Compte rendu
Commission d’enquête
sur les défaillances
des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée 2
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Sarah Degiovani, présidente de la Fédération nationale des orthophonistes, et Mme Camille Lelièvre, vice-présidente en charge de la vie conventionnelle 17
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie Daudé, directrice générale de l’offre de soins (DGOS), et Mme Anne Hegoburu, sous-directrice de la prise en charge hospitalière et du parcours ville-hôpital 27
– Présences en réunion................................37
Mardi
9 septembre 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 5
session 2024-2025
Présidence de
Mme Nicole Dubré-Chirat,
Présidente,
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La séance est ouverte à quatorze heures.
La commission auditionne Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Madame la directrice générale, merci de votre présence. Avant de vous donner la parole, je vous demande de bien vouloir nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Anne Morvan-Paris prête serment.)
Mme Anne Morvan-Paris, directrice générale du groupement d’intérêt public France Enfance protégée. Le groupement d’intérêt public (GIP) France Enfance protégée, dont je représente la présidente, Florence Dabin, est une institution nouvelle dans le paysage de la protection de l’enfance. Créée par la loi Taquet du 7 février 2022 relative à la protection des enfants, elle regroupe dans sa gouvernance les départements, l’État et les associations actrices de la protection de l’enfance. Elle dispose d’un budget de 11,5 millions d’euros et ses recettes proviennent à parts égales de l’État et des départements.
Nos différentes composantes nous permettent de remplir plusieurs missions, qui touchent en partie aux thématiques traitées par cette commission d’enquête.
L’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) est amené à mener des études, à publier des travaux conduits par d’autres chercheurs et à produire des données, en lien avec la Drees (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), qui assure une production statistique sur l’ensemble du champ de la protection de l’enfance.
Le service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, autrement dit le 119, est en quelque sorte notre service historique. Ses écoutants sont disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour répondre aux citoyens ou aux professionnels et d’autres modes de communication sont désormais proposés, par tchat ou par formulaire – nous sommes d’ailleurs en train d’envisager de nouvelles modalités de contact.
Le regroupement opéré en 2022 nous a permis d’absorber également les missions de l’Agence française de l’adoption, qui joue notamment le rôle d’opératrice en matière d’adoptions internationales, ainsi que celles du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, qui traite les demandes d’enfants issus d’un accouchement dans le secret, y compris dans le cas d’une adoption internationale.
Enfin, le législateur a souhaité que nous assumions des missions nouvelles, notamment la gestion des bases de données regroupant les agréments des assistants maternels, des assistants familiaux et des adoptants.
Il me semblait important de rappeler ce que nous sommes et donc ce que nous ne sommes pas, car nous faisons parfois l’objet d’attentes auxquelles nous ne sommes pas en mesure de répondre.
S’agissant des données disponibles dans le champ de votre commission d’enquête, si la Drees s’est efforcée de croiser le nombre d’enfants placés et le nombre d’enfants concernés par le handicap – avec un focus sur la place de la pédopsychiatrie –, je ne vous cache pas que la collecte de ces données est pour nous un point noir, comme l’avait d’ailleurs relevé la récente commission d’enquête sur les manquements des politiques publiques de protection de l’enfance.
On compte environ 400 000 enfants faisant l’objet d’une mesure de protection. Certains relèvent de l’assistance éducative et demeurent donc au domicile de leurs parents, quand d’autres – environ 55 % – sont placés. Pour l’heure, la Drees ne parvient pas à établir de lien entre ces enfants placés et les enfants orientés vers une MDPH (maison départementale des personnes handicapées). Le seul moyen de recouper ces données est d’évaluer la part d’enfants confiés parmi ceux accueillis en ESMS (établissements et services sociaux et médico-sociaux). En 2022, 50 % des enfants pris en charge dans un IME (institut médico-éducatif) faisaient l’objet d’une mesure d’aide sociale à l’enfance (ASE). Ils étaient porteurs de handicaps liés à des troubles de nature psychiatrique ou pédopsychiatrique, ou à diverses formes d’autisme.
La difficulté vient aussi du fait qu’il n’est pas aisé, dans le champ social et médico‑social, d’extraire des données purement médicales. Même au sein des MDPH, la critérisation, la qualification du handicap n’est pas toujours suffisamment détaillée pour connaître finement le nombre d’enfants confiés porteurs d’un handicap reconnu ou ayant engagé une démarche de reconnaissance, ni, par ailleurs, la nature du suivi dont bénéficient ces enfants – mesure d’assistance éducative au domicile ou placement.
Nous nous efforcerons, dans les mois et années à venir, d’affiner cette connaissance, car il y a là un enjeu majeur : mieux nous connaîtrons ces situations, plus la politique publique conduite sera précise, donc efficace. Divers travaux existent déjà.
D’une part, la Drees travaille, en lien avec France Enfance protégée et avec Départements de France, à construire des outils de plus en plus précis. Le dispositif Olinpe (observation longitudinale individuelle et nationale en protection de l’enfance), notamment, permet de recueillir de l’information autour de l’enfant. Nous menons également, avec l’éducation nationale, une étude sur la scolarité des enfants protégés afin de détecter les enfants porteurs d’un handicap et de mieux connaître les modalités de leur accueil et de leur accompagnement à l’école. Nous devrions pouvoir publier ces informations en 2026.
D’autre part, le dispositif Santé protégée vise à suivre les enfants dès leur prise en charge par la protection de l’enfance en établissant le dossier le plus complet possible, incluant une évaluation de leur état de santé, y compris psychique et psychotraumatique, ainsi que les examens médicaux réalisés. En recueillant et en partageant ces données, on identifierait mieux les enfants porteurs de handicaps au sein de la protection de l’enfance.
À ce stade, il me semble important d’être clair dans le vocabulaire employé, car on tend souvent à manier indifféremment des terminologies comme handicap, suivi psychiatrique, etc. Par exemple, la notion de trauma, fréquemment rencontrée en matière de protection de l’enfance, n’implique pas forcément une reconnaissance de handicap, même si les événements traumatiques vécus par ces enfants donnent potentiellement lieu à un suivi psychologique, voire psychiatrique. Il importe donc à la fois de consolider la connaissance, de mieux partager les informations et de clarifier le vocabulaire utilisé afin que les départements sachent précisément ce qu’on attend d’eux en matière de collecte de données, côté ASE comme côté MDPH.
Au-delà de la question du nombre d’enfants concernés et de la fiabilité des données, l’enjeu est de savoir comment mieux soutenir les enfants porteurs d’un handicap et leurs familles. Cette préoccupation est largement partagée depuis plusieurs années. La Défenseure des enfants avait ainsi mis en exergue la nécessité d’une meilleure prise en charge du handicap en amont et d’un meilleur soutien aux familles pour éviter le placement lorsque cela est possible. Une fois la mesure d’assistance éducative prononcée, toutefois, comment agir plus efficacement ? La question de l’interconnaissance des différents acteurs et secteurs est ici primordiale. La Haute Autorité de santé (HAS) a publié tout récemment un rapport sur la coordination entre pédopsychiatrie et ASE et y formule des recommandations que nous partageons largement. La Convention nationale des associations de protection de l’enfant vient également de rédiger un document consacré à la prise en charge du trauma de l’enfant protégé.
Pour les professionnels, l’enjeu central semble être d’outiller les équipes pour mieux comprendre l’enfant et de mieux faire collaborer les différents acteurs pour éviter les ruptures de parcours ou de soins. Les questions qui se posent renvoient aux possibles « défaillances » que vous évoquez : le lien à établir avec les maisons des adolescents, la longueur des listes d’attente pour être pris en charge dans un CMPP (centre médico-psycho-pédagogique), le nombre de médecins spécialisés en pédopsychiatrie… La volonté de prendre en compte ces situations, qui semble désormais partagée par les départements et les différents professionnels – ce qui n’était pas forcément le cas il y a dix ans –, se heurte parfois, dans l’action concrète sur le terrain, à un manque de professionnels et à des difficultés dans la définition des priorités. Les enfants de l’ASE, par exemple, doivent-ils passer avant les autres sur les listes d’attente ? Ces questions sont sur la table dans les discussions entre services de pédopsychiatrie et départements.
Je pourrai vous transmettre les différents travaux de l’ONPE susceptibles de répondre à vos préoccupations, notamment ceux consacrés à la prise en compte du risque suicidaire des enfants placés.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. En tant que vice-présidente de la délégation aux droits des enfants de l’Assemblée nationale, je peux confirmer que de nombreux travaux ont été conduits et que le diagnostic est connu. Nous rencontrons effectivement des difficultés dans le repérage et la prise en charge de ces enfants en quelque sorte polytraumatisés, qu’ils souffrent de maladies somatiques ou de troubles psychologiques liés à leur parcours. On note aussi une augmentation des demandes de prise en charge de ces enfants, à tel point que certains ne sont accueillis nulle part, faute de familles ou de capacités disponibles. À l’adolescence, ces enfants sont aussi davantage exposés aux addictions ou à la prostitution. En cas de difficulté – après une tentative de suicide, par exemple, mais pas seulement –, ils sont le plus souvent pris en charge par les urgences hospitalières et subissent régulièrement des ruptures de soins.
Au-delà de la question de l’évaluation des situations et du nombre de professionnels disponibles, comment mieux repérer précocement ces troubles désormais bien connus, afin d’éviter des coûts de prise en charge plus élevés et des conséquences plus graves encore pour la vie scolaire, sociale, voire professionnelle de ces enfants ?
Mme Anne Morvan-Paris. Il importe de distinguer deux types de prévention et de modalités d’alerte.
Parmi les enfants concernés, on trouve d’une part des enfants porteurs de handicap au sein d’une famille qui a du mal à les prendre en charge parce qu’elle est dépassée : les conditions de vie, y compris de santé, du parent l’empêchent de gérer la situation. On se heurte ici à un cumul de fragilités qui met en risque le lien parent-enfant. Dans le Finistère, par exemple, les équipes d’un service de psychiatrie pour adultes ont observé que certaines des femmes traitées dans leurs unités, une fois devenues maman, mettaient en difficulté leur relation avec leur enfant, notamment lorsque celui-ci portait lui-même un handicap ou présentait un retard. Se pose alors la question de l’accompagnement du parent – et des limites de cet accompagnement – quand l’arrivée de l’enfant fragilise encore davantage une situation déjà précaire – car un enfant porteur de handicap ou de troubles sociaux déstabilise toujours la famille, quelle que soit la situation.
En France, l’accompagnement systématique de ces familles reste très parcellaire. La CAF (caisse d’allocations familiales) a instauré diverses aides, comme l’intervention de techniciens de l’intervention sociale et familiale au moment de la naissance ou l’instauration de la composante « parentalité » de la PCH (prestation de compensation du handicap), mais les premières évaluations ne permettent pas de dire si ces aides soutiennent suffisamment les familles ni si elles sont assez largement connues pour être utilisées systématiquement.
D’autre part, nous rencontrons des enfants qui, ayant subi des violences ou des négligences graves, développent un trauma. Il s’agit alors de faire en sorte que ce trauma ne se transforme pas, à l’âge adulte, en handicap, y compris social, ou en difficultés d’intégration, lesquels nécessiteraient des prises en charge encore plus lourdes pour la société faute d’avoir tout fait en amont pour permettre à l’enfant de faire preuve de résilience. De nombreux travaux montrent que cette résilience est possible à condition de traiter le sujet le plus tôt possible, de mettre des mots sur les maux et d’apporter du soutien au bon niveau. En la matière, la difficulté est de deux ordres.
On déplore d’abord un manque d’étayage pour favoriser la prise en charge initiale. Des expériences existent : certains ESMS intègrent des infirmiers psy dans leurs équipes, certaines équipes mobiles spécialisées en pédopsychiatrie peuvent se déplacer auprès des enfants confiés, dans les établissements ou chez les assistants familiaux, comme c’est le cas à la Ville de Paris. Ces modes d’intervention sont soutenus financièrement, mais la pérennité de ces financements reste incertaine : sont susceptibles d’être mobilisés la composante sanitaire de l’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie), avec l’Ondam-psy ou l’Ondam-handicap, la contractualisation entre l’État et les départements – dont mes anciens collègues de la DGCS (direction générale de la cohésion sociale) pourront vous faire un état des lieux –, le fonds d’intervention régional – qui n’est par définition pas pérenne –, les budgets des départements… Dans ces conditions se pose la question du maintien dans le temps de ces différentes initiatives qui ont pour la plupart des effets très positifs, et, surtout, de notre capacité à les proposer sur l’ensemble du territoire. Ces politiques ne devraient pas être fonction de partenariats qui existeraient à certains endroits et pas à d’autres. Avec le développement du dispositif Santé protégée, il apparaît clairement que l’accompagnement psy devrait être systématisé. Il faut absolument que ce soit bien le cas. La Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) y travaille avec la DGCS et la direction générale de la santé (DGS).
Se pose ensuite la question du suivi, de ce qui se passe à la sortie de l’ASE. On sait désormais, grâce aux nombreux travaux consacrés à l’inceste et aux violences sexuelles, que le trauma nous suit toujours et qu’il nous rattrape parfois des années plus tard, par exemple au moment de devenir parent. Je ne reprendrai pas toutes les recommandations formulées par la Ciivise (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) ou d’autres instances, qui appellent à améliorer ou en tout cas à systématiser la prise en charge, y compris en prévoyant des accompagnements financiers afin que personne ne renonce aux soins pour des raisons de coût.
Cette question de la sortie des jeunes majeurs du système de la protection de l’enfance n’est pas encore assez étudiée, même si l’Inspection générale des affaires sociales vient de publier à ce sujet les résultats d’une enquête dont je n’ai pas encore lu l’ensemble des préconisations. Même quand l’enfant est orienté en MDPH, il tombe dans une espèce de trou noir, ne serait-ce que parce que le passage de l’enfance à l’âge adulte n’intervient pas au même moment selon qu’on se situe dans le champ du handicap – 20 ans –, de l’aide sociale à l’enfance – 21 ans – ou de la pédopsychiatrie – 16 ans. Ces différences mènent les divers acteurs à se renvoyer la balle, comme on l’observe concrètement sur le terrain.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Même si notre commission d’enquête n’est pas consacrée à la protection de l’enfance – vous avez fait référence aux excellents travaux dont Isabelle Santiago fut la rapporteure –, nous sommes conscients de l’existence de profils à double vulnérabilité, pour lesquels les questions de l’aide sociale à l’enfance et du handicap se chevauchent. Je m’étonne donc qu’il soit impossible d’étayer ces enchevêtrements autrement que par le prisme des ESMS. On sait que, dans les cas complexes, certains dispositifs, comme la réponse accompagnée pour tous ou les groupes opérationnels de synthèse, bénéficient en priorité à ces enfants issus de l’aide sociale à l’enfance qui sont également porteurs de handicap. Il se trouve que ces enfants sont généralement pris en charge dans des ESMS, mais je m’étonne que nous ne connaissions pas par un autre biais le nombre exact d’enfants à double vulnérabilité. On évoque habituellement une proportion de 30 % à 35 %. Vous avez indiqué qu’ils représenteraient 50 % des enfants accueillis en IME, ce qui me paraît colossal. Cette incapacité à poser un juste diagnostic sur la réalité des besoins est une première défaillance – même si, me direz-vous, il n’est pas forcément besoin de chiffrer précisément le phénomène, tant le besoin de prise en charge est immense.
Nos travaux visent aussi à documenter la notion de coûts évités, pour stimuler les prises en charge précoces et étayées. Vous avez évoqué des problèmes de barrière d’âge qui varient selon les secteurs, ce qui empêche d’accompagner les personnes de façon cohérente tout au long de leur parcours. Quelles sont les conséquences immédiates de ces ruptures de prise en charge, souvent violentes ? Est-on capable d’évaluer combien il en coûte de réparer les dégâts qu’elles occasionnent, notamment pour les départements, dont les dépenses ont explosé ?
Vous avez également évoqué la parentalité et la fragilité de certaines situations familiales. Je songe pour ma part aux personnes travaillant en Esat (établissement et service d’aide par le travail) et présentant des troubles du développement intellectuel, pour qui le placement des enfants en ASE est parfois privilégié. Avez-vous des données à partager sur ces sujets du suivi et du soutien à la parentalité ? Cela me semblerait essentiel pour définir des réponses bien adaptées – la PCH parentalité n’étant pas, à mon sens, une solution suffisante aux problèmes que vous avez évoqués.
Mme Anne Morvan-Paris. Je tiens d’abord à rectifier le chiffre que j’ai donné tout à l’heure. Il y a en fait deux données différentes : d’après la Drees, en 2022, 26 000 enfants de l’ASE étaient accueillis dans une structure pour jeunes handicapés, ce qui représente 15 % de l’effectif total ; et France Enfance protégée a récemment conduit une étude auprès des Mecs (maisons d’enfants à caractère social) dont il ressortait que 50 % des enfants accueillis avaient une reconnaissance de handicap, confirmée ou en cours.
La France, contrairement à d’autres pays, réalise très peu de mesures d’impact financier. Nous n’avons pas les compétences ou les études qui permettraient de connaître le coût pour la société à court, moyen ou long terme du fait qu’un enfant soit confié à l’aide sociale à l’enfance au lieu d’être accueilli en IME ou dans une autre structure.
Ce que nous savons – Départements de France le dit régulièrement –, c’est que de nombreuses orientations des MDPH ne peuvent être suivies d’effet faute de places au sein des instituts médico-éducatifs. L’orientation vers un IME signifie pourtant que l’enfant a besoin d’un soutien beaucoup plus important qu’un accompagnement en inclusion scolaire, avec par exemple d’autres types de professionnels ou encore de petits groupes. Même si IME et inclusion scolaire sont compatibles, nous savons bien que les instituts sont différents de l’école.
Les familles sont démunies face à cette situation et le placement de l’enfant qui peut en résulter représente un risque, surtout pour les foyers fragiles sur le plan économique ou en matière de logement. C’est ce qu’avait indiqué la Défenseure des enfants dans ses recommandations relatives à l’autisme, montrant que sa méconnaissance était de nature à stigmatiser les parents.
En tout état de cause, le manque de places dans le secteur du handicap peut entraîner une hausse du nombre des placements, même si je resterai prudente sur ce point car je ne peux corroborer scientifiquement cette affirmation. C’est en tout cas ce que font remonter les départements depuis plusieurs années : tant qu’il n’y aura pas un nombre de places suffisant en institut, il y aura un risque de report vers la protection de l’enfance, qui est le dernier recours. Les choses évoluent, mais il arrive encore que des directeurs d’établissement, même face à une situation complexe et donc prioritaire, refusent des enfants ; l’ASE, elle, ne peut refuser personne.
Le fait est que le nombre d’assistants familiaux s’écroule. Alors que 56 % des placements avaient lieu auprès d’eux, le chiffre a chuté à 35 %. Nous sommes physiquement en difficulté pour trouver des places aux enfants. Je vous rejoins donc sur la dégradation de la situation : des enfants ne peuvent bénéficier de tous les soins nécessaires.
À cet égard, il serait intéressant de disposer des données des MDPH concernant les enfants qui ont une mesure en cours, et de les agréger au niveau national. Il conviendrait aussi de vérifier que les enfants pris en charge par la protection de l’enfance ont bien fait l’objet le cas échéant d’une orientation handicap, afin de constituer un dossier MDPH pour tous ceux qui en ont besoin. Plus la collecte de ce type d’informations sera systématique, plus notre analyse de la situation sera fine. Sauf erreur de ma part, la Drees mène tous les quatre ans une enquête auprès des établissements accueillant des enfants ou des adultes handicapés. Nous gagnerions à ce que les MDPH fournissent ces informations chaque année.
Je le redis, nos capacités de calcul sont assez faibles – j’ignore si c’est le cas dans tous les domaines de la santé. À titre d’exemple, sur le plan médico-social, une prise en charge consolidée à domicile est-elle plus intéressante pour les personnes âgées ou handicapées et pour la société que la création d’établissements ? De fait, le discours actuel va plutôt dans le sens d’une désinstitutionalisation générale, mais cette option n’est pas étayée par des calculs économétriques tels qu’en font d’autres pays, notamment le Royaume-Uni.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Des études sur les coûts évités existent. Par exemple, il a été montré que l’habitat inclusif peut être plus vertueux sur le plan économique. Cependant, nous manquons d’acculturation en ce domaine et ces études restent très circonscrites. Pour ma part, je prends souvent le cas d’un enfant handicapé ne pouvant aller à l’école faute d’AESH (accompagnant d’élèves en situation de handicap) : le plus souvent, sa mère s’arrêtera de travailler, ce qui représente un manque à gagner pour la société en matière de contributions sociales.
Le manque de données disponibles représente pour nous une première défaillance. Dans la mesure où le diagnostic ne peut être clairement établi, nous ne pouvons répondre au mieux aux situations de double vulnérabilité.
Certains collègues ne pouvant être présents cet après-midi, je vous synthétise leurs questions.
Le placement à l’hôtel de mineurs suivis par l’ASE, interdit depuis la loi Taquet, a-t-il toujours cours ? Si oui, des mesures ont-elles été prises pour y mettre un terme ?
Le rapport d’information d’Anne Stambach-Terrenoir sur la santé mentale des mineurs préconise de rendre effectifs les bilans de santé des mineurs suivis par l’ASE, en incluant un volet relatif aux troubles mentaux dans le dispositif Santé protégée. Cela a-t-il été fait et, si oui, la mesure porte-t-elle ses fruits s’agissant des interventions précoces, sujet de préoccupation central ?
De même, qu’en est-il de la recommandation de Mme Stambach-Terrenoir de définir, pour chaque jeune pris en charge, un secteur de référence ?
La convention passée en Bretagne, à titre expérimental, entre l’ASE et le secteur pédopsychiatrique est-elle vertueuse ?
Enfin, des collègues souhaitent vous entendre sur la prise en charge spécifique des mineurs non accompagnés (MNA).
Mme Anne Morvan-Paris. S’agissant d’abord de l’accueil de mineurs à l’hôtel, des données sur les lieux de placement sont récoltées par la Drees. La loi est très claire : envoyer des enfants handicapés à l’hôtel est totalement interdit. Par ailleurs, d’après des enquêtes internes réalisées par Départements de France, on sait que des jeunes majeurs et des MNA peuvent encore être pris en charge dans ces conditions.
Quoi qu’il en soit, l’augmentation du nombre de placements et la chute, prévisible mais qui n’a pas été anticipée, du nombre d’assistants familiaux ont conduit certains départements à s’appuyer sur des hôtels. Il y a eu des cas médiatisés, notamment dans le Nord. La difficulté est qu’il peut y avoir un décalage entre la remontée de données et la réalité des situations. Aussi bien les départements que les différents acteurs concernés doivent faire preuve de transparence, afin que nous disposions de données régulières et uniformisées, ce qui reste à améliorer. La Drees a beaucoup travaillé avec les éditeurs informatiques sur cette question mais l’information n’est parfois simplement pas disponible, ce qui se comprend dans la mesure où l’accueil à l’hôtel représente une zone grise.
En ce qui concerne les bilans de santé dont devraient bénéficier tous les enfants entrant dans l’ASE, la loi de 2016 relative à la protection de l’enfant oblige tous les départements à se doter d’un médecin référent, chargé de les organiser. Cependant, d’après une enquête que nous avons réalisée il y a quelque temps, ce n’était pas le cas ; il faudrait que nous la renouvelions pour voir où en sont désormais les effectifs.
Dans le cadre du dispositif Santé protégée, certains départements ont expérimenté la réalisation de bilans somatiques ou psychologiques qui devaient être généralisés par le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026 – je ne sais pas où en sont les discussions. La Cnam devait prendre en charge les bilans, le suivi et la coordination l’étant par Santé protégée. Peut-être la DGCS ou la DGS pourront-elles vous en dire plus. Ces expérimentations faisaient suite au programme Pégase, dédié aux enfants protégés de 0 à 6 ans, qu’ils aient été accueillis en pouponnière ou – c’est la majorité des cas – au sein d’une famille d’accueil. L’impact positif de ce programme a été largement démontré : la prise en charge précoce des pathologies a pour conséquence un suivi bien moins important par la suite, une meilleure concentration des enfants et de meilleurs résultats scolaires.
En Bretagne, et plus précisément dans le Finistère, des conventions ont effectivement été passées depuis plusieurs années entre la pédopsychiatrie et l’aide sociale à l’enfance, mais ce n’est pas le seul département dans ce cas. Quand j’y étais, le Morbihan n’avait pas encore établi de convention, mais nous travaillions très bien avec la pédopsychiatrie. C’est en tout cas ce que recommande la HAS, sur le fondement, justement, de ces expérimentations. En l’occurrence, comme je le disais, il convient de donner la priorité aux enfants de l’ASE dans l’accès aux CMPP, ou encore d’avoir des référents, aussi bien au sein des EPSM (établissements publics de santé mentale) et des services pédopsychiatriques que du côté de l’ASE, afin d’assurer une liaison. Le médecin référent, j’y reviens, a un rôle très important à jouer en ce qu’il peut dialoguer avec les autres professionnels de santé, ce que ne peuvent pas toujours faire les personnels éducatifs. Il faudrait donc vérifier si de tels médecins sont bien présents, si les départements ont des difficultés de recrutement et si, le cas échéant, ils les ont remplacés par des infirmiers ou des cadres de santé.
Quant aux MNA, le texte prévoyant leur évaluation date, sauf erreur de ma part, de 2023 et inclut un bilan de santé au cours des cinq premiers jours. Cela étant, les ressources médicales, notamment psychiatriques et psychologiques, nécessaires à l’examen de ces parcours particuliers ne sont pas toujours disponibles. Ce sont principalement les CHU (centres hospitaliers universitaires) qui disposent de ce type de professionnels et si une convention existait dans le Morbihan pour la réalisation de bilans complets, qui apportent beaucoup d’informations sur l’état de santé global des jeunes, je sais que ce n’est pas toujours le cas.
M. David Magnier (RN). Le rapporteur l’a dit, nous manquons de données. J’ai noté que seuls 55 % des enfants qui devraient l’être sont effectivement placés. Est-ce en raison d’un manque de structures ? Quoi qu’il en soit, des chiffres sont disponibles, notamment auprès des observatoires départementaux de la protection de l’enfance et des Crip (cellules de recueil des informations préoccupantes), qui sont rattachés aux conseils départementaux. Ceux que vous avez donnés remontent à 2022, alors que nous sommes en septembre 2025. Y a-t-il des difficultés de communication ?
Par ailleurs, 15 000 mineurs pris en charge par l’ASE seraient victimes de prostitution. Quels dispositifs existent pour détecter ces cas et pour aider les jeunes concernés à sortir de cette spirale négative ?
Enfin, quelles solutions préconisez-vous pour simplifier le paysage administratif et gagner en efficacité et en visibilité ?
Mme Lisette Pollet (RN). Comme mon collègue, je m’étonne qu’en 2025, avec tous les systèmes d’information dont nous disposons, nous n’ayons pas des données plus précises, d’autant que vous avez dit que les départements faisaient remonter les problématiques. Est-ce délibéré ? Manquez-vous de moyens humains et matériels ?
Mme Chantal Jourdan (SOC). Avez-vous mis au point des critères de bon accompagnement des enfants, qu’ils soient placés ou non ?
Pourriez-vous aussi revenir sur le placement à domicile ? Y recourt-on en l’absence d’autre solution ou afin de poursuivre d’autres objectifs, comme le soutien à la parentalité ?
Plus généralement, à vous écouter, je comprends que le meilleur accompagnement est celui qui regroupe l’ensemble des partenaires. C’est l’objet de certaines conventions, par exemple avec le secteur de la pédopsychiatrie mais pas seulement. Allons-nous vers une plus grande coordination ?
Par ailleurs, vous avez évoqué le cas des enfants en situation de handicap qui relèvent en même temps de l’aide sociale à l’enfance, enfants qui peuvent faire l’objet d’un placement faute de place en IME. Vous avez également dit que nous sommes dans un mouvement de désinstitutionalisation. Pourriez-vous revenir sur ces éléments ? N’est-il pas intéressant de laisser les enfants concernés dans un milieu aussi ordinaire que possible, avec bien sûr tous les acteurs dont ils ont besoin pour les accompagner, à commencer par les AESH ?
Enfin, constatez-vous des différences de financement d’un département à l’autre ?
Mme Anne Morvan-Paris. S’agissant d’abord des données, pendant des années l’ONPE en a collecté en provenance des départements grâce au dispositif Olinpe. Ce dernier restait toutefois basé sur le volontariat et les retours étaient très aléatoires : une année, trente départements remontaient des données, la suivante ils n’étaient plus que quinze. De plus, les informations transmises n’étaient pas toujours fiables.
Le fait est que les départements utilisent des systèmes d’information très disparates, la décentralisation leur permettant de choisir leurs modalités de gestion. En ce qui concerne les MDPH, un important travail d’harmonisation des systèmes a été réalisé, si bien que les dossiers des personnes handicapées sont désormais uniformisés. Les données sont ainsi plus précises et peuvent être échangées entre départements et avec les CAF pour ce qui concerne l’allocation aux adultes handicapés. Mais du côté de la protection de l’enfance, le chantier est en cours. Je l’avais lancé lorsque je travaillais à la DGCS, mais il rencontre parfois des freins dus à des différences de sensibilité au sujet de la place de l’État.
Nous avons néanmoins tous intérêt à harmoniser les dossiers des enfants, afin de pouvoir exploiter les données de manière plus systématique. Nous dépendons encore de la bonne volonté des départements et de leur manière de remplir les dossiers. Je l’ai vu encore récemment concernant la base de données des personnes adoptantes : certains départements travaillent toujours avec des fichiers Excel ! Il ne doit y avoir qu’une seule manière de remplir un dossier. C’est une question d’équité dans le suivi, et c’est la seule manière de déceler des disparités financières ou sociologiques. Nous nous doutons bien que les profils ne sont pas les mêmes en milieu urbain, rural ou dans les outre-mer.
C’est donc l’intérêt de tous de disposer des données les plus fiables possibles. Tout le monde en est désormais convaincu, mais c’est récent. Les financements s’accélèrent et j’espère que, dans les prochains mois, la protection de l’enfance disposera d’un système d’information harmonisé. Cela permettra aussi de réduire certains délais.
C’est la Drees qui est chargée du traitement des données. Elle progresse, à la fois dans l’uniformisation des réponses des départements et dans les champs couverts. Actuellement, les gens de la Drees se penchent sur les informations préoccupantes. En matière de handicap, je sais qu’ils devraient croiser leurs données avec celles de la Cnam – ils seront mieux à même que moi de vous éclairer. Cet été, ils ont publié de premières données relatives à 2024, sur la base d’un échantillon de départements. C’est la première fois qu’ils parviennent à le faire aussi vite : jusqu’à présent, le délai était plutôt de deux ans, compte tenu du temps de collecte et de traitement des données – et peut-être aussi d’une question de moyens.
Pour connaître l’état de handicap des enfants placés, il faut que les informations figurent dans le dossier de l’enfant. Quand j’ai commencé à travailler dans le Morbihan, je me rappelle que la MDPH et l’ASE ne se parlaient pas. Au fond, les enfants n’avaient pas de droits en matière de handicap et beaucoup passaient entre les mailles du filet. Tous les départements ont pris conscience de l’enjeu et ont amélioré les choses. Désormais, quand un enfant est confié, les questions relatives au handicap ne sont plus oubliées.
Certes, des points restent en suspens. Par exemple, la PCH ne peut pas être attribuée à une assistante familiale ou à un président de département, car c’est un droit réservé aux parents et qui n’est plus lié au mode de placement. Il y a là peut-être quelque chose à creuser.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je me permets de vous interrompre. Pouvez‑vous repréciser les choses concernant l’attribution de la prestation de compensation du handicap ? Je ne suis pas certain que cela soit clair pour tous. Le nombre d’enfants concernés n’est pas très important, mais il y en a.
Mme Anne Morvan-Paris. S’agissant des mineurs, la PCH revient à la famille. Quant aux majeurs, c’est la personne elle-même qui la perçoit, ou son tuteur. Le département, qui est une personne morale, et l’assistante famille, qui est salariée du département, ne peuvent la toucher. Cela fait partie des questions régulièrement soulevées.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je précise au passage que les membres du conseil départemental disposent d’une voix prépondérante dans le processus d’octroi de la PCH. Ils sont donc juge et partie, étant rappelé que cette prestation représente un coût non négligeable pour les départements.
Mme Anne Morvan-Paris. Cela me permet de faire le lien avec la simplification administrative. À cet égard, même si Florence Dabin, présidente du GIP, serait certainement en phase avec mes propos, je ne m’exprimerai ici qu’en mon nom propre et sur le fondement de mon expérience au sein d’un département.
S’agissant des enfants, le financement du handicap provient de l’État. L’ASE, elle, est financée par les départements. À partir d’un certain âge – nous revenons à cette question –, certaines mesures sont cofinancées par les deux échelons, par exemple le Samsah (service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés), tandis que d’autres demeurent à la charge uniquement de l’État ou des départements. Le transport des enfants – autre exemple – incombe aux régions, mais pas celui des élèves handicapés, qui revient aux départements. C’est donc un véritable imbroglio qui existe en matière de compétences et de financements, qui est tel que je ne suis pas en mesure de l’expliquer rationnellement.
Je sais que c’est le fruit d’amendements lors de l’examen des textes et que ces choix ont d’autres implications, mais en définitive, il faut que les gens se parlent. J’insiste sur ce point : il y a l’État, lié contractuellement aux départements et qui peut apporter d’autres crédits, comme ceux, inclus dans l’Ondam, dédiés aux 50 000 nouvelles solutions pour les personnes en situation de handicap ; il y a les agences régionales de santé (ARS), qui, par définition, sont financées par les régions ; et il y a donc les départements. Le bon fonctionnement du système dépend trop de la qualité du dialogue entre les acteurs, qui est très variable.
Autre exemple encore, certaines ARS ne veulent procéder qu’avec des équipes mobiles alors qu’ailleurs peuvent se créer de vraies places d’IME, ouvertes 365 jours par an, nuits et week-ends compris, pour les enfants à situation complexe. Cela répond à une des grandes difficultés que rencontrent ces enfants de l’ASE qui ont un handicap et une prise en charge complexe : ils sont toujours en mouvement, ils enchaînent des hébergements, des professionnels, des lieux différents sans arrêt. Mais ces places n’existent donc pas dans certains départements à cause d’une réponse négative de l’ARS.
Certes, la décentralisation a l’avantage de favoriser l’initiative locale, mais il n’y a pas non plus de raison pour que ce qui fonctionne à Marseille ne fonctionne pas à Lille.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. C’est plutôt de la déconcentration.
Mme Anne Morvan-Paris. Du côté des ARS, c’est de la déconcentration, du côté des départements de la décentralisation ; reste que l’on a créé avec les financements croisés une véritable complexité. On le voit bien pour ce qui est des ESMS : alors qu’il faudrait parfois des triples autorisations entre protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), État et département, seules des doubles habilitations sont possibles aujourd’hui ! Il en allait de même pour une initiative qui s’appelait Isema, les instituts socio-éducatifs médicalisés pour adolescents qui devaient prendre en charge des situations complexes. Dans ce genre de domaine, il serait vraiment très utile d’essayer de simplifier les choses, de permettre les financements multiples et d’éviter le cofinancement quand c’est possible par une clarification des compétences.
La question de la prostitution n’est effectivement pas sans lien avec celle de la santé mentale : il est maintenant démontré que le fait prostitutionnel n’arrive pas par hasard dans la vie d’un mineur – qui est le plus souvent une mineure. Le repérage de la prostitution, ou plutôt de l’exploitation sexuelle, terme qui met en avant le fait qu’il s’agit d’une violence, se fait de différentes manières.
L’une d’entre elles passe par le 119 et est le fait de la famille ou de l’entourage de l’enfant. En effet, et c’est la grande différence avec d’autres types de négligences ou de violences, l’enfant ne se rend pas compte qu’il s’est mis, ou plutôt qu’on l’a mis dans une situation de danger : c’est surtout son entourage qui s’inquiète. Le 119, qui fonctionne au niveau national, ne peut pas intervenir. C’est donc au niveau local que l’aide s’organise, par exemple avec des places d’hébergement, spécialisées ou non – le plan de lutte contre la prostitution des mineurs a permis d’ouvrir des places en lien avec des associations spécialisées comme Koutcha.
Jusqu’à récemment, les départements n’avaient pas forcément conscience d’être concernés par le phénomène prostitutionnel – c’est ce que certains disaient encore il y a trois ans. Ce n’est plus le cas, d’autant qu’on sait maintenant que les foyers de l’ASE sont un des lieux majeurs de provenance des jeunes qui deviennent des sujets prostitutionnels. Les 15 000 jeunes concernés par la prostitution ne sont certes pas tous en lien avec l’ASE mais le risque est multiplié quand on est un adolescent ayant connu des traumas et des difficultés. Il s’agit souvent de fugueurs. Certains s’étonnent parfois que les foyers ne les retiennent pas, mais il est compliqué pour les éducateurs d’entrer dans ces questions qui tournent autour de la liberté et de la mise en danger.
Le travail des prochains mois, qui est commencé et que nous allons développer avec la Miprof (mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains) et avec les départements, sera d’élaborer des référentiels d’accompagnement. En effet, si le repérage s’est beaucoup amélioré, l’accompagnement n’est pas au point et ces situations mettent complètement à mal les équipes. Il faudra notamment s’inspirer de ce qui est fait dans le cadre de l’addiction afin de faire reconnaître aux jeunes concernés qu’ils sont en danger et de travailler sur les différents sujets liés à la santé.
Les départements doivent donc se mettre en lien avec différents services de santé avec lesquels ils n’avaient pas forcément l’habitude de travailler, s’agissant par exemple des maladies sexuellement transmissibles ou des traumas. Leur prise de conscience est forte et ils ont même parfois constitué des équipes spécialisées, que nous allons essayer de recenser. Chacun est surtout maintenant dans l’attente des référentiels que j’ai évoqués, avec une partie santé à développer.
J’en viens aux modèles d’accompagnement et à la coordination autour de l’enfant. Dans le cadre du dispositif Santé protégée, par exemple pour tout ce qui se fait autour des pouponnières, nous obtenons un certain nombre de résultats, nous avons des pratiques dont nous observons qu’elles sont la bonne modalité d’accompagnement, la bonne manière d’y arriver. Il me semble en revanche que pour l’amont, c’est-à-dire l’accompagnement à la parentalité avant le déclenchement d’une mesure de protection de l’enfance, nous n’avons pas de modélisation de ce qu’est une bonne coordination autour de la famille. Il y a certainement des initiatives, par exemple dans le cadre de la politique des 1 000 premiers jours autour de la santé de la maman et des risques après la naissance, mais je ne suis pas sûre qu’on trouve beaucoup de dispositifs étayés concernant l’accompagnement de l’enfant porteur de handicap et de traumas. Je vérifierai et je vous enverrai des éléments. La HAS toutefois met en avant dans ses recommandations et en annexe plusieurs initiatives inspirantes.
Puisque les Crip ont été évoquées, je vais revenir sur un des points abordés dans le questionnaire. Au niveau du 119, lors de la première évaluation de l’information, on n’est pas capable de savoir si l’enfant concerné est porteur d’un handicap ou rencontre un souci de pédopsychiatrie. Ce n’est pas demandé systématiquement pendant l’évaluation. En revanche, lorsque le cas est renvoyé à la Crip, les équipes de cette dernière appliquent un référentiel d’évaluation. Elles ont des questions à poser pour connaître l’état de santé de l’enfant et ce qui se passe dans sa famille. Il s’agit d’un référentiel élaboré par la HAS et que la loi de 2022 a rendu obligatoire. Je pourrai vous l’envoyer.
S’agissant des différentes mesures, il existe d’une part les mesures d’assistance éducative, lorsqu’un éducateur va dans la famille à titre soit administratif, soit judiciaire, et d’autre part le placement, lorsque l’enfant est confié une assistante familiale ou à un lieu de vie. Il s’est pratiqué ce qui s’est appelé le placement à domicile, une modalité créée à l’initiative de certains départements sous l’œil bienveillant de nombreux juges : une mesure de placement était prononcée, mais l’enfant demeurait dans sa famille avec un accompagnement. Si cela ne se passait pas comme il fallait, c’est-à-dire si la famille ne répondait pas à un certain nombre d’objectifs, le placement pouvait être mis en œuvre. Un arrêt de la Cour de cassation a mis fin à cette pratique, ce qui a causé beaucoup de désordre et d’incompréhension dans de nombreux départements, au sujet des financements notamment.
Il me semble, et je l’avais préconisé lors du travail sur un projet de loi qui sera peut-être déposé un jour, que le juge devrait confier la prise en charge de l’enfant au département, lequel serait libre ensuite de décider de toute modalité de mise en œuvre. Aujourd’hui, nous ne sommes pas allés au bout des choses : il reste beaucoup d’ambiguïtés, notamment sur la place du juge, qui peut décider par exemple d’orienter l’enfant vers telle ou telle association d’assistance éducative. Comme pour de nombreux sujets de protection de l’enfance, les situations restent souvent assez confuses – le placement à domicile en est un bon exemple.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Que pensez-vous de cette sorte d’envie de recentralisation des financements qui s’exprime aujourd’hui, dans le but d’éviter les inégalités territoriales ? Nous connaissons tous des gens qui privilégient un département plutôt qu’un autre en fonction des prises en charge assurées.
Par ailleurs, sur le plan médical au sens large, puisqu’il y a un bilan à l’entrée dans l’ASE, y a-t-il un bilan à la sortie qui permette de savoir s’il y a une amélioration ou une aggravation sur la période, ou si l’état de santé de l’enfant reste encore trop juste par exemple ?
Mme Anne Morvan-Paris. Il n’y a pas de bilan de sortie, juste un rendez-vous de l’autonomie, aux 17 ans du jeune, pour préparer sa sortie. En effet, on s’est rendu compte qu’il fallait éviter une sortie brutale à 18 ans, parce que l’autonomie dépend de plusieurs facteurs comme les études ou le logement. Tous les anciens enfants confiés disent d’ailleurs qu’on les a envoyés vers des voies professionnelles qui ne leur correspondaient pas forcément.
Il y a donc des choses à améliorer, notamment pour ce qui concerne leurs droits, sujet qui reste compliqué. Certains jeunes dépendent encore des droits de leur famille, car les parents de la plupart des enfants confiés ont encore l’autorité parentale. Quand les enfants sont placés, ils ont une sécurité sociale provisoire mais à la sortie, la situation est assez confuse et complexe pour tout ce qui est lié à leur prise en charge et à la place du parent. Un bilan de sortie serait donc en effet très utile. Beaucoup de départements passent des conventions avec les caisses primaires d’assurance maladie pour réaliser des bilans de santé, mais cela n’a rien d’obligatoire.
Pour ce qui est des financements, je ne vois pas la question sous l’angle d’un choix entre centralisation et décentralisation. On sait bien que, même dans l’État déconcentré, il peut y avoir des disparités de prise en charge, comme je l’ai évoqué pour les ARS, et on voit sur d’autres sujets sanitaires ou médico-sociaux qu’il n’est pas forcément une garantie. La question est plutôt de savoir comment on vérifie l’application de la loi. C’était d’ailleurs le sujet même de la commission d’enquête que nous avons évoquée sur les manquements de la protection de l’enfance.
C’est cette question que le secteur associatif se pose, et qui apparaît dans les récits des anciens jeunes confiés : pourquoi la loi n’est-elle pas respectée dans tous les départements ? Ainsi, il existe un texte selon lequel il ne peut plus y avoir de contrat avec un jeune majeur, seulement une prise en charge : pourquoi donc entend-on encore parler dans certains départements de contractualisation avec les jeunes majeurs ?
Telle qu’est faite constitutionnellement la décentralisation, l’État exerce un contrôle de légalité par le biais du préfet. Pour ce qui est de l’application de la loi en revanche, un contrôle peut être opéré par des organismes comme l’Inspection générale des affaires sociales ou la Cour des comptes, mais il n’y a pas de moyen effectif de savoir si un département respecte la loi de A à Z. Surtout, rien ne dit ce qu’il advient s’il ne le fait pas. C’est vrai dans ce domaine comme dans tous les autres de la décentralisation.
Toutefois, cette dernière a aussi permis l’autonomie locale et la prise en compte par les collectivités de sujets que l’État avait oubliés. Il ne s’agit donc pas de dire que la gestion par l’État serait meilleure – on entend beaucoup que l’état des collèges et des lycées n’est pas le même depuis que les collectivités s’en sont emparées – mais de s’assurer qu’un certain nombre de prises en charge minimales de l’enfant sont bien assumées. Par exemple, il faut faire en sorte que la vêture de l’enfant – son casque de moto ! – ne soit plus complètement oubliée dans certains départements alors qu’elle est très bien prise en charge dans d’autres.
Pour le reste, les modalités de prise en charge sont forcément diverses. En milieu rural par exemple, il y a moins d’assistants familiaux et plus de maisons d’enfants à caractère social, pour des raisons sociologiques et géographiques. Mais il faudrait arriver à déployer de manière unifiée un droit égal de tous les enfants à la santé, qui ne dépende pas de l’initiative locale.
Garantir ce minimum est complexe. France Enfance protégée est en situation d’observation, avec Départements de France. Comme vous l’évoquiez tout à l’heure, il y a des mesures prononcées par les juges qui ne sont pas exécutées. À défaut de recensement exact, les chiffres de la magistrature tournent autour de 3 000 à 5 000 mesures non exécutées – alors même que l’enfant est en danger. Parallèlement, les départements n’ont jamais créé autant de places, c’est étayé, et il n’y a jamais eu autant d’argent consacré à la protection de l’enfance. L’important est donc de s’assurer que cet argent est utilisé de la manière la plus efficiente.
Ces questions, il faut arriver à se les poser, avec Départements de France et l’État. Le GIP de joue pas encore ce rôle-là, mais la précédente commission d’enquête avait déjà soulevé le sujet de la gouvernance. Nous sommes prêts à être plus présents dans la réflexion sur une stratégie basée sur une gouvernance nationale un peu plus forte.
M. David Magnier (RN). Les prises en charge et les dépenses varient d’un endroit à l’autre, mais différents présidents de départements m’alertent aussi sur leurs difficultés lorsqu’un procureur ordonne l’installation de mineurs non accompagnés dans le département. Ils considèrent que ce n’est pas à eux de prendre en charge l’installation de MNA, qui est très coûteuse, et préféreraient mettre cet argent dans la protection de l’enfance, dont le budget est déjà insuffisant.
Mme Anne Morvan-Paris. Il y a là un grand débat qui revient régulièrement devant l’Assemblée et le Sénat à l’occasion de textes sur l’immigration ou sur la protection de l’enfance. Cependant ce débat concerne les jeunes qui, en arrivant, se présentent comme des mineurs non accompagnés mais ne sont pas encore déclarés tels. Dès lors que l’on parle de MNA, c’est qu’ils ont été reconnus mineurs.
Dans cette période assez floue d’évaluation, deux grandes tendances s’expriment : certains considèrent que puisqu’on ne connaît pas encore son statut, le jeune relève plutôt de l’immigration et doit être pris en charge par l’État ; d’autres que s’il dit qu’il est mineur, il faut le croire et le prendre en charge comme tel en attendant de vérifier. J’ai une opinion personnelle, qu’il n’est pas pertinent d’exposer en tant que directrice générale. En revanche, une fois que le jeune est reconnu mineur, il relève du système de la protection de l’enfance et des textes tels que la Convention internationale des droits de l’enfant. En l’état du droit, il serait difficile et même inconstitutionnel de prévoir une prise en charge différente pour un mineur au motif qu’il est d’origine étrangère et a connu un parcours migratoire.
Tout le débat porte donc sur les coûts d’hébergement et de prise en charge des jeunes qui se présentent comme MNA pendant la période d’évaluation, qui peut aller de cinq à quinze jours. Ces coûts pèsent sur les départements, sachant que d’un territoire à l’autre, entre 30 et 50 % de jeunes sont finalement reconnus majeurs. La direction de la PJJ, qui suit la réorientation des MNA entre les départements, et Départements de France pourront sans doute vous donner des informations plus précises. Ce n’est pas une donnée que suit le GIP.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. S’agissant des MNA, il faut aussi prendre en compte les coûts évités. J’ai en tête plusieurs parcours exceptionnels de jeunes qui se sont intégrés dans le système de formation, qui ont été soutenus par des employeurs et qui contribuent aujourd’hui pleinement à nos finances publiques en payant leurs impôts.
Dans cette même logique de coûts évités, on connaît quelques expérimentations, notamment dans le Nord, de prises en charge plus précoces en partenariat avec des pédopsychiatres. Le modèle anglais de surveillance renforcée de santé des enfants paraît aussi assez inspirant. Compte tenu du niveau des coûts – 365 jours de prise en charge d’un jeune enfant représentent une dépense certes nécessaire, mais considérable –, le fléchage de l’argent public vers une intervention précoce ne serait-il pas intéressant ? Y a-t-il des modèles et des bonnes pratiques desquels s’inspirer ?
Mme Anne Morvan-Paris. Sur ce sujet, la commission Cyrulnik sur les 1 000 premiers jours a fait émerger de manière très consensuelle que plus on s’occupait précocement des enfants, de leur santé et de leur bien-être, autrement dit de leur santé au sens de l’Organisation mondiale de la santé, plus l’impact était positif pour la société, à différents niveaux. Le plan des 1 000 premiers jours a donné lieu à différentes initiatives locales, par exemple avec des prises en charge au niveau des maternités réalisées par des équipes médico-sociales. Mais on s’est surtout concentré sur la maman, sur le parent vulnérable et son lien avec l’enfant, en étant peut-être un peu moins présent sur le sujet de l’enfant vulnérable. Je n’oublie toutefois pas les travaux qui ont été menés avec les sages-femmes autour des enfants prématurés, avec notamment le dispositif Prado, un programme d’accompagnement du retour à domicile. Ces initiatives ont pu être financées mais, encore une fois, elles sont le fait d’une maternité, d’une ARS, d’un groupement de santé particuliers.
Le deuxième temps fort, même s’il aurait dû l’être davantage encore selon tous les acteurs, est celui des assises de la pédiatrie et de la santé de l’enfant. La question de la santé mentale y a été abordée. S’agissant du suivi et de l’accompagnement, un des objectifs majeurs a été le développement des maisons des adolescents ; pour le coup, cela a été financé. Il existe également des choses concernant le repérage de l’autisme ou du handicap de l’enfant. En revanche, il y a manifestement des manques dans le repérage entre 3 ans et l’adolescence.
Les PMI interviennent en école maternelle pour faire des bilans de santé globale : c’est un très bon dispositif. Il faudrait que 100 % des enfants y aient droit, et que le médecin de PMI puisse éventuellement faire le lien avec le secteur libéral, les CHU et les EPSM. En revanche, la médecine scolaire ne conduit aucune action systématique, par exemple à 6 ou à 12 ans. C’est un sujet important, qu’Élisabeth Borne a évoqué. Toute décision en ce sens se heurterait toutefois à la question des moyens et de l’effectivité. À ma connaissance, les équipes actuelles seraient assez incapables de mener de telles missions faute de personnel.
Une des pistes est que les PMI et la médecine scolaire travaillent mieux ensemble, voire fusionnent. En tout cas, il y a certainement des solutions pour organiser ces temps d’observation. L’école est tout de même l’endroit où l’on est sûr de voir tous les enfants : on pourrait y assurer un bilan de santé pour 100 % des enfants aux âges clés, soit à 3 ans en maternelle, à 6 ans et à l’entrée en sixième. Quand j’étais dans le Morbihan, nous en étions à 50 % de bilans de santé en école maternelle et un de nos projets était d’arriver à 100 % – nous y étions presque, mais nous avons eu des problèmes de personnel ! Reste que la loi dit bien que tous les enfants devraient avoir un tel bilan : encore une fois, il y a des différences entre les textes et leur application.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Merci pour votre intervention. N’hésitez pas à nous faire parvenir ultérieurement toute information complémentaire que vous jugeriez utile.
Puis la commission auditionne Mme Sarah Degiovani, présidente de la Fédération nationale des orthophonistes et Mme Camille Lelièvre, vice-présidente en charge de la vie conventionnelle.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Nous recevons maintenant les représentants de la Fédération nationale des orthophonistes.
Mesdames, je vous demande de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Sarah Degiovani et Mme Camille Lelièvre prêtent successivement serment.)
Mme Sarah Degiovani, présidente de la Fédération nationale des orthophonistes (FNO). Je vous remercie de recevoir la Fédération nationale des orthophonistes, que je préside depuis trois ans – je suis moi-même orthophoniste dans le 10e arrondissement de Paris. En tant que seul syndicat des orthophonistes, nous représentons la profession et défendons nos adhérents dans l’exercice de leurs fonctions, qu’ils travaillent en libéral ou en salariat – nous menons ces combats en parallèle, même si notre mandat officiel ne concerne, en théorie, que la défense des professionnels libéraux.
Avec 23 000 orthophonistes en exercice, il s’agit d’une profession très féminisée, puisque 97 % sont des femmes, dont 90 % exercent en libéral. Leur champ de compétences est très large, de la naissance à l’âge avancé, et concerne tous les domaines du langage, de la communication et de la cognition, ce qui leur confère une connaissance fine des patients, à tous les âges de la vie et en toutes circonstances. Très peu connu, le métier est passionnant et permet d’aborder des sujets majeurs.
Nous saluons la création de votre commission d’enquête sur les défaillances des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap, que nous dénonçons depuis de nombreuses années. Le principal sujet sur lequel nous alertons très régulièrement nos différentes tutelles, et qui a déjà été soulevé lors de précédentes auditions, a trait au déficit en ressources humaines, que ce soit en médecine, dans le paramédical ou, en l’espèce, pour les orthophonistes. Il s’agit d’un problème grave, d’une négligence même, qui a des conséquences pour les patients de tous âges et est devenu l’alpha et l’oméga de nos combats dans la défense de la profession et de son champ d’exercice. Nous sommes systématiquement confrontés à la démographie de notre profession, bien trop faible pour répondre aux besoins des patients.
Pourtant, de nombreux lycéens aimeraient suivre la voie de l’orthophonie : 30 000 d’entre eux s’inscrivent chaque année sur Parcoursup. Mais, à la rentrée de septembre 2025, moins de 1 000 places ont été ouvertes dans les centres de formation universitaires – puisqu’il s’agit, historiquement, d’une formation exclusivement universitaire, à la différence d’autres professions de santé en cours d’universitarisation. Force est de constater que les budgets qui permettraient d’augmenter le nombre d’étudiants sont insuffisants, ce qui explique que, si l’on tient compte des abandons, seuls 880 étudiants finalisent leurs études chaque année, auxquels il convient d’ajouter quelque 200 jeunes formés en Belgique – nous pouvons d’ailleurs remercier le contribuable belge de participer à la formation de certains de nos compatriotes ! Au total, environ 1 100 jeunes s’installent chaque année.
Avec une moyenne d’âge de 41 ans, notre profession est relativement jeune et le taux des départs à la retraite est faible. Toutefois, nous observons une hausse des départs au bout d’une quinzaine d’années d’exercice, pour opérer une reconversion : un nombre croissant d’orthophonistes quittent la profession par manque de reconnaissance, par usure ou épuisement professionnel. Les conséquences d’une démographie en berne sont en effet multiples et pesantes : les cabinets reçoivent dix à quinze appels par jour de nouveaux patients, auxquels ils ne peuvent répondre positivement. Selon des études, 90 % d’entre eux ne sont même pas en mesure d’indiquer un délai d’attente. Cette situation crée un poids supplémentaire de culpabilité et une difficulté de gestion au quotidien.
Pourtant, les besoins de financement pour former davantage d’orthophonistes ont été chiffrés et les solutions sont relativement peu coûteuses – je pèse mes mots –, malgré le contexte économique. Il s’agit d’un master très complet, en cinq ans d’études, qui inclut des mutualisations avec d’autres formations et de nombreux stages.
Les conséquences du déficit démographique de la profession et de l’absence d’investissement de la puissance publique dans la formation sont multiples. Elles se traduisent par un renoncement élevé aux soins de la part des patients, dont certains restent parfois sur le carreau. Le constat, mesuré il y a une dizaine d’années par l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) d’Île-de-France, était déjà sans appel : si les patients n’obtiennent pas de réponse au bout de quelques appels et ne parviennent pas à échanger avec des orthophonistes, ils se tournent alors vers des thérapeutes qui ne sont pas des professionnels de santé et qui les reçoivent parfois dans des conditions de sécurité discutables – j’en veux pour preuve le rapport d’activité pour 2024 de la Miviludes (mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires), qui a pointé les dangers que certaines thérapies alternatives font courir aux patients.
Outre le renoncement aux soins, le déficit démographique entraîne une perte de chances, l’aggravation des symptômes, des troubles ou encore le décrochage scolaire s’agissant des enfants : dans les cas de troubles de l’apprentissage ou de troubles de la fluence, tel le bégaiement, il est plus difficile de suivre sur le plan scolaire. Cette situation conduit aussi à des retards de prise en charge, à des errances diagnostiques importantes et, plus globalement, à une perte de confiance.
Malheureusement, nous disposons de peu de chiffres, en France, sur les incidences économiques. Des études menées au Royaume-Uni – qui, avec 70 millions d’habitants, a une population relativement similaire à la nôtre – estiment le coût économique, à vie, des compétences linguistiques non soutenues chez les enfants britanniques à environ 300 millions de livres. Ce chiffre tient compte des moindres revenus perçus par les personnes concernées une fois devenues adultes, du fait d’une insertion professionnelle rendue difficile par une maîtrise insuffisante du langage, mais aussi d’une demande spécifique en matière d’éducation spécialisée ou de services de santé mentale et des coûts potentiels liés à l’intervention des services de justice pénale. En effet, les enfants qui ont des troubles du langage sont plus à même, lorsqu’ils deviennent adolescents, puis adultes, de subir des violences, d’en commettre eux‑mêmes et d’être confrontés au système carcéral ; les risques de récidive sont également plus élevés. Il serait intéressant de mener des travaux sur ces sujets bien identifiés.
Le problème vaut aussi bien pour les orthophonistes libéraux que salariés. Le sujet principal pour ces derniers est celui des salaires : à bac + 5, ils perçoivent des salaires équivalents à ceux qui ont bac + 2 ou bac + 3. Les grilles étant rédhibitoires, on ne trouve quasiment plus d’orthophonistes, que ce soit dans les établissements sanitaires ou dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS). Les patients sont donc orientés vers les orthophonistes libéraux alors qu’il serait plus adapté pour eux d’être soignés au sein de leur institution, dans un lieu pluridisciplinaire, qui inclut des échanges entre professionnels.
Par conséquent, du fait de salaires et de formations largement insuffisants, les orthophonistes se trouvent empêchés d’agir auprès des patients, dans tous les champs de leur exercice.
Mme Camille Lelièvre, vice-présidente chargée de la vie conventionnelle. Je suis orthophoniste libérale en Normandie. Nous exerçons également auprès d’adultes fragilisés – handicapés ou accueillis dans des structures spécialisées – qui ont des troubles du langage et de la communication. Comme l’ont montré certaines actualités récentes, le fait de ne pas être accompagné peut être la porte ouverte à des maltraitances institutionnelles, car ils ne sont pas en mesure d’exprimer leur volonté, leur refus ni de rapporter ce qu’ils subissent.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie pour ce diagnostic précis. Ce n’est pas la commission d’enquête qui réglera les problèmes d’attractivité des métiers de santé ni des salaires. Il n’existe pas, en France, d’études précises permettant de chiffrer l’ampleur du renoncement aux soins et du retard dans la prise en charge – à cet égard, les Anglais semblent plus performants.
Le manque de professionnels par rapport à la demande conduit-il à établir des priorités ? Si oui, lesquelles et où placez-vous le curseur ? Nous savons bien qu’en l’absence de réponse les patients se tournent vers d’autres thérapeutes, plus ou moins qualifiés. Il est donc primordial d’en appréhender les répercussions et l’objectif de notre commission d’enquête est de mesurer aussi précisément que possible les impacts de la non-prise en charge ou des ruptures de prise en charge sur la scolarité, la vie sociale ou professionnelle.
Mme Sarah Degiovani. L’exercice de notre profession est plutôt généraliste ; en théorie, grâce à leur master, les orthophonistes disposent d’une formation suffisante pour travailler dans tous les domaines et dans tous les champs de compétences de l’orthophonie. Cependant, du fait de la démographie de la profession, ils doivent établir des priorités. Nous y travaillons au sein de la Fédération, afin de mieux identifier ce qui relève de l’urgence – des travaux ont été menés en ce sens avec l’assurance maladie. Toutefois, c’est un exercice très compliqué, d’autant que même si l’urgence est identifiée, il est souvent impossible de trouver une place avant deux ou trois ans. Or, l’urgence est partout : si des difficultés sont repérées chez un enfant de CP mais qu’il n’est pris en charge qu’en CM1 alors qu’il connaît à peine son alphabet – cela arrive – l’urgence est déjà dépassée ! Le patient qui a fait un AVC ou qui est atteint d’une sclérose latérale amyotrophique relève également de l’urgence. Ce peut aussi être le cas en néonatologie. Il est donc quasiment impossible de définir quels patients sont prioritaires par rapport à d’autres et cela pose aussi une question d’ordre éthique – mais je laisse répondre Camille, qui est notre experte éthique.
Mme Camille Lelièvre. Nous pourrions remplir les emplois du temps de tous les orthophonistes avec les seuls patients identifiés comme prioritaires et les autres ne seraient jamais reçus ! Cela pose donc un problème éthique. Nous essayons d’établir des critères objectifs en fonction des pertes de chances, mais le travail est complexe.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Plus le repérage est précoce, plus on donne de chances à l’enfant et on diminue les risques d’aggravation lorsqu’il devient adolescent ou adulte. Faire de la prévention, de l’aller vers, intégrer l’enfant autant que possible dans une vie normale pour éviter des consultations longues dans le temps, n’est-il pas prioritaire par rapport à la personne victime d’un AVC – même si l’on comprend bien l’urgence aussi pour cette dernière ?
Mme Sarah Degiovani. De nombreuses associations de prévention et de nombreux orthophonistes interviennent bénévolement dans les PMI (protection maternelle et infantile) ou les crèches pour dispenser des conseils de prévention d’ordre primaire. Nous sommes aussi bien accompagnés par l’assurance maladie : sous l’impulsion de Marguerite Cazeneuve, nous avons monté un projet de dépistage des troubles de la communication et du langage dans les petites sections de maternelle, que nous voulons généraliser à tout le territoire. C’est une très belle synergie entre l’éducation nationale, la Caisse nationale de l’assurance maladie et la Fédération nationale des orthophonistes. Nous dispensons une formation aux enseignants et assurons l’information des parents d’enfants de petite section. Dans les territoires concernés pour l’instant, un dépistage est réalisé sur les enfants âgés de 3 ans à 3 ans et demi, afin d’intervenir le plus rapidement possible. Cependant, bien que l’action soit louable, les orthophonistes des territoires concernés sont inquiets car ils ne savent pas comment ils pourront concrètement prendre en charge les enfants pour qui des troubles auront été identifiés.
Nous essayons aussi de former un maximum d’orthophonistes à la guidance parentale et aux pratiques de groupes, afin de recevoir plusieurs enfants ensemble, accompagnés de leurs familles : à cet âge, l’interaction est importante et il est possible de résoudre certains problèmes dans ce cadre. Nous avons aussi sollicité auprès de l’assurance maladie la possibilité d’effectuer des séances de guidance et d’accompagnement parental : les programmes menés auprès de l’entourage des enfants sont efficaces et fonctionnent très bien. Nous n’y sommes pas encore autorisés et notre activité doit rester centrée sur le patient ; nous constatons toutefois un léger frémissement et espérons pouvoir le faire dans quelques mois ou quelques années. Très clairement, plus nous agirons auprès des parents et meilleur sera le résultat.
Outre ce que je viens d’évoquer et qui relève du domaine du langage et de la communication orale, nous aimerions effectuer des actions de dépistage entre le CP et le CE1 pour identifier les troubles des apprentissages, que ce soit en cognition mathématique ou en lecture. Un examen de santé scolaire est déjà prévu dans la loi. Notre Fédération propose d’intégrer les orthophonistes dans le corps de la santé scolaire, non pas pour réaliser des soins à l’école – ce n’est pas une solution pérenne – mais pour repérer les enfants concernés et accompagner, en tant qu’experts des troubles du neurodéveloppement, de la communication et du langage, les enseignants, les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) et les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem). N’oublions pas que la vocation de l’école maternelle, au-delà d’en faire des élèves, est de leur apprendre à parler : on attend d’eux qu’ils sachent s’exprimer convenablement à l’oral à la sortie de la grande section de maternelle, avant d’aborder l’écrit au CP.
Ce sont donc des sujets que nous connaissons bien. Et même s’il est parfois difficile de pénétrer au sein de l’éducation nationale, nous y parvenons grâce à l’action menée en collaboration avec l’assurance maladie, ce dont nous nous réjouissons. Nous proposons également à l’éducation nationale des webinaires ou des formations à destination des enseignants, pour leur assurer une meilleure connaissance du sujet.
Grâce à un regroupement avec les associations de prévention en orthophonie, la Fédération s’est également engagée à créer un système de régulation des demandes de soins en orthophonie. Conscients de la situation de plus en plus critique, nous avons pris nos responsabilités et n’avons pas attendu une réaction des ministères. Soutenus par l’assurance maladie, nous avons créé, depuis cet été, une plateforme de régulation des demandes de soins qui permet de mieux identifier les besoins et de s’assurer que la demande relève bien de l’orthophonie et non d’un autre domaine. En effet, en tant que professionnel paramédical de la rééducation, l’orthophoniste est conventionné par l’assurance maladie et ses consultations sont remboursées, d’où une tendance à orienter davantage les patients vers notre profession que vers d’autres, comme les psychomotriciens. La plateforme permet d’établir un premier contact par téléphone avec les usagers et de vérifier si la demande relève bien de l’orthophonie et son degré d’urgence – en cas de problèmes de déglutition, par exemple. Le but est de faciliter le parcours : lorsqu’on considère que l’enfant aura besoin de réaliser un bilan orthophonique, on peut déjà suggérer aux parents, en attendant d’obtenir un rendez-vous, de consulter un ORL pour établir un bilan auditif, ou instaurer tel ou tel système à la maison pour faciliter la communication. Ainsi, grâce à la plateforme, les parents ont la possibilité d’échanger par téléphone avec un professionnel, ce qui n’était plus le cas ces dernières années, et ils ne sont pas complètement démunis ni laissés à l’abandon dans un parcours de soins qu’ils ne maîtrisent pas.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Que les orthophonistes ne soient pas capables d’indiquer à leurs nouveaux patients dans quels délais ils pourront obtenir un rendez‑vous démontre bien l’ampleur de la demande. Je vous félicite, à ce propos, d’avoir adopté des dispositifs d’autorégulation. Je suis, pour ma part, très sensible à la guidance parentale, qui a pour vertu non seulement de faciliter l’accompagnement des troubles de l’attention et de l’hyperactivité, mais aussi d’autonomiser les familles, donc d’améliorer l’allocation des ressources, qui sont rares dans le secteur de l’orthophonie.
L’objet de nos travaux est d’identifier les coûts que permettraient d’éviter un diagnostic ou une intervention précoce. Une étude sur le coût des troubles du langage analogue à celle que vous avez citée à propos de la Grande-Bretagne a-t-elle été menée en France ?
Vous avez évoqué les difficultés liées à l’intervention dans les écoles. Des conventionnements avec les CPAM (caisses primaires d’assurance maladie) ont pour objet d’y remédier, mais on nous a indiqué que leur signature était problématique dans certains territoires. Cette situation est-elle due aux orthophonistes eux-mêmes, lesquels seraient peu demandeurs en raison de l’afflux de demandes auquel ils font face, ou aux CPAM ?
Nous attendons que vous nous aidiez à répondre aux questions qui sont au cœur de nos travaux. À cet égard, la question du conventionnement des psychomotriciens, par exemple, peut être une piste de réflexion. Je suppose en effet que leur absence de conventionnement peut représenter un frein financier pour les patients, qui se tournent alors vers les orthophonistes, dont les consultations sont en partie remboursées par l’assurance maladie.
Mme Sarah Degiovani. Tout à fait.
Nous avons peu de données chiffrées relatives à la prise en charge précoce. Nous avons réussi à convaincre l’assurance maladie de s’impliquer dans le dépistage en petite section de maternelle grâce aux résultats d’une étude menée dans les Hauts-de-France, qui a établi très clairement qu’une prise en charge précoce permettait d’une part de diminuer le nombre des consultations pour des troubles du langage écrit, d’autre part, de réduire la période de soin. Il serait intéressant d’étudier ces données de manière approfondie. Nous avons d’ailleurs tenté, sans succès pour l’instant, de convaincre des équipes de chercheurs de se pencher sur nos données de dépistage, qui porteront sur des dizaines de milliers d’enfants. C’est pourtant, j’en suis convaincue, une mine d’or : en cinq ans, nous pouvons obtenir des chiffres très clairs sur le suivi longitudinal d’enfants âgés de 3 à 8 ans.
S’agissant des conventionnements avec les CPAM, il a été décidé que le dépistage en petite section de maternelle ne serait pas réalisé dans les territoires où il est effectué par la PMI. Mais peut-être souhaitiez-vous évoquer plutôt la question des conventionnements avec les centres médico-psychologiques (CMP) ?
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Oui, c’est à ce sujet que je voulais vous interroger.
Mme Sarah Degiovani. C’est en effet un problème majeur, qui est d’une actualité brûlante – il devrait être résolu dans les semaines à venir.
Ce problème est lié à un changement de doctrine de l’assurance maladie concernant les rapports entre les orthophonistes libérales et les CMP. Pour rappel, ces derniers sont censés assurer la prise en charge globale de leurs patients – dont, jusqu’à récemment, ils ne recueillaient pas l’identité –, y compris la consultation d’orthophonistes libérales lorsqu’ils ne disposent pas des ressources humaines nécessaires – ce qui est désormais le cas le plus fréquent. Or les CMP n’ont pas les moyens de payer ce type de consultations : ils ne peuvent même pas acheter des agrafes… Lorsque des patients suivis dans un CMP consultaient une orthophoniste libérale, celle-ci facturait donc ses soins à l’assurance maladie, laquelle tolérait d’autant plus cette pratique qu’elle ignorait l’identité de ces patients.
Mais, depuis quelques mois, ou années, ceux-ci doivent s’identifier auprès des CMP, qui vérifient qu’ils sont bien assurés sociaux – ce qui pose, par ailleurs, de nombreux problèmes puisque les centres médico-psychologiques sont censés accueillir tous les patients, sans aucune discrimination. De ce fait, l’assurance maladie a changé de doctrine et impose désormais aux orthophonistes libérales qui reçoivent un patient suivi en CMP de signer une convention avec ledit CMP, lequel doit leur régler ceux des soins prodigués qui sont en rapport avec le motif pour lequel il a admis le patient.
Cette double prise charge pose problème car l’assurance maladie peut réclamer, à ce titre, à l’orthophoniste des sommes indues au cours des trois dernières années écoulées – qui peuvent donc atteindre des milliers d’euros –, au motif que les soins auraient dû être payés par le CMP. Nous devons rencontrer les services concernés et l’assurance maladie pour essayer de régler le problème. Cette dernière a sans doute voulu contrôler davantage les dépenses des CMP. Pourquoi pas ? C’est son rôle. Toujours est-il que certaines orthophonistes libérales, très anxieuses, ont préféré renoncer à recevoir les patients suivis en CMP.
Concernant les ESMS (établissements et services sociaux et médico-sociaux), le problème a été résolu par la loi de financement de la sécurité sociale de 2025, qui dispose que les éventuels indus perçus par les orthophonistes doivent être récupérés auprès des établissements. Et nous espérons, si vous parvenez à adopter un budget dans les mois qui viennent, que cette disposition sera étendue aux CMP et que nous pourrons à nouveau recevoir leurs patients sans risquer de se voir réclamer des indus.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Ne faut-il pas retenir le critère du lien entre les soins d’orthophonie et le trouble psychiatrique ou psychologique ? Il semble logique que les soins soient pris en charge par le CMP si ce lien est établi et par l’assurance maladie dans le cas contraire. Par ailleurs, si la doctrine change, la nouvelle règle ne s’applique pas forcément rétroactivement.
Mme Sarah Degiovani. En tout cas, l’assurance maladie est autorisée à réclamer les sommes indûment perçues au cours des trois années écoulées.
Le problème que vous soulevez est celui du diagnostic. Qui est capable d’affirmer qu’un trouble anxieux est lié à celui de la fluence de la parole ? Personne. Ce trouble du neurodéveloppement (TND) a un effet boule de neige majeur, notamment sur la santé mentale. En tout état de cause, la question devrait être discutée entre des personnes soumises au secret professionnel. Il faut également être certain que le pédopsychiatre du CMP a posé un diagnostic, ce qui peut prendre du temps. Par ailleurs, se pose le problème de la consultation ponctuelle. Beaucoup d’enfants sont vus par le pédopsychiatre du CMP une fois tous les six mois, pour une raison qui peut avoir un lien avec son suivi par un orthophoniste. Comment traite-t-on ces cas ?
Nous sommes prêts à discuter avec l’assurance maladie pour faire avancer les choses, mais il me semble qu’elle n’avait pas mesuré toutes les conséquences de son changement de doctrine pour les orthophonistes.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Cela illustre le problème du « dernier kilomètre » des politiques publiques. Au bout du compte, quelqu’un paiera – la question de savoir qui ne change pas fondamentalement les choses. Mais cela provoque des dysfonctionnements dont les premières victimes sont les patients des CMP, qui sont privés d’un accompagnement alors qu’ils pourraient sans doute être considérés comme prioritaires.
Mme Sarah Degiovani. Surtout l’année où la santé mentale a été déclarée grande cause nationale !
Mme Chantal Jourdan (SOC). D’abord, je suis très attachée à l’orthophonie, essentielle au développement de l’enfant. Le paquet doit donc être mis sur la prévention.
Bien souvent, le patient doit bénéficier d’une prise en charge globale – les soins, pour être efficaces, doivent être pluridisciplinaires – dont le financement doit faire l’objet d’une réflexion si nous voulons éviter que les familles ne se trouvent en grande difficulté et limiter les orientations par défaut. En effet, les familles, pour lesquelles il est parfois difficile de s’adresser à un CMP, se tournent fréquemment d’abord, on le sait, vers l’orthophoniste, qui, de fait, joue un rôle d’orientation vers la structure la plus adaptée.
Par ailleurs, les CMP ont vocation à assurer aussi bien la prévention que les soins, dans la continuité. L’approche, encore une fois, doit être globale. La psychiatrie participe de la santé mentale, mais celle-ci doit être perçue comme un continuum. Il faut donc s’interroger sur cette segmentation que l’on semble vouloir privilégier à toute force. Le diagnostic est utile, mais il demande du temps et doit être régulièrement réévalué.
Disposez-vous d’éléments qui traduiraient un accroissement des besoins lié à l’après‑covid et à l’exposition des enfants aux écrans ? Enfin, quelles méthodes proposeriez‑vous d’adopter pour améliorer l’intervention des orthophonistes ?
Mme Sarah Degiovani. Je vous rejoins sur la prise en charge globale. Si les orthophonistes veulent exercer davantage en tant que salariées, c’est précisément – même si les praticiennes libérales ne sont pas forcément seules – parce que l’approche pluridisciplinaire leur est très précieuse. Elle permet non seulement d’échanger sur les besoins du patient mais aussi de définir un rang de priorité des différentes prises en charge en fonction de son état ou du moment. Les orthophonistes sont les premières à regretter d’avoir déserté les lieux d’exercice pluridisciplinaire, mais elles l’ont fait presque malgré elles, parce qu’il est difficile de vivre avec le salaire d’environ 1 400 euros qu’elles perçoivent lorsqu’elles exercent dans un ESMS.
Nous sommes arrivés à un état de saturation tel qu’il nous est difficile d’évaluer une éventuelle augmentation de la demande de soins. Toutefois, nous n’avons reçu aucune alerte portant sur les conséquences du covid. Certes, les enfants ont été face à des personnes masquées, mais uniquement à la crèche ou à l’école. L’exposition n’a donc été ni complète ni très longue. Au reste, l’apprentissage du langage ne passe pas uniquement par le visuel. En tout état de cause, nous n’avons pas connaissance, à ce stade, d’éventuelles conséquences sur le développement du langage de cette génération, qui entre actuellement au CP – nous avons fait le point récemment avec la société savante et les membres de notre syndicat avant de répondre à des journalistes qui nous interrogeaient à ce sujet.
Je rappelle que les troubles du neurodéveloppement ont une origine neurodéveloppementale, donc biologique. Ils ont une composante environnementale évidente, mais ils ne peuvent être créés ni par le port du masque ni, même si c’est un problème important, par la surexposition aux écrans.
Cette surexposition est problématique en ce qu’elle limite les interactions avec la famille ou peut masquer des troubles existants. Il nous arrive, par exemple, de recevoir des parents qui nous disent qu’à trois ans, leur enfant sait déjà compter jusqu’à dix en anglais. Mais il a appris en regardant toujours le même petit jeu : il s’agit d’une stéréotypie, une répétition qui n’a pas de sens et n’est reliée à rien. Dans la mesure où il faut veiller à maintenir des échanges avec son enfant, réduire son temps d’exposition aux écrans est une bonne chose. Mais, plus que l’interdiction des écrans avant trois ans – dont aucun élément ne tend à démontrer la nécessité –, les facteurs déterminants sont le temps que passe l’enfant devant un écran et, surtout, son accompagnement par les parents, notamment le choix des contenus. Ce qui est terrible, même si cela ne provoque pas de TND ou de troubles de l’autisme, c’est de laisser un enfant seul devant un écran sur lequel les contenus suggérés par l’algorithme se succèdent. Il ne faut pas tout mettre sur le dos des écrans.
On culpabilise beaucoup les parents, notamment les mères. On le voit dans nos salles d’attente : lorsque les enfants s’impatientent, une des solutions consiste à les mettre devant un écran. Il faut trouver, au niveau de la société, le moyen d’aider suffisamment les parents – je pense notamment aux familles monoparentales – pour que la surexposition aux écrans ne soit pas la seule solution à leur disposition. Certains des enfants que nous recevons pour des difficultés de langage subissent une surexposition aux écrans, mais celle-ci ne crée pas de pathologie.
Mme Chantal Jourdan (SOC). En 2023, à l’issue de la crise sanitaire, j’ai rencontré des orthophonistes qui m’ont indiqué que le nombre des enfants présentant des troubles du langage avait augmenté d’environ 20 %.
Mme Sarah Degiovani. Ce chiffre ne me dit rien du tout. Aucune augmentation ne ressort des études que nous avons commandées à la société savante d’orthophonie.
Mme Camille Lelièvre. Le problème n’est pas tant celui d’une surexposition aux écrans que celui d’une sous-exposition à des interactions de qualité avec des personnes.
Mme Lisette Pollet (RN). Combien d’orthophonistes manque-t-il pour mener une véritable politique de prévention ? Quelles mesures préconisez-vous pour combler ce manque ?
Mme Sarah Degiovani. Nous préconisons une augmentation drastique du nombre des étudiants formés. Agnès Firmin Le Bodo a déposé, au mois d’avril, dans le cadre de la niche du groupe Horizons, une proposition de loi visant à augmenter de 50 % le nombre des étudiants formés en orthophonie, qui a été adoptée à l’unanimité. Nous espérons que le Sénat, dont l’ordre du jour est pour l’instant, nous dit-on, saturé, l’adoptera également. Toutefois, compte tenu de la situation des universités, nous ne sommes pas certains que le financement supplémentaire dont elles pourraient bénéficier à ce titre ruisselle jusqu’aux centres de formation universitaire en orthophonie… Il nous faut donc convaincre les présidents d’université, notamment les doyens des facultés de médecine, de former davantage d’orthophonistes. Nous espérons que le futur ministre de la santé – en trois ans, j’en ai rencontré huit ! – sera sensible à cette question.
M. David Magnier (RN). Je me réjouis que vous ayez évoqué la question de la prévention dans les écoles primaires, que j’avais moi-même soulevée lors des auditions de la semaine dernière. Il y a un gros travail à faire en la matière, car des enfants en difficulté risquent de perdre une année, voire un peu plus, avant d’être pris en charge.
Vous avez dit tout à l’heure que les études d’orthophonie faisaient l’objet de 30 000 demandes annuelles sur Parcoursup, pour 1 000 places disponibles, et qu’en comptant les 200 jeunes formés en Belgique, environ 1 100 nouveaux orthophonistes s’installaient chaque année en France. Dès lors, pourquoi subissons-nous toujours une désertification médicale ?
On considère souvent que l’orthophonie ne concerne que les enfants ; or vous êtes de plus en plus souvent sollicités par des patients âgés, du fait du vieillissement de la population. Pour ces personnes âgées, comment l’accès aux orthophonistes se répartit-il entre le domicile, les établissements médico-sociaux, les Ehpad et les hôpitaux ? Travaillez-vous en silos ?
Enfin, le délai pour obtenir un rendez-vous chez un orthophoniste se compte en mois ; il est même fréquent de devoir attendre une année, voire deux ou trois dans certains territoires. Aussi les orthophonistes sont-ils souvent contraints de hiérarchiser les prises en charge. Lorsqu’un enfant obtient des résultats un peu limites aux tests de routine, certains professionnels choisissent de ne pas alerter ses parents, considérant que le jeune en question ne sera pas jugé prioritaire et ne pourra probablement pas bénéficier d’un suivi orthophonique. Disposez-vous de chiffres permettant d’évaluer plus précisément ce phénomène ? Quels sont les territoires les plus touchés ?
Mme Sarah Degiovani. Ayant suivi les auditions de la semaine dernière, j’ai déjà entendu votre question sur le délai avant d’obtenir un rendez-vous chez un orthophoniste. Nous ne disposons malheureusement pas de chiffres précis, mais nous savons bien que lors du dépistage en PMI à 4 ans, certaines infirmières choisissent de ne pas alerter les parents lorsqu’elles estiment qu’un enfant est un peu juste au niveau du langage, parce que cela susciterait de l’inquiétude et une perte de confiance dans la famille. Ce n’est pas forcément évident pour ces infirmières : elles sont conscientes du manque de ressources en orthophonistes, mais elles ne vont pas le dire haut et fort, car le dépistage qu’elles réalisent est censé être sincère. On voit bien la difficulté à laquelle sont confrontés tous les professionnels de la petite enfance et de la santé. Il est impossible de chiffrer cela.
S’agissant de notre démographie, le nombre d’orthophonistes augmente, grosso modo, de 1,5 % par an, à l’exception de ces quatre dernières années, où nos effectifs ont plutôt stagné. La crise du covid a eu des conséquences très importantes pour les orthophonistes : notre chiffre d’affaires a baissé de 17 % en 2020 et est à peine remonté en 2021, car de nombreux rendez‑vous étaient annulés chaque semaine du fait des règles relatives à l’isolement des cas contacts. Énormément d’orthophonistes – en grande majorité des femmes, qui assurent souvent le deuxième revenu du foyer – ont alors quitté la profession. Beaucoup ont déménagé, quittant notamment l’Île-de-France pour s’installer dans d’autres régions, ce qui a mis des départements comme l’Essonne et la Seine-et-Marne en très grande difficulté. Je ne vous parle même pas de la Seine-Saint-Denis, où il n’y a quasiment plus d’orthophonistes. La ville de Paris s’est également vidée, alors qu’elle disposait autrefois d’une certaine ressource – les patients venaient de loin, parfois même d’autres régions, prenant le train pour rejoindre mon cabinet situé dans le 10e arrondissement. Il faut dire aussi que les loyers, personnels comme professionnels, sont trop élevés. Je le répète, les conséquences de la crise sanitaire sur notre profession sont notables : depuis cette période, on a perdu beaucoup d’orthophonistes et la situation est devenue très compliquée.
À l’exception de ces cinq dernières années, je le disais, l’effectif global des orthophonistes a régulièrement augmenté. Cependant, la population vieillit, ce qui nous amène à recevoir énormément de personnes plus âgées. Nous recevons beaucoup de patients atteints de la maladie d’Alzheimer et d’autres démences ou maladies neuroévolutives. Ces prises en charge sont en train d’exploser, même si nous avons du mal à mesurer cette évolution.
À cela s’ajoute évidemment la nécessité de réaliser un dépistage précoce. À terme, nous espérons bien sûr réduire les délais de prise en charge, mais tant que nous ne serons pas bons en matière de dépistage précoce, nous ne pourrons pas l’être pour le reste !
Se pose aussi la question de la fréquence des rendez-vous. Encore hier, nous avons reçu un courriel d’une consœur exerçant dans un établissement médico-social : elle nous expliquait qu’au vu de l’insuffisance de temps orthophonique, on lui avait demandé de ne recevoir les patients qu’une fois par semaine plutôt que d’en prendre en charge la moitié deux fois par semaine – sa direction serait évidemment bien incapable d’expliquer pourquoi certains patients auraient droit à des séances d’orthophonie et pas les autres ! En fait, elle va faire du saupoudrage, et son action sera beaucoup moins efficace que si elle se concentrait sur certains patients avant de passer à d’autres. On ne peut donc pas parler d’une efficience totale…
J’en viens à la prise en charge des personnes âgées. Les orthophonistes exercent un petit peu au sein des Ehpad, mais en libéral – je n’en connais pas qui soient salariés de ces établissements. Ils traitent beaucoup de problèmes de déglutition, puisqu’il s’agit là d’un trouble majeur lié à l’âge – on parle alors de presbyphagie – ou à des pathologies neuroévolutives. Les patients atteints de ce type de maladies sont victimes d’un cercle vicieux : ils sont mal alimentés – on leur donne des purées, par crainte des fausses routes –, ils se nourrissent donc moins et perdent alors du poids, sont moins en forme et entrent petit à petit dans des spirales délétères. Les orthophonistes exercent très peu à l’hôpital, même si l’on en trouve parfois dans les services de neurologie.
Nous faisons en sorte de ne pas travailler en silos : nous nous coordonnons beaucoup avec les médecins et les autres professions paramédicales. Cependant, dans le secteur libéral, le temps de travail que nous ne passons pas en face d’un patient n’est pas rémunéré : puisque nous sommes payés à l’acte, le temps que nous passons au téléphone est du temps en moins pour le reste de notre activité. Tous les professionnels répondent évidemment bien volontiers aux coups de fil, en cohérence avec leurs prises en charge, mais il s’agit là d’un angle mort de l’exercice libéral.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie pour les réponses que vous nous avez apportées. Vous pouvez nous communiquer par courriel des éléments que vous n’auriez pas eu le temps d’aborder lors de cette audition.
Enfin, la commission auditionne Mme Marie Daudé, directrice générale de l’offre de soins (DGOS), et Mme Anne Hegoburu, sous-directrice de la prise en charge hospitalière et du parcours ville-hôpital.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. La commission d’enquête sur les défaillances des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société reçoit aujourd’hui deux représentantes de la direction générale de l’offre de soins.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Marie Daudé et Anne Hegoburu prêtent successivement serment.)
Mme Marie Daudé, directrice générale de l’offre de soins. La santé mentale a été érigée cette année en grande cause nationale afin de donner de la visibilité à cet enjeu majeur de santé publique et d’affirmer une volonté politique forte en la matière. Le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, Yannick Neuder, a présenté le 11 juin dernier un plan Santé mentale et psychiatrie articulé autour de trois axes – repérer, soigner et reconstruire – et décliné en vingt-six mesures dont l’ambition est de renforcer la prévention et l’accompagnement sur l’ensemble du territoire. Les projets territoriaux de santé mentale (PTSM) permettront de mobiliser les acteurs autour de ce défi.
Avant même l’année 2025, un effort budgétaire inédit avait été consenti en faveur de la psychiatrie. L’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie) psychiatrique est passé de 9 milliards d’euros en 2020 à plus de 13 milliards en 2025, soit une augmentation de 44 % en cinq ans. Un tel renforcement s’inscrit dans le cadre des engagements internationaux de la France, notamment de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, dont l’objectif est de garantir l’accès effectif aux soins et l’égalité de traitement de toutes les personnes, y compris celles en situation de handicap.
Paradoxalement, le secteur de la santé mentale connaît une crise très forte, que des crédits supplémentaires ne suffiront pas à résoudre. Le même constat d’une situation critique a été dressé à l’occasion des assises de la santé mentale et de la psychiatrie, des assises du jeune enfant et de différents appels d’offres, ainsi que dans le plan Santé mentale et psychiatrie. La première cause de ces difficultés persistantes est le défaut d’attractivité des métiers de la psychiatrie : en 2023, un poste de psychiatre sur quatre était vacant dans les hôpitaux publics et, chaque année, le taux d’inadéquation est fort chez les internes, signe que cette spécialité n’attire pas les jeunes médecins. Il faut ajouter à cela l’inégale répartition de ces professionnels sur le territoire : en 2017, on comptait plus de 64 psychiatres pour 100 000 habitants à Paris, contre à peine plus d’un en Haute-Marne. Cette disparité a pour effet d’allonger mécaniquement les délais pour les patients, ce qui compromet l’accès à un diagnostic et à une prise en charge rapides.
Nous avons actionné plusieurs leviers pour répondre à cette crise. Le Ségur de la santé s’est attaché à réévaluer les carrières et à revaloriser les rémunérations des praticiens hospitaliers ainsi qu’à développer l’exercice mixte, qui permet aux médecins de partager leur activité entre l’hôpital et la ville. Nous avons également renforcé l’universitarisation de la filière psychiatrique et pédopsychiatrique afin de rendre celle-ci plus attractive : de nouveaux postes de PUPH – professeur des universités-praticien hospitalier – et de MCUPH – maître de conférences des universités-praticien hospitalier – ont été créés en 2023 afin d’offrir des perspectives à l’hôpital aux jeunes praticiens de cette spécialité.
Enfin, nous avons soutenu les acteurs essentiels à la prise en charge de proximité que sont les CMP, les centres médico-psychologiques : les CMP pour adultes ont bénéficié de 18 millions de crédits supplémentaires, soit 300 équivalents temps plein (ETP), et les CMP pour enfants et adolescents de 38 millions, soit 633 ETP. Il faut y ajouter 30 millions supplémentaires destinés à soutenir des dispositifs spécifiques comme les unités mère-bébé ou les équipes mobiles. Ces crédits n’ont pas tous abouti à des créations de poste, la ressource humaine étant une denrée rare.
En parallèle, la montée en puissance des équipes paramédicales a été encouragée afin de diversifier les modes de prise en charge. Plus de 540 infirmiers en pratique avancée en santé mentale et en psychiatrie ont déjà été formés et la promotion 2023-2024 compte 200 étudiants. En outre, dans le prolongement de la réforme du référentiel activité/compétences des infirmiers, la réforme de la formation, qui sera bientôt publiée par arrêté, comprendra un stage obligatoire en psychiatrie d’une durée minimale.
L’accès aux soins psychologiques a été facilité grâce à Mon soutien psy : à la fin de l’année 2024, plus de 4 100 psychologues étaient conventionnés et 480 000 patients avaient bénéficié du dispositif, dont 26 % de mineurs, pour un total de 2,5 millions de séances. Cette avancée majeure permet de répondre à la demande croissante de soins psychiques.
Enfin, depuis 2019, deux appels à projets structurants ont contribué à moderniser l’offre de soins. Le premier, dédié à la pédopsychiatrie et à la psychiatrie périnatale, a permis de financer 435 projets grâce à des crédits annuels compris entre 20 et 35 millions d’euros. Le second est le Fiop, le fonds d’innovation organisationnelle en psychiatrie, qui a mobilisé 288 millions depuis 2019 pour soutenir les projets les plus novateurs en matière d’organisation de la prise en charge des patients, notamment en renforçant le lien entre la ville et l’hôpital. Il comprend désormais deux volets : le premier est destiné à identifier et à financer de nouveaux projets, le second à faire essaimer ceux qui ont fonctionné afin de diffuser les bonnes pratiques. Au total, 268 projets ont été accompagnés.
La direction générale de l’offre de soins ne ménage pas ses efforts pour procurer des ressources nouvelles au système – formation, nombre de postes, accompagnement des projets – en lien avec le monde psychiatrique, malgré la contrainte que représente l’Ondam hospitalier. Il n’en demeure pas moins qu’une marche reste à franchir en matière d’attractivité des métiers.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Vous avez axé votre propos sur le manque d’attractivité du secteur psychiatrique malgré l’accroissement de son budget ; il souffre effectivement d’un manque de professionnels et nous avons encore devant nous quelques années difficiles durant lesquelles tous les postes ouverts ne seront pas pourvus.
Néanmoins, pour avoir travaillé sur la psychiatrie dans le cadre d’une précédente mission, je déplore surtout que le plan d’action présenté en juin ne s’attache pas suffisamment au dépistage précoce des handicaps et des troubles psychologiques chez les enfants. Si le discours actuel prône davantage le préventif, il me semble que l’approche retenue reste centrée sur le curatif. Or la mise en place d’un parcours adapté est la meilleure manière d’éviter l’aggravation des troubles dans le temps, avec toutes les difficultés que cela entraîne pour les familles, les aidants et les personnes elles-mêmes, qui finissent en arrêt professionnel ou souffrent de problèmes financiers. Le succès de Mon soutien psy est louable mais nous manquons de chiffres sur les conséquences du repérage précoce sur l’amélioration de la prise en charge des enfants. Un virage préventif avait été pris dans le plan Autisme ; je regrette que cela n’ait pas été le cas pour la santé mentale.
Mme Marie Daudé. Le dépistage doit être développé pour mieux évaluer les besoins au niveau national et territorial et, surtout, pour mieux y répondre ; en la matière, nous avons des progrès à faire. C’est l’un des axes du plan annoncé par Yannick Neuder en juin dernier. Trois personnalités qualifiées ont été mandatées pour formuler des recommandations sur le repérage précoce : Rachel Bocher, psychiatre et représentante syndicale, Angèle Malâtre et Marie-Odile Krebs, psychiatre au GHU (groupe hospitalier universitaire) Sainte-Anne.
L’efficacité de ce dépistage nécessite un maillage territorial au plus près des populations. Cela implique de mobiliser tous les réseaux, à commencer par celui de la santé scolaire, et de créer des liens entre celle-ci, les CMP et Mon soutien psy.
Il faut également favoriser une collaboration plus étroite entre la ville et l’hôpital. Actuellement, 73 % des personnes présentant une dépression sont traitées par leur médecin généraliste et 76 % des premières consultations pour trouble psychiatrique se font en médecine générale, pour les enfants comme pour les adultes. Il faut donc outiller au mieux les médecins généralistes, qui sont en première ligne dans le repérage et le suivi des troubles. Des expérimentations ont été menées au titre de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale, dont le projet Sésame – soins d’équipe en santé mentale –, qui vise à créer un lien entre la médecine générale et la psychiatrie afin d’apporter aux patients une réponse graduée.
Mme Anne Hegoburu, sous-directrice de la prise en charge hospitalière et du parcours ville-hôpital. Le ministère de la santé et le ministère de l’éducation nationale ont rédigé une circulaire conjointe visant à formaliser le lien entre les CMP et l’éducation nationale afin de permettre aux professionnels de la santé scolaire, qui identifient très tôt les élèves présentant des troubles psychologiques, d’orienter plus facilement ceux-ci vers les CMP du territoire.
Les 125 maisons des adolescents implantées sur le territoire – souvent hors des structures hospitalières, ce qui est moins stigmatisant pour les adolescents – sont un autre acteur important dans le repérage précoce des troubles. Leur cahier des charges est en train d’être rénové pour intégrer cette question et un renforcement considérable de leurs moyens a été annoncé pour les prochaines années.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Pour illustrer l’action de la direction générale de l’offre de soins, vous avez listé des dispositifs et des budgets. Il est vrai qu’un effort budgétaire sensible a été consenti. Il y a néanmoins une dissonance entre la réalité de cet effort, qui était indispensable, et les remontées de terrain de la CNSA – Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie –, de la CPAM – caisse primaire d’assurance maladie – et des professionnels que nous avons auditionnés : délais d’attente, défaut de prise en charge, manque de diagnostic… Il est affligeant de constater quelles difficultés pose le simple déploiement d’un système informatique harmonisé.
La forte progression des problèmes de santé mentale, tout comme les difficultés de prise en charge du handicap, nous invite à penser la prévention en termes de coûts évités. Or, malgré l’intérêt économique majeur que présente la prise en charge précoce – sans parler de la plus-value pour les personnes concernées –, il est à craindre que l’évolution budgétaire des dernières années ne soit pas celle des années à venir. Il me semble pourtant essentiel de préserver cette ambition en investissant plus fortement et en changeant nos méthodes. L’éducation nationale semble en retard dans sa prise de conscience et elle n’est pas l’institution la plus facile à faire évoluer.
Le nombre d’hospitalisations potentiellement évitées en psychiatrie est-il un indicateur retenu par votre direction pour mieux répartir l’offre dans les territoires ? La Cour des comptes avait pointé du doigt, en 2021, le coût élevé des réhospitalisations, qui pourraient être évitées par une meilleure organisation des parcours de sortie. Des réflexions sont-elles en cours pour renforcer l’accompagnement des patients post-hospitalisation ?
Vous avez évoqué des mesures visant à renforcer l’attractivité des métiers, dont la création de quelques postes universitaires supplémentaires. Ne faudrait-il pas introduire également une part de contrainte pour les jeunes médecins – même à dose homéopathique –, comme nous l’avons fait dans la proposition de loi visant à lutter contre les déserts médicaux ? Au vu de l’ampleur des besoins, si l’on ne peut pas convaincre, il faut peut-être contraindre.
Enfin, on sait que prévenir coûte souvent moins cher que réparer. Quel crédit accordez-vous à l’approche médico-économique à l’anglo-saxonne, qui vise à optimiser l’allocation des ressources en donnant la priorité aux actions dont la plus-value sur l’évolution de la maladie et la réduction du risque de décès est la plus forte suivant des indicateurs comme le Qaly– année de vie pondérée par la qualité – et le Daly – espérance de vie corrigée de l’incapacité ?
Mme Marie Daudé. Le coût médico-économique du non-dépistage précoce et son impact sur la société constituent un angle mort de notre politique publique. Nous manquons de données sur le sujet. Il faudrait interroger l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (Atih) sur le nombre d’hospitalisations évitées et de réhospitalisations, mais je doute qu’elle ait beaucoup d’informations. Nous disposons néanmoins d’indicateurs grâce à l’incitation financière à l’amélioration de la qualité (Ifaq), qui recense le nombre de séjours de longue durée – c’est une approche plus ou moins pertinente selon les secteurs, mais elle permet de repérer les établissements qui parviennent à limiter les séjours de longue durée et à assurer un suivi en aval.
Mme Anne Hegoburu. La psychiatrie est une spécialité médicale un peu atypique qui a développé très tôt la prise en charge ambulatoire afin d’éviter autant que possible l’hospitalisation complète ; pour ce faire, elle a été précurseure en développant d’autres modalités d’accompagnement, telles que le suivi en CMP et en appartement thérapeutique, qui ont abouti à une réduction importante du nombre de lits, et donc à une tension sur le nombre de lits disponibles.
Mme Marie Daudé. Pour vous répondre concernant l’opportunité d’instaurer une contrainte à l’installation en psychiatrie, notre préoccupation est avant tout de pourvoir les postes d’interne, dont un nombre élevé reste vacant chaque année. Le problème ne se pose pas dans les mêmes termes que pour les médecins généralistes.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Effectivement, les psychiatres sont moins nombreux que les médecins généralistes et ils sont inégalement répartis sur le territoire. J’ajoute que nombre d’entre eux, arrivés à l’âge de la retraite, prolongent leur activité à temps partiel afin de suivre leurs anciens patients ; de ce fait, ils sont comptabilisés dans les chiffres sans que cela ne se traduise par un accroissement de l’offre de soins.
Bien que la psychiatrie se pratique à 80 % en ambulatoire, contre 20 % seulement en hospitalisation, il faut mentionner le problème des lits, particulièrement en pédopsychiatrie ; chez les adultes, si l’on rouvrait ceux fermés faute de personnel, le nombre de lits correspondrait globalement aux besoins. On peut interroger la pertinence de la comparaison entre les soins généraux et les soins psychiatriques, qui ne prennent pas en charge la même population : les adultes atteints de maladies psychiatriques lourdes nécessitent des hospitalisations plus longues qu’en MCO – médecine, chirurgie et obstétrique. Cette concurrence n’est pas toujours adaptée à la prise en charge des patients et crée des difficultés pour les établissements.
L’état de la psychiatrie a fait l’objet de moult missions et rapports qui tirent les mêmes constats. Puisque nous n’aurons pas de nouveaux psychiatres avant huit à dix ans, il serait judicieux de recourir à des systèmes simples qui, à moyens constants, permettraient d’accompagner le repérage des troubles et d’améliorer la prise en charge des patients, comme l’instauration de lignes téléphoniques entre les médecins généralistes et les psychiatres. Cela pourrait être mis en place avant de lancer une nouvelle étude, qui formulerait d’autres recommandations.
Mme Anne Hegoburu. Nous partageons tout à fait cette analyse. L’appel à projets annuel sur la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent évoqué précédemment par Marie Daudé répond à cette préoccupation. Les crédits délégués chaque année sont laissés à la main des agences régionales de santé (ARS) et des acteurs. Ils peuvent être utilisés pour créer des lits de pédopsychiatrie, à condition de disposer des équipes nécessaires, mais aussi pour mettre en place des équipes mobiles qui sont intéressantes à double titre : elles sont moins coûteuses en ressources humaines et elles jouent un précieux rôle de repérage et de prévention ; elles permettent d’éviter une dégradation de la situation qui imposerait ensuite d’hospitaliser la personne.
Le Fiop s’inscrit dans la même logique puisqu’il permet de financer l’expérimentation de dispositifs innovants proposés par les acteurs locaux. Ont ainsi émergé des initiatives originales par rapport aux prises en charge habituelles, initiatives que nous avons souhaité pérenniser et généraliser sur l’ensemble du territoire, selon les modalités que vient d’évoquer Marie Daudé. Notre démarche consiste donc à chercher des solutions pragmatiques, tenant compte des ressources disponibles, en mobilisant d’autres professionnels de santé, notamment les infirmiers en pratique avancée, les psychologues ou les infirmiers.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. J’ai conscience que le remède à la pénurie n’est pas dans la ventilation des médecins une fois qu’ils sont formés. Peut-être faut-il agir dès l’internat ou, pour répondre plus rapidement aux besoins, faire appel à des Padhue (praticiens à diplôme hors Union européenne) ? On sait que ces derniers sont désormais un rouage essentiel des hôpitaux.
L’hôpital est évidemment une étape charnière mais n’oublions pas ce qu’il se passe avant et après, notamment la coordination des parcours. Vous avez mentionné les appartements thérapeutiques, qui font partie des initiatives salutaires. Je pense aussi à la coordination dans le cadre de prises en charge au titre de la PCH (prestation de compensation du handicap). Cela fonctionne mais les outils sont fragiles et pas totalement adaptés alors qu’ils sont indispensables pour éviter une nouvelle hospitalisation. Je suis donc un peu déçu que la modélisation économique ne soit pas plus avancée – je ne vous en fais pas le reproche – car elle constituerait certainement un argument fort à l’appui des solutions post-hospitalisation ou de prévention, qui sont insuffisamment développées. Il est vrai que les efforts budgétaires ont été conséquents mais, pour qu’ils soient poursuivis ou amplifiés, il faudra convaincre que ces solutions sont une source d’économies. La modélisation est certes moins présente dans notre culture que dans celle des pays anglo-saxons, mais elle est l’un des objets de notre commission d’enquête.
La santé mentale est une expression-valise mais elle recouvre aussi des handicaps psychiques très lourds, qui requièrent parfois un passage en hôpital psychiatrique.
Mme Marie Daudé. En ce qui concerne les Padhue, nous avons fait un effort conséquent au cours des deux dernières années : nous avons plus que doublé le nombre de postes offerts mais les résultats ont été les mêmes que pour l’internat : les postes ont été laissés vacants à hauteur de 30 %, voire de 50 % dans certaines régions.
Cela signifie que la crise de l’attractivité de la formation en psychiatrie ne touche probablement pas que la France. Malgré l’apport de psychiatres ayant étudié à l’étranger, il reste énormément de postes de lauréat vacants.
Mme Anne Hegoburu. La coordination des parcours est, en effet, un enjeu très important. À cet égard, les projets territoriaux de santé mentale (PTSM) sont un outil intéressant. À partir de 2018, une première génération de PTSM a été mise en place dans les territoires, mobilisant des acteurs du domaine sanitaire mais aussi social et médico-social, l’éducation nationale, la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). Sur des thématiques qui ont été définies comme prioritaires par les acteurs eu égard aux besoins d’un territoire, des parcours se sont construits au fil du temps. Un coordinateur de PTSM est chargé d’animer le collectif.
Nous avons réuni ces coordonnateurs ainsi que les référents ARS pas plus tard que la semaine dernière et les résultats sont vraiment intéressants. Cela ne résout pas tous les problèmes, mais c’est une avancée. Nous travaillons actuellement aux PTSM de deuxième génération pour aller encore plus loin. Les PTSM me semblent être une réponse pragmatique aux besoins de coordination que vous évoquiez.
Mme Chantal Jourdan (SOC). La psychiatrie est un secteur en crise et la santé mentale n’est pas suffisamment prise en considération. Un travail de sensibilisation reste à faire pour que chacun prenne conscience de l’importance de se préoccuper de sa santé mentale. La prévention est la première étape. Or les moyens manquent, vous le reconnaissez. Quels moyens faudrait-il pour répondre aux difficultés que nous connaissons aussi bien en matière de psychiatrie que de santé mentale ? Je rappelle un chiffre qui peut nous éclairer : un enfant sur deux ne consulte pas alors qu’il en a besoin.
En matière de santé mentale et de psychiatrie, nous avons besoin d’une vision, tout particulièrement pour contribuer à la déstigmatisation des troubles et réfléchir à de nouvelles modalités d’intervention.
Je partage votre avis sur l’intérêt de renforcer les PTSM et les conseils locaux de santé mentale (CLSM). Là encore, les moyens sont insuffisants, en dépit de la désignation de coordonnateurs sur les PTSM. En ce qui concerne les CLSM, la couverture territoriale est incomplète. Existe-t-il une cartographie des PTSM et des CLSM, qui permette d’identifier ceux qui fonctionnent et de recenser les pratiques novatrices, telles que les équipes mobiles, ainsi que les financements correspondants ?
Je suis très favorable au repérage précoce. En revanche, je suis plus réservée sur le diagnostic précoce. Le rapport de la Cour des comptes sur la pédopsychiatrie pointe un surdiagnostic. Cela pose une fois plus la question de la vision de la santé mentale que l’on défend : veut-on établir tout de suite un diagnostic pour faire entrer les gens dans des cases – cela rassure – ou veut-on promouvoir un accompagnement global, qui requiert des moyens, y compris dans le domaine de la prévention – cela concerne aussi bien l’éducation nationale, la justice, que l’aide sociale à l’enfance, qui doivent tous travailler ensemble ?
Mme Lisette Pollet (RN). Les hôpitaux de proximité jouent un rôle essentiel dans la prévention des risques. Dans certains territoires, les usagers doivent parcourir plus d’une centaine de kilomètres en raison des fermetures d’établissement ou des regroupements d’activités. Cette situation provoque des tensions constantes entre, d’une part, les objectifs de qualité et de sécurité des soins, qui justifient certains regroupements et, d’autre part, les conséquences de l’éloignement géographique et l’augmentation des coûts liés au transport sanitaire. Quelles sont vos recommandations en la matière ?
Quels sont les freins à l’attractivité de la psychiatrie ? Pourquoi les internes ne choisissent-ils pas cette spécialité ?
M. David Magnier (RN). Il y a un point que vous n’avez pas abordé : l’intelligence artificielle. Elle offre aux professionnels de santé un gain de temps non négligeable, temps qu’ils peuvent consacrer aux patients et qui leur permet de mieux détecter certaines pathologies. L’intelligence artificielle est-elle suffisamment exploitée dans les hôpitaux ?
Par ailleurs, la télémédecine paraît encore sous-utilisée, en particulier dans les hôpitaux de proximité et les zones rurales. Quelles actions menez-vous pour favoriser son développement ?
Mme Marie Daudé. Nous sommes un peu démunis s’agissant de l’évaluation des besoins. Je peux redonner les chiffres : chaque année, il nous manque 30 % d’internes en psychiatrie. Si nous arrivions à faire le plein, cela nous aiderait. Par ailleurs, 23 % des postes dans les hôpitaux publics sont vacants. Si ces postes étaient pourvus, si des PH (praticiens hospitaliers) acceptaient d’occuper ces postes, nous augmenterions notre offre médicale en psychiatrie à l’hôpital de 20 %. En dépit de l’angle mort sur la donnée, on sait que si nos ressources étaient au complet, la situation serait nettement meilleure que celle dans laquelle nous sommes aujourd’hui.
Que faut-il faire pour rendre attractifs ces métiers, en particulier les postes d’interne ? C’est une bonne question. Un cercle vicieux s’est mis en place. Les externes qui font des stages dans des services de psychiatrie insuffisamment dotés, qui ne fonctionnent pas bien, n’ont pas très envie de revenir en psychiatrie par la suite. Certains ont tout de même la vocation. J’étais samedi matin à l’assemblée générale de l’Intersyndicale nationale des internes (Isni) à laquelle participaient deux internes ayant choisi la psychiatrie très enthousiastes – l’un à Lyon, l’autre à Clermont-Ferrand. Il ne faut donc pas caricaturer : dans certains territoires, l’attractivité existe ; dans d’autres, comme la Mayenne, c’est très compliqué. Les chefs de service en psychiatrie disent qu’ils ont beaucoup de mal à attirer les étudiants. Pour rendre attractifs nos hôpitaux, il faut mettre le paquet sur les stages et l’encadrement, en lien avec les ARS, pour montrer aux jeunes que nous avons besoin d’eux.
En ce qui concerne le hiatus entre la fermeture des services et l’exigence de proximité, la psychiatrie est confrontée au même dilemme que d’autres spécialités : lorsque les ressources font défaut, il faut faire un choix entre laisser vivre un service qui fonctionne mal ou regrouper les moyens au sein d’un service plus éloigné, mais qui fonctionne mieux. Je ne sais pas si c’est en psychiatrie que la question se pose le plus car elle est organisée en secteurs au sein desquels une offre de soins de proximité est assurée – il y a toujours un recours grâce aux CMP. Aucun secteur de psychiatrie n’est fermé complètement en France. Néanmoins, dans certains territoires, selon les files d’attente et les distances, l’accès aux soins peut poser problème.
S’agissant de l’intelligence artificielle (IA), on sait quel gisement elle représente aussi bien en matière d’aide au diagnostic que de gain de temps médical. Une stratégie ministérielle est déclinée dans plusieurs secteurs, mais je vous rejoins, la psychiatrie n’est pas le premier à y faire appel – elle est très utilisée en cancérologie ou en radiologie ou d’autres secteurs dans lesquels elle permet de gagner du temps dans la lecture des images – mais, comme ailleurs, elle y est malgré tout utilisée pour les tâches administratives telles que la rédaction des comptes rendus ou l’organisation des visites. De plus en plus d’établissements se saisissent de l’IA. Nous disposons d’une enveloppe ciblée sur l’aide au gain de temps administratif avec l’IA et de nombreux établissement répondent aux appels à projets. Mais vous avez raison, le gisement n’est pas pleinement exploité.
Mme Anne Hegoburu. Nous avons recensé les PTSM et nous avons financé un poste de coordonnateur par PTSM depuis le Ségur de la santé. Nous espérons que les PTSM de deuxième génération permettront d’accompagner l’élargissement des missions par un effort financier. Cela fera l’objet d’une discussion dans le contexte budgétaire que vous connaissez.
Nous allons mettre sur le site du ministère une carte interactive qui permettra d’identifier, territoire par territoire, chacun des PTSM, avec les coordonnées du coordonnateur et les thématiques prioritaires qui ont été retenues. Cela permettra d’améliorer la lisibilité de l’activité des PTSM.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je voulais vérifier que les postes vacants concernent les médecins uniquement, pas les paramédicaux.
Un certain nombre de jeunes médecins sont intéressés par le travail en temps partagé, soit dans deux unités différentes – urgences et hospitalisation ou consultation –, soit sous deux statuts différents – privé et public ; libéral et public. Avez-vous cherché à faciliter ce type d’aménagement ? Cette solution serait de nature à diminuer la charge de ceux qui restent dans les hôpitaux à faire des gardes, ceux qui n’en peuvent plus car ils sont de moins en moins nombreux, et finissent par s’enfuir. Elle serait aussi intéressante pour le parcours de soins des patients.
Mme Marie Daudé. Je suis intimement persuadée que l’exercice mixte ou le temps partagé, c’est l’avenir. C’est une source d’attractivité pour les jeunes médecins qui n’ont, en effet, pas envie de faire toute leur carrière au même endroit et d’être enfermés dans un type de pratique. Cette forme d’exercice est particulièrement adaptée au secteur de la psychiatrie puisqu’on peut exercer à la fois en ville et à l’hôpital, à l’hôpital et à l’école, ou à la PMI (protection maternelle et infantile) ou en structure d’exercice coordonné. Les soignants que l’on rencontre dans les services de psychiatrie ou les prisons sont souvent à temps partagé, ils sont rarement à temps plein, que ce soit en UHSA (unité hospitalière spécialement aménagée) ou en UHSI (unité hospitalière sécurisée interrégionale). Cette mixité est encouragée. À la suite du Ségur, des textes ont été pris pour déverrouiller l’exercice mixte – je peux vous les envoyer. Il s’agit notamment de permettre aux praticiens hospitaliers d’assurer une partie de leur temps de travail en dehors de l’hôpital sans être pénalisés. Nous avons aussi favorisé le travail avec les structures d’exercice coordonnées. C’est plus compliqué lorsque d’autres personnes morales sont impliquées – l’exercice mixte en santé scolaire et à l’hôpital, ou à l’hôpital et en PMI – car des freins réglementaires demeurent ; cela suppose une mise à disposition. L’exercice mixte ville-hôpital est nettement déverrouillé depuis 2020. Pour autant, est-il suffisamment utilisé ?
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Les PTSM ont connu un démarrage difficile dans certains territoires. Dans d’autres, ils ont dès le début très bien fonctionné. Une carte interactive des PTSM et des bonnes pratiques qui y sont développées serait très intéressante. Face à la méconnaissance que j’observe, il serait utile de valoriser ces pratiques, qui pourraient être exportées et éventuellement adaptées.
Mme Marie Daudé. Nous partageons complètement cette analyse. La DGOS a à cœur de réunir régulièrement les référents PTSM afin qu’ils échangent sur leurs résultats. Nous avons constitué une base de données pour permettre aux uns et aux autres de bénéficier des expériences concluantes dans les territoires, base qui sera alimentée par la DGOS et par les coordonnateurs de PTSM. Cela permettra le partage d’expériences que vous appelez de vos vœux.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Sur les hospitalisations potentiellement évitables et les coûts de réhospitalisation, les rapports ne manquent pas – celui de la Haute Autorité de santé en 2015 et de la Cour des comptes en 2021 – mais ils ne sont hélas pas suivis d’effets. J’espère que nos conclusions ne connaîtront pas le même sort.
Les PTSM sont un très bon exemple du besoin d’évaluation des politiques publiques. Le PTSM est un objet politique non véritablement identifié. Face aux disparités territoriales que l’on constate, notamment dans l’implication des parties prenantes, n’est-il pas temps de changer de paradigme pour inciter ou contraindre – le mot ne me fait pas peur – afin de structurer une offre de soins aujourd’hui défaillante à certains égards et de garantir l’indispensable coordination des parcours ?
L’usager, le patient doit être au cœur du parcours. C’est à lui que nous devons penser pour remédier à l’absence de suivi après une prise en charge ou aux délais de réponse trop longs.
Je m’arrête un instant sur le milieu carcéral que vous avez évoqué du bout des lèvres. Ma circonscription abrite un centre pénitentiaire qui compte 1 200 détenus. Des professionnels exceptionnels exercent en milieu pénitentiaire. La question de l’attractivité se pose-t-elle aussi ou pas dans ce milieu et, si oui, est-ce avec plus d’acuité ? Le soin assure une réinsertion plus réussie et diminue le risque de récidive. On sait que les problèmes d’addiction sont très forts en milieu carcéral. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point qui n’est pas central, mais qui est très important eu égard à la vulnérabilité des publics accompagnés ?
Mme Marie Daudé. Nous allons regarder si nous disposons de chiffres sur les vacances de poste en milieu carcéral. Si j’en crois plusieurs de mes déplacements, la crise d’attractivité est plutôt pire dans ce milieu-là qu’ailleurs. Mais, encore une fois, on trouve aussi des gens qui ont une vraie vocation et qui restent longtemps en poste. À l’UHSA (unité hospitalière spécialement aménagée) de Marseille, que nous avons visitée, des infirmières étaient là depuis plus longtemps qu’à l’hôpital voisin et le turnover était plutôt plus faible. En revanche, à Fresnes, ils étaient dix-neuf psychiatres et ils ne sont plus que six. Tous disent qu’il est quasiment impossible de trouver des praticiens à temps plein. Pour les attirer, les établissements proposent des postes à temps partiel.
Je ne peux pas vous assurer de manière scientifique que la crise d’attractivité est plus forte dans le milieu carcéral. Cela dépend probablement des endroits et des viviers qui s’y trouvent, mais là, comme dans le reste de la discipline, la difficulté est prégnante. Là aussi, il faut agir sur la formation, développer les terrains de stage dans le milieu carcéral. Les chefs de service le savent. À l’Ifsi (institut de formation en soins infirmiers) de Marseille, ils veillent à proposer des stages en milieu carcéral à des internes, mais aussi à des infirmières. Les professionnels paramédicaux qui travaillent dans les prisons ont souvent fait leur stage dans une prison ou en milieu carcéral ; ils ont choisi de rester parce que cela leur a plu. Évidemment, il faut une motivation au départ.
Mme Anne Hegoburu. C’est l’une des actions prévues par la feuille de route Santé des personnes placées sous main de justice, que le ministère de la santé copilote avec la direction de l’administration pénitentiaire, que de travailler sur l’attractivité des postes en milieu carcéral.
Les postes partagés entre les établissements pénitentiaires et les établissements de santé sont intéressants puisque les médecins conservent des contacts avec leurs collègues d’autres spécialités médicales à l’hôpital, ce qui facilite la prise en charge des détenus. C’est une solution que nous soutenons fortement.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. L’articulation avec le Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) est complexe alors qu’elle est décisive. Il y a des petits trous dans la raquette.
Vous ne m’avez pas répondu sur l’évaluation des PTSM, pour laquelle on dispose désormais du recul nécessaire. Existe-t-il une culture de la performance en vertu de laquelle sont identifiés les modèles pertinents et les moyens de les répliquer ailleurs, en tenant compte des spécificités de chaque territoire – la Mayenne n’est pas Paris ?
Mme Marie Daudé. Une évaluation des PTSM a été effectuée par la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie. Franck Bellivier vous en a certainement parlé, il a fait un tour de France des PTSM. Ce n’est sans doute pas l’évaluation scientifique que vous appelez de vos vœux, mais la délégation a été à la rencontre de chacune des ARS et de chacun des coordonnateurs pour essayer d’identifier les expériences réussies et organiser leur partage.
En termes d’évaluation vraiment rigoureuse, je citerai le Fiop : le financement est accordé par un jury national, qui s’appuie sur une instruction définissant les attendus, notamment les priorités thématiques. À l’issue d’un délai de trois ans, les projets sont évalués par des experts indépendants, avec le concours de l’Anap (Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux). Selon les conclusions de l’évaluation, le financement peut être suspendu, un petit sursis peut être accordé au projet pour lui donner l’occasion de faire ses preuves, ou le financement peut être pérennisé et la généralisation du projet sur l’ensemble du territoire peut même être encouragée.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je rebondis sur les PTSM. L’adoption des bonnes pratiques par d’autres reste souvent un vœu pieux si l’incitation n’est pas assez forte. Elle reste à la discrétion des équipes. Le fait de répertorier ceux qui sont à l’initiative de ces bonnes pratiques peut aider.
S’agissant du milieu pénitentiaire, j’ai rencontré à la prison de la Santé des détenus – souvent pour des peines de longue durée – qui étaient pour la première fois pris en charge sur le plan psychiatrique et qui en étaient très contents. Il faut savoir que 30 % des détenus, mineurs et majeurs, souffrent de troubles psychiatriques. Dans certaines maisons d’arrêt, aucun psychiatre n’entre, il n’y a aucune prise en charge. Or l’absence de suivi psychiatrique compromet les chances de réinsertion, faute de réduire les risques de rechute.
Mme Marie Daudé. Pour nombre de détenus, la prison est souvent le premier contact avec le soin en psychiatrie.
La séance s’achève à dix-huit heures quarante.
Présents. – Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Chantal Jourdan, M. David Magnier, Mme Lisette Pollet, M. Sébastien Saint-Pasteur
Excusés. – Mme Sandra Delannoy, M. Denis Fégné, M. Charles Fournier, Mme Camille Galliard-Minier, M. Daniel Labaronne, Mme Élise Leboucher