Compte rendu
Commission d’enquête
sur les défaillances
des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des psychiatres spécialisés en santé mentale des jeunes 2
– Audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Yves Baudot, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne 20
– Audition, ouverte à la presse, de M. Frank Bellivier, Délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, et Mme Sylvaine Gaulard, secrétaire générale à la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie 32
– Présences en réunion................................44
Mercredi
3 septembre 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 3
session 2024-2025
Présidence de
Mme Nicole Dubré-Chirat,
Présidente,
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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
Au cours d’une table ronde réunissant des psychiatres spécialisés en santé mentale des jeunes, la commission auditionne Mme Nathalie Godart, psychiatre à la Fondation santé des étudiants de France (FSEF), M. Pierre de Maricourt, psychiatre, expert judiciaire, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne (secteur 15), et Mme Marie-Rose Moro, psychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Madame Godart, monsieur de Maricourt, madame Moro, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie pour votre présence.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Nathalie Godart, M. Pierre de Maricourt et Mme Marie-Rose Moro prêtent successivement serment.)
Notre commission d’enquête cherche à déterminer les défaillances dans la prise en charge de la santé mentale et du handicap et à estimer les coûts que cela entraîne pour la société. Comment évaluez-vous la prise en charge des patients qui s’adressent à vous ou qui devraient vous être adressés ? Plus largement, quel regard portez-vous sur la prise en charge de la santé mentale en France dans vos différents secteurs d’activité ?
Mme Nathalie Godart, psychiatre à la Fondation santé des étudiants de France (FSEF). Je suis psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, spécialisée, depuis quasiment le début de ma carrière, dans l’adolescent et le jeune adulte. Mon parcours est atypique, puisque j’ai été nommée tardivement, en 2017, professeure des universités, à l’université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. J’ai toujours travaillé avec les adolescents et les jeunes adultes, d’abord avec le professeur Jeammet puis à la Fondation santé des étudiants de France.
Cette structure nationale comprend treize établissements sanitaires et médico-sociaux proposant aux adolescents et jeunes adultes un accompagnement global, qui inclut des soins psychiatriques, somatiques et, ce qui est particulier, une scolarisation en accord avec l’éducation nationale. Nous prenons en charge à peu près 10 000 jeunes par an.
Outre mon activité clinique personnelle, je participe au comité de direction de la Fondation. Je suis également chercheure affiliée à l’équipe du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (Cesp) de Bruno Falissard depuis 2005, c’est-à-dire quasiment depuis la création de l’unité. J’y ai mené des recherches pendant dix ans autour de la santé mentale de l’enfant, de l’adolescent et du jeune adulte dans le cadre d’un contrat d’interface. En 2019, j’ai créé un service de prise en charge des adolescents et des jeunes adultes souffrant principalement de troubles des conduites alimentaires. Je participe, de façon associative, à la promotion de la structuration de cette filière de soins. Enfin, j’appartiens au Collège national des universitaires de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.
Notre société traverse une crise de l’offre de soins en santé mentale et en psychiatrie destinée aux jeunes. Avec mes collègues, du même âge ou un peu plus âgés, nous en parlons beaucoup. Nous n’avons jamais vécu une telle situation. Si des difficultés existaient avant le covid, elles se sont depuis accentuées de manière exponentielle. Malgré les aides financières obtenues à certaines périodes, nous faisons face à une crise sans précédent liée à un manque de personnel et à des problèmes de structuration et d’organisation des filières. Les retards de prise en charge des jeunes et les réponses inadaptées sont extrêmement nombreux. Nous sommes confrontés quotidiennement dans notre pratique à cette situation qui entraîne des coûts individuels, familiaux et sociaux.
Sur le plan individuel, la santé mentale des jeunes est très malmenée : les prises en charge tardives et les risques suicidaires augmentent – on en parle largement dans les médias. Leur santé physique aussi est menacée, puisque, quand on ne va pas bien mentalement, on a du mal à s’occuper de soi. Souffrir de troubles mentaux à l’adolescence a un effet négatif sur la santé globale et complique l’insertion sociale à l’âge adulte.
Au niveau familial, le fardeau est très lourd, en termes de temps mais aussi d’argent, car de nombreux coûts ne sont pas pris en charge par l’assurance maladie. La santé et l’insertion des parents peuvent également être menacées quand il faut accompagner un enfant à domicile et s’arrêter de travailler.
Au niveau social, la péjoration de l’état de santé des adolescents et des jeunes adultes représente une perte de chances pour notre société, puisqu’elle rend l’investissement dans les études plus difficile, ce qui compromet leur avenir, sans parler des suicides de gens qui ont un gros potentiel pour l’avenir. Ce coût social de la santé mentale, mesuré par les indicateurs Daly (Disability-Adjusted Life Year), est majoré par l’absence de prise en charge, qui entraîne des complications et augmente la désinsertion des jeunes.
Des études appuient tous ces éléments que je constate au quotidien. Des jeunes gens attendent d’être soignés, alors qu’ils courent un risque vital à cause d’une anorexie mentale, par exemple. Ils devraient être hospitalisés, mais ils doivent parfois attendre jusqu’à six mois malgré les risques de complications physiques et psychiques. Les délais pour le premier rendez-vous sont très longs et les pertes de chances très importantes.
Une très belle étude, publiée dans The Lancet en 2022, montre l’importance des coûts pour la société des troubles mentaux et de leurs conséquences, comme les situations d’invalidité ou le suicide. Une autre étude démontre que les défaillances du système de santé à tous les niveaux du parcours de soins, de l’entrée à la prise en charge, augmentent le risque suicidaire chez les jeunes souffrant de troubles mentaux.
Nous avons réfléchi, avec mes collègues de la Fondation, à des solutions. Il faudrait d’abord améliorer la détection et la réponse précoces. L’Australie et la Grande-Bretagne ont par exemple mis en place des dispositifs favorisant une réponse rapide, adaptée et non stigmatisante – le regard de la société sur la santé mentale est souvent stigmatisant. La prévention secondaire est aussi très importante.
Le manque d’offres sur le territoire doit être compensé. Dans certaines zones, y compris en région parisienne, nous avons du mal à répondre, mais l’offre de soins existe ; dans d’autres, il n’y en a pas. La Fondation essaie de répondre à la demande en différents endroits.
Il faut pouvoir former plus de pédopsychiatres et de paramédicaux à la psychiatrie. La formation des infirmiers psychiatriques a disparu en 1993, je crois, alors que nous en avons un grand besoin. Les infirmiers en pratique avancée (IPA) ne répondent qu’en partie aux besoins. Plus largement, il faudrait former tous les paramédicaux et les médecins à la psychiatrie, car ils accueillent beaucoup de jeunes souffrant de troubles psychiques. Cela permettrait d’améliorer la prise en charge somatique. Je remercie d’ailleurs Marie-Rose Moro, dont le rapport sur le bien-être et la santé des jeunes a permis la création d’un poste universitaire à la Fondation.
Il faut continuer à créer des postes universitaires en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, une discipline relativement jeune, puisqu’elle a moins d’un siècle. Il faut former davantage d’étudiants à cette discipline et lui donner davantage de place dans la formation initiale des médecins.
Notre filière de soins est encore trop organisée en silos. Ma spécialité, celle des troubles des conduites alimentaires, impose d’avoir une double culture, somatique et psychiatrique, et d’entretenir un contact étroit avec les médecins somaticiens. Cette double culture doit être développée car elle favorise une approche globale de la santé. C’est ce que nous nous efforçons de faire à la Fondation. Nous couplons à la prise en charge somatique des maladies chroniques une approche psychique et de santé sexuelle. Inversement, la prise en charge psychiatrique s’accompagne d’une prise en charge somatique, les troubles psychiatriques étant liés à une surmortalité somatique à l’âge adulte. Il faut donc pouvoir le faire très précocement, en association avec des actions de prévention.
Notre offre de soins de santé mentale doit également être conçue pour les publics les plus défavorisés. Je pense notamment aux jeunes en grande difficulté, ceux qui sont pris en charge par l’ASE (aide sociale à l’enfance) ou la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). Ils se retrouvent souvent éloignés des soins en santé mentale ou ont vécu des parcours hachés. Il faut instaurer une continuité afin de pouvoir les accompagner globalement.
De manière générale, il faut penser la prise en charge des jeunes de manière globale : elle doit prendre en compte les dimensions somatique, psychique et sexuelle de leur santé, mais aussi leur position dans la société. Ils doivent pouvoir être accompagnés par des adultes soutenants. La crise du covid nous a beaucoup malmenés en tant qu’adultes. Au sein des institutions de soins et de l’école, il nous a fallu plusieurs années pour retrouver un équilibre. Les adolescents d’aujourd’hui, qui étaient enfants pendant le covid, en subissent encore les conséquences, qui se manifestent notamment par une augmentation très importante des demandes de soins.
M. Pierre de Maricourt, psychiatre, expert judiciaire, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne. Je vous remercie pour votre invitation.
Je suis psychiatre mais je ne suis pas spécialisé en santé mentale des jeunes – je ne sais d’ailleurs pas vraiment ce qu’est un jeune. J’exerce depuis dix ans et je dirige deux services de secteur en psychiatrie adulte qui couvrent le 15e arrondissement de Paris, un territoire de 250 000 habitants à peu près équivalent à celui de Bordeaux. Nous prenons en charge annuellement une file active de 12 000 patients. Nous les accueillons quel que soit leur problème psychiatrique, de l’âge de 15 ans jusqu’à la fin de vie.
Je mène également une activité de recherche clinique, en particulier d’essais thérapeutiques de phases II et III, autour de nouvelles molécules dans le champ des traitements des pathologies psychiatriques.
Enfin, grâce à mon poste d’observation d’expert judiciaire près la cour d’appel de Paris, je peux constater les conséquences de la non-prise en charge de certaines maladies mentales. Les prisons regorgent en effet de malades mentaux dont la plupart, malheureusement, échappent à l’application de l’article 122-1 du code pénal sur l’abolition ou l’altération du discernement – mais c’est un autre sujet.
Mes activités m’offrent ainsi trois points de vue sur la situation de la psychiatrie en France – pas spécifiquement sur la santé mentale des jeunes.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Cette table ronde concerne la santé mentale des jeunes mais notre commission enquête sur la santé mentale en général.
M. Pierre de Maricourt. Votre commission s’intéresse aux défaillances des politiques publiques. Rappelons tout de même qu’il y a plein de très bonnes choses et que nous arrivons à soigner et à aider beaucoup de personnes. Nos actions sont toutefois limitées, du fait de plusieurs problèmes difficiles à caractériser.
Le premier problème est le manque criant de soignants pour réaliser toutes nos missions, de soins comme de prévention. C’est un souci quotidien, qui nous avions déjà lorsque j’étais interne. Le covid n’est pas la cause de tous nos problèmes ; il a mis en avant les difficultés de la santé mentale. Nous avons les postes mais ils ne sont pas pourvus. Sur les 200 postes d’infirmiers que compte mon pôle, 50 demeurent vacants. Dans certaines unités d’hospitalisation, il n’y a qu’un ou deux infirmiers titulaires, ce qui altère nécessairement de façon dramatique la qualité des soins.
Bien que des efforts aient été faits pour essayer de rendre l’hôpital plus attractif, il faut se rendre à l’évidence : il ne l’est plus, pour les infirmiers comme pour les médecins. C’est le cas même à Paris intra-muros, une zone naguère préservée. Il y a quelques années, nous avions des délais d’attente dans notre service pour accueillir de nouveaux médecins ; aujourd’hui, nous en manquons de plus en plus. À moins de deux mois de la rentrée de novembre, je n’ai toujours pas les effectifs suffisants pour faire tourner le service.
Ce défaut d’attractivité des métiers du soin n’est pas spécifique à la France ; on le constate dans tous les pays occidentaux. Il est encore plus marqué dans l’hôpital public et ne fait que s’aggraver, en raison notamment des conditions de rémunération trop limitées en comparaison avec celles de la médecine de ville ou de la psychiatrie privée. Plus le temps passe, plus les pénuries augmentent. Il est difficile d’attirer un médecin dans une unité où il se retrouvera seul alors qu’il devrait travailler avec trois confrères.
Face aux difficultés quotidiennes liées au manque de soignants, nous n’arrivons pas à trouver de solutions – le patch ponctuel que constitue le recours à l’intérim offre une qualité de soin bien inférieure.
Cela est à l’origine d’un défaut de repérage précoce des pathologies mentales. C’est à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte qu’apparaissent la majorité des grandes pathologies mentales, comme la schizophrénie et les troubles de l’humeur, qui touchent chacun 1 % de la population. Le défaut de soignants allonge les délais de consultation et entraîne un retard de diagnostic. Le délai entre le moment où la maladie émerge et le début des soins est le facteur pronostic majeur – c’est connu pour la schizophrénie mais c’est le cas pour toutes les maladies. Plus ce délai est long, plus la maladie sera difficile à soigner, plus les taux de rémission seront faibles et plus le handicap généré sera important.
Il est facile d’imaginer l’impact que cela aura chez de jeunes adultes qui vivent une période particulièrement importante de leur développement, au cours de laquelle ils se séparent de leur famille et font des études. Ils risquent de décrocher du système scolaire, de ne pas parvenir à se former et, partant, de ne pas réussir à acquérir leur autonomie. Ils courent ainsi le risque de se retrouver de plus en plus dépendants du système de soins, car nous n’arrivons pas à les réinsérer.
Les soins psychiques ne doivent pas reposer uniquement sur les psychiatres et les psychologues mais également sur les autres professionnels de santé, notamment les médecins généralistes, et les infirmières et les médecins scolaires, pour les jeunes. Le malade doit être pris en charge de manière globale et coordonnée entre le médecin généraliste, le psychiatre, l’assistante sociale. Or les médecins généralistes sont eux-mêmes déjà saturés. La crise des urgences, dont on parle depuis plusieurs années, s’explique notamment par le fait que les généralistes ne parviennent pas à absorber les files actives et que de nombreux Français n’arrivent pas à avoir de médecin traitant.
Il existe en plus un vrai problème de formation des généralistes dans le domaine de la psychiatrie – les pauvres généralistes se retrouvent à devoir être savants sur tout. Il est urgent qu’ils soient formés en santé mentale parce qu’ils sont le premier recours face à la souffrance psychique. Les données montrent que 25 % à 30 % des files actives des généralistes sont constituées de patients qui les consultent pour des problèmes de santé mentale. Cette difficulté de prise en charge est renforcée par le manque de moyens de notre côté pour prendre le relais.
J’ajoute qu’il y a de moins en moins d’infirmières et de médecins dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités. Il existe en outre un défaut de formation de ces professionnels au repérage précoce des troubles psychiques. Ce n’est pas leur faire injure de le dire.
On parle souvent de la saturation du système de soins, des hôpitaux en particulier. Il existe toutefois une difficulté dont on parle moins, qui concerne le lien entre les structures sanitaires et les structures médico-sociales. Dans mes unités, qui me semblent représentatives du fonctionnement du système de soins, à peu près 30 % des lits sont occupés par des patients qui n’ont rien à faire à l’hôpital psychiatrique. Pourquoi ? Par défaut d’aval.
On peut discuter de la réduction trop importante du nombre de lits en psychiatrie. Ce phénomène assez naturel – sortir les malades de l’asile – a débuté au milieu du XXe siècle avec la découverte des premiers traitements, sauf que l’on a drastiquement diminué le nombre de lits et que l’on a supprimé des lieux d’asile, au sens le plus noble du terme. On a oublié les patients qui, malgré les soins et les traitements, ont un handicap trop important pour vivre de façon autonome dans la cité. Les politiques publiques sont totalement défaillantes. Les offres de prise en charge dans les foyers d’accueil médicalisé (FAM) et les maisons d’accueil spécialisées (MAS) sont en nombre bien trop insuffisant, les places ne se libérant qu’au décès des patients. Jusqu’à ces dernières années, il existait des alternatives de prise en charge, notamment en Belgique, où des enfants mais aussi des adultes ont pu être placés. Ce système ayant ses limites, nos politiques ont demandé un moratoire et supprimé l’accès à la Belgique. Tout le monde était très content de montrer que l’on pensait au bien-être des patients, sauf qu’il n’y a pas eu d’ouverture de structures en France. Ces cinq dernières années, aucun chantier de FAM ou de MAS n’a été ouvert en Île-de-France. Les patients concernés se voient donc contraints de vivre dans la rue ou à l’hôpital, où ils saturent le système.
Les défaillances politiques ne sont pas la cause de tout : il y a aussi ce que la médecine n’arrive pas à faire. On ne s’en sortira pas sans innovation. Les innovations thérapeutiques en santé mentale sont assez récentes. Le premier traitement neuroleptique date de 1960. Surtout, faute de comprendre totalement la physiopathologie des maladies, les traitements ont des limites très importantes : un tiers des patients ne répondent pas aux traitements conventionnels. Si l’on rapporte cette proportion au nombre total de personnes atteintes de schizophrénie – 1 % de la population – ou de troubles bipolaires – 1 % à 2 % de la population –, on se représente facilement le nombre de patients concernés.
Il y a une vraie volonté politique pour soutenir l’innovation. Nous avons pu le constater dans notre pôle où nous avons pu créer, grâce aux assises de la santé mentale et de la psychiatrie, un institut de neuromodulation dédié au futur des techniques de soins. Elle demeure toutefois insuffisante.
Il existe enfin un problème de financement de l’innovation. Certains traitements arrivent sur le marché sans pouvoir être financés en raison du mode de financement des soins en psychiatrie. Si la tarification à l’activité en médecine somatique a des travers énormes, le principe de l’enveloppe globale fige tout le système et personne, pas même dans les agences régionales de santé (ARS), n’est capable de comprendre la clé de répartition des moyens. Les moyens sont constants, alors que certains secteurs ont perdu jusqu’à 30 % de leur population quand d’autres en gagnaient en même proportion. Les modifications récentes restent marginales.
L’innovation coûte cher. Il faut se garder de caricaturer la Big Pharma en industrie qui s’en met plein les poches. Pour développer de nouvelles molécules, ces entreprises ont besoin d’un retour sur leur investissement, qui peut s’élever jusqu’à 10 milliards de dollars. Notre mode de financement ne permet pas d’utiliser certaines molécules qui arrivent sur le marché en raison de leur prix.
Mme Marie-Rose Moro, psychiatre, cheffe de service de la Maison de Solenn. Je vous remercie infiniment de votre invitation. J’insisterai sur trois thèmes principaux, complémentaires de ceux qui ont déjà été évoqués : les soins apportés aux bébés, aux enfants et aux adolescents ; l’enseignement et la formation ; la recherche. Pour éclairer notre réflexion, je reprendrai des propositions issues du rapport intitulé « Bien-être et santé des jeunes », que j’ai corédigé il y a déjà quelques années et qui a donné lieu à plusieurs avancées.
Je suis pédopsychiatre et je dirige la Maison de Solenn, un service dédié aux adolescents, dans leur famille – ce point est très important. Comme toutes les maisons des adolescents, cette structure pluridisciplinaire est très ouverte, proposant un accueil sans rendez-vous. De plus, elle est un service hospitalo-universitaire effectuant des expertises complémentaires. Enfin, elle accueille un pôle important de périnatalité en lien avec la maternité de Port-Royal. Elle constitue donc un point d’observation assez large des défaillances et des points susceptibles d’être collectivement améliorés.
Le propre de la pédopsychiatrie est de s’occuper d’êtres en développement. Ce développement suit son mouvement intrinsèque, tout en étant conditionné par l’environnement extérieur. Si certains facteurs de vulnérabilité sont inhérents à ce développement interne, les interactions des enfants et des adolescents avec leur milieu, complexes, sont particulièrement importantes. Il faut tenir compte de leur qualité et de leur fonctionnalité dans la prise en charge des enfants et des adolescents.
Du fait que la pédopsychiatrie est la discipline qui s’intéresse au développement, elle doit agir vite. Un bébé, un enfant ou un adolescent qui va mal doit être soigné immédiatement, non seulement parce que sa souffrance est intolérable, mais aussi pour l’avenir, pour sa vie d’adulte : s’il cicatrise mal ou ne guérit pas – la plupart des pathologies ne guérissent pas spontanément –, cela aura des conséquences sur son développement.
Nathalie Godart a insisté sur les conséquences pour la société d’une mauvaise prise en charge de la santé mentale des enfants. Bien soigner les bébés, les enfants et les adolescents dans leurs familles, c’est leur permettre de devenir des adultes heureux, capables d’agir dans la société. Théoriquement, nous devrions en avoir les moyens mais nous ne les avons pas.
Bien qu’ils ne soient distants que de quelques centaines de mètres, le service de Pierre de Maricourt et le mien n’ont pas les mêmes besoins : contrairement au sien qui a du mal à pourvoir les postes, le mien manque de postes. De manière générale, le manque de soignants, médecins et infirmiers, est terrible, mais les situations sont très hétérogènes : à certains endroits, on pourrait avoir plus de postes et mieux faire. Malheureusement, cette hétérogénéité rend tout plaidoyer difficile. Ainsi, un projet de lits mère-bébé à destination des mères vulnérables, dont nous nous occupons beaucoup, a été lancé par mon service. Or l’ARS a décidé de ne plus créer de tels lits dans Paris intra-muros ; aucun ajustement n’étant possible, ils seront créés dans un endroit dépourvu de soignants, ce qui va à l’encontre d’une bonne adaptation entre les actions et les possibilités.
Ces derniers temps, les soins apportés pendant la grossesse ont connu des progrès : nous sommes davantage capables d’identifier une maman enceinte déprimée ou une interaction parent-bébé dysfonctionnelle. Ces progrès sont essentiellement liés à une amélioration de la formation, qui a intégré les résultats de recherches récentes. Malgré tout, la détection et la prise en charge d’une maman déprimée dès sa grossesse se font encore très mal, avec des ruptures : les soignants qui s’occupent de la femme enceinte ne sont pas ceux qui s’occupent de la femme qui vient d’accoucher. L’organisation entre les différents lieux n’est pas évidente, en particulier en l’absence d’informations.
La prise en charge est donc insuffisante, alors même que la dépression du post-partum touche environ 25 % des femmes qui accouchent, selon plusieurs études. Pour les mamans accueillies à la maternité de Port-Royal, dont les situations sont complexes et qui rencontrent des difficultés somatiques ou psychiques, ce pourcentage atteint 30 %. L’enjeu de la prévention a déjà été évoqué : il importe de bien diagnostiquer et de bien traiter les mamans déprimées, non seulement pour elles-mêmes – ce qui est déjà beaucoup – mais aussi pour leur bébé et pour l’avenir.
Qui plus est, tous les repérages ne donnent pas lieu à des prises en charge, ce qui me met très en colère. Ce constat s’applique également à une autre pathologie concernant les adolescents, que j’aborderai plus tard. Nous avons fait de grands progrès en matière de repérage, notamment grâce à de nouveaux outils, mais tout se passe ensuite comme si on ne croyait pas à l’utilité de la prise en charge. Les mamans doivent être prises en charge là où elles se trouvent : si on les envoie ailleurs, elles ne s’y rendront pas.
Plus encore que le repérage, la prise en charge doit être intensive, pluridisciplinaire et précoce, mobilisant des sages-femmes, des obstétriciens, des psychologues, des psychiatres, des infirmières, etc. En psychiatrie aussi nous savons prodiguer des soins intensifs : nous voyons les patients régulièrement et à plusieurs. La recherche à ce sujet a beaucoup avancé et nous maîtrisons les techniques ; ce sont l’organisation des soins et les moyens disponibles qui posent problème. Certes les médicaments sont importants, mais dans toutes les psychothérapies il faut donner des indications en fonction des besoins. Le traitement doit être précoce et nous devons croire que nous sommes capables de le prodiguer, car nous le sommes bel et bien.
La mortalité infantile reste trop élevée et la morbidité demeure importante ; certaines familles sont particulièrement vulnérables. Les soins aux femmes migrantes, qui cumulent différents facteurs de vulnérabilité, sont ma spécialité ; si elles sont parfois repérées, elles sont rarement prises en charge, notamment parce qu’elles ne parlent pas français. Mais depuis quand ne pas parler la langue empêche de soigner ? On sait faire, on a des interprètes ! Plus leur vulnérabilité est grande, moins leur prise en charge est intensive.
Les moments qui entourent la naissance et la petite enfance sont très importants et soulèvent de nombreux enjeux.
Après celui des bébés vient l’âge scolaire, au sujet duquel le rapport déjà évoqué avait formulé des propositions qui n’ont malheureusement pas été retenues. Au cours de cette période, la souffrance des enfants s’exprime beaucoup à l’école. La pédopsychiatrie doit donc être en lien avec l’école et la médecine scolaire, qui est particulièrement pauvre, comme elle l’est avec la PMI (protection maternelle et infantile) pour les plus petits.
Comme le recommandait le rapport, nous avons expérimenté un système dans lequel les pédopsychiatres et les personnels de l’école se connaissaient et travaillaient ensemble : si une maîtresse identifie un enfant qui ne va pas bien, si une dame de la cantine se rend compte qu’un enfant ne mange pas ou si une directrice voit un enfant arriver en pleurs le matin, elles peuvent passer un coup de fil à une unité et obtenir la réponse d’un psychologue ou d’une infirmière. Ces unités mixtes font l’objet d’une convention entre l’ARS et l’éducation nationale. Malheureusement, ces conventions ont été très peu nombreuses et le système n’a pas été généralisé ; l’enthousiasme initial est retombé.
Il est pourtant efficace de pouvoir compter ainsi les uns sur les autres, de s’appuyer sur les familles et de mettre nos connaissances du développement et des vulnérabilités de l’enfant au service de l’école et de la société. Monter des structures en commun, se réunir régulièrement pour discuter de vive voix et savoir que l’on peut passer un coup de fil en cas de situation de crise : tout cela est très important.
Nous avions également recommandé que les parents et les personnels scolaires disposent sur leur téléphone d’une application regroupant les coordonnées de toutes les ressources locales utiles : les psychologues, l’intersecteur, la maison des adolescents, la consultation spécialisée en troubles du comportement alimentaire – en d’autres termes, un répertoire de santé. Non seulement nous manquons de postes et d’effectifs, mais l’organisation de l’offre de soins n’est pas très lisible. Tous ceux qui ont dû passer des coups de fil pour leur enfant le savent : il faut être informé pour savoir comment cela fonctionne, alors que c’est relativement simple.
Cette recommandation est toujours d’actualité et pourrait tout à fait être mise en pratique : il est indispensable de connaître toutes les ressources médicales disponibles dans son environnement, y compris celles concernant la santé physique – les psychomotriciens, les orthophonistes, etc. – et de diffuser ces informations au-delà des personnes déjà informées.
Pour en venir à l’adolescence, les idées suicidaires et les tentatives de suicide à cette période sont un grand problème de santé publique. Malgré des progrès, nous nous trouvons de nouveau dans une situation complexe, marquée par des expérimentations. Mon service ouvrira une nouvelle unité en octobre ; de nombreuses unités ont d’ailleurs ouvert, notamment en région parisienne, mais c’est encore insuffisant.
Il est important d’apporter une réponse immédiate aux adolescents qui ont des idées suicidaires ou qui sont passés à l’acte : on ne peut pas répondre à un adolescent déprimé, qui dit ne pas aller bien et souhaite voir quelqu’un, qu’il peut revenir dans trois mois – quand ce n’est pas six ! Cela lui laisse largement le temps de faire une tentative de suicide. La réponse doit être la plus rapide possible et s’accompagner d’un traitement intensif tenant compte du problème et permettant de modifier collectivement la situation.
Il est nécessaire de s’appuyer sur les parents. Plus les enfants sont vulnérables, plus il est important de s’appuyer sur les parents et de renforcer leurs capacités. Outre les enfants issus de l’ASE et de la PJJ et les enfants de migrants, de nombreux enfants ne vont pas bien, notamment ceux qui ont des troubles psy avérés – parmi lesquels les troubles du comportement alimentaire, que nous traitons tout particulièrement. Il faut vraiment s’occuper des parents, qui sont très seuls face à la douleur de leurs enfants.
En matière d’enseignement et de formation, compte tenu de la complexité des situations, il est nécessaire de partager le savoir, de former et de superviser. Or le financement de la supervision, qui permet à une équipe d’apporter des réponses complexes, n’existe pas. Il faut tricher : par exemple, je prends de l’argent alloué à la recherche. On ne valorise pas suffisamment la formation et l’enseignement. On manque de psychiatres et de psychologues mais également d’universitaires pour former les jeunes gens ! Bien que tout le monde en ait conscience, la situation ne change pas radicalement.
Enfin, il faut rappeler l’importance de la recherche, en particulier de la recherche active, portant sur l’ensemble des techniques mises à notre disposition. Nous avons beaucoup de mal à financer la pédopsychiatrie, qui va des sciences humaines aux neurosciences – sans parler des aspects macroscopiques. Il est anormal qu’il soit si difficile de financer des recherches en sciences humaines – encore plus qu’en neurosciences. Il faut financer une recherche qui prenne en compte l’ensemble des dimensions de notre discipline.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie de votre enthousiasme, madame Moro.
Je voudrais revenir sur différentes étapes du parcours de soins. Nous avons des difficultés à mieux repérer les situations problématiques, que ce soit par le biais de la PMI, s’agissant des plus jeunes enfants, ou par celui de l’école. Nous nous sommes battus et nous battons encore pour avoir plus d’infirmières et de psychologues scolaires – et pour que ceux-ci ne soient pas cantonnés à l’orientation.
Nous avons certes besoin d’améliorer encore le repérage mais je m’interroge au sujet de la communication entre les professionnels de santé. Dans le cadre scolaire, certains ne disent rien au prétexte qu’un signalement s’apparenterait à de la délation ; on a un mal de chien à établir un lien avec un médecin généraliste. Des ruptures surviennent ainsi tout au long du parcours de soins, en raison de l’absence de communication entre les professionnels de santé à la suite de ce type de signalements.
J’ai codirigé l’an dernier une mission d’information sur la prise en charge des urgences psychiatriques. Nous avons constaté qu’un contact téléphonique avec un psychiatre est un atout pour les généralistes en matière de conseils et d’adaptation du traitement.
Toutes les formations créées dans les établissements hospitaliers à l’attention des médecins généralistes ont été abandonnées, faute de combattants – ils n’ont pas le temps ou pas la motivation suffisante. Pourtant, 30 % de leur patientèle présente des troubles psychologiques.
Le dispositif Mon soutien psy a permis d’apporter une aide aux étudiants au moment de la crise du covid ; il est toujours d’actualité. Parmi ses bénéficiaires, a-t-on constaté une surreprésentation des enfants issus de l’ASE ou d’enfants qui se trouvaient précédemment dans une situation précaire ?
Aucun d’entre vous n’a évoqué les addictions, qui me semblent pourtant constituer un facteur déterminant ou à tout le moins révélateur de certaines maladies psychiatriques, ni les réseaux sociaux, qui transmettent une image inappropriée des rapports aux autres et à la violence, et ce dès le plus jeune âge. Par ailleurs, certains jeunes disent confier leur détresse à ChatGPT. Comment intégrer ces éléments nouveaux à la prise en charge des jeunes ?
Nous partageons le constat et le diagnostic : il faut renforcer l’attractivité de la formation, notamment celle des infirmiers en pratique avancée puisqu’on ne reviendra pas aux infirmiers de santé mentale qui existaient précédemment. Nous prônons un complément de formation pour les infirmiers désireux de s’orienter vers la psychiatrie, une spécialité déshéritée.
Vous avez évoqué les fermetures de lits d’hospitalisation en psychiatrie. Si les postes correspondants au nombre de lits prévus en psychiatrie étaient pourvus, nous ne manquerions pas de places pour les adultes. En revanche, il n’y a pas partout de lits pour des séjours de courte durée, nécessaires pour accueillir les adolescents.
Les nouveaux dispositifs sont souvent coûteux, concentrés aux mêmes endroits et pas toujours pérennes, sans compter qu’ils ne font pas toujours l’objet d’une évaluation. Peu lisibles, tous les patients n’y ont pas accès. Vous avez évoqué la mise à disposition d’un répertoire de santé, mais tant qu’on n’en a pas besoin, on ne s’en sert pas ; quand on en a besoin, on fait ses recherches. Dans ma circonscription, une maison des adolescents avait ouvert des consultations à côté d’un cabinet médical, sans grand succès. Dès qu’elles ont été déplacées dans les établissements scolaires et ouvertes pendant la pause déjeuner, elles ont été fréquentées. Il est donc nécessaire d’aller vers.
Mme Marie-Rose Moro. Si les écrans, comme les réseaux sociaux, font désormais partie de la vie, ils sont un sujet d’inquiétude concernant les tout-petits, avant l’âge de six ans : les écrans ne doivent pas remplacer les interactions humaines.
Les enfants sont censés ne plus pouvoir utiliser leur téléphone à l’école. Dans un reportage qu’on m’a demandé de commenter, tous soulignaient que leurs parents ne pourraient plus les joindre et anticipaient leur inquiétude : ce sont les adultes qui organisent la vie de leurs enfants autour du téléphone et de la sécurité qu’il peut leur apporter. Nous devons nous interroger sur la société que les adultes construisent – le téléphone était en réalité plus pour eux que pour leurs enfants. Il y a des mesures à prendre, concernant aussi bien les téléphones que les réseaux, en particulier pour les plus jeunes enfants, mais ce n’est pas leur utilisation qui crée une psychopathologie. Gardons-nous de simplifier ces enjeux en expliquant qu’il suffit d’interdire les réseaux sociaux ; il s’agit d’apporter des soins.
On ne peut pas compter uniquement sur une communication individuelle entre l’école et les soignants. Bien sûr, une infirmière scolaire peut appeler un psychiatre de la maison des adolescents, mais il est important de disposer de structures au sein desquelles les différents acteurs travaillent ensemble et se connaissent. Si un adolescent ne mange pas à la cantine, on sait comment agir ; dans le cas d’une situation de crise, on peut contacter le psychiatre. Il faut des lieux et des moments de rencontre. L’observation effectuée par les personnels scolaires doit servir aux soignants et ces derniers doivent transmettre leur expertise aux premiers. C’est pourquoi je suis favorable à la création de structures communes et de numéros verts.
Mme Nathalie Godart. Je voudrais compléter ces propos relatifs à la communication entre les différents mondes dans lesquels évoluent les adolescents.
Le soin à l’école est le cœur d’expertise de la Fondation santé des étudiants de France, qui emploie aussi bien des professionnels de l’éducation nationale que du soin. Nous sommes en train d’instaurer des dispositifs innovants, les procédures existantes étant insuffisantes. Vous avez raison, il faut aller vers l’école et créer des liens de confiance pour que les différents acteurs d’un même territoire se connaissent. Soignants et professionnels de l’éducation nationale doivent se rencontrer : lorsqu’ils le font, les échanges sont très riches et les liens solides. La Fondation forme les professionnels de l’éducation nationale, parce que l’école a changé et qu’elle fonctionne différemment de celle que nous avons connue.
Les dispositifs de collaboration entre professionnels non spécialisés et professionnels spécialisés en santé mentale sont appelés « dispositifs intégrés ». Nous contribuons à créer cette interface ; nous avons développé une démarche de recherche, menée par le docteur Caroline Huas, promouvant ce lien entre médecins généralistes et nos services de soin pour adolescents. En effet, nous ne parlons pas véritablement la même langue, nous n’avons pas la même position et nos temporalités respectives rendent nos relations complexes.
Il nous faut créer de nouvelles façons de fonctionner. Comme me le disait un médecin généraliste, il faudrait être formé pendant 250 ans pour devenir spécialiste dans tous les domaines. Ce n’est pas possible. Les spécialistes en santé mentale doivent tendre la main aux généralistes pour répondre à leurs besoins. Nous avons lancé en Île-de-France un dispositif expérimental concernant les troubles des conduites alimentaires, visant à créer une voie unique de mise en contact des spécialistes et des généralistes ; une équipe mobile spécialisée sera en contact avec des services d’hospitalisation, des centres médico-psychologiques (CMP) et des établissements scolaires qui rencontrent des difficultés avec cette thématique.
Si nous connaissons très bien nos filières, elles restent en revanche complètement opaques pour les usagers et même pour les médecins généralistes. Nous devons élaborer des dispositifs innovants pour résoudre ce problème. Créer des liens, établir des ponts et des interfaces entre tous les acteurs existants est particulièrement important.
Quant aux réseaux sociaux, je suis d’accord : c’est un problème de société et nous devons faire avec. Ils interagissent avec le développement des jeunes et la santé mentale, mais pas uniquement de façon négative. Ce problème relève d’un travail de prévention, d’éducation et d’accompagnement.
M. Pierre de Maricourt. J’entends la difficulté de former les médecins généralistes à la santé mentale, sauf qu’elle est aussi importante que la santé physique. À la faculté de médecine, 99 % du temps est consacré aux pathologies physiques et la santé mentale est réduite à peau de chagrin. Il faut absolument former les jeunes internes des autres spécialités, qui sont ignorants en la matière alors qu’ils rencontrent quotidiennement des patients souffrant de pathologies mentales.
Il y a quelques années, un ministre de la santé avait proposé de rendre obligatoire un semestre de psychiatrie pour les internes en médecine générale : on n’y arrive pas et cela a peu à peu été abandonné, alors que c’est essentiel. Le médecin généraliste restera la porte d’entrée vers la psychiatrie pour différentes raisons, notamment d’autostigmatisation – il est beaucoup plus facile d’aller voir son généraliste que de consulter un psy.
L’intelligence artificielle va révolutionner la formation ; les progrès en matière de diagnostic sont fantastiques. Des éléments d’aide à la décision et au diagnostic feront leur apparition et seront très utiles.
Certes, le nombre de lits en psychiatrie s’est stabilisé au cours des dix dernières années mais il a, en réalité, beaucoup diminué dans le secteur public en raison d’un transfert massif vers le secteur privé. Ce n’est pas satisfaisant puisque les cliniques privées n’ont pas les mêmes missions que le secteur public. De plus, leur accessibilité est très limitée, notamment du point de vue financier : le coût d’une chambre individuelle dans une clinique de la région parisienne est très différemment pris en charge par les mutuelles – à hauteur de 30 % seulement s’agissant de la mienne. Enfin, le modèle économique de ces cliniques reposant sur la rentabilité, elles sélectionnent les patients.
Des obligations de service public s’imposent désormais à certaines d’entre elles, comme la réservation de lits pour les urgences, mais il est indispensable d’intégrer ces structures privées aux dispositifs régionaux de soins.
J’en viens enfin aux addictions, dont nous n’avons pas parlé. Plutôt que des réseaux sociaux je me préoccuperais des toxiques qui inondent notre pays ! C’est un enjeu essentiel. Ce matin encore, j’ai été impressionné par la liste des produits qu’un jeune de 20 ans avait déjà consommés, parmi lesquels des mélanges très toxiques et des molécules de synthèse dont nous ne connaissons ni le mode d’action ni la toxicité.
Le cannabis est consommé par une part très importante de nos patients ; bien qu’il ne soit pas un facteur majeur d’évolution vers la schizophrénie – le lien entre les deux est plus complexe – il est un élément essentiel à prendre en compte. Pourtant, cette question est un peu abandonnée : lorsqu’on parle de cannabis, c’est uniquement pour évoquer sa dépénalisation. Or, en termes de santé publique, celle-ci n’est pas le sujet. Les expérimentations menées au Canada montrent que, si elle ne fait pas exploser la consommation chez les jeunes – alors qu’elle le fait chez les adultes –, elle ne la diminue pas non plus.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Les coûts évités par les politiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap sont insuffisamment appréhendés : voilà la démonstration que nous souhaitons faire avec cette commission d’enquête.
Je suis très sensible aux sujets de fond que vous avez évoqués, notamment celui du manque de places en foyer d’accueil médicalisé ou en maison d’accueil spécialisée. Sachant que ces places sont beaucoup moins coûteuses que dans le milieu hospitalier, elles peuvent constituer une réponse dans le contexte budgétaire actuel.
Je voudrais revenir sur la logique d’allocation des ressources. Vous avez souligné que le fonctionnement de la dotation globale était illisible, ce qui est pour moi incompréhensible. En théorie, il peut sembler intéressant d’opérer un rééquilibrage en faveur des territoires sous-dotés mais, dans la réalité, si un territoire n’est pas attractif, on n’y trouvera de toute façon pas de professionnels.
Les familles expriment le besoin d’une prise en charge plus précoce, afin d’éviter des soins curatifs et des remédiations plus coûteux. L’estimez-vous également nécessaire ? Cette piste est-elle insuffisamment explorée ? Vous évaluez à 30 % la part de patients qui ne devraient pas être chez vous et vous avez très rapidement évoqué le milieu carcéral, où l’aveu d’échec est terrible. Il me semble que, dans le contexte actuel, on ne pourra pas faire bouger les lignes de façon significative si l’on ne démontre pas que des moyens supplémentaires permettront des économies à court ou à moyen terme.
S’agissant enfin de la géolocalisation, son intégration dans Pronote me semblerait préférable à la création d’une application dédiée – c’est un point de vue personnel.
Mme Marie-Rose Moro. Peu importe que l’on mette l’information dans Pronote ou ailleurs. Ce qu’il faut, c’est qu’elle soit accessible à tous de la même façon – parents et enfants, lorsqu’ils sont grands –, sans être réservée aux personnes d’un niveau social favorisé. Il faut aussi qu’elle soit actualisée.
Je ne suis pas confrontée à la problématique que vous évoquez : les ados qui viennent chez nous ne pourraient pas aller ailleurs – du moins pas en amont, au moment des soins aigus. En revanche, on manque de structures d’aval adaptées aux différents besoins. Nathalie Godart a souligné le rôle important de la Fondation santé des étudiants de France, mais de telles structures ne sont pas assez nombreuses et il n’y en a pas partout. On aurait parfois besoin qu’il y en ait d’autres.
M. Pierre de Maricourt. Le constat est partagé. La difficulté vient du fait que, si l’on connaît à peu près le chemin à suivre, on ne sait pas comment s’y prendre.
Compte tenu de l’état de notre pays, je n’ai aucun doute quant au fait que les moyens consacrés à la santé mentale n’augmenteront pas. Nous n’avons toutefois pas à rougir : en nombre de psychiatres et de lits par habitant, nous sommes largement dans la moyenne de l’OCDE. Nous savons donc que l’amélioration de la situation viendra des politiques de prévention. Encore faut-il préciser de quel type de prévention l’on parle.
La prévention primaire vise à éviter l’apparition de maladies et passe par le bien-être des enfants : en améliorant le bien-être familial et scolaire, on sait qu’on limite les facteurs de stress, le contact avec les toxiques et l’apparition de maladies. Mais il est difficile de savoir quelle route emprunter pour atteindre cet objectif. Faut-il diminuer le nombre d’élèves dans les classes pour permettre une prise en charge plus individualisée ? Faut-il systématiser la guidance parentale à destination de toutes les familles ? Je ne sais pas.
Mme Marie-Rose Moro. On a tout de même des idées.
M. Pierre de Maricourt. Oui, mais leur application semble difficile.
La prévention secondaire vise à réduire la durée de maladie non traitée. Il ne servira à rien de refaire 40 000 études : tant qu’on ne parviendra pas à repérer et à soigner les maladies de façon précoce, rien ne changera. La formation constitue, à cet égard, un enjeu majeur. Quand un généraliste se demandera si un ado qui se renferme n’est pas en train d’entrer dans la schizophrénie, sans voir automatiquement une crise d’adolescence, on aura fait un pas énorme. Quand je vois dans le 15e arrondissement de Paris, en dépit des moyens que l’on met, des gamins dont la maladie n’a pas été traitée pendant huit, neuf voire dix ans ! On sait très bien que, pour eux, c’est foutu. En dépit des soins qu’on leur apportera, la maladie aura eu un effet toxique tellement important sur leur cerveau qu’il sera extrêmement difficile voire impossible de les réinsérer.
Enfin, la prévention tertiaire consiste à éviter les rechutes. Elle nécessite des moyens : dans la mesure où de nombreuses maladies mentales s’accompagnent d’une difficulté de prise de conscience pour les patients, il faut améliorer le suivi individuel et les placer au bon endroit. Un SDF psychotique dans les rues de Paris ou sur les bancs du métro a évidemment un coût social majeur. En psychiatrie, un médicament ne coûte rien : 1 euro par jour en moyenne pour l’instant, en l’absence d’innovation. Ce qui coûte le plus cher à l’assurance maladie, c’est l’hospitalisation. Il faut, comme je le disais, créer des espaces d’asile pour les grands malades qui, du fait du handicap généré par leur maladie, ne peuvent pas vivre de façon autonome – de surcroît, dans une société où la famille a beaucoup évolué, pour diverses raisons. Hier, en consultation, un proche m’a dit au sujet d’un patient : « Maintenant, je vous le laisse. C’est à l’État de le prendre en charge. Je ne le prendrai plus chez moi. » Face au recul du soutien intrafamilial, il faut créer des lieux de prise en charge ; on ne pourra pas y couper. Chaque semaine, faute de solution, on met de grands malades à la rue parce qu’il faut continuer à prendre en charge les autres. C’est dramatique.
Pour chacun de ces trois niveaux de prévention, il faut travailler à une feuille de route.
J’en viens à mon dernier point : il faut évaluer les pratiques de soins pour déterminer ce qui marche ou non. Aujourd’hui, on ne le fait pas ! Face aux différences trop importantes entre régions, qui sont une réalité et qui sont liées à la mystérieuse clé de répartition des moyens, les ARS ont créé les fonds d’innovation organisationnelle. Pour compenser les disparités, elles mettent en place à coups de millions une équipe mobile pour sujet âgé par-ci, une autre pour sujet jeune par-là, en fonction des désirs des médecins et sans jamais évaluer finement la réalité des territoires. Or il faut s’appuyer sur des données épidémiologiques beaucoup plus solides et sur une évaluation des pratiques.
En ce moment, tout le monde se rue vers les équipes mobiles. C’est magnifique, l’aller vers, mais cela coûte un pognon de dingue en moyens humains ! J’ai une équipe mobile sur le territoire, sauf que je ne sais pas si c’est la solution. Évaluons les choses. Tant qu’on ne le fera pas, on sera, à budget constant, en difficulté. La recherche épidémiologique et l’évaluation des pratiques sont essentielles.
Mme Nathalie Godart. La Fondation santé des étudiants de France est un aval important, sur le plan sanitaire essentiellement, mais aussi sur le plan médico-social. Elle propose une approche globale, intégrant la scolarité, et des séjours longs de plusieurs mois. Ceux-ci sont destinés, dans une logique de gradation des soins, à des jeunes pour lesquels la prise en charge ambulatoire a échoué. Mais six régions seulement comptent au moins un établissement, les autres en étant dépourvues. Et le plus souvent, cet établissement est insuffisant : nous ne parvenons pas à répondre à la demande et n’accueillons qu’une toute petite partie des jeunes qui nous sont adressés.
Il est fondamental de développer de telles structures d’aval, qui relèvent certes du sanitaire mais qui constituent une étape de réinsertion pour les jeunes.
Il faut aussi que l’on arrête de nous demander de faire systématiquement court car, pour veiller à leur développement, il faut que nous suivions les jeunes assez longtemps. La crise que nous traversons nous a confrontés à un dilemme : le nombre de demandes nous a conduits à raccourcir les prises en charge, qui en sont devenues insuffisantes. C’est un effet pervers : nous n’arrivons plus à soigner les jeunes de façon satisfaisante et nous ne savons plus comment choisir. Faut-il raccourcir les séjours et soigner plus de patients ou soigner moins de personnes plus longtemps ? C’est très compliqué.
Je rejoins totalement mon confrère s’agissant de l’évaluation. Celle-ci ne doit pas concerner uniquement les médicaments et les thérapies mais aussi les dispositifs de soins. Tout nouveau dispositif doit intégrer une évaluation qui ne soit pas seulement « au doigt mouillé », si vous me permettez l’expression. Nous en avons prévu une lors de la création de l’hôpital de jour, ainsi que lors de la mise en place de l’équipe mobile…
Mme Marie-Rose Moro. On l’a fait aussi s’agissant des troubles du comportement alimentaire.
Mme Nathalie Godart. La difficulté est de trouver des moyens pour mener ces recherches. Souvent, on nous demande de faire les évaluations en plus, à côté du projet. Or elles coûtent très cher et doivent donc être financées au moment de la construction des dispositifs.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). J’aimerais aborder deux situations concrètes. On a parlé du manque de lisibilité de l’offre. Il me semble que, lorsque les parents ou l’école repèrent chez un enfant une difficulté ou un trouble quel qu’il soit, ils peuvent se tourner vers un dispositif assez connu, constitué des CMP et des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP). C’est une porte d’entrée sur laquelle nous pourrions sans doute focaliser des efforts et des moyens.
Le fonctionnement de ces structures est cependant altéré par le manque de pédopsychiatres et de psychiatres, qui en sont souvent les pilotes. Une solution consisterait à déléguer la prise en charge à des infirmiers en psychiatrie, à des psychologues ou à des IPA, dans le but de réduire les délais. Qu’en pensez-vous ? Si l’on attend trop pour soigner un adolescent en souffrance et qu’il atteint la majorité, la question de son suivi se pose – d’autant plus qu’il peut alors le refuser. Dans la mesure où ils ne sont pas assez nombreux dans les CMP et les CMPP du fait d’un déficit d’attractivité, ne pourrait-on pas favoriser l’exercice multisites des professionnels paramédicaux en le finançant, comme on le fait pour les médecins ?
Par ailleurs, la période du covid a certes été traumatisante pour les enfants mais les écoles ont rouvert beaucoup plus tôt en France que dans d’autres pays – où la situation devrait théoriquement être dramatique ! Je ne pense donc pas que le covid soit seul en cause : il y a aussi les réseaux, les addictions et le harcèlement. Il ressort des études que de plus en plus de jeunes filles sont en souffrance, du fait notamment des images véhiculées par les réseaux sociaux et des comportements déviants induits par les sites pornographiques. Existe-t-il un plan spécifique à leur intention ?
M. David Magnier (RN). Je vous remercie pour la clarté de vos propos et voudrais revenir sur quelques points que vous n’avez pas abordés.
Les moins de 12 ans peuvent aussi être concernés par des problèmes de santé mentale. Lorsqu’un jeune enfant scolarisé présente des troubles de la communication, du langage ou d’autres activités cognitives, ceux-ci sont en général perçus par l’enseignant. Le temps qu’il convoque les parents et qu’il échange avec eux, il se passe souvent un trimestre avant que l’enfant ne soit orienté vers un orthophoniste. Du fait de la désertification médicale et paramédicale, il faut alors au moins six mois pour obtenir un rendez-vous. Au total, c’est donc une année scolaire qui passe avant la prise en charge. C’est un vrai problème pour sa santé mentale car, voyant les autres réussir, il risque de se dévaloriser et de se décourager, alors que son trouble aurait peut-être pu être réglé rapidement. Que préconisez-vous pour pallier le manque de professionnels et améliorer la prévention ?
Ensuite, constatez-vous que les jeunes qui bénéficient du dispositif soins-études retrouvent plus rapidement un équilibre que les autres ? Combien de patients s’inscrivent dans ce parcours chaque année ? Quels types d’aménagements pédagogiques – allègement, soutien adapté, examens aménagés – leur sont proposés ? Quelles situations rencontrez-vous le plus fréquemment lors des premiers rendez-vous avec les parents ? Certains sont-ils réticents, dans le déni ou peu conscients des difficultés de leur enfant ?
Enfin, il arrive que des personnes ayant besoin de soins psychiatriques ne puissent pas être hospitalisées et soient livrées à elles-mêmes. Lorsqu’elles ne prennent pas leur traitement ou qu’elles le prennent mal, cela peut les conduire à des comportements extrêmes. En l’espace de cinq mois, dans ma circonscription, une personne a ainsi volontairement incendié un salon de coiffure et une autre, sortant de détention et armée d’un couteau, a proféré des menaces de mort à l’encontre de son ancienne propriétaire. Même si ces personnes sont suivies par l’hôpital psychiatrique le plus proche, il y a là une faille que ne perçoivent pas forcément leurs tuteurs. Comment y remédier ?
Mme Marie-Rose Moro. Les CMP et CMPP sont effectivement des portes d’entrée mais n’oublions pas les maisons des adolescents – il en existe plus de cent en France – ni les centres référents pour les troubles du langage et des apprentissages, une innovation du plan Kouchner qui fonctionne encore très bien.
Il a été dit tout à l’heure que la France était dans la moyenne des autres pays s’agissant du nombre de psychiatres. Ce n’est pas le cas s’agissant des pédopsychiatres : leur nombre est bien inférieur à ce qu’il est en Belgique, en Suisse ou en Italie – sachant qu’on ne peut établir de comparaison avec l’Espagne, où cette spécialité n’existe pas. Ces pays ayant reconnu que notre spécialité avait besoin de plus de temps, les actes de pédopsychiatrie y bénéficient de remboursements plus importants que ceux de psychiatrie ou de médecine.
Puisque l’on manque de pédopsychiatres en France, il faut en former de nouveaux et ne pas renoncer à l’effort, sans quoi la situation sera pire dans dix ans. En attendant, il faut effectivement revaloriser certaines professions, au-delà de celles que j’évoquais tout à l’heure : les infirmières des CMP, les orthophonistes et les psychomotriciennes – dont les soins ne sont remboursés par la sécurité sociale que dans un cadre hospitalier.
Le partage des tâches doit être organisé de telle sorte que des soins puissent être dispensés et qu’il ne s’agisse pas d’un simple accompagnement. C’est en cours. Ce qui ne l’est pas en revanche, c’est la revalorisation. Je sais bien que l’on considère, pour des raisons budgétaires, que ce n’est pas le moment. Il n’empêche que cette revalorisation permettrait d’en demander plus aux infirmiers par exemple. La prise en charge y gagnerait.
S’agissant enfin de la pornographie, elle affecte aussi les jeunes garçons ainsi que les adultes : elle renvoie aux rapports entre les genres, au rapport à la violence et concerne toute la société. Les actions d’éducation à ce sujet sont essentielles pour la santé mentale – celle des jeunes filles en particulier – et relèvent de la prévention.
M. Pierre de Maricourt. La revalorisation n’est malheureusement pas suffisante. En Allemagne, lorsque les infirmiers ont bénéficié d’une forte revalorisation, ils ont pris l’argent et diminué leur temps de travail. En France, les gros efforts qui ont été réalisés – 10 à 12 % d’augmentation de salaire pour les médecins et les infirmiers – n’ont pas eu d’impact majeur. Il y a surtout, malheureusement, une crise des vocations : les écoles d’infirmières sont vides.
La majorité des actes délictuels sont commis par des personnes qui ne souffrent d’aucune maladie mentale. Néanmoins, les actes commis par des patients souffrant d’une telle pathologie, en particulier de schizophrénie, sont souvent très bruyants et inquiétants du fait du déchaînement de violence qui les accompagne ou de l’imprévisibilité du comportement. Il faut aussi reconnaître – on le fait rarement – que la schizophrénie, lorsqu’elle est décompensée, est associée à une augmentation de la dangerosité. Il faut arrêter de dire que les patients ne sont pas dangereux : ils ne le sont pas en eux-mêmes mais ils sont rendus dangereux par la maladie décompensée. Toutes les données scientifiques montrent qu’un patient délirant est beaucoup plus dangereux que quiconque, d’autant plus s’il prend des produits.
Le nombre de patients incarcérés est une vraie question. De ce point de vue, la loi est difficilement comprise. Du fait de l’augmentation du nombre de cas où c’est l’altération et non l’abolition du discernement qui est retenue, de nombreux malades se trouvent en prison. La question est : qu’est-ce que la société accepte ou non ? Il en résulte que les soins psychiatriques en prison sont un vrai sujet. Je rappelle qu’ils ne sont pas obligatoires. Le consentement du détenu est toujours nécessaire, sauf dans les situations graves : il est alors hospitalisé dans le cadre d’une procédure de SDRE (soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État) judiciaire au sein d’une UHSA (unité hospitalière spécialement aménagée).
Vous avez évoqué la difficulté de prendre en charge des patients qui ne reconnaissent pas leur trouble. Des solutions existent, auxquelles il est trop peu recouru – les défaillances sont globales et concernent parfois les médecins ! Certains traitements injectables, plus efficaces, sont ainsi sous-utilisés en France. Cela peut se comprendre dans les pays où ils sont payants mais nous avons la chance, dans le nôtre, qu’ils soient pris en charge à 100 %, notamment dans le cadre des affections de longue durée (ALD). Permettant d’éviter les prises quotidiennes de médicaments, ils ont un effet majeur sur l’observance des traitements, favorisant l’équilibre des patients et prévenant les comportements que vous évoquiez.
Depuis 2013, enfin, la loi nous autorise à prendre des mesures de contrainte ambulatoire, dans le cadre des soins psychiatriques sur demande d’un tiers (SPDT) et des SDRE. Ces mesures sont particulièrement indiquées pour les patients souffrant de pathologies dont l’expression est très externalisée et éventuellement dangereuse.
Mme Nathalie Godart. Si l’on peut déléguer, il faut le faire à des personnes ayant la compétence nécessaire et supervisées. Les psychiatres peuvent assurer cette supervision, dans le cadre d’un système pyramidal, mais ce fonctionnement n’est pas suffisamment valorisé. Il permet de déléguer à des infirmiers, à des psychologues ou à des IPA ayant encore besoin de soutien.
Je pense aussi que la formation doit changer : au-delà d’une année supplémentaire pour les psychiatres et pour les infirmiers, peut-être faudrait-il aussi mettre en place un internat pour les psychologues. Il en existe un au Québec, où la formation est beaucoup plus solide.
L’accès aux soins dépend aussi du mécanisme de prise en charge financière. Les CMP bloquent actuellement le remboursement des séances d’orthophonie. Pour les familles, c’est compliqué. Sans doute faut-il simplifier les choses.
Vous dites que les écoles ont rapidement rouvert après la crise du covid. Oui et non. De fait, les écoles ont rouvert mais les perturbations, les incertitudes et la souffrance ont duré longtemps. L’une de mes étudiantes a dû suivre les cours de son université en distanciel pendant dix-huit mois, sans aucun contact avec personne. Il ne faut pas négliger cette réalité.
La question du financement se pose différemment pour les pédopsychiatres car, en fait, ils n’exercent pas en libéral. Les consultations sont longues et ce ne sont pas les enfants qu’ils voient mais leurs parents. En Belgique, depuis que la consultation a été revalorisée, les pédopsychiatres libéraux consultent de nouveau. Nous devrions nous interroger sur l’opportunité de faire de même, car nous avons vraiment besoin d’eux.
M. Pierre de Maricourt. Le financement à l’acte soulève une vraie question. Il incite en effet les médecins de ville à sélectionner des cas plus légers, si je puis dire. Les prises en charge peuvent être particulièrement longues en pédopsychiatrie, par exemple pour les troubles du comportement alimentaire. En valorisant ces prises en charge plutôt que les actes, on résoudrait une partie du problème.
Mme Marie-Rose Moro. Mais le système est ainsi fait.
M. Pierre de Maricourt. Le financement de la médecine de ville, qui a fait l’objet de réformes, a conduit à une augmentation du nombre d’actes sans que soit observée, en parallèle, une amélioration de la qualité de la prise en charge.
Mme Nathalie Godart. Je n’ai pas de réponse sur la situation spécifique des jeunes filles mais je pense que l’expression de la souffrance n’est pas la même chez les jeunes garçons : ceux-ci parlent moins et s’expriment de façon moins émotionnelle qu’au travers de leurs actes et de leur comportement. Il faut que nous approfondissions les éléments dont nous disposons à leur sujet.
S’agissant des troubles des apprentissages chez les plus jeunes, je suis moi aussi favorable à un repérage plus actif, à condition qu’il mène vers des soins. Même si je ne travaille pas avec de jeunes enfants, j’ai découvert l’existence d’indicateurs qui ne sont pas difficiles à repérer : un enfant qui ne connaît pas son alphabet en fin de grande section de maternelle, par exemple, est à risque de souffrir d’un trouble dys. Ce repérage peut se faire lors d’un bilan et donner lieu, par la suite, à une réponse graduée : l’enfant peut voir l’infirmière et le médecin scolaire, puis une prise en charge peut être enclenchée. En intervenant ainsi plus tôt, on éviterait que les enfants souffrant de troubles de l’apprentissage ne se retrouvent dans les situations catastrophiques que vous évoquiez, monsieur le député, alors qu’ils ont des compétences à préserver. Pour y parvenir, il faut construire des coopérations interfilières.
Le dispositif soins-études existe en psychiatrie depuis les années soixante, lorsque la disparition de la tuberculose a conduit la Fondation à se reconvertir. Il est reconnu par nos adresseurs, par les familles et par les patients, mais n’a jamais vraiment été évalué. Deux études ont dressé un état des lieux, dans les années soixante-dix puis quatre-vingt-dix, sans toutefois s’intéresser à l’évolution des patients. Je ne peux donc pas répondre à la question qui m’a été posée sur le parcours de ceux qui ont été pris en charge en soins-études par rapport à ceux qui ne l’ont pas été.
Cette question est cependant au cœur du projet que je mène depuis sept ans au sein de la Fondation. Plusieurs tranches de recherches ont été lancées cette année, après cinq ans passés en quête de financements ! J’ai d’abord fait financer la thèse d’une étudiante ; j’ai soumis trois fois le projet aux programmes hospitaliers de recherche clinique (PHRC) pour obtenir des financements publics ; puis j’ai fini par trouver un financement privé.
Nous allons ainsi pouvoir comparer l’évolution des différents patients – ceux qui sont pris en charge dans le dispositif et ceux qui ne le sont pas –, tout en tenant compte des biais, dans une approche à la fois qualitative et quantitative. Les experts du dispositif, en effet, sont les patients, les parents et les adresseurs. Dans un premier temps, nous recueillerons le témoignage de jeunes qui sortent du dispositif, de ceux qui sont sortis depuis un an, de leurs parents, et nous mènerons une enquête auprès de nos adresseurs. En parallèle, nous ferons une évaluation des patients lorsqu’ils demandent à être admis, lors de l’entretien d’admission, puis à l’entrée et enfin à la sortie. Les autres patients feront l’objet d’une évaluation sur une durée à peu près similaire.
Cela demande beaucoup d’énergie et nous prendra des années. Il nous manque un système d’information, qu’il nous faut construire, mais aussi des moyens humains. La Fondation est une structure de soins, qui n’emploie pas beaucoup de chercheurs et qui n’a pas cette culture.
Quand on crée un dispositif, il faut l’évaluer mais aussi, vous avez raison, les dispositifs préexistants. Je suis quant à moi une fervente partisane du soins-études. J’y suis venue parce que j’y croyais ; je dispose d’éléments qui me permettent de penser que le dispositif fonctionne. Mais certains nous reprochent de prendre les jeunes trop longtemps et de ne pas veiller à leur inclusion, comme le demande la loi relative au handicap. Pourtant, notre système est bien inclusif : nous sommes une étape qui permet de construire l’inclusion de jeunes totalement exclus de la société. C’est quelque chose qu’il faut pouvoir défendre. Il peut être intéressant de diminuer l’institutionnalisation, comme certains le souhaitent, mais il ne faut pas pour autant tout supprimer d’un coup.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Nous avons le tort en France, par rapport à d’autres pays, de vouloir mener des évaluations très longues et complexes. Il en faut, comme vous le soulignez, mais il faut surtout un système qui permette d’évaluer plus rapidement certains dispositifs pour décider de les pérenniser ou non.
Je vous remercie pour vos interventions. N’hésitez pas à nous faire suivre par écrit les éléments que vous voudriez nous apporter en complément.
Puis, la commission auditionne M. Pierre-Yves Baudot, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Nous poursuivons nos travaux en recevant M. Pierre-Yves Baudot, professeur de sociologie à l’université de Paris-Dauphine - Paris Sciences et Lettres, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso).
Après de premières auditions qui portaient sur la santé mentale, nous allons maintenant nous pencher sur la prise en charge du handicap, puisque vos recherches portent notamment sur la gouvernance des politiques du handicap en France ainsi que sur la participation électorale des personnes en situation de handicap en France.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Pierre-Yves Baudot prête serment.)
M. Pierre-Yves Baudot, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Depuis le 1er septembre, je suis professeur de sciences politiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et suis rattaché au Centre européen de sociologie et de sciences politiques. Je suis également membre du conseil scientifique de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Cela étant, les propos que je tiendrai ici n’engageront que moi.
Je ne pourrai pas répondre à votre question relative à l’évaluation des conséquences financières des défaillances des politiques publiques puisqu’il n’existe pas d’études sur ce sujet. Ceci dit, je suis en mesure de vous fournir des éléments qualitatifs issus des enquêtes que j’ai réalisées.
Ce que vous appelez « défaillances » est, pour une bonne part, le produit de l’histoire et de la façon dont les politiques publiques du handicap ont été construites dans notre pays. Celles-ci sont le fruit d’un empilement de mesures. On peut faire remonter ces politiques à la loi de 1898 sur les accidents du travail, à la loi de 1909 sur l’éducation spéciale ou, plus récemment, aux lois de 1950 sur les travailleurs handicapés – textes qui seront suivis par les lois de 1975 et de 2005. Ces lois ont institué des dispositifs, chacune pour des raisons spécifiques, en suivant souvent une logique sectorielle – l’emploi, l’école, la prise en charge sanitaire, notamment de la santé mentale… Aucun architecte n’a veillé à la cohérence de ces politiques entre elles. On constate donc parfois de très fortes contradictions entre les dimensions sectorielles des objets de la politique du handicap. Cette dernière est, d’un strict point de vue logique, formellement incohérente. Il est donc difficile de la qualifier.
On a empilé des mesures sans araser les dispositions antérieures. À titre d’exemple, la loi de 2005 s’est ajoutée à la loi de 1975 en dépit de contradictions majeures entre les deux textes. Plusieurs définitions coexistent dans les politiques publiques du handicap. Dans le régime de la sécurité sociale et de la branche AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles), la définition utilisée repose sur l’invalidité au travail.
Il existe une deuxième définition du handicap fondée sur le guide barème de 1993. Ce dernier est le fruit d’une double évaluation : la première, élaborée au début du XXe siècle, porte sur les déficiences de l’adulte et a pour objet d’évaluer les dommages causés par les accidents professionnels ; la seconde, qui remonte à 1915, vise à estimer les dommages subis par les invalides de guerre. Ce même guide, légèrement rénové en 1993, sert toujours de référence – il est question, aujourd’hui, de le revoir. Il repose sur une logique d’addition. Une perte de capacité visuelle de tant de pour cent vaut tant de pour cent d’incapacité ; il en va de même, par exemple, pour la perte de mobilité d’une jambe. On additionne les points de pourcentage jusqu’à obtenir 50, 79, 80 % ou plus. Ces règles s’accompagnent d’une série d’exceptions. Ainsi, pour certaines pathologies, comme la trisomie 21 ou la surdité, le taux est obligatoirement de 80 %.
La loi du 11 février 2005 a énoncé une troisième définition, très incomplète, qui est nettement en retrait par rapport au droit international. La France n’applique que dans une faible mesure les recommandations internationales. Cette troisième définition insiste sur le fait que le handicap est produit par la confrontation avec l’environnement : c’est ce que l’on appelle, de manière très superficielle, le « modèle social » du handicap. En ce sens, une personne en fauteuil est handicapée non pas parce qu’elle a perdu l’usage de ses jambes mais parce qu’elle se trouve face à un escalier et non à un plan incliné, par exemple.
Lors des débats qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale sur ce texte, en particulier sur son article 2, en 2003 et en 2004, les ministres successives ont mis en avant le fait – s’opposant en cela, entre autres, à Christine Boutin et à des membres du groupe des députés communistes et républicains – que la loi était inspirée par une approche personnaliste du handicap. À ce titre, les ministres se sont opposées à ceux qui défendaient l’idée d’un modèle social. C’est donc par un tour de passe-passe historique que l’on a fait de la loi du 11 février 2005 l’incarnation du modèle social.
Les trois définitions sont intrinsèquement incohérentes et, surtout, incompatibles entre elles. Cela n’a pas empêché le législateur, en 2010, de conditionner l’accès des enfants à la prestation de compensation du handicap (PCH) – créée par la loi du 11 février 2005 et reposant, à ce titre, sur le « modèle social » – à la satisfaction des critères d’éligibilité à l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) fondés sur le guide barème de 1993. Autrement dit, pour accéder à la prestation associée à la définition numéro 3, on doit se conformer à la définition numéro 2 alors même que ces deux définitions sont incompatibles.
Il est donc difficile de parler de défaillances dans la mise en œuvre des politiques dans la mesure où l’espace producteur de la décision de politique publique élabore des textes incohérents entre eux. Cette production émane, pour une part, des administrations, qui peuvent être en concurrence, qu’il s’agisse des services sociaux – notamment la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et la CNSA – ou du secteur social dans ses rapports avec d’autres secteurs de politique publique, tels que l’éducation nationale. Ainsi, on évoque la possibilité de faire intervenir des travailleurs sociaux dans les écoles, mais on voit toutes les difficultés que soulève cette articulation. L’espace de décision est conflictuel et aboutit à des compromis parfois illisibles pour les acteurs chargés de leur application.
Si défaillance il y a – pour ma part, je n’analyse pas les choses de cette manière –, elle provient certainement davantage du brouillard qui entoure les termes et les définitions de la catégorie de handicap que de l’action des acteurs chargés de l’application des politiques. Un toilettage, une remise à plat serait sans doute l’une des conditions nécessaires pour réinscrire la politique du handicap dans une direction plus clairement affirmée.
Comme Machiavel l’avait relevé dans Le Prince, il est beaucoup plus difficile de construire en éradiquant ce qui est en place que de s’appuyer sur l’existant. Si l’on supprime un ensemble de dispositions relevant de la politique du handicap, les associations gestionnaires, les établissements tels que les IME (instituts médico-éducatifs) et les Esat (établissements et services d’aide par le travail), les professionnels qui ont réalisé toute leur carrière dans ce secteur risquent de s’opposer assez fortement à des mesures qui pourraient s’apparenter à une désinstitutionnalisation et qui les remettraient fortement en cause. À chaque fois que j’interviens publiquement sur le sujet, les réactions sont les mêmes : on me parle d’une remise en cause du travail social.
Ce qui est en jeu, c’est sans doute la capacité d’un pouvoir politique à imposer une définition plus claire, plus stricte, moins sujette à des interprétations contradictoires de ce qu’il s’agit de faire en matière de politique du handicap. C’est peut-être à cette aune que l’on pourrait identifier une défaillance – si défaillance il y a.
Pourtant, il existe une boussole, qui est la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH), adoptée dans le cadre des Nations unies, que la France a ratifiée en 2010 et sur laquelle elle est régulièrement évaluée – de façon très négative – par les rapporteurs du comité des droits des personnes handicapées, institué par la convention, qui se rendent périodiquement dans notre pays pour auditer les politiques publiques. Les ministres en charge de ces politiques se sont parfois trouvés dans des situations délicates, à l’image de Sophie Cluzel, lorsqu’elle était présente aux Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Tokyo – l’audition, encore visible en ligne, montre le décalage existant entre la conception française et celle du droit international quant à la manière de concevoir les politiques publiques en la matière. La CIDPH est certainement imparfaite, elle contient à coup sûr des dispositions issues de compromis et à l’avenir parfois incertain – des débats très virulents portent sur un certain nombre de ses articles –, mais elle a le mérite d’exister et devrait guider nos politiques publiques. Au-delà des déclarations d’intention, cela oblige les pouvoirs politiques à faire évoluer très nettement les dispositifs et l’orientation des financements.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Un rapport parlementaire récent a mis en avant le fait que la définition du handicap ne correspond pas, en France, à celle qui est reconnue sur le plan international. On traite systématiquement, dans notre pays, des incidents liés au handicap et non de la personne handicapée considérée comme une personne à part entière affectée de problèmes de santé. La CIDPH est intéressante mais la question est de savoir comment opérer la bascule. Nous avons un tissu associatif étendu, hyperspécialisé. Les associations sont parfois créées par des familles d’enfants handicapés qui ne se retrouvent pas toujours dans les structures nationales. Comment évoluer sans mettre à mal ce secteur animé par de nombreux bénévoles ?
M. Pierre-Yves Baudot. Depuis le début des années 2000, et à plus forte raison depuis dix ans, le secteur connaît une véritable transformation. On voit, localement, des structures basculer vers un fonctionnement hors les murs – je pense à des expérimentations départementales, comme celle qui a concerné l’Adapei (association départementale de parents et d’amis des personnes handicapées mentales) du Cantal. Ces structures ne remplissent pas tous les critères fixés par la CIDPH mais elles permettent de sortir du système de l’établissement. Ainsi, dans le cadre de l’Adapei du Cantal, l’organisation mise en place est orientée 100 % service. Il est possible, localement, de produire ces formes de changement tout en maintenant en activité l’association et en continuant à faire appel aux travailleurs sociaux et à bénéficier de l’expertise de chacun.
Il s’agit, à proprement parler, d’un virage paradigmatique puisqu’on passe d’une politique faite par des associations pour des associations à des politiques conçues par des personnes pour des personnes. On change complètement de système, d’interlocuteurs, de modes de représentation des intérêts. Il est possible que les associations changent – elles l’ont déjà fait, d’ailleurs. Cette évolution est liée à des questions de personnes, à des contextes locaux, etc. On peut aussi parler d’une transformation dans la conception même du travail social, comme l’illustre l’association Trisomie 21 France, qui a élaboré un nouveau programme de formation de ses travailleurs sociaux, intitulé « appui personnalisé au projet de vie ». Au lieu d’agir en complément de la personne ou en se substituant à elle, le travailleur social est formé à l’aider à formaliser son projet de vie, ses envies, et les étapes et séquences nécessaires pour y parvenir. Quantitativement, cette évolution demeure quelque peu anecdotique mais elle n’en reste pas moins très intéressante au regard de son impact qualitatif, au cas par cas.
On peut aussi mentionner l’expérimentation relative aux emplois accompagnés, qui a fait l’objet de plusieurs textes législatifs et réglementaires et qui se développe considérablement, même si le nombre d’emplois concernés demeure pour l’heure très réduit – il est de l’ordre de 12 000, à rapporter aux 150 000 personnes travaillant dans des Esat. Cette dynamique n’en demeure pas moins très intéressante car elle se traduit par du job coaching, autrement dit de l’entraînement in situ à l’adaptation du poste.
Toutefois, l’application du dispositif laisse nettement à désirer dans la mesure où l’essentiel de l’effort porte sur le travailleur et non sur l’employeur. Le job coach est fréquemment titulaire d’un diplôme de niveau bac plus cinq en neuropsychologie ou en psychologie : on assiste à une transformation du recrutement des travailleurs sociaux, qui sont aujourd’hui plus qualifiés. Cependant, ils interviennent quasi uniquement sur la personne et très peu sur la structure employeuse : voilà ce qu’il s’agit de modifier. Au lieu de faire porter la responsabilité de l’inclusion sur les personnes, il faut la faire peser sur les organisations, les systèmes, les employeurs. Le système du job coaching, tel qu’il a été appliqué, ne permet d’atteindre que très partiellement l’objectif d’inclusion des personnes handicapées dans le monde du travail ordinaire.
Si le job coaching devenait un véritable management des organisations, on obtiendrait certainement des résultats beaucoup plus satisfaisants. Des expérimentations sont conduites en ce sens : on peut citer l’action menée par le Cap emploi du Rhône, qui mobilise les employeurs pour les amener à modifier leurs pratiques. Par ailleurs, la France a transposé en droit interne la notion d’« aménagement raisonnable » contenue dans la directive européenne de 2000 mais en en restreignant considérablement la portée. Alors que l’aménagement prévu par le droit européen concernait la configuration de travail dans son ensemble, rythmes et horaires de travail compris, la France a circonscrit le champ de cette disposition au poste de travail. Lorsqu’un travailleur handicapé demande un aménagement raisonnable de son poste portant sur le rythme de travail, l’employeur est en droit de le lui refuser car le décret ne l’impose pas. À chaque fois qu’elle a eu à transcrire un texte européen ou international, qu’il s’agisse de directives ou de la CIDPH, la France l’a fait a minima, en éliminant les dispositions les plus à même d’engendrer une transformation.
Je préconise que les politiques publiques menées en France en cette matière visent à ce que l’on travaille sur les organisations accueillant les personnes handicapées plutôt que sur ces dernières.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Que pensez-vous de l’expérimentation de France Travail relative au double encadrement de la personne en situation de handicap et de l’employeur ?
M. Pierre-Yves Baudot. C’est en partie à cette expérimentation que je faisais référence lorsque j’ai évoqué l’action du Cap emploi du Rhône. Le premier bilan de cette mesure est plutôt intéressant. Si la réforme de France Travail présente des aspects positifs, la loi « plein emploi » de 2023 est source de difficultés significatives. En effet, elle considère le handicap comme un frein majeur à l’emploi et oriente les personnes vers des applications numériques de suivi de la recherche d’emploi. Or ces dernières pouvaient auparavant être déclarées personnes handicapées par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) et bénéficier d’un régime de protection sociale beaucoup plus protecteur que ne l’est le régime de Cap emploi.
Le taux de chômage des personnes handicapées baisse : il s’élève à 12 % contre 7 % dans la population générale. Il faut toutefois apporter certaines nuances. À la lecture des bilans annuels et semestriels de l’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées), on constate qu’en 2024, l’ancienneté moyenne d’inscription au chômage d’un demandeur d’emploi handicapé – autrement dénommé BOETH (bénéficiaire de l’obligation d’emploi travailleur handicapé) – est de 761 jours, contre 621 jours pour un demandeur tout public. L’Agefiph énonce triomphalement, dans une parenthèse, que cela représente une diminution de soixante-cinq jours en un an.
Si l’on regarde les choses un peu plus dans le détail, on s’aperçoit qu’au premier semestre 2022, l’ancienneté moyenne d’inscription au chômage d’un BOETH était de 910 jours – contre 703 jours pour un demandeur tout public. En 2023, le chiffre est passé à 826 jours, ce qui semble attester l’efficacité de la politique publique. Toutefois – sans que je puisse le démontrer scientifiquement –, l’hypothèse la plus probable – à laquelle nous avons réfléchi, avec des collègues spécialistes de Pôle emploi – est que cette réduction spectaculaire de l’ancienneté au chômage correspond à l’application du pack de remobilisation mis en œuvre par France Travail lors de l’entrée en application de la loi « plein emploi ».
En consultant une page du site www.plus.transformation.gouv.fr consacrée au programme Services publics +, qui permet aux Français d’indiquer leurs évaluations, j’ai lu l’appréciation négative d’un usager, qui se présente sous le pseudonyme d’Anthe, au sujet du pack de remobilisation. Cette personne relatait, le 24 octobre 2022, des propos qu’on lui avait tenus : « Vous n’avez pas travaillé depuis longtemps, je dirais même trop longtemps ». On lui a adressé des menaces : « Les démarches que vous avez faites sont insuffisantes, vous risquez la radiation. Pôle emploi ne voit plus les demandeurs d’emploi comme des gens mais comme des numéros, et si vous n’entrez pas dans les cases, vous dégagez. »
Dans le cadre du pack de remobilisation, on a envoyé un mail aux chômeurs ayant plus d’un an d’ancienneté d’inscription au chômage – catégorie qui inclut les BOETH – pour leur demander de se rendre à un rendez-vous dont ils ne pouvaient discuter ni le jour ni l’heure. Évidemment, de nombreux travailleurs éloignés de l’emploi ont considéré que ce mail, si tant est qu’ils l’aient lu, était sans valeur. Or, à partir du moment où ils n’ont pas honoré ce rendez-vous, ils ont été radiés des listes. Il est possible que la diminution phénoménale, sans précédent, du nombre de jours d’ancienneté au chômage soit liée à la mise en œuvre de ce dispositif. Autrement dit, la diminution des chiffres du chômage des travailleurs handicapés est peut-être plus liée à des tours de passe-passe comptables qu’à une réduction effective du taux de chômage.
La situation est un peu inquiétante dans la mesure où le taux de chômage aurait dû augmenter. En effet, des personnes reconnues handicapées par la MDPH sont maintenant inscrites – en principe à leur demande, mais il faudrait regarder les choses dans le détail. On aurait dû assister à une augmentation du taux de chômage des personnes handicapées, comme cela a été le cas après l’entrée en vigueur de la loi « plein emploi », puisqu’on a fait entrer sur le marché du travail des personnes qui n’y étaient pas et qui étaient très éloignées de l’emploi. La diminution que l’on constate s’explique certainement par le fait qu’un travail administratif substantiel a été mené pour radier ces demandeurs d’emploi.
Les catégories de personnes pouvant être reconnues comme des BOETH n’ont fait que s’étendre. A priori, on pourrait penser qu’il s’agit des personnes reconnues par la MDPH. C’est le cas pour une part d’entre elles mais, à chaque fois que le législateur ou le gouvernement a choisi de durcir les règles relatives à l’accès à l’emploi et au pourcentage d’emploi des travailleurs handicapés, il a élargi l’assiette des bénéficiaires. À l’heure actuelle, par exemple, tout étudiant ayant bénéficié, au cours de sa scolarité, d’un projet personnalisé de scolarisation (PPS) de la MDPH ou d’un plan de compensation mis en place par son université est obligatoirement considéré comme BOETH, que sa qualité de travailleur handicapé ait ou non été reconnue. Le nombre d’étudiants concernés n’est pas marginal, contrairement aux veuves et aux orphelins de sapeurs-pompiers, qui sont également considérés comme des BOETH – c’est dire à quel point on a élargi le périmètre, dans le but de trouver un nombre de travailleurs suffisant pour répondre à l’obligation d’emploi.
Depuis 1924, date de la première loi sur l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés et la mise en place d’un premier quota, égal à 10 %, de ces travailleurs, le patronat a constamment essayé d’élargir cette catégorie. Alors que le texte de 1924 ne visait que les invalides de guerre, il a demandé que les personnes devenues invalides à la suite d’un accident du travail soient considérées comme bénéficiaires de l’obligation d’emploi. Il considérait que ces travailleurs, qui avaient déjà une expérience professionnelle, étaient plus à même de travailler, ce qui limiterait la perte de productivité liée à l’emploi de ces personnes.
Le couplage du durcissement des sanctions par la loi et de l’extension de l’assiette est permanent depuis lors. Les dernières lois, notamment celle de 2016 sur le libre choix de son projet professionnel, vont dans ce sens.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Vous avez raison de souligner l’incohérence et l’empilement des dispositifs. Mais je persiste à penser qu’il existe une défaillance au regard de la promesse républicaine – mon approche est sans doute moins scientifique que la vôtre. Les textes de loi, souvent trop ambitieux, se heurtent au mur de la réalité. On pourrait évoquer les droits ouverts par les MDPH qui ne sont pas effectifs, que ce soit en matière de scolarisation, d’orientation ou de services d’aide, ou le fait qu’il faut attendre des années avant d’avoir accès ne serait-ce qu’à un SAVS (service d’accompagnement à la vie sociale) ou à un Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés).
Il vous est très difficile, avez-vous dit, de répondre à la question des coûts. Qu’il s’agisse de l’absence de scolarisation en milieu ordinaire – qui, neuf fois sur dix, conduit la maman à arrêter de travailler – ou des difficultés d’adaptation au monde professionnel des personnes handicapées, dont le taux de chômage est deux fois plus élevé que celui du reste de la population, les défauts de prise en charge coûtent plus cher à la société, sur le plan symbolique et économique, qu’un juste accompagnement ; l’objet de notre commission d’enquête est de le démontrer.
Prenons l’exemple d’une personne qui souffre d’un handicap psychique dont le taux d’incapacité est compris entre 50 % et 79 %. L’allocation aux adultes handicapés (AAH) lui sera accordée sur le fondement de la reconnaissance d’une restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi (RDSAE), mais si son temps de travail excède un mi-temps, elle en perdra le bénéfice, de sorte qu’elle préférera souvent ne pas travailler. La situation est absurde, d’un point de vue philosophique et économique !
Si je suis très sensible aux progrès accomplis, qu’il s’agisse des politiques d’emploi accompagné ou – je suis moins sévère que vous sur ce point – de la transformation de l’offre dans les établissements médico-sociaux, je suis frustré par le déficit d’évaluation des coûts évités et le défaut d’analyse des politiques publiques. On sait, par exemple, qu’en cette rentrée scolaire, il manque 2 500 enseignants. En revanche, pour ce qui est du taux d’effectivité des droits en matière d’accompagnement des enfants en situation de handicap, c’est la zone grise.
M. Pierre-Yves Baudot. En effet, l’éducation nationale – ce n’est pas le fait des chercheurs – ne produit pas de données concernant le nombre d’enfants handicapés non scolarisés, données qui sont pourtant réclamées depuis quatre ou cinq ans de manière systématique par une association comme l’Unapei (Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés). Il me semble, du reste, que la question a été évoquée par le président de la République lors de la dernière Conférence nationale sur le handicap et que l’engagement a été pris de produire ces données.
Cependant, on assiste, depuis la loi de 2005, à un accroissement de la recherche sur le handicap. La CNSA a favorisé, grâce à ses financements, l’émergence d’une génération de chercheurs et de chercheuses – dont je fais partie – qui produisent des données considérables dans ce domaine, de sorte qu’on en sait aujourd’hui beaucoup plus que lorsque j’ai commencé mes recherches, en 2010.
Ma réponse portait sur l’aspect financier : je ne suis pas capable de l’évaluer. En revanche, je suis capable d’estimer les coûts symboliques et sociaux de l’inaccessibilité du réseau de transport public, par exemple. Ainsi, j’ai montré, dans une étude que je viens d’achever, que l’inaccessibilité de leur logement, des bâtiments et des transports conduisait les personnes handicapées à éviter de sortir. Je pense au cas d’une femme qui vit, avec ses deux enfants, dans l’un des deux derniers appartements encore occupés d’une barre d’immeubles de Seine-Saint-Denis vouée à la démolition, au dixième étage. Souffrant de problèmes thyroïdiens et respiratoires, de maux de dos et de genou, elle ne descend plus de chez elle car elle n’est pas certaine de pouvoir remonter. De fait – on l’a constaté, a contrario, pendant les Jeux olympiques et paralympiques de 2024 –, on ne voit pas les personnes handicapées dans l’espace public.
On pourrait évoquer également les familles où, dans 9,5 cas sur 10, la femme reste à domicile pour s’occuper de son enfant handicapé parce qu’on a décidé de préserver le salaire le plus élevé, qui est souvent celui du père. Non seulement le revenu du foyer baisse, mais ces aidantes, dont la vie est, durant plusieurs années, exclusivement consacrée aux soins et à la gestion de leur enfant, sont exposées à des problématiques de santé mentale. Car le handicap s’inscrit dans une temporalité spécifique, faite de rendez-vous médicaux, de déplacements…
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Quiconque s’intéresse à la question sait cela, mais une évaluation objective a-t-elle été réalisée de ce défaut de prise en charge ? Si nous connaissions la part du chômage des femmes qui est liée à l’absence d’une prise en charge plus qualitative de l’inclusion scolaire des enfants handicapés, nous pourrions démontrer que cette situation est contre-productive pour la société.
M. Pierre-Yves Baudot. D’abord, officiellement, elles ne sont pas au chômage : elles sont inactives. Cela dit, à ma connaissance, cette corrélation n’a jamais été étudiée. Toutefois, sur le plan statistique, il me semble – mais la réflexion mériterait d’être approfondie – qu’elle est difficile à établir, car il faudrait raisonner toutes choses égales par ailleurs : la femme aurait-elle pu travailler si son enfant n’avait pas été handicapé ?
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. On peut introduire une pondération.
M. Pierre-Yves Baudot. Certes, mais le chiffre auquel on parviendrait serait soumis à tant de conditions de validité qu’il serait peu utilisable. En revanche, on connaît le nombre des femmes qui renoncent à l’emploi pour s’occuper de leur enfant : il est publié dans les rapports de la CNSA.
S’agissant des conditions de logement des personnes handicapées, nous avons récemment remis à l’Institut pour la recherche en santé publique un rapport qui montre, à partir d’une enquête de l’Insee de 2013, qu’un gros quart des personnes handicapées de l’échantillon étudié peuvent être considérées comme assignées à résidence, dans la mesure où elles ne peuvent ni déménager ni sortir de chez elles. La question est de savoir si cette situation est provoquée par le handicap en tant que tel. La production de chiffres qui viendraient nourrir un programme politique est une opération toujours difficile à réaliser.
Mais il est établi – c’est ainsi que je commence tous mes cours sur le handicap – que, dès lors qu’un élément productif ou reproductif dysfonctionne, ne correspond pas aux standards de la société, les chances d’accéder à un logement, à un emploi, à une vie affective et sexuelle ou à des études sont réduites. Le handicap produit donc un effet propre : si vous ne correspondez plus aux normes sociales, vos chances d’accéder à ces biens sociaux sont considérablement inférieures à celles des autres – c’est statistiquement prouvé.
Par ailleurs, en France, le taux de pauvreté des personnes handicapées est de 28 %, contre 17 % pour la population générale. Mais ce taux de pauvreté, calculé par rapport au revenu médian, ne tient pas compte de ce que l’on appelle le surcoût du handicap, c’est-à-dire le coût lié au fait d’être handicapé ou d’avoir un enfant handicapé. Or on sait, grâce à une étude récente de Pierre Blavier – des travaux américains et italiens vont dans le même sens –, qu’il faudrait, pour intégrer ces surcoûts, augmenter ce seuil de 33 %. Si l’on appliquait cette règle, on constaterait que le taux de pauvreté des personnes handicapées est certainement bien supérieur à 28 %.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. La citoyenneté est, me semble-t-il, un domaine dans lequel il est possible d’aboutir à des changements en sensibilisant les élus – ce qui ne signifie pas qu’ils soient tous cyniques. Pouvez-vous dresser un état des lieux des discriminations subies par les personnes en situation de handicap dans l’accès au vote ?
M. Pierre-Yves Baudot. J’ai réalisé la seule étude sur le vote des personnes handicapées en France. Par parenthèse, une telle étude ne serait sans doute plus possible depuis l’application du règlement général sur la protection des données (RGPD), car elle repose sur le croisement des données des listes électorales avec celles des MDPH et l’utilisation des noms et adresses des personnes. Il en ressort que le taux de non-inscription sur les listes électorales des personnes de l’échantillon retenu – lequel regroupe trois échantillons de 1 100 personnes majeures issues de trois départements et ayant des droits ouverts l’année de l’élection – est de 30,3 %, contre 12 % dans la population générale. En toute rigueur statistique, ces deux taux ne peuvent pas être comparés, mais l’ordre de grandeur est significatif.
Deuxième enseignement majeur de cette enquête : une fois passée la barrière de l’inscription, les personnes handicapées votent autant que les autres. C’est un mystère ! Ces personnes doivent en effet surmonter divers obstacles : inaccessibilité des bureaux de vote dans certaines communes – même à Paris, les bulletins ne sont pas disponibles en braille, par exemple – et de la campagne électorale – absence de sous-titrage dans les meetings –, complexité de la lutte électorale telle qu’elle se déroule à la télévision ou sur internet, qui rend l’accès à l’information obscur – cette obscurité étant, du reste, une des conditions d’existence du métier politique. Pourtant, elles votent, et elles votent même plus que la plupart des Français. En effet, depuis 2017, le comportement moyen de l’électeur français, c’est l’abstention : la participation est devenue intermittente et dépend de l’importance accordée à l’élection. Or nous avons constaté que, lors de l’élection présidentielle de 2017 et des élections législatives qui ont suivi, la proportion des « super votants » – à savoir ceux qui ont participé aux quatre scrutins – est plus importante dans l’échantillon des personnes handicapées que dans la population générale.
Ces personnes votent – c’est en tout cas la thèse que je défends – parce que le vote est l’un des rares éléments statutaires qui leur appartiennent : il leur permet d’affirmer une participation citoyenne. En revanche – peut-être cette question vous intéresse-t-elle aussi –, mon étude ne me permet pas de savoir pour qui elles votent. Toujours est-il qu’elles participent parce qu’au cours de leur socialisation, le vote leur a été présenté comme un acte majeur d’inscription citoyenne. Elles récitent un credo électoral : il faut voter parce que – même si c’est faux – des gens sont morts pour la reconnaissance du droit de suffrage, parce que leur mère – pour les femmes – leur a appris que les femmes devaient voter, etc. On observe une transmission de l’éthique participationniste. Cela dit, la participation déclinant tendanciellement dans les démocraties occidentales, la socialisation à la norme participationniste risque également de décliner.
Le principal obstacle est donc celui de l’inscription. Or les personnes qui ont le plus de probabilités de ne pas être inscrites sur les listes électorales sont celles qui sont dites encadrées, c’est-à-dire qui bénéficient du plus fort taux d’encadrement par l’administration du handicap – MDPH, établissements de soins, hôpitaux… –, le facteur le plus défavorable à l’inscription étant le fait de vivre dans un établissement spécialisé. On aurait pu imaginer, au contraire, que l’établissement, parce qu’il encadre ces personnes, les aide à voter.
J’ai passé un dimanche électoral dans une petite commune de la Somme où se trouve un foyer d’hébergement dont les résidents sont tous des adultes majeurs sous tutelle ou sous curatelle, lesquels ont le droit de vote depuis 2019. Or leur nombre est plus élevé que celui des habitants de la commune inscrits sur les listes électorales. S’ils étaient tous inscrits et s’ils votaient, ils pourraient avoir une influence décisive sur le résultat du scrutin. Et le jour où les personnes handicapées placées sous tutelle seront éligibles – nous y viendrons forcément –, le maire de ce village pourrait être l’un des résidents du foyer. On comprend donc aisément que des élus, quel que soit leur bord politique, s’opposent à cet accès à la citoyenneté, qui peut venir déstabiliser localement le corps électoral – auquel ils sont particulièrement attentifs.
Il est néanmoins intéressant de noter que l’obtention du droit de vote par les personnes placées sous tutelle, c’est-à-dire la suppression de l’article L. 5 du code électoral, n’a suscité aucun débat. De fait, l’opposition à une telle mesure est à ce point indicible qu’il est certainement impossible de l’exprimer, même si certains députés ont évoqué des risques de manipulation – pensez, par exemple, aux résidents des Ehpad qui ont voté sans s’être déplacés. Le soupçon de manipulation est en effet très présent. Du reste, aux États-Unis – j’ai publié un article sur l’accès au droit de vote des personnes handicapées dans ce pays –, il est utilisé par Donald Trump et ses partisans, si bien que le retrait des personnes handicapées du droit de vote est perçu comme un moyen de préserver la sincérité de l’opération électorale. Les Démocrates, de crainte qu’on ne les soupçonne de vouloir manipuler les élections, ont ainsi laissé passer un certain nombre de réformes défavorables à l’élargissement du corps électoral américain.
L’enjeu n’est pas négligeable. Selon une étude en cours sur l’accès des personnes handicapées au métier politique, étude dirigée par Cyril Desjeux, sociologue dans une structure nommée Handéo, les personnes handicapées élues sont au nombre de 80 à 90 en France – parmi lesquelles deux députés – quand elles représentent 10 % des élus aux États-Unis.
M. David Magnier (RN). Cette année encore, de nombreuses familles témoignent des difficultés qu’elles rencontrent pour scolariser leurs enfants en situation de handicap en raison du nombre insuffisant d’accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH). Quels sont les domaines dans lesquels une réforme est prioritaire pour que l’école française devienne véritablement inclusive : formation des enseignants, accessibilité pédagogique, coopération avec le secteur médico-social ?
Les ruptures de parcours demeurent fréquentes, faute d’une coordination efficace entre l’éducation nationale, les MDPH et les établissements médico-sociaux. Comment limiter le nombre de ces ruptures, réduire les disparités territoriales et garantir une équité de traitement entre les élèves, dans un contexte où le budget est très contraint ?
M. Pierre-Yves Baudot. La question est très sensible et complexe. On constate un certain nombre de défaillances majeures. Tout d’abord, l’école de la République continue à écrémer les élèves en fonction de leur type de handicap. La direction des études et de la prospective du ministère de l’éducation nationale, qui suit des cohortes d’élèves depuis 2006, a publié une étude qui montre qu’à l’issue du premier cycle, la quasi-totalité des élèves trisomiques et autistes sont éjectés du système scolaire et placés en IME. Il en va de même, à l’entrée au collège, pour les élèves qui souffrent d’un trouble du développement intellectuel – et ainsi de suite. Du reste, ceux de mes étudiants qui sont handicapés ont été déclarés comme tels, soit à la fin de leurs années de lycée, soit à leur entrée à l’université, où les critères du handicap sont, non pas ceux de la MDPH, mais ceux du Crous (centre régional des œuvres universitaires et scolaires). Certains élèves sont parvenus à aller au terme de leur scolarité en étant handicapés, mais leur nombre est très limité. L’école de la République continue donc à exclure systématiquement, déficience par déficience, handicap par handicap, au fil du temps.
Ensuite, en France, la politique d’inclusion scolaire repose sur le seul dispositif des AVS (auxiliaires de vie scolaire), devenus AESH. Or les premiers AVS, créés par Ségolène Royal en 1998, étaient des objecteurs de conscience, dont la rémunération – 500 francs par mois – entrait dans les dépenses de fonctionnement et non dans les dépenses de personnel. Cette politique a donc été menée sans aucun moyen. En 2005, lorsqu’on a déclaré l’école inclusive, c’est à cet outil de politique publique non financé que l’on a eu recours. Il a fallu mener des batailles importantes pour faire émerger un droit à la formation, un statut, pour ces personnels qui ne sont toujours pas des fonctionnaires.
Par ailleurs, là encore, le travail de l’AESH ne porte que sur l’élève. L’enseignant peut continuer à enseigner de la même manière : c’est à l’AESH de régler tous les problèmes. Ce système ne peut pas produire une école inclusive. Dans un rapport récent, une députée LREM de l’Isère recommande la mise en œuvre d’une école inclusive inversée : il convient, selon elle, d’organiser le déplacement d’élèves ordinaires dans des IME – un peu comme on va au zoo… Le personnel enseignant a atteint un niveau de colère tel – le syndicat FO s’en fait beaucoup l’écho – que cette colère est dirigée contre les élèves handicapés et leurs parents plutôt que contre un système qui repose entièrement sur une seule catégorie de personnels, mal formés, mal payés, qui n’ont pas le statut de fonctionnaire et sont dévalorisés dans la relation pédagogique avec l’enseignant. S’agit-il d’une défaillance ou le système a-t-il été mal conçu ? Je vous en laisse juge.
Certaines initiatives sont prises pour faire les choses différemment. Les dispositifs d’autorégulation (DAR), devenus les écoles d’autorégulation, encore expérimentales, visent ainsi à transformer l’école afin que les élèves handicapés puissent sortir de l’école ou de la classe et être placés face à un travailleur social plutôt que face à un enseignant. Je rappelle qu’en 2018, il a été décidé que le temps d’enseignement devait être effectué exclusivement en présence d’élèves. Or cette règle est problématique si l’on veut sortir un élève de la classe et le confier à un travailleur social. Pour autant qu’on le sache, les DAR fonctionnent, même s’ils sont phagocytés par l’autisme, de sorte qu’au lieu d’une école inclusive, on a un dispositif pour des élèves à besoins particuliers – ce n’est pas tout à fait la même philosophie.
Je pense à une autre initiative, L’école de mon quartier, qui consiste à développer une autre approche du temps scolaire et une organisation, notamment architecturale, différente du bâtiment scolaire, de manière à faire de l’école une institution vouée non seulement à la transmission du savoir mais aussi à l’inclusion de tous.
En France, on a considéré que l’école inclusive consistait à mettre des élèves handicapés dans une classe et à voir ce qui se passe. Or cela ne fonctionne pas réellement. L’école inclusive suppose que l’on modifie le mode de fonctionnement de l’école : programmes, formation des enseignants, objectifs… On ne peut pas à la fois faire une école inclusive et créer des groupes de niveau, par exemple.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je vais tempérer vos propos, une nouvelle fois. Le PPS d’un élève devrait définir toutes les adaptations dont il a besoin. Certes, on peut également mettre en question l’universalité des enseignements, mais l’AESH n’est pas le seul dispositif disponible. C’est une erreur – des politiques, principalement – de ne voir l’école inclusive qu’à travers ce prisme. En matière d’inclusion scolaire, les difficultés sont liées aux élèves dits très perturbateurs, c’est-à-dire ceux qui souffrent de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) ou de TSA (troubles du spectre de l’autisme). Pour les élèves dyslexiques ou affectés d’une défaillance sensorielle, les choses se passent plutôt correctement. Si on se limite à penser l’inclusion scolaire à travers le seul prisme des AESH, on commet une erreur d’analyse majeure. Certains enseignants font un travail remarquable, malgré le manque de moyens, les difficultés de prise en charge et de formation. La communauté éducative dans son ensemble a tout de même, du moins je l’espère, évolué de manière positive, même si, je suis d’accord avec vous, des progrès importants restent à accomplir.
M. Pierre-Yves Baudot. Vous avez parlé d’« élèves perturbateurs ». Nicole Belloubet avait fait de même à la télévision et a été obligée de revenir sur cette formule. C’est une locution problématique, car ces élèves perturbent l’ordre scolaire : si on définissait celui-ci d’une manière différente, ils seraient certainement beaucoup moins perturbateurs.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je retire cette expression : c’est un abus de langage. Il n’en demeure pas moins que ces élèves sont ceux qui posent le plus de problèmes à la communauté éducative. Sur ce point, nous pouvons être d’accord, n’est-ce pas ?
M. Pierre-Yves Baudot. Non. Tout dépend de la manière dont on pose le problème. Hier, dans le collège où est scolarisé le fils de ma compagne, un enfant autiste a eu un comportement « perturbateur » – en tout cas, c’est ainsi que le principal a jugé la situation – et il a été décidé qu’il ne serait plus scolarisé qu’entre 10 heures et 12 heures et n’aurait plus accès à la récréation ni aux espaces de vie collectifs. S’il existait un espace d’autorégulation, une salle sans bruit dans laquelle cet enfant pourrait se détendre et avoir d’autres activités, il est fort probable qu’il pourrait être scolarisé correctement car, en matière de gestion du temps scolaire, il ne pose aucun problème. Là, pour le coup, l’éducation nationale est défaillante.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Il existe tout de même des écoles – c’est le cas dans ma circonscription – dans lesquelles une salle est prévue pour mettre les enfants au repos, le temps qu’ils se calment. Mais cela dépend des enseignants.
M. Pierre-Yves Baudot. Le problème, je l’ai constaté dans les différentes universités où j’ai enseigné, c’est que l’inclusion des étudiants handicapés dépend du référent handicap : s’il est motivé, vous pourrez suivre les études de votre choix ; s’il ne l’est pas, s’il est mal payé ou estime avoir été mis au placard, vous n’aurez guère de chance de les réussir. Le fait que l’on s’en remette à des militants qui assument seuls cette charge – au prix, souvent, de sévères burn-out – prouve bien que l’on n’a pas transformé les organisations.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Merci beaucoup !
Enfin, la commission auditionne M. Frank Bellivier, Délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, et Mme Sylvaine Gaulard, secrétaire générale à la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Merci d’avoir répondu à notre invitation. Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Frank Bellivier et Mme Sylvaine Gaulard prêtent successivement serment.)
M. Frank Bellivier, délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie. Pour préparer cette audition, j’ai trouvé de l’inspiration dans mes fonctions de délégué ministériel chargé de l’application de la feuille de route Santé mentale et psychiatrie, bien sûr, mais aussi dans mes trente ans d’expérience en qualité de psychiatre hospitalier. La délégation a rédigé, en réponse à vos questions, un document très chiffré que nous mettrons à votre disposition et que nous pourrons compléter en fonction de nos échanges. Ce n’est pas dans l’objectif de résumer cette masse de données que j’ai organisé mon propos liminaire.
Les politiques de santé mentale ont longtemps été le parent pauvre des politiques publiques. Les publics, les familles et les professionnels concernés par ces politiques sont depuis longtemps considérés comme occupant une place à part dans le système de santé et, plus largement, dans la société, comme l’illustre le nombre de rapports consacrés à la psychiatrie. En 2013, Denys Robiliard en dénombrait quinze, produits entre 2000 et 2009. Beaucoup – difficile de dire combien exactement – avaient précédé et beaucoup ont suivi.
Pour illustrer objectivement cet état de fait, on peut souligner que si la composante de l’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie) allouée à la psychiatrie, l’Ondam‑psy, a systématiquement progressé, elle ne l’a jamais fait autant que celle consacrée à la médecine, chirurgie, obstétrique (l’Ondam MCO).
Par ailleurs, le pilotage financier et stratégique des politiques de santé mentale a contribué à faire progressivement dériver le système pour aboutir à une offre relativement illisible, faite d’une multitude de particularismes au sein desquels les utilisateurs du système, les familles et même les professionnels peinent à se retrouver. Cette situation s’explique en partie par l’existence, jusqu’à récemment, d’un système de financement de l’offre de soins anesthésiant, reposant sur une dotation annuelle de fonctionnement et encourageant donc peu l’innovation et l’actualisation de l’offre, malgré des besoins populationnels en constante augmentation. En France comme dans d’autre pays, on se réfère d’ailleurs peu aux nombreuses données probantes qui ont pourtant été produites, dans le champ du soin en santé mentale et en psychiatrie, sur la manière dont il convient de prendre en charge les différentes pathologies.
L’inadéquation entre les besoins et l’offre de soins, ainsi que les faiblesses des politiques publiques de prévention et d’inclusion sociale, ont donc largement préexisté à la crise covid. La feuille de route Santé mentale et psychiatrie de 2018 marque une rupture avec une aboulie de plus de trente ans et constitue le point de départ d’une politique de rattrapage et d’un engagement politique et financier inédit – les chiffres le montrent. L’expression de cette volonté politique ne survient pas à n’importe quel moment de l’histoire : les attentes sociétales ont beaucoup évolué et les professionnels de la psychiatrie expriment eux-mêmes des attentes, notamment dans la prise en compte des données probantes ou des modèles organisationnels venus de l’étranger.
Les difficultés sont anciennes et structurelles. La crise covid les a amplifiées et a révélé les vulnérabilités du système de soins et celles de la population. Les premières n’ont rien de spécifique à la psychiatrie : la crise a révélé les fragilités de l’ensemble du système de soins. Le manque de soignants et les départs de l’hôpital public, un débit de formation en professionnels de santé et une diversification des métiers insuffisants, un hospitalo-centrisme dont on peine à s’éloigner, la pauvreté de la santé primaire et des politiques de prévention, ou encore les hétérogénéités territoriales en sont les marques cardinales. Les secondes n’ont rien de spécifique à la France : la dégradation de la santé mentale des jeunes, des femmes et des précaires est un phénomène européen, sinon mondial.
S’il y a eu des défaillances, elles remontent donc à plus de trente ans. Le bilan de l’année 2024 et, plus globalement, des six années de déploiement de la feuille de route, confirme l’engagement politique et financier des différentes parties prenantes, dans la durée. La feuille de route est de qualité. Elle est alignée sur les standards internationaux et a été enrichie à de nombreuses reprises – par le Ségur de la santé, par les assises de la santé mentale et de la psychiatrie voulues par le président de la République, mais aussi par le volet « santé mentale » des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant, ou, tout récemment, et alors que la santé mentale a été désignée grande cause nationale en 2025, par les annonces de l’actuel ministre de la santé.
C’est notamment grâce à cet engagement dans la durée que la feuille de route commence à produire ses effets. Les réformes prévues dans les champs de la prévention, du soin et de l’inclusion sociale porteront leurs fruits à moyen terme. Le troisième Tour de France effectué par la délégation ministérielle a permis de constater et de confirmer ce dynamisme, dont atteste le rapport rédigé à cette occasion, qui recense les progrès réalisés et les difficultés qui persistent. Je vous renvoie à ce document, disponible sur le site du ministère de la santé.
Ces constats ne signifient nullement que le traitement des urgences et de plusieurs sujets de préoccupation majeurs doive être différé ou relégué au second plan. Au contraire, ces constats doivent constituer le socle d’un changement d’échelle inscrivant la politique de santé mentale dans une stratégie pluriannuelle, transversale et interministérielle clairement affichée, l’interministérialité étant la matérialisation des actions à conduire sur les déterminants de la santé mentale, dont le ministère de la santé n’a pas le monopole – je songe à la lutte contre les violences, au mal-logement ou aux addictions, autant de facteurs sur lesquels l’ensemble des administrations ont un rôle à jouer. Comme avec le comité interministériel du handicap (CIH), il s’agit de penser l’ensemble des politiques publiques à l’aune de leur impact sur la santé mentale de la population. Cela suppose une gradation cohérente de l’offre, une gouvernance renforcée, ainsi qu’un pilotage structuré et lisible des politiques de santé mentale à tous les échelons.
Grâce à la prise de conscience de l’importance de la santé mentale et à la mobilisation au plus haut niveau de l’État, les conditions sont probablement davantage réunies pour déployer une politique ambitieuse, à la hauteur des enjeux. L’étape suivante, dont nous espérons qu’elle sera officialisée lors d’un futur comité interministériel, serait celle d’un portage politique fort, en soutien d’une gouvernance reconfigurée. L’action conduite par la délégation depuis 2019 a montré l’utilité et la légitimité d’un pilotage spécifique pour animer ces articulations intersectorielles qui sont constitutives des politiques de santé mentale. Cependant, le nouvel élan souhaité et les enjeux interministériels appellent la réaffirmation d’un portage politique fort, accompagné d’un changement de braquet, grâce à une reconfiguration de la gouvernance de la politique de santé mentale et de psychiatrie, qui devrait être substantiellement renforcée.
Pour structurer et consolider cette gouvernance nationale, il pourrait être proposé d’instaurer, sur le modèle du handicap, la réunion annuelle d’un comité interministériel en santé mentale réunissant tous les membres du gouvernement et chargé de définir, de coordonner et d’évaluer les politiques publiques en faveur des personnes concernées ainsi que les actions sur les déterminants de la santé mentale de la population générale ; la réunion triennale d’une conférence nationale consacrée à la santé mentale pour débattre des orientations et moyens de ces politiques ; un comité des parties prenantes apportant un éclairage consultatif – cette instance existe mais reste à formaliser ; une participation active des services déconcentrés, dont la meilleure matérialisation est pour l’heure le projet territorial de santé mentale (PTSM).
Par ailleurs, la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie devrait être renforcée en vue de se voir confier cette coordination – qu’elle assure en quelque sorte déjà, mais avec des moyens très ténus –, ainsi que le pilotage et le suivi d’une feuille de route devenue interministérielle, notamment s’agissant des actions sur les déterminants de la santé mentale. Il s’agirait d’atteindre une cible de huit agents – nous en sommes loin.
Enfin, il serait crucial d’annoncer une réflexion sur un texte de clarification de la politique de santé mentale et de son organisation, notamment en psychiatrie. L’ambition est le changement de paradigme dans les politiques publiques garantissant les réponses aux besoins exprimés par les personnes concernées – lutte contre la stigmatisation, respect des droits, accès effectif aux ressources de promotion, prévention, soin et inclusion sociale, engagement résolu en faveur des pratiques orientées vers le rétablissement, sur la base des données probantes ; l’organisation du parcours de soins gradué et du prendre soin, avec une redéfinition du rôle et de la place du secteur de psychiatrie ; la réaffirmation des missions attendues de la psychiatrie et un plan pour son attractivité, puisque ces réformes sont ralenties par des problèmes de ressources humaines ; la valorisation des innovations ; le développement d’une culture d’évaluation en psychiatrie comme dans les autres secteurs de la médecine ; le soutien à la coopération internationale sur ces thématiques.
Une vraie dynamique est engagée depuis sept ans, illustrée par le bilan de la feuille de route publié en mai 2025, avec des réformes structurantes en cours – prise en charge de l’activité des psychologues par l’assurance maladie, réformes du mode de financement et des autorisations d’activité, structuration au niveau local autour des PTSM. Il est essentiel de ne pas laisser retomber cet élan, mais, au contraire, de l’amplifier et de lui donner toute la visibilité requise grâce à un récit clair et mobilisateur, qui serait officialisé lors d’un futur comité interministériel – c’est en tout cas ce que nous espérons.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Effectivement, de nombreux travaux ont été menés et des feuilles de route successives ont été définies, sur la base d’éléments de diagnostic et d’états des lieux que chacun peut partager. De multiples rapports et missions – auxquels j’ai contribué – ont alimenté ce diagnostic. Les orientations que vous tracez semblent correspondre aux besoins.
Si nous nous interrogeons sur les défaillances des politiques publiques dans ce domaine, c’est parce que le compte n’y est pas en matière de prévention, de dépistage et de repérage précoce – chez les enfants ou dès le stade de la périnatalité –, de liens entre professionnels de santé ou d’attractivité des métiers. Il nous faut à la fois traiter l’urgence du court terme – au vu de la très forte dégradation de l’état de santé de la population – pour éviter les phénomènes d’aggravation à l’âge adulte et assurer la prévisibilité de l’action publique grâce à une programmation pluriannuelle. Peut-être les attentes suscitées par la consécration de la santé mentale comme grande cause nationale étaient-elles excessives, mais nous comptions faire, cette année, un grand pas dans la prise en charge de la santé mentale – cette notion recouvrant à la fois des troubles anxio-dépressifs légers à modérés et des troubles psychiatriques plus sévères.
Nous devons assurer la visibilité de la prise en charge et définir les moyens de l’améliorer avec nos moyens actuels, car chacun a bien conscience que nous ne disposerons pas demain d’une cohorte de nouveaux psychiatres ou pédopsychiatres. Que pouvons-nous faire pour accroître le nombre d’infirmières scolaires, pour former des IPA (infirmiers en pratique avancée), pour mobiliser les psychologues, par exemple à travers le dispositif Mon soutien psy, pour former et aider les généralistes ? Voilà ce qui manque à la réflexion. Je vous rejoins tout à fait sur la nécessité de renforcer l’interministérialité – car la santé mentale, comme le handicap, soulève des questions relatives à l’emploi, au logement ou encore à la mobilité –, mais il y a urgence à définir ce que nous pourrons faire demain matin, après-demain, voire plus tard, et comment nous pourrons le faire. Or la dernière feuille de route ne prévoit ni planification ni financement dans le temps. Je sais que nous traversons une période budgétaire difficile et que la succession des ministres de la santé ne facilite pas les choses, mais voilà ce qui m’inquiète : que faire demain et comment le faire avec les forces dont nous disposons ? Un intervenant expliquait ce matin, de façon peut-être un peu provocatrice, qu’il n’y a pas tant besoin de moyens supplémentaires que d’apprendre à faire mieux avec les moyens existants.
M. Frank Bellivier. Je m’allie volontiers à vous pour défendre une vision pluriannuelle. C’est d’ailleurs ce que prévoit la gouvernance révisée qui a été annoncée, avec des rendez-vous censés cadencer ces prochaines années. Je ne sais pas si le comité interministériel se tiendra effectivement, mais nous sommes un certain nombre à défendre une mobilisation interministérielle plus large sur ces thématiques – et nous avons les arguments pour le justifier, notamment s’agissant des actions à conduire sur les déterminants de la santé mentale de la population –, ce qui suppose la constitution d’un comité interministériel doté d’une valence de programmation. C’est en quelque sorte ce qu’il s’est passé, de manière insuffisamment formalisée. La vision pluriannuelle est donc contenue dans la gouvernance renforcée que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux.
La feuille de route ne comporte effectivement pas de volet programmatique : elle décrit les actions qui se sont déployées année après année. Elle s’est tout de même, depuis sa version initiale, enrichie de multiples investissements et mesures supplémentaires, à la faveur des différents ministres de la santé qui se sont succédé – j’ai survécu à dix d’entre eux –, chacun ayant souhaité apporter sa patte, reconduire la délégation et même conforter son action, alors que chacun aurait eu la possibilité d’abandonner la feuille de route. Ce n’est toutefois pas suffisant pour avoir une réelle visibilité sur la suite, y compris en matière financière, puisque les mesures que nous préparons doivent être validées chaque année lors de l’examen du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale). Nous aurions besoin de sortir de cette ornière annuelle en disposant d’une programmation financière. Je souscris donc totalement à vos propos sur ce point.
Au-delà de ces sujets de gouvernance et de vision pluriannuelle, il manque aussi un grand texte qui donne de la lisibilité sur les moyens disponibles et la direction à donner aux politiques de prévention, de soin et d’inclusion sociale. J’évoquais une offre faite d’une multitude de particularismes, notamment en psychiatrie ; il faut y remettre de l’ordre. Rappelons que certaines familles choisissent de déménager afin de dépendre d’un secteur où on travaille d’une certaine manière plutôt que d’une autre. L’adoption d’un grand texte permettrait de s’accorder clairement sur les standards de prise en charge, sur la base des données probantes. Actuellement, personne ne se soucie du projet d’un territoire ou d’un chef d’établissement ou de service : chacun fait ce qu’il veut. Quand je dis que cette discipline n’est pas pilotée, je fais aussi référence à cela. C’est d’ailleurs ainsi que le système a progressivement dérivé pour aboutir à la situation actuelle.
Nous devons assumer un héritage difficile : comme personne ou presque ne voulait prendre ses responsabilités dans ce domaine, tous les sujets présentant une coloration de santé mentale étaient affectés à la psychiatrie, ce qui a contribué à la formation d’un système très hospitalo-centré. Un des moyens de s’adapter à la très grande diversité des besoins serait d’organiser les moyens dont nous disposons de façon graduée : tout ne doit pas nécessairement relever de la psychiatrie. Nous nous sommes ainsi efforcés de renforcer les premières lignes que sont la médecine générale, les maisons des adolescents, ou encore le dispositif Mon soutien psy, dont les premières analyses montrent que quelques séances avec un psychologue peuvent permettre de tiédir ou de refroidir certaines situations – le même constat vaut pour les maisons des adolescents. Pour réserver au secteur de la psychiatrie – aux psychiatres, aux psychologues, aux infirmiers en psychiatrie, aux psychomotriciens, aux IPA – les activités hautement spécialisées qui en relèvent, il faut un système de filtre qui réfère à ce niveau les situations pour lesquelles ont été repérés des indicateurs de gravité. C’est ce que j’appelle la gradation de l’offre. Il existe aussi un pourcentage élevé de situations de résistance – notamment de chimiorésistance – ou de comorbidités, c’est-à-dire de cas complexes qui n’évoluent pas conformément aux attentes, pour lesquels la mise à disposition d’une ligne de recours experte peut être intéressante.
L’organisation de cette gradation des soins est en cours. Elle n’est pas très facile, car nous héritons d’un système dans lequel le secteur de psychiatrie était totipotent pour les questions de santé mentale. Désormais, l’offre s’est considérablement diversifiée : le privé s’est beaucoup développé, tout comme la psychiatrie publique non sectorisée au sein des centres hospitaliers généraux (CHG) ou universitaires (CHU). Il faut donc réorganiser ces moyens très spécialisés au service des patients qui en ont le plus besoin.
Quant aux actions de prévention sur les déterminants de santé mentale, le ministère de la santé n’en a pas le monopole : elles supposent la coopération d’un ensemble d’acteurs. C’est ce que les PTSM visent à organiser, en agrégeant les ressources susceptibles d’être convoquées au chevet des parcours en santé mentale. Les soins psychiatriques ne sont qu’une toute petite partie de cette démarche. La coopération entre les acteurs est donc très importante. La coordination interministérielle y contribuera probablement si elle ruisselle jusqu’aux administrations locales, mais, d’après ce que j’ai pu observer sur le terrain, la matérialisation la plus concrète en est la première génération de PTSM, qui ont permis de créer des coopérations entre acteurs de secteurs différents au service des parcours en santé mentale.
Enfin, les réformes des autorisations et du mode de financement constituent un changement de doctrine. La réforme des autorisations prescrit à l’ensemble des acteurs d’un territoire de trouver les organisations permettant d’optimiser la réponse au besoin. Jusqu’alors, le privé, le public non sectorisé et le public sectorisé évoluaient plutôt dans des couloirs de nage séparés. La réforme vise à réintroduire du pilotage afin que les différents offreurs s’articulent fonctionnellement, voire se répartissent la charge du besoin exprimé, ce qui se fait actuellement de façon variable d’un territoire à l’autre.
La réforme du mode de financement instaure quant à elle un système beaucoup plus incitatif à l’activité et à l’innovation en créant des compartiments financiers qui encouragent les établissements à faire évoluer leurs modes organisationnels en faveur des modèles désormais promus : orientation vers le rétablissement, priorité à l’ambulatoire et prévention du recours à l’hospitalisation, en particulier sans consentement. Ce processus est très lent, puisque j’en ai connu les premiers pas dès ma prise de fonctions il y a bientôt sept ans et que le paramétrage au niveau local par les comités d’allocation des ressources est toujours en cours. Il s’agit toutefois d’une réforme très importante, qui sera au service de l’évolution de l’offre.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. J’ai perçu une réticence de votre part à l’égard du mot « défaillances », qui est important à nos yeux. Il ne s’agit pas de critiquer ce qui a été fait, mais de constater la réalité qui prévaut dans nos circonscriptions : des délais de prise en charge en CMP (centre médico-psychologique) ou en CMPEA (centre médico‑psychologique enfants adolescents) trop longs, des hôpitaux psychiatriques en difficulté, des familles parfois contraintes de déménager.
Des progrès ont été réalisés, mais peut-être doivent-ils être mis en relation avec les difficultés actuelles : les troubles du comportement alimentaire explosent et les problèmes de santé mentale chez les jeunes dont les médias se font écho – bien que de façon parfois discutable scientifiquement – témoignent d’un état d’esprit et d’une dégradation qui nous poussent à nous interroger, notamment sur la question de savoir si nous sommes suffisamment lucides sur ce qu’il nous en coûtera demain. C’est d’ailleurs le fait générateur de cette commission d’enquête. Cette notion de coûts évités me semble insuffisamment abordée. Du point de vue individuel, celui des familles et des personnes les plus fortement affectées, c’est le sans-abrisme et la double vulnérabilité à laquelle sont exposés les jeunes qui relèvent de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Du point de vue de la société, ce sont autant de personnes qui ne travaillent pas, ne contribuent pas et ne s’inscrivent pas dans des trajectoires de réussite traditionnelles.
Ce que vous dites est très juste et fait écho à ce que nous entendons depuis ce matin : l’intérêt d’une action pluriannuelle, la nécessité de faire évoluer des modes de financement trop rigides et de développer une culture de l’évaluation pour savoir ce qui est véritablement efficace. Alors que de nombreuses pratiques innovantes se développent – vous avez par exemple évoqué le dispositif Mon soutien psy, qui permet de « tiédir » certaines situations – on a le sentiment que l’allocation des ressources pourrait être optimisée. Certains représentants nous ont même effectivement fait savoir que tout n’est pas question de moyens.
La fondation FondaMental évalue à 163 milliards d’euros le coût des maladies psychiatriques pour la société. Dans ce contexte, ne devrions-nous pas nous doter d’une loi de programmation pour la santé mentale, comme nous le faisons dans le domaine militaire ? J’en suis convaincu. Parallèlement, comment faire bouger les lignes plus rapidement ? J’ai bien conscience des rigidités et de l’instabilité politique à l’œuvre, mais au vu de la sensibilité de ces enjeux, désormais très présents dans les esprits, de leur acceptabilité sociale nouvelle et de la consécration de la santé mentale comme grande cause nationale, n’est-il pas temps d’opérer enfin ces changements attendus depuis longtemps, qui semblent faire l’objet d’un consensus mais ne se réalisent pas concrètement ?
M. Frank Bellivier. Je ne peux qu’être d’accord avec vous : il faut changer de braquet.
Au-delà de la question des défaillances, je tenais à rappeler l’abandon dont la psychiatrie a fait l’objet. C’est le praticien avec plus de trente ans d’expérience qui parle : nous avons toujours été un peu à part et avons toujours eu du mal à promouvoir des projets innovants. En tant qu’universitaire exerçant à l’AP-HP, je suis loin de subir les pires conditions d’exercice, mais le fait est que la discipline reste stigmatisée. Reconnaissons qu’il y a là un héritage très lourd, pour les patients comme pour les professionnels : un psychiatre n’est pas vraiment médecin, les infirmiers ou les psychologues sont une catégorie à part.
Il ne s’agit nullement d’un phénomène uniquement français. La France a été le premier pays à inscrire la santé mentale à l’agenda de sa présidence de l’Union européenne ; depuis, toutes les présidences successives l’ont imitée. J’assisterai prochainement à l’Assemblée générale de l’ONU sur la prévention et la maîtrise des maladies non transmissibles, laquelle consacrera, pour la première fois, un compartiment à la santé mentale.
M. Frank Bellivier. Reconnaissons-le, la prise de conscience collective de l’importance de la santé mentale est très récente. Avant, il y avait des gens dans les hôpitaux psychiatriques, mais on détournait le regard. Maintenant, les patients et leur famille prennent la parole ; les citoyens prennent la parole, notamment ceux de la jeune génération : ils abordent les questions de santé mentale avec une tranquillité que nous n’avions pas à leur âge. Ainsi, si défaillance il y a, il faut aussi tenir compte de la nécessité de rattraper les décennies qu’a fait perdre l’abandon des disciplines concernées.
La France est en retard dans le domaine de la prévention – la santé mentale n’est pas seule concernée. Nous n’avons pas cette culture, au contraire par exemple des pays scandinaves. Les rapports du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) dénoncent régulièrement la pauvreté des politiques publiques de prévention, dans le champ de la santé mentale et dans beaucoup d’autres. Les sommes investies sont très faibles par rapport à celles que consomme le soin, dans le système très hospitalo-centré que j’évoquais.
Dans le domaine de la santé mentale et de la psychiatrie, les politiques de prévention dépendent fortement d’autres acteurs. Il faudrait que nous nous mariions avec l’éducation nationale, car c’est là que ça se passe. Je peux témoigner que depuis sept ans, il y a beaucoup d’intentions mais… Il est vrai que, tout récemment, les ministres de l’éducation nationale et de la santé ont fait des déclarations très alignées. Les choses bougent, mais lentement.
Vous m’interrogez sur l’évaluation. Pardon, mais la dynamique d’évaluation des politiques publiques est faible en général. S’agissant de la feuille de route, nous avons mis trois ans à mettre au point un ensemble d’indicateurs afin de pouvoir décrire pour chaque mesure les effets produits d’une année sur l’autre. L’évaluation sera donc possible, mais c’est l’exception plutôt que la règle. Nous instaurons cette culture dans les actions que nous soutenons. Au niveau local, les communautés soignantes qui déploient des dispositifs innovants manquent des ressources nécessaires pour en évaluer les effets.
Il ne faut pas remettre en question les estimations du coût de la santé mentale. Outre les chiffres publiés par FondaMental, on dispose de nombreuses données, issues notamment des pays anglo-saxons. Elles montrent que les coûts sont phénoménaux. S’y ajoute, vous avez raison, le prix de l’inaction : faire a un coût, mais ne pas faire aussi. C’est un argument que nous avons avancé, année après année, à l’appui des mesures que nous défendions, mais il porte peu. Des études internationales montrent qu’investir 1 euro dans des soins psychologiques de première ligne permet d’économiser entre 1,4 et 1,6 euro. Si l’argument a fini par être entendu au moment de lancer le dispositif Mon soutien psy, ce n’est pas celui qui a été décisif. Dans le domaine des addictions, que je connais bien, le coût de l’inaction est faramineux.
Je suis donc d’accord avec vous mais, lors des arbitrages financiers, l’argument du coût de l’inaction et des vertus médico-économiques du modèle que nous défendons sont rarement des critères de décision. Une approche pluriannuelle permettrait peut-être de s’affranchir de la logique dominante. En effet, parce qu’ils sont lents, les effets des réformes de prévention s’apprécient dans la durée, ce qui s’accorde mal avec le sentiment d’urgence en raison duquel les familles, les patients, les professionnels et les parlementaires nous interpellent. Tous nous disent que ce n’est pas possible, et nous sommes d’accord avec leur constat – on a l’impression de courir après les solutions. Néanmoins, je pense que les réformes que nous avons défendues commencent à porter leurs fruits.
Par ailleurs, je souscris à votre constat : nous sommes à un moment charnière. La mobilisation, sociétale, politique et financière, est peut-être moins forte qu’elle n’a été mais la dynamique née il y a quelques années est inédite, au moins depuis trente ans. Il faut la soutenir, amplifier et accélérer les réformes ; pour y parvenir, la stratégie est la bonne. Je milite pour conserver la délégation car son pilotage de la feuille de route a permis d’assurer une continuité malgré les nombreux changements de ministres et de cabinets.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je le répète, la responsabilité incombe bien aux décideurs publics. Dans une période de contraction budgétaire, il faut garder la lucidité de penser que certaines réductions des dépenses présentes risquent d’augmenter fortement celles à venir. L’argument du coût évité peut soutenir une logique, non d’expansion budgétaire, mais de défense d’actions qui tiennent à cœur aux membres de cette commission.
En matière d’évaluation, le retard de la France sur les pays anglo-saxons n’est pas propre à la santé mentale ou au handicap. Nous devons envisager un changement de paradigme afin de favoriser la pluriannualité et l’évaluation sur le long cours, même si celles-ci ne sont pas en phase avec le temps politique, en particulier en ce moment.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Contrairement aux Anglo-saxons, nous n’avons pas l’habitude de mener des évaluations ; elle vient, mais c’est difficile. De nombreux dispositifs ont été déployés en réponse à des appels à projet. On n’en mesure pas toujours les bienfaits. Dans un contexte budgétaire serré, plutôt que de disperser les financements dans des dispositifs innovants mais parfois peu pérennes, il faut peut-être redonner la priorité à ceux qui fonctionnent et qui sont les plus lisibles pour les professionnels et les citoyens. Je pense par exemple aux CMP, qui manquent de moyens cruciaux, humains notamment, pour assurer une ouverture suffisante. Étant donné les attentes et les besoins que nous connaissons, un tel basculement constitue une voie possible.
J’ai apprécié le travail effectué avec l’éducation nationale ; la semaine dernière, Élisabeth Borne a fait des annonces relatives à la santé mentale : cela contribue à montrer que les différents ministères donnent la priorité à la grande cause nationale de cette année.
M. Frank Bellivier. Lorsque nous coopérons avec les ministères, il arrive que la mayonnaise prenne tout de suite. Ce fut le cas avec le ministère de l’agriculture lorsque nous avons élaboré la feuille de route pour la prévention du mal-être agricole. Résultat, le succès sur le terrain a été tel qu’ils préparent la version 2.0. Avec l’éducation nationale, effectivement, c’était un peu plus difficile.
Les CMP sont un pilier, en particulier pour les enfants et les adolescents. Ils ont bénéficié de mesures de renforcement substantielles. Vous trouverez tous les chiffres dans le dossier que nous vous remettrons. Nous n’avons pas pu recenser précisément les équivalents temps plein créés dans l’ensemble du territoire, mais on sait que de nombreux postes ouverts n’ont pu être pourvus – on peut toutefois continuer à ventiler du pognon dans leur direction. L’effort consenti a produit des effets : on dit qu’ils sont en train de dévisser mais le nombre d’équivalents temps plein médicaux a été à peu près maintenu, pour les enfants et adolescents comme pour les adultes ; s’agissant des psychologues, les effectifs ont plutôt bien augmenté.
Quelques-unes des personnes que vous avez auditionnées ont affirmé que ce n’était pas un problème d’argent. S’agissant de certaines mesures, on l’a constaté. Comment s’assurer que les ventilations de crédit ont des effets réels ?
Vous évoquez une floraison tous azimuts de projets, qui ne seraient pas lisibles. C’est un peu souhaité. Les acteurs locaux ayant établi le diagnostic de leurs besoins prioritaires, ils élaborent un dispositif pour les couvrir. Le fonds d’innovation organisationnelle en psychiatrie (Fiop) finance les projets choisis pendant trois ans, puis ils sont évalués. Si le dispositif est considéré comme probant, le financement devient pérenne, mais un tiers seulement sont concernés. Tous ceux qui n’ont pas débuté ou n’ont pas atteint leurs objectifs ne sont pas reconduits.
Ce modèle rend les équipes dynamiques : sachant qu’en répondant à un appel à projet, elles pourront se voir allouer une enveloppe financière, elles se disent qu’elles peuvent prendre leur destin en main. D’ailleurs les dispositifs innovants rencontrent moins de difficultés de recrutement que les hôpitaux ou les dispositifs plus conventionnels. Il ne faut pas négliger cet aspect.
En pédopsychiatrie, les appels à projet concernaient des enveloppes financières de rattrapage. Certains territoires n’avaient pas de lit, ce qui a ainsi pu être corrigé. Par ailleurs, il y avait un retard : les maisons des adolescents et les CMP pour enfants et adolescents ont été renforcés. Je ne sais pas si les résultats ont été évalués. Les projets le sont mais une fois choisis, ils vivent leur vie. Toutefois, la pénurie était telle – la pédopsychiatrie était en train de dévisser – qu’on ne pouvait pas trop se tromper en se dotant d’un tel instrument. Nous avons élaboré des indicateurs mais il n’est pas certains qu’ils nourrissent la dynamique d’évaluation au niveau local. Nous voulions pouvoir observer l’influence, année après année, de certaines mesures dans les champs de la prévention, du soin et de l’inclusion sociale.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Députée des Yvelines, j’ai pu constater les effets positifs des projets territoriaux de santé mentale, à commencer par une meilleure coopération des professionnels – des représentants de l’éducation nationale viennent par exemple parler des compétences psychosociales. Néanmoins, je me demandais également si nous ne devrions pas nous concentrer davantage sur certains dispositifs, comme les CMP. Vous l’avez dit, ce n’est pas qu’une question de moyens : il y a un manque de personnel. Comment améliorer l’attractivité ? Les délais de prise en charge sont encore très longs et, dans la jeune vie des enfants et des adolescents, le temps a relativement plus d’importance.
M. Frank Bellivier. Le bilan de la première génération des projets territoriaux de santé mentale montre que plusieurs CMP ont réussi à s’organiser à moyens constants pour améliorer les délais de consultation, sans trop bousculer les files actives dont ils avaient la responsabilité. Cependant, un CMP ne peut ouvrir une consultation rapide hebdomadaire que si les demandes sont filtrées en amont. De telles réorganisations sont vertueuses dans la mesure où elles contribuent à dynamiser les centres et à les rendre plus attractifs – plusieurs exemples du rapport l’illustrent.
La formation des psychiatres souffrait d’un retard qui rendait le cursus de pédopsychiatrie peu attractif. La réforme du DES, le diplôme d’études spécialisées, a corrigé cet aspect : désormais, les étudiants en médecine qui ont choisi la psychiatrie découvrent la pédopsychiatrie beaucoup plus tôt. La phase socle dure deux fois plus longtemps et elle prévoit un passage obligatoire en pédopsychiatrie, ce qui devrait augmenter la production du pipeline.
Par ailleurs, il faut s’intéresser à l’organisation de l’offre. Le désamour des soignants pour la psychiatrie s’explique par une situation qui n’est pas propre à cette discipline : les pénuries provoquent des burn-out, donc des absences, et ceux qui restent ont plus de boulot. Le phénomène est connu et les équipes s’adaptent pour éviter que de telles situations leur fassent porter un fardeau supplémentaire. Selon moi, il s’explique aussi par la blessure morale, également liée à la désorganisation. Nous avons perdu le sens de ce que nous faisons, nous disent les membres des équipes. Or cela rejoint la question de la multitude d’offres, devenue illisible pour les patients et pour les familles, mais aussi pour les soignants. Lorsqu’un soignant, qu’il soit médecin, infirmier ou psychologue, doit, pour gérer une situation, violer notre code moral et notre code de déontologie, il s’inflige une blessure morale. Ce peut être maintenir un malade attaché sur un brancard pendant cinq jours ou laisser sortir une jeune fille de 17 ans qui a fait une première tentative de suicide parce qu’on ne trouve pas de lit – et cetera, et cetera. De telles situations génèrent de la perte de sens. La pénurie n’est pas le seul problème : il faut savoir comment, avec les moyens qu’on a, on continue de trouver du sens à ce qu’on fait.
Il s’agit de définir notre projet pour la santé mentale et la psychiatrie, en nous demandant quels modèles ont fait leurs preuves. C’est pour cela que les dispositifs innovants financés par le Fiop ne rencontrent pas de problèmes de recrutement : le projet est précis. Par exemple, on veut prévenir les hospitalisations, sans consentement en particulier. Pour cela, on monte une équipe mobile de crise. Ses membres savent pourquoi ils vont au boulot. Il faut intervenir sur des situations de crise, à domicile : c’est un travail que je connais bien, c’est dur mais, quand on rentre le soir à la maison, on sait pourquoi on a sué sang et eau. Pour moi, cette dynamique qui tend à reformuler l’offre au service des besoins non satisfaits permet de restaurer le sens, mais on a du mal à l’encourager. Or la logique des appels à projet y est favorable.
Pour récapituler, l’attractivité dépend aussi de la capacité à organiser les soins et à donner du sens à ce qu’on fait, parce que le modèle de prise en charge dont on fait partie est lisible.
La gestion collective des situations de burn-out relève de mesures individuelles. On peut par exemple organiser des temps de repos, des séances de relaxation, de la méditation de pleine conscience. En revanche, la prévention des blessures morales dépend des valeurs que défend l’établissement : il doit veiller à éviter une organisation ou des modèles susceptibles d’exposer les professionnels à des situations qui bousculent leur code moral et leur code de déontologie. Or, je peux en témoigner comme clinicien, les institutions ne professent pas souvent de telles valeurs. Si la situation est caricaturale en psychiatrie, ériger en valeur collective le fait de définir son action par le service rendu aux usagers manque aux institutions hospitalières en général.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Beaucoup de jeunes psychiatres s’élèvent contre les soins sans consentement. Nous avons constaté que la décision d’en dispenser était souvent liée à la formation et au nombre des soignants : dans certains services, on n’y recourt jamais ; dans d’autres, on atteint quinze jours d’hospitalisation sous contrainte. L’hôpital perd des psychiatres qui partent exercer en libéral parce que ce n’est pas ainsi qu’ils conçoivent la prise en charge. Nous devons travailler sur cet aspect.
L’attractivité est également liée à la formation. Certains infirmiers de soins généraux souhaitent travailler en psychiatrie mais la prise en charge de la violence et de l’agressivité les effraie : un complément de formation, par exemple un module théorique et pratique de deux mois, les aiderait à venir, et à rester. Le système des IPA fonctionne très bien – même ceux qui étaient récalcitrants en réclament – mais, pour les infirmiers de soins généraux, une formation d’un ou deux ans serait excessive.
M. Frank Bellivier. Les instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) établissent leur programme de manière autonome. Ils ont été invités à intégrer dans leur cursus un plus grand nombre d’objectifs pédagogiques relatifs à la santé mentale, à la psychiatrie et aux addictions – la situation était très hétérogène. C’est désormais le cas. Je pense que le contexte, en particulier le choix d’ériger la santé mentale en grande cause nationale, a contribué à sensibiliser les responsables.
Il faudrait généraliser les parcours d’intégration pour les infirmiers récemment diplômés et pour ceux dont c’est la première expérience en psychiatrie. Je ne sais pas comment, peut-être que le ministère de la santé peut appuyer sur un bouton en déclarant que, désormais, les établissements devront encadrer la période d’installation. Je ne suis pas sûr que nous sachions bien le faire mais cette pratique se développe largement, notamment pour fidéliser les professionnels. L’intégration, qui dure souvent plusieurs semaines, repose sur un compagnonnage assuré par les plus anciens.
Vous évoquez la question des soins sans consentement, de l’isolement et de la contention. Je souligne d’abord que les statistiques contredisent l’idée choquante qu’on y recourrait par manque de personnel : les analyses menées, fines, échouent à trouver une corrélation. Le taux de postes vacants des établissements qui y recourent beaucoup n’est pas significativement différent de celui des établissements qui n’y recourent jamais. Je suis certain que certains en ont fait l’expérience sur le terrain, qu’on entendra telle infirmière témoigner qu’elle était seule pour quarante lits, qu’un patient était en état d’agitation, qu’elle a appelé de l’aide et que le patient a été placé à l’isolement parce qu’elle n’était pas en sécurité. Mais l’enjeu est celui des pratiques : il faut intégrer des pratiques alternatives.
Quant au recours aux soins sans consentement, on en connaît les déterminants. Lorsqu’un territoire est exclusivement hospitalo-centré, c’est-à-dire qu’il n’existe aucun dispositif en amont des urgences pour capter les situations avant qu’elles ne deviennent bruyantes ou explosives, tout problème « psy » sera renvoyé aux urgences. Si le patient s’est agité lors de l’intervention des pompiers ou de la police, il arrivera attaché ; aux urgences, on ne lèvera pas la contention parce que… voilà, et ça se termine en hospitalisation sans consentement. Dans ces territoires, le pourcentage de celles qui ne sont pas confirmées après quarante-huit heures soulève des questions.
Il faut donc s’intéresser aux pratiques. Les équipes doivent s’engager, se pencher sur les modèles alternatifs à l’isolement et à la contention, avec un accompagnement financier. Il existe différentes techniques, comme la création d’une salle de répit ; la formation est nécessaire ; surtout, il faut que les territoires concernés se dotent de dispositifs de prévention du passage aux urgences, avec des consultations réactives au CMP, des équipes mobiles de crise, des centres de crise. Ceux qui sont ainsi équipés voient fondre le nombre de passages aux urgences, donc d’hospitalisations sans consentement.
Il n’est pas facile de créer une équipe mobile de crise. C’est coûteux et l’équation est compliquée : le business modèle des établissements est fondé sur le capacitaire hospitalier, non sur l’ambulatoire or, pour redéployer du personnel, il faut fermer des lits. Mais ceux qui ont eu le courage de franchir le pas sont récompensés.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Merci pour vos explications. Si vous avez des documents complémentaires, vous pouvez nous les transmettre.
M. Frank Bellivier. Nous allons reprendre les données dont nous disposons en fonction des questions que vous nous avez posées. Pour chacune, nous vous enverrons une réponse rédigée, accompagnée en annexe de tableaux chiffrés. Nous nous efforçons de documenter des tendances entre 2020 et 2024 – sur 2025, nous avons très peu d’éléments.
La séance s’achève à dix-huit heures.
Présents. – Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Natalia Pouzyreff, M. Sébastien Saint‑Pasteur
Excusés. ‑ Mme Sandra Delannoy, M. Denis Fégné, Mme Sylvie Ferrer, M. Charles Fournier, Mme Camille Galliard-Minier, Mme Élise Leboucher, M. Éric Martineau, Mme Sophie Mette, Mme Anne-Cécile Violland, M. Stéphane Viry