plus difficile. En effet, le barème n’est pas indexé sur le coût de la vie. Il a au contraire été revu en Nouvelle-Calédonie, il me semble que le gouvernement calédonien a mis la main à la poche – mais loin de moi l’idée de préjuger de qui doit financer quoi.
Si l’aide juridictionnelle devait être revalorisée par rapport au coût de la vie, il faudrait que les indemnités allouées aux professionnels de justice – huissiers, avocats ou auxiliaires de justice – le soient également. C’est le deuxième aspect du problème. Il est impossible d’avoir une justice de qualité si les professionnels ne s’y retrouvent pas un tant soit peu financièrement. Or les cabinets d’huissiers sont mis en difficulté par l’aide juridictionnelle. Pour nous qui exerçons en partie sur frais de justice, c’est un véritable sacerdoce : nous sommes obligés de multiplier les demandes de financement pour assurer notre activité, qui est pourtant censée relever du service public.
Les frais de justice devraient donc être révisés dans leur ensemble, pour les avocats, mais pas seulement.
Les indemnités liées à l’aide juridictionnelle dans le cadre des déplacements posent également problème ; je pense ici aux frais de transport des avocats qui participent à une audience foraine, mais aussi à ceux des victimes résidant dans les îles qui sont convoquées pour une audience à Papeete, et dont les dépenses ne sont pas couvertes par une régie d’avance. La justice a compté pendant des années sur le dispositif d’évacuation sanitaire (Evasan) – autrement dit, sur la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) qui les finançait – en prétextant des visites médicales pour faire venir les victimes des îles aux audiences à Papeete. Or le ministère de la justice prévoit normalement un budget pour qu’une victime qui n’a pas les moyens de faire le déplacement puisse se rendre à son procès. C’est la moindre des choses.
De la même manière, un avocat qui doit défendre une partie civile au titre de l’aide juridictionnelle dans les îles de Raiatea ou Nuku Hiva peine souvent à financer son déplacement, qui n’est pas systématiquement pris en charge. Les indemnités allouées pour son logement ne couvrent pas toutes les dépenses sur place.
Ces considérations ne sont pas forcément vraies, ou dans une moindre mesure, en ce qui concerne les déplacements des auteurs d’infraction, puisque l’ordre des avocats de Papeete les organise et dispose d’une enveloppe à cette fin. Nous disposons donc d’un financement pour les déplacements d’auteurs d’infraction ou de mis en cause résidant dans les îles mais pas pour les victimes, qui sont donc, de fait, moins facilement défendues.
Je rejoins par ailleurs les propos du président Moetai Brotherson sur la représentation qu’a la population du système judiciaire. Il y a chez elle l’a priori selon lequel les magistrats ne comprendraient pas la culture locale et n’en tiendraient pas compte dans leurs jugements. Par exemple, un auteur d’infraction peut dire au milieu d’une audience pénale « je te pardonne » à sa victime, ce qui signifie en réalité « je te demande pardon ». Cette formulation conduit des magistrats qui viennent d’arriver en Polynésie à penser que l’auteur fait reposer la responsabilité du procès ou de la situation sur la victime. Or il s’agit simplement de différences linguistiques – de même que le « I miss you » anglais présente une construction inverse au « tu me manques » français. Ces incompréhensions peuvent porter préjudice aux mis en cause.
De la même manière, le rapport des Polynésiens au tutoiement ou au vêtement est souvent mal compris, ce qui fait qu’ils se sentent souvent déconsidérés par la justice. Ils peuvent alors choisir d’être résilients et défaitistes, se disant que le système judiciaire ne les comprendra pas, qu’il décidera ce qu’il voudra et qu’ils porteront leur peine ; ou, à l’inverse, se dire que quoi que le système décide, ils feront ensuite ce qu’ils voudront.
Il y a un vrai besoin de compréhension, d’explication et de communication sur le sens de la loi. Lorsque nous animons des stages de responsabilisation avec des auteurs d’infraction, nous leur demandons régulièrement ce qu’ils feraient s’ils devaient réécrire telle ou telle loi qu’ils pensent importée de France. Or ils reviennent le plus souvent aux mêmes interdictions et aux mêmes valeurs, en particulier sur le volet pénal. Les obstacles viennent donc davantage d’idées préconçues et d’incompréhensions culturelles de part et d’autre que d’une opposition sur le fond des lois. Il est nécessaire de communiquer davantage.
Enfin, comme le disait le président Moetai Brotherson, il y a un vrai problème de violences domestiques, qui est souvent réduit à un problème de violences faites aux femmes. Or les chiffres montrent qu’un certain nombre de femmes sont également violentes. Au-delà des particularismes religieux ou culturels, cela relève, me semble-t-il, d’un manque de communication dans le couple, que les professionnels de la psychologie qualifient de « conjugopathie ». Si personne n’a le droit de faire usage de violence – ni l’homme ni la femme –, tous deux partagent des responsabilités dans ce phénomène, résultat d’un défaut de communication et d’expression des sentiments souvent lié à de la pudeur.
Un autre problème mérite que nous tirions la sonnette d’alarme : de nombreux mineurs sont victimes de violences physiques et sexuelles. Il ne faut pas réduire le sujet des violences intrafamiliales aux femmes.
M. Davy Rimane, président. Ces mineurs subissent-ils des violences au sein de leur famille d’origine ou dans le cadre d’un placement, par exemple ?
Mme Cécile Moreau. Ils les subissent le plus souvent dans leur famille ou leur famille élargie, mode de vie courant en Polynésie.
M. Yves Piriou. L’accès au droit est multiforme ; il dépend considérablement de la géographie et de la situation socio-professionnelle des justiciables, mais pas forcément de leur origine ethnique. Je ne parle que du point de vue des avocats, sans prétendre que Mme la vice-bâtonnière et moi-même détenions la vérité. Nous ne sommes pas là pour faire étalage de bons sentiments mais pour relater la manière dont nous vivons notre profession eu égard aux questions que vous vous posez.
L’essentiel de la population résidant aux îles Sous-le-Vent et aux îles du Vent, c’est là que se trouve l’essentiel des points d’accès au droit. Pour les îles du Vent, on trouve tous les tribunaux à Papeete : tribunal de première instance, tribunal administratif, cour d’appel, etc. Ainsi, les résidents de Tahiti et Moorea ont un accès au droit à peu près équivalent, d’un point de vue matériel, à celui d’un habitant du fin fond de la Bretagne qui doit se rendre au tribunal judiciaire de Saint-Malo ou Saint-Brieuc. Il me paraît fondamental d’insister sur le fait que, d’un point de vue statistique, l’écrasante majorité des justiciables ont un accès matériel au droit à peu près satisfaisant, même s’il ne l’est jamais complètement.
En ce qui concerne les îles Sous-le-Vent, une section détachée du tribunal de première instance de Papeete est installée à Uturoa, où des audiences ont lieu très régulièrement. Un deuxième poste de magistrat vient d’y être créé. Trois avocats y exercent, dont l’un au titre du service des affaires de terre. De notre point de vue d’avocats, il nous semble que l’accès matériel et géographique au droit dans les îles où il y a des tribunaux est grosso modo satisfaisant.
Aux Marquises, où se trouve également une section détachée, les habitants ont une possibilité raisonnable d’accéder au juge. Il n’y a, en revanche, pas d’avocat. Un avocat ne peut pas s’y installer s’il veut vivre de sa profession – il en faudrait d’ailleurs au moins deux pour éviter tout conflit d’intérêts.
Par ailleurs, du fait des particularités culturelles du territoire, le barreau de Papeete est multiforme : on y trouve des Polynésiens, des Chinois, des « demis » – pour l’anecdote, ma fille est une « demie » et est avocate. Ce barreau est donc capable de recevoir les justiciables quelles que soient leur origine et leur langue, sans difficulté majeure. Le problème est, comme partout, socio-culturel. Il est évident que le riche, le cadre supérieur, le professeur, le fonctionnaire ont un accès au concept de la justice beaucoup plus facile qu’une personne qui est dans une situation socio-économique difficile. Les avocats s’adaptent volontiers, d’autant qu’ils n’ont pas le choix, parce que nous aimons notre métier et que nous aimons défendre nos clients. Les magistrats, dans la mesure du possible, font leur travail avec conscience et sérieux, après un nécessaire temps d’adaptation aux particularités locales.
Je ne suis pas d’accord avec Mme Moreau : je suis un vieil avocat et le tutoiement ne me pose aucun problème, pas plus que l’expression « je te pardonne ». N’oublions pas que toutes les juridictions qui siègent comptent un interprète. Les justiciables qui veulent s’exprimer en polynésien le font. Souvent, des personnes qui parlent très bien français préfèrent employer une langue polynésienne au tribunal ; c’est légitime et personne n’y trouve rien à redire. Jamais je n’ai entendu un magistrat l’interdire ou s’en plaindre. Au pénal, l’interprète est systématiquement présent dans la salle d’audience.
Les procédures sont souvent écrites en Polynésie, en particulier au civil. Le tribunal du travail, par exemple, n’a pas d’interprète permanent mais les assesseurs y sont souvent bilingues, tout comme la greffière. Je n’ai pas discerné de difficultés d’interprétariat ni de problèmes d’interprétation. Nous avons l’habitude de certaines expressions, même sans parler les langues polynésiennes. Pour citer une anecdote : alors que j’étais jeune avocat au pénal, la personne que je défendais a parlé à la barre d’un « mūto’i farāni » – cela veut dire littéralement « policier français » mais se traduit par « gendarme ». Le magistrat a corrigé, en précisant qu’il n’était pas farāni mais tahitien. Nous avons tous des anecdotes de ce type. Cela reste tout à fait marginal. Il n’y a pas de problème linguistique d’accès à la justice.
Il peut en revanche y avoir un problème culturel d’appréhension des notions de la justice et du fonctionnement des tribunaux, qui ne me paraît pas fondamentalement différent de celui du justiciable moyen ailleurs en France. Le justiciable, quel qu’il soit, a des difficultés – légitimes, d’ailleurs – à appréhender le fonctionnement particulier de la justice, qu’il s’agisse des règles de compétences, du vocabulaire ou de la technicité.
C’est évidemment plus difficile dans les îles éloignées où se tiennent les audiences foraines : il faut accompagner les gens davantage. Je ne peux pas vous donner plus de précisions sur le rythme et la temporalité de ces audiences – il faudrait interroger les autorités judiciaires. Mais dès qu’il y a des audiences foraines, le barreau assume ses responsabilités, c’est-à-dire qu’il délègue des avocats au titre des commissions d’office pour le pénal et de l’aide juridictionnelle pour le civil.
Comme le disait Mme Moreau, les barèmes d’accès à l’aide juridictionnelle sont calqués sur ceux de la métropole, alors que le coût de la vie en Polynésie est supérieur de 40 %. Ces barèmes devraient être revus.
Pour conclure, que ce soit pour le justiciable ou pour les professionnels, l’accès au droit est toujours problématique – il pourrait toujours s’améliorer –, mais je ne peux pas laisser passer l’idée qu’il y aurait des difficultés majeures et particulières en Polynésie et que le justiciable polynésien serait plus maltraité qu’un justiciable d’un autre territoire de la République.
Mme Béatrice Eyrignoux. Le conseil d’accès au droit de la Polynésie française (CADPF) a été créé en mai 2022. Chaque année, sa convention – conclue notamment avec le barreau – est renouvelée. Nous nous réunissons régulièrement avec la présidente du tribunal de première instance, entre autres, pour réfléchir aux manières de favoriser l’accès au droit. Les avocats offrent par exemple des consultations juridiques gratuites. Sur le ressort de Papeete, l’accès est évidemment plus facile que dans les îles éloignées. Lors des audiences foraines, les avocats interviennent au titre de l’aide juridictionnelle et de la commission d’office essentiellement au pénal ; en revanche, nous ne recevons pas de telles demandes pour les audiences foraines civiles. En outre, les avocats qui se déplacent pour les audiences foraines ont pour mission de dispenser des consultations juridiques auprès des justiciables. Nous faisons donc le maximum pour rendre le droit accessible. Pour avoir été très longtemps avocate en métropole, je trouve qu’il est plus facile d’obtenir l’aide juridictionnelle en Polynésie – et il y en a beaucoup, car nombreux sont les justiciables qui ont des difficultés financières. Malheureusement, l’information n’atteint pas certaines îles. C’est pourquoi nous travaillons, avec la présidente du tribunal de première instance, à développer des accès par visioconférence.
Je fais également partie de l’association Apaj, créée par Cécile Moreau. Si quasiment toutes les victimes peuvent bénéficier de l’aide juridictionnelle, elles doivent souvent avancer les frais de déplacement, ce qui leur est parfois impossible. En tant qu’avocats, nous avons les mêmes problèmes. Le montant de l’aide juridictionnelle ne peut pas être le même en Polynésie et en métropole. Il est impossible d’imaginer qu’un avocat pourra s’en sortir et être rémunéré correctement dans ces conditions.
M. Davy Rimane, président. Des avocats ont-ils déjà refusé des dossiers parce que certains frais n’étaient pas pris en charge dans l’aide juridictionnelle ?
M. Yves Piriou. Absolument pas. Un avocat n’a pas le droit de refuser une commission d’office ou une désignation d’aide juridictionnelle. Je ne dis pas que ces décisions sont toujours acceptées avec enthousiasme, mais toutes les autorités ordinales – bâtonnier, Conseil de l’ordre – y sont très vigilantes. Nous passons beaucoup de temps à refuser des demandes de dispense d’aide juridictionnelle ou de changement d’avocat. Refuser, c’est commettre une faute disciplinaire. N’hésitez pas à me communiquer toute information à ce sujet.
Mme Cécile Moreau. Certains avocats désignés pour une aide juridictionnelle ne contactent pas leur client au préalable et se présentent à l’audience à la dernière minute sans avoir vraiment préparé le dossier, estimant que le contentieux est facile et qu’ils ne peuvent pas faire plus étant donné ce qu’ils sont payés. D’autres, évidemment, gèrent très bien ces dossiers, sans faire de distinction avec les clients qui les rémunèrent eux-mêmes. D’autres encore ne se présentent pas à l’audience. Cette pratique, largement répandue dans les années 2000, est toutefois de moins en moins fréquente, et quelques cas isolés ne justifient pas de jeter l’opprobre sur toute la profession. Le barreau se structure de plus en plus et fait preuve de davantage de vigilance à l’égard des confrères. On peut certes entendre qu’un avocat a besoin de faire fonctionner son cabinet, mais il doit traiter tous ses clients de la même manière, qu’ils relèvent ou non de l’aide juridique.
M. Yves Piriou. Madame Moreau, je suis d’accord avec vous. Je suis réputé dur et répressif et je n’ai aucune réserve à ce sujet. Je reçois très régulièrement des réclamations de justiciables. Mme la bâtonnière ou moi-même faisons immédiatement le nécessaire, parce que c’est une obligation. Je suis un vieil avocat ; je crois à ma profession et au serment que j’ai prêté. Nous ne sommes pas des prestataires de services : nous devons notre activité aux justiciables quels qu’ils soient.
Comme vous l’avez dit, le barreau se structure. Nous sommes 123, dont beaucoup de jeunes avocats et avocates. Les missions d’aide juridictionnelle et de commission d’office participent de leur formation sur le tas. Globalement, le barreau fait face à ses obligations.
M. Moetai Brotherson. Pour avoir assisté à plusieurs audiences dans les îles, je vous confirme que très souvent, les avocats prennent connaissance du dossier en cinq minutes, juste avant la séance, quasiment en direct. J’espère que c’est de moins en moins le cas. La défense est alors pour le moins légère. Ils invoquent la faiblesse de leur salaire pour se justifier de n’y avoir pas passé des heures.
M. Yves Piriou. Précisons tout de même que nous n’avons accès aux dossiers des audiences foraines que le jour de la séance. L’avocat atterrit la veille au soir, va voir le greffier et obtient le dossier le matin de l’audience. Sans vouloir défendre à tout prix la profession – le constat que vous dressez est vrai, je suis le premier à le déplorer –, les conditions de travail des audiences foraines lointaines sont telles que, la plupart du temps, l’avocat a le dossier au dernier moment, en même temps qu’il rencontre le client. Des conditions matérielles très complexes expliquent ces comportements qui ne sont pas admissibles dans les tribunaux structurés et permanents.
M. Davy Rimane, président. Selon vous, que faut-il faire pour améliorer la défense et l’accès au droit en Polynésie ?
M. Yves Piriou. Je vais parler pour les avocats. L’organisation matérielle relève en premier lieu de la compétence des chefs de cour et des juridictions. Je suis heureux que Mme Moreau ait parlé de ce problème, parce que notre discours pourrait paraître très égoïste et corporatiste : les unités de valeur de l’aide juridictionnelle sont les mêmes qu’en France métropolitaine, alors que la vie est 40 % plus chère en Polynésie. On est gentils d’accepter de travailler dans de telles conditions ! Proportionnellement, nous sommes beaucoup moins indemnisés que nos confrères métropolitains, dont les contraintes sont pourtant moindres : il y a là une rupture d’égalité. Je ne veux pas tenir des propos de café du commerce, mais c’est tellement vrai que les fonctionnaires d’État en poste en Polynésie ont un traitement majoré. Ce n’est pas pour leur faire plaisir mais parce que l’administration tient compte du coût de la vie. La première chose à faire serait de majorer de 40 % l’unité de valeur que nous percevons au titre de l’aide juridictionnelle.
Nous héritons aussi d’une situation très particulière que nous devons gérer au mieux avec nos clients : les affaires de terre, que l’on ne trouve nulle part ailleurs sauf, dans une plus faible mesure, en Corse. Quand j’étais étudiant à la fac de Rennes, on apprenait l’usucapion trentenaire, soit le fait d’être propriétaire d’un terrain pour l’avoir occupé pendant trente ans en se comportant comme un propriétaire, en l’absence de titre. Pour moi qui viens de la Bretagne paysanne, il me paraissait surréaliste qu’un terrain puisse être occupé pendant trente ans sans que le propriétaire réagisse ! J’ai découvert que ces problèmes étaient fréquents en Polynésie.
D’autres problèmes sont liés à l’indivision et aux procédures de partage, très lourdes et longues. La Polynésie française présente en effet deux spécificités en matière de terre : les partages et l’usucapion. Dieu merci, un tribunal foncier dédié à ces contentieux et seul compétent en la matière a été créé à Papeete ; j’en avais d’ailleurs fait la recommandation il y a quelques années. Il compte deux magistrats qui se rendent à des audiences foraines ; une section foncière existe également à Raiatea. Ces affaires étaient auparavant traitées par la chambre des terres du tribunal civil de première instance de Papeete, qui était débordée tant ces contentieux sont énormes et revêtent de l’importance pour la population – le rapport à la terre, celle où l’on est né et où l’on habite, est très fort.
Des efforts ont été faits. La Polynésie française présente ainsi la particularité d’avoir un service des affaires de terre. Ce service public relève de la direction des affaires foncières (DAF). Trois avocats y sont salariés par la Polynésie française. Ces spécialistes ne travaillent pour les justiciables qu’au titre de l’aide juridictionnelle : maître Passerat à Raiatea, maîtres Fritch et Marjou à Papeete. Je ne connais pas d’autres collectivités de la République où un service public paie des avocats pour remplir une fonction juridictionnelle au bénéfice des justiciables qui relèvent de l’aide juridictionnelle.
Un dossier de terre concerne toujours deux parties, le réclamant et le défendeur. Un même avocat ne peut pas représenter les deux : il y aurait conflit d’intérêts. Le service des affaires de terre ne peut donc pas traiter tous les dossiers puisque, d’un point de vue déontologique, il ne peut être à la fois pour et contre la même personne. Le barreau récupère donc – à juste titre – de nombreuses affaires de terre. Les confrères ne se bousculent pas pour les obtenir. En tant que bâtonnier, je dois souvent répondre aux demandes – peut-être légitimes dans l’absolu – d’avocats qui me disent : « je ne sais pas faire, je ne le veux pas, désignez quelqu’un ». En général, je refuse. Je leur rappelle qu’ils sont avocats en Polynésie française et qu’ils ne peuvent pas choisir le type d’activité qui leur revient.
Il s’agit donc d’une charge considérable pour les cabinets, et les indemnités sont sans aucune mesure avec le travail effectué. D’un point de vue pratique, une affaire de terre peut mobiliser des dizaines de parties. La postulation – le fait d’être représenté par un avocat – n’est pas obligatoire. La procédure, très technique, est essentiellement écrite. Lorsque nous déposons nos conclusions, nous devons parfois faire une centaine de photocopies : nous devons délivrer une copie de nos écritures et de nos pièces à chaque partie. Or l’indemnité que nous percevons est dérisoire, en tout cas insuffisante. Nous finançons un service public aux frais des cabinets.
Il faut donc réfléchir à l’adéquation des moyens mis à la disposition des auxiliaires de justice – avocats, experts – au but poursuivi. On ne peut pas considérer que le tribunal foncier marche bien, alors que l’avocat sollicité au titre de l’aide juridictionnelle n’est pas indemnisé. Pour le dire de façon familière, il en est de sa poche.
Outre l’UV de base, l’UV en matière foncière – un contentieux complexe, long et difficile, qui peut durer des années – doit être majorée de manière substantielle ; elle ne peut rester identique à celle d’un dossier civil très simple. Le plus vieux dossier en cours au tribunal foncier date de 1985. J’en ai moi-même un datant de 1979, alors que j’étais avocat stagiaire. Ce problème mérite que l’on y mette les moyens.
J’en viens à la question des huissiers, évoquée par Mme Moreau. Je m’adresse à M. le président de la Polynésie française : nous n’avons plus d’huissiers. Or nous ne pouvons pas faire un procès sans huissier. Ce dernier est en effet le bras armé de la justice. Il délivre les convocations – les assignations – pour informer la partie adverse de l’existence du procès. Il remet également la signification, qui permet de porter le jugement à la connaissance de la personne qui a perdu et comporte, en français et en tahitien, la mention du délai à partir duquel l’appel est possible. Enfin, il est susceptible de faire des saisies afin de récupérer les sommes dues à l’issue du procès.
Aux îles Sous-le-Vent – Raiatea, Taha’a, Bora-Bora, Huahine, Maupiti –, nous n’avons plus d’huissier. Il y en avait un à Raiatea – maître Lote –, une jeune femme locale compétente, dont nous étions satisfaits. Nous disposons désormais d’un jeune homme – M. Cojan – qui fait fonction d’huissier ; il n’a aucune formation ni compétence particulière et joue le rôle d’un facteur qui délivre des actes – et ceci n’a rien de péjoratif. De plus, il n’a pas la possibilité d’intervenir en dehors de Bora-Bora. Il y a également deux études d’huissier historiques – celles de maîtres Ueva et Lehartel d’une part, de maître Vernaudon d’autre part –, ainsi que maître Elie et un autre huissier à la Presqu’île. Or ces personnes vont cesser leur activité, en raison de leur âge. Elles ne trouvent aucun successeur. Je crois savoir que le secrétariat général du gouvernement en est parfaitement informé, sans toutefois avoir véritablement pris conscience de la situation. Je ne sais pas comment la justice fonctionnera lorsqu’il n’y aura plus d’huissier à Papeete et seulement deux études à Tahiti.
Pourquoi ces huissiers partent-ils sans trouver de successeur ? Parce qu’ils n’ont pas la vénalité des charges. Le teneur du registre du commerce, au greffe du tribunal de commerce, est un officier ministériel – et non un fonctionnaire – bien rémunéré ; il pourra vendre sa charge lorsqu’il souhaitera arrêter. Il bénéficie du tarif des greffiers de tribunal de commerce majoré de 40 %. Les huissiers ne bénéficient pas de tels avantages, alors qu’ils exercent un métier très contraignant. Lorsque nous nous arrêtons de travailler, nous pouvons espérer trouver un confrère avocat pour nous succéder, mais tel n’est pas le cas des huissiers, qui ne peuvent pas vendre leur charge. Quel huissier normal s’investirait en sachant qu’au bout du compte, il n’aura rien ? Il aura certes gagné sa vie correctement, en travaillant énormément, mais sans pouvoir valoriser sa clientèle.
Il est un autre problème majeur. L’huissier de Tahiti doit délivrer personnellement un certain nombre d’actes ; les clercs et les employés n’en ont pas le droit. Sachant qu’il n’y a que vingt-quatre heures dans un jour et sept jours dans une semaine, l’huissier ne peut faire plus que ce qu’il fait. Or il est interdit de recruter des huissiers salariés ; le statut – local et national – de la profession l’interdit. Soyons pragmatiques : nous avons des dossiers tous les jours, et sans huissier, nous ne pouvons rien faire. Parlez-en au parquet pour les citations en matière correctionnelle ! Il y a là un véritable péril, non pas pour la profession, mais pour le justiciable. Il est urgent de régler cette situation.
Au-delà des discours, il faut donner à la justice les moyens de fonctionner. J’ai consulté tous les membres du barreau pour enrichir les réponses à votre questionnaire. Ce fut l’occasion de découvrir qu’en 2019, le bâtonnier Bouyssié avait déjà rencontré le garde des sceaux – Mme Belloubet – pour les mêmes problèmes techniques et financiers, mais rien ne s’est passé depuis.
Enfin, les avocats doivent avancer leurs frais de déplacement lorsque la distance est inférieure à 1 000 kilomètres, ainsi que leurs frais d’hébergement – nous venons seulement d’obtenir les remboursements pour 2023. En tant que bâtonnier, ma position est la suivante : un jour, nous arrêterons, nous ferons grève. Nous n’avons pas vocation à financer par notre travail, par notre vie, par notre énergie et par notre santé un service public défaillant. Je suis dur mais telle est la réalité que vivent les avocats.
M. Davy Rimane, président. Je précise que lorsque nous avons examiné le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice en 2023, beaucoup d’entre nous ont défendu des amendements visant à revaloriser l’aide juridictionnelle et un certain nombre de frais. Le gouvernement de l’époque a estimé ces propositions trop coûteuses. Vos confrères d’autres territoires ont également mis ces points en avant. Ils figureront dans le rapport.
M. Yves Piriou. Nous portons la parole des avocats et de notre profession. Si notre discours peut sembler corporatiste, il ne l’est pas.
Mme Cécile Moreau. Il ne suffira pas de revaloriser l’UV pour que la justice fonctionne mieux et soit plus accessible en Polynésie : il faut revoir les frais de justice dans leur ensemble. Si les cabinets d’huissiers vont mal, c’est aussi parce qu’ils ont énormément de dossiers relevant de l’aide juridictionnelle – fonciers, de nature pénale ou relatifs à des décisions civiles. Il faut revoir la rémunération des professionnels de justice intervenant au titre de l’aide juridictionnelle ou dans le cadre d’autres missions. Par le passé, un certain nombre d’experts ont refusé de rendre des rapports à la justice parce que leurs travaux n’étaient pas rémunérés à leur juste valeur. Pour un expert psychiatre, il est préférable de recevoir dix patients en consultation plutôt que de rédiger un rapport d’expertise dans lequel il ne se retrouvera pas financièrement. La question est celle du mode de financement des auxiliaires de justice au sens large.
Pour renforcer l’accès à la justice, il convient par ailleurs de développer les réseaux de communication dans les îles – le président Brotherson sera plus à même d’évoquer ce sujet. À l’image de la télémédecine, nous espérons le développement d’une téléjustice pour faciliter les communications entre les justiciables, les juridictions et les professionnels du droit quels qu’ils soient.
Une initiative gouvernementale vise à déployer des Fare Ora. S’ils sont dotés de salles permettant la visioconférence, ils seront intéressants pour les habitants, chaque foyer n’étant pas équipé d’un système de télécommunications adapté à un échange avec la justice, l’administration ou les services d’accompagnement. Les justiciables des îles éloignées pourront se rendre à leur mairie et communiquer avec leur avocat ou avec différents services en visioconférence.
La communication à distance gagnerait ainsi à être développée. Nous la pratiquons beaucoup mais nous sommes une association, pas un service public. Par exemple, nous utilisons le service Messenger de Facebook pour joindre des personnes et échanger avec elles, comme le font nos psychologues chargés de l’aide aux victimes. La population ayant peu accès à Zoom ou à Teams, nous utilisons le moyen de communication dont elle s’est emparée.
J’en profite pour souligner que les logiciels conçus au niveau métropolitain, comme France Connect, ne sont pas facilement accessibles aux Polynésiens. Il serait appréciable qu’un résident de la Presqu’île, de Maiao ou d’une île isolée puisse envoyer son dossier d’aide juridictionnelle de manière dématérialisée. Les services publics font de vrais efforts, qu’il faut accentuer. Je salue par exemple le fait que l’on puisse commander en ligne les relevés de compte hypothécaires auprès de la direction des affaires foncières.
Cependant, les numéros d’appel nationaux en 08 restent inaccessibles en Polynésie. Quant à France Connect, il demande un certain nombre de documents qui n’existent pas ici. Tout doit être adapté à la Polynésie. Par exemple, nous ne devons pas fournir les mêmes pièces que les métropolitains pour obtenir l’aide juridictionnelle : notre système d’imposition étant différent, d’autres documents permettent de justifier nos revenus. Il faut donc rendre accessibles les plateformes nationales tout en veillant à leur adéquation aux spécificités locales.
M. Moetai Brotherson. Je tiens à souligner que nous avons récemment revalorisé les tarifs des huissiers, à leur demande ; ils ne l’avaient pas été depuis 1995. Ce travail a pris du temps, compte tenu de la nécessité d’obtenir et d’analyser des données comptables et économiques. La vénalité des charges est quant à elle un concept difficile à introduire, puisque les huissiers en place n’ont pas fait l’acquisition d’une charge : il serait bizarre qu’ils puissent la revendre demain. De même, les futurs huissiers n’auront pas à faire l’acquisition d’une charge.
Concernant les affaires foncières, il reste beaucoup à faire. Le bâtonnier l’a souligné, certains dossiers sont très anciens, en raison non pas d’une défaillance du système mais de leur complexité. Prenons mon exemple personnel : je suis co-indivisaire, avec 1 200 de mes cousins, d’un atoll dans les Tuamotu, acquis par mon ancêtre il y a sept générations. Or il en est toujours le propriétaire, d’où la complexité du partage – et encore, les titres ne sont pas contestables. Ce type de situation est courant en Polynésie.
Chose peu commune, il existe un bureau des avocats au sein de la direction des affaires foncières : la collectivité prend ainsi à sa charge une partie de l’aide juridictionnelle concernant les affaires de terre.
Je reviens sur les éléments culturels et linguistiques, et sur la loi elle-même. J’ai été député de la nation. D’un point de vue factuel – ce n’est pas un jugement de valeur –, le Polynésien accepte certaines parties de la loi et en rejette d’autres. Par exemple, le mariage pour tous, bien qu’adopté par le Parlement, constitue un changement sociétal sur lequel les Polynésiens n’ont pas été consultés. Le débat a eu lieu à Paris ; la loi a été adoptée et s’est appliquée de facto ici. Pourtant, une partie des Polynésiens ne l’accepte toujours pas. Je le redis, ce n’est pas un jugement de valeur : en tant qu’adjoint au maire, j’ai officié pour des mariages entre personnes du même sexe avec beaucoup de bonheur.
Autre exemple, les habitants de certains atolls de Polynésie ont toujours, historiquement et culturellement, consommé de la viande de tortue. Depuis la convention de Washington, ratifiée par la France, la consommation, l’élevage et le commerce de viande de tortue sont interdits. Ces Polynésiens n’acceptent pas qu’on leur impose cette loi qu’ils trouvent injuste. Si tout le monde comprend qu’il ne faut pas tuer son prochain, d’autres pans de la loi sont rejetés.
J’en viens à un autre sujet particulièrement sensible, en particulier en ce qui concerne les affaires de terre : il est urgent que l’État et le garde des sceaux se penchent sur la question des archives. Jusqu’à récemment, la collectivité de Polynésie accueillait et gérait les archives de l’État, en application d’une convention. Celle-ci ayant pris fin, le service polynésien des archives n’accepte plus – à bon droit – d’accueillir les archives de l’État. Dans certains couloirs du tribunal foncier, des cartons d’archives sont exposés aux éléments. Cette situation est anormale et peut poser problème dans le futur. Nous appelons l’État à gérer lui-même ses archives ou à donner à la collectivité les moyens financiers, humains et matériels de le faire, à travers une convention.
M. Davy Rimane, président. Il y a des similitudes entre la Polynésie et d’autres territoires ultramarins en matière foncière. La Martinique est frappée par la spoliation foncière, corollaire de l’indivision et de l’usucapion, et le phénomène se développe en Guadeloupe. La justice foraine est une autre similitude, tant dans les territoires archipélagiques qu’en Guyane, où certaines populations sont isolées faute d’accès routier et bénéficient les unes de la pirogue du droit, les autres du Justibus.
La similarité de ces dispositifs étaye le constat que nous dressons : en outre-mer, nombreux sont nos concitoyens dont l’accès au droit et à la justice dépend non de leurs revenus ou de leur appartenance ethnique, mais de l’endroit où ils habitent. Nous nous battrons pour mettre en lumière cette situation dans notre rapport et formuler des propositions pour réduire ces inégalités autant que possible.
Par ailleurs, nous avons pris note de dysfonctionnements de la justice, variables selon les territoires, dus au manque de moyens et à l’accessibilité des bâtiments. En la matière, les territoires les mieux lotis sont La Réunion et la Polynésie, mais un effort s’impose partout.
Au nom de la commission, je vous remercie de vos réponses et vous invite à les préciser en répondant aux questionnaires que nous vous avons fait parvenir ou de façon spontanée. Si nécessaire, nous vous contacterons pour prolonger nos échanges. Le rapport sera publié au plus tard en décembre.
La séance s’achève à dix-neuf heures trente.
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Présent. – M. Davy Rimane
Excusé. – M. Frantz Gumbs