Compte rendu
Commission d’enquête
sur les défaillances
des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits 2
– Présences en réunion................................21
Mardi
16 septembre 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 7
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Nicole Dubré-Chirat,
Présidente,
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La séance est ouverte à onze heures.
La commission auditionne de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Avant de vous donner la parole pour une intervention liminaire, je vous prie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Claire Hédon et M. Loïc Ricour prêtent successivement serment.)
Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je suis heureuse de m’exprimer devant votre commission d’enquête sur la question des droits des personnes handicapées, qui traverse l’intégralité des missions de notre institution dans ses cinq domaines de compétence : défense des droits des usagers des services publics – en l’occurrence, obtention de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), démarches auprès des caisses d’allocations familiales (CAF), etc. ; lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité ; défense et promotion des droits des enfants ; contrôle du respect de la déontologie par les professionnels de la sécurité – conditions d’accueil des personnes en situation de handicap dans les commissariats, par exemple ; orientation et protection des lanceurs d’alerte – car nous en recevons dans le domaine du handicap. Nous sommes saisis du sujet du handicap tant dans notre rôle de traitement des réclamations et de protection des droits que dans notre mission de promotion des droits et des libertés.
Le Défenseur des droits est par ailleurs chargé de suivre l’application de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH), ratifiée par la France en 2019, et nous produisons des rapports parallèles quand notre pays est auditionné par les Nations unies au sujet de la mise en œuvre de ce texte.
Depuis plusieurs années, le handicap est le premier motif de saisine en matière de discrimination, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est la première source de discriminations – ce serait faire un raccourci que de l’affirmer. En 2024, sur les 5 679 saisines qui ont été adressées au Défenseur des droits à ce titre, 22 % concernaient le handicap, soit 1 249. Ces discriminations s’exercent dans de nombreux domaines : l’emploi bien évidemment, mais aussi l’accès à la santé, à la justice, aux loisirs, aux sports, à la culture, à l’école. Certaines saisines concernent des mineurs ; nous sommes d’ailleurs chargés du suivi de l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). En 2024, 15 % des 3 073 réclamations individuelles relatives aux droits de l’enfant portaient sur des questions de santé et de handicap – la distinction n’est pas forcément faite.
Notre institution est ainsi un observatoire privilégié des carences des politiques publiques. Nous ne voyons pas tout mais nous avons connaissance de nombre de difficultés révélatrices. Votre commission d’enquête souhaite mettre en lumière les défaillances de ces politiques en matière de handicap et de santé mentale ainsi que leur coût pour la société. Le Défenseur des droits n’a pas vocation à produire des évaluations comptables, il s’attache avant tout aux écarts entre les droits annoncés et leur effectivité dans les parcours de vie des personnes. Je constate que germe dans le débat public l’idée selon laquelle assurer l’effectivité des droits fondamentaux représenterait un coût financier trop important et qu’il faudrait au mieux limiter ces derniers, au pire, y renoncer. J’ai pour ma part la conviction que vos travaux permettront de démontrer exactement l’inverse, surtout en ces temps d’incertitude budgétaire : le non-respect des droits fondamentaux entraînera à terme un coût élevé pour la société.
Votre commission d’enquête insiste sur l’articulation entre santé mentale et handicap, ce qui me semble nécessaire, car les enjeux qui y sont attachés ont des points communs. J’aborderai dans un premier temps la santé mentale des majeurs et des mineurs, et dans un second temps la prise en charge du handicap.
Un Français sur trois sera confronté à un trouble psychiatrique au cours de sa vie, et la crise sanitaire liée au covid-19 a aggravé la situation. La réponse des pouvoirs publics reste insuffisante. L’offre de soins est trop faible, les capacités d’hospitalisation sont limitées et il existe des déserts médicaux, notamment en pédopsychiatrie. En outre, le système est mal organisé, en particulier du fait d’un cloisonnement entre le sanitaire et le médico-social, dont témoignent les difficultés dans la protection de l’enfance. Le secteur de la psychiatrie peine à recruter. Les besoins augmentent mais les moyens stagnent ; ce décalage ne permet plus aux soignants d’exercer leurs missions dans des conditions dignes pour eux et pour leurs patients. Les réclamations et les témoignages que nous recevons révèlent des atteintes graves et répétées aux droits fondamentaux. Le droit à la santé est loin d’être garanti de manière équitable. Les patients sont confrontés à de nombreux obstacles – délais d’attente excessifs pour obtenir un rendez-vous, ruptures de soins fréquentes conduisant à une errance sanitaire, inégalités territoriales criantes – et ce sont les personnes les plus précaires qui en souffrent le plus.
J’insisterai ici sur la santé mentale des personnes détenues, qui se dégrade faute d’un accompagnement adapté. En vertu de la loi organique du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, nos délégués sont présents dans tous les lieux de détention pour veiller au respect des droits des personnes détenues. Entre juillet 2024 et juillet 2025, 7,6 % des appels reçus par la plateforme que nous avons mise en place à leur intention, le numéro d’appel gratuit 31 41, concernaient des difficultés d’accès aux soins ou des problématiques de santé, soit 1 065 appels. Ajoutons que 106 appels portaient spécifiquement sur l’expression d’un risque suicidaire. Les pathologies et troubles mentaux sont sur-représentés en milieu carcéral pour deux raisons principales : d’une part, la politique de désinstitutionnalisation conduite en France ces dernières années s’est traduite par une diminution importante de la capacité d’accueil dans les services hospitaliers psychiatriques, sans pour autant que soient développés des services de proximité susceptibles de prendre le relais ; d’autre part, le nombre de personnes déclarées irresponsables pénalement a connu une diminution constante. Or les établissements pénitentiaires ne sont pas des lieux de soins. Maintenir une personne en détention alors qu’elle devrait être prise en charge dans une structure de soins revient à lui infliger des traitements inhumains, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans son arrêt portant sur l’affaire G. c. France du 23 février 2012. Ces difficultés sont exacerbées par une surpopulation carcérale persistante et des conditions de détention inadaptées Je déplore également l’absence de continuité des soins à la sortie, qui augmente le risque de récidive.
Les actions prévues dans la feuille de route Santé des personnes placées sous main de justice 2024-2028 devraient renforcer la connaissance et le suivi de l’état de santé mentale des personnes détenues ainsi que la prise en charge de leurs troubles psychiques, afin d’améliorer la prévention et les parcours de soins. Je serai très attentive à sa mise en œuvre et je me réjouis que l’Assemblée nationale se soit saisie de cette question en créant une mission d’évaluation de la prise en charge des troubles psychiques des personnes placées sous main de justice, à laquelle mon institution a d’ailleurs apporté sa contribution. J’espère que les constats dressés par le rapport qui en résultera trouveront à s’intégrer dans la feuille de route. Il est impératif que les ministères de la justice et de la santé renforcent leurs actions communes pour garantir aux personnes détenues un accès effectif aux soins, assurer une prévention digne et prévenir les suicides.
S’agissant de la santé mentale des mineurs, les résultats de l’enquête menée au printemps 2025 par l’Institut Montaigne, la Mutualité française et l’Institut Terram auprès de 6 000 jeunes de 15 à 29 ans en métropole et dans les outre-mer sont alarmants : la proportion de jeunes souffrant de dépression est en moyenne de 25 % et atteint 39 % en outre-mer – plus de 50 % en Guyane, 44 % à la Martinique, 43 % à Mayotte. Ces réalités imposent une réaction urgente puisqu’on sait très bien qu’une prise en charge précoce et rapide permet d’éviter une aggravation.
En matière de prise en charge des mineurs, nous manquons de données fiables, ce qui nous empêche d’estimer de manière juste le nombre d’enfants qui attendent d’être accueillis en hospitalisation complète, en hôpital de jour ou pour des soins en CMP (centre médico-psychologique). Cela fragilise le pilotage de nos politiques publiques et entrave leur ajustement. La Cour des comptes, dans son rapport de 2023 consacré à la pédopsychiatrie, estime, malgré les difficultés à obtenir des chiffres précis, qu’environ 1,6 million d’enfants et d’adolescents souffrent d’un trouble psychique et que 50 % à 53 % d’entre eux bénéficient chaque année de soins en pédopsychiatrie sous différentes formes – ambulatoire, hospitalisation partielle ou complète. Des données concernant l’offre de soins en santé mentale sont certes disponibles, notamment dans les projets territoriaux de santé mentale (PTSM), mais pour y accéder, il est souvent nécessaire de mener des recherches spécifiques par département car les informations ne sont pas agrégées au niveau national.
Le secteur est marqué par des inégalités en matière d’offre et par une pénurie de médecins. Notre pays, même si ses infrastructures le placent dans la moyenne haute européenne, fait face à des disparités territoriales et à une saturation des dispositifs de soins qui mettent en péril la santé mentale de nombreux jeunes. La Cour des comptes a récemment rappelé que la politique du virage ambulatoire visant à réduire le nombre de lits d’hospitalisation au profit de structures de soins en ville avait été appliquée de manière indistincte aux adultes et aux enfants. Ce choix a renforcé la place centrale des centres médico-psychologiques infanto-juvéniles dans la prise en charge des jeunes. Or ces structures sont inégalement réparties : si l’on en compte en moyenne dix par département, il existe de fortes disparités territoriales. Certains départements urbains disposent d’un nombre suffisant de CMP mais d’autres, notamment en milieu rural, sont à la peine. De nombreux signalements de familles, de soignants et de travailleurs sociaux dénoncent un manque de places et des délais d’attente extrêmement longs, réalités que nous avons mises en avant dans notre décision-cadre relative à la protection de l’enfance. Dans plusieurs départements, il faut parfois plus d’un an pour obtenir un rendez-vous en pédopsychiatrie, délai incompatible avec la prise en charge de troubles psychiques qui nécessitent une intervention rapide.
La prise en charge des enfants et des adolescents en psychiatrie est parfois inadaptée – les hospitalisations d’enfants au sein de services psychiatriques pour adultes m’inquiètent particulièrement. Nous l’avions déjà souligné en 2019 dans notre rapport annuel sur les droits de l’enfant « Enfance et violence : la part des institutions publiques » et avons pris plusieurs décisions à ce sujet. La situation ne fait que s’aggraver.
J’aimerais appeler votre attention sur les cas d’enfants et d’adolescents en situation de handicap qui se retrouvent maintenus dans des structures psychiatriques, non en raison d’une nécessité médicale, mais par défaut de solutions d’accueil dans le secteur médico-social ou dans les structures de la protection de l’enfance.
Je voudrais également vous alerter sur le recours à des mesures d’isolement et de contention concernant à la fois les mineurs et les majeurs. Trop souvent, les patients hospitalisés sans leur consentement ne sont pas correctement informés de leurs droits et des voies de recours. Et trop souvent, le manque d’effectifs conduit à des restrictions injustifiées des libertés – limitations des déplacements, isolements abusifs, recours excessifs à la contention. Plusieurs rapports ont d’ailleurs mis en lumière de graves dysfonctionnements relevant d’atteintes aux libertés individuelles et aux droits fondamentaux. Depuis 2011, la loi impose qu’un juge des libertés et de la détention (JLD) contrôle systématiquement toute mesure d’hospitalisation complète sans consentement pour les majeurs. Toutefois, dans la pratique, ce contrôle repose principalement sur l’avis médical et seules 10 % des décisions environ donnent lieu à une levée de la mesure. De plus, aucun contrôle judiciaire n’est prévu pour les soins ambulatoires sans consentement. Bien que la loi qualifie l’isolement et la contention de « pratiques de dernier recours », leur usage reste trop fréquent, comme le signalent régulièrement le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) et le Comité contre la torture des Nations unies.
Dans notre rapport parallèle remis lors de l’examen du rapport initial de la France sur la mise en œuvre de la CIDPH, nous avions considéré que malgré l’objectif du projet de protocole additionnel à la convention d’Oviedo visant à prévenir les abus dans les placements et les traitements involontaires, les mesures proposées s’avéraient inefficaces et propices à des dérives. Nous recommandons de rechercher de manière effective le consentement de la personne avant toute mesure d’hospitalisation ou de traitement médicamenteux ; de garantir son accès à l’information sur ses droits et sur l’exercice des voies de recours ; de rendre efficient le contrôle judiciaire dans le cadre des mesures d’hospitalisation contrainte et de l’étendre aux soins ambulatoires ; de mettre fin aux recours abusifs, encore trop fréquents, aux mesures d’isolement avec ou sans contention.
J’en viens au cas spécifique des enfants et adolescents hospitalisés en psychiatrie qui se voient imposer des mesures d’isolement et de contention, parfois motivées par un manque de personnel, sous prétexte d’assurer leur sécurité. Lorsqu’un mineur est hospitalisé à la demande de ses représentants légaux, sans qu’il y consente lui-même, il est placé sous le régime des soins libres. Or dans ce cas, il ne bénéficie ni d’un cadre juridique suffisant ni d’un contrôle du JLD, pourtant garant de ses droits fondamentaux. Ce contrôle est accordé aux seuls patients admis en soins psychiatriques sans consentement. Aucune mesure de contention ou d’isolement ne peut être systématiquement imposée. Ces pratiques ne sont autorisées que de manière strictement limitée en attendant la résolution d’une situation d’urgence ou l’éventuelle transformation du statut de l’hospitalisation en hospitalisation sous contrainte.
Je vous donnerai un exemple pour illustrer mon propos. Nous avons reçu en 2023 la réclamation d’une mère au sujet de la prise en charge de sa fille atteinte d’autisme sévère. En l’absence de solutions d’accueil adaptées dans le secteur médico-social, faute de places disponibles et d’alternatives, cette jeune fille alors âgée de 15 ans avait été hospitalisée sans justification médicale pendant plus de deux ans dans un établissement psychiatrique, au sein d’un service destiné aux patients adultes. Elle y était confinée plus de vingt heures par jour dans une chambre d’isolement verrouillée et était déscolarisée. En outre, les soins somatiques nécessaires, notamment dentaires, semblent avoir été négligés par l’équipe de cet établissement psychiatrique. Ce cas doit nous alerter sur les conséquences dramatiques des hospitalisations de mineurs au sein d’unités psychiatriques pour adultes.
Mon deuxième point me conduit à vous faire part de constats préoccupants relatifs aux politiques publiques consacrées au handicap.
L’accès à l’éducation reste souvent difficile pour les enfants en situation de handicap. La loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances a certes donné une véritable impulsion à la scolarisation de ces enfants. Les améliorations sont notables, comme le montre l’augmentation du nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire, mais cette loi est loin d’être entièrement appliquée. En 2024, l’éducation et la formation concernaient 7 % des 5 679 réclamations qui nous ont été adressées en matière de discrimination et 30 % des 3 073 saisines relatives aux droits des enfants.
Dans leur très grande majorité, les réclamations portent sur la scolarisation des enfants en situation de handicap. Dans notre rapport d’août 2022, nous avions souligné l’inadaptation des locaux, du matériel et des supports pédagogiques, les difficultés rencontrées dans l’aménagement des examens, la rigidité des programmes et l’insuffisance de la formation des professionnels. Or ces difficultés se sont aggravées avec la hausse du nombre d’enfants handicapés scolarisés en milieu ordinaire. Nous constatons chaque année qu’il manque des AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap), malgré la création de nouveaux postes. Si nous saluons l’adoption de la loi du 27 mai 2024 visant la prise en charge par l’État de l’accompagnement humain des élèves en situation de handicap durant le temps de pause méridienne, son application est très loin d’être effective. Depuis son entrée en vigueur, on constate des blocages. Des mairies se plaignent ainsi de ne pas recevoir de réponses claires des académies. Une mairie a même renvoyé une famille vers l’académie sans lui apporter d’explications et refuse d’accueillir un enfant depuis juin 2024 pour des questions de sécurité, malgré la préconisation de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) de lui octroyer huit heures d’aide humaine sur le temps méridien.
Par ailleurs, je tiens à vous signaler que depuis le mois d’avril, nous recevons de nombreuses réclamations concernant des élèves ou des étudiants en situation de handicap qui n’ont pas pu disposer d’aménagements lors des examens alors qu’ils en ont bénéficié tout au long de l’année scolaire. Le prétexte parfois avancé était pour le moins paradoxal : ils n’en avaient pas besoin puisque leurs résultats étaient bons. Je rappelle que le droit à l’éducation est garanti par la Constitution et les conventions internationales, et que les aménagements d’épreuves doivent se faire en cohérence avec les aménagements organisés pour l’élève au cours de sa scolarité. Selon nos recommandations, le médecin désigné par l’éducation nationale doit motiver son avis, tandis que le rectorat ou le Siec (service interacadémique des examens et concours) doivent justifier le refus d’aménagement. Par ailleurs, le rectorat ou le Siec ne sont pas tenus par l’avis du médecin désigné par la CDAPH (commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées). Ils disposent d’un pouvoir d’appréciation et doivent prendre en compte tous les éléments qui attestent la nécessité d’un aménagement d’épreuves. Aucun seuil de gravité des troubles, qu’il s’agisse d’un handicap ou d’un trouble de santé invalidant, n’est imposé par le législateur pour évaluer la nécessité d’aménager les enseignements et les examens. Les juridictions administratives reconnaissent le bien-fondé des aménagements demandés en cas de troubles dys ou de troubles l’attention. Bien sûr, l’absence de nécessité d’aménagement ne saurait se déduire d’un bon niveau scolaire. Nous avons eu à formuler plusieurs observations devant les tribunaux durant le printemps à ce sujet, et l’augmentation marquée des réclamations pour ce motif suscite notre inquiétude.
L’examen des réclamations montre que l’emploi est le premier domaine dans lequel s’exercent les discriminations fondées sur le handicap. En 2024, sur les 5 679 réclamations motivées par des discriminations, 22 % portaient sur le handicap ; parmi ces dernières, 21 % concernaient l’emploi privé et 24 % l’emploi public. L’obligation faite aux entreprises de compter 6 % de travailleurs handicapés ne suffit pas à garantir l’égalité de traitement et la non-discrimination. Parmi les difficultés rencontrées, certaines reviennent fréquemment : citons l’aménagement tardif du poste de travail durant la période d’essai, qui empêche la personne en situation de handicap de démontrer ses compétences, ou encore le non-respect par l’employeur des préconisations du médecin du travail, avec pour conséquences l’aggravation de l’état de santé ou du handicap et, en définitive, le licenciement. L’accent est souvent mis sur la question de l’entrée dans l’emploi, mais nous constatons aussi de nombreuses difficultés en matière de maintien dans l’emploi, en cas de maladie de longue durée ou de handicap, faute d’aménagements de poste ; certaines personnes sont même licenciées ou poussées à la démission.
Malgré les ambitions affichées par la loi de 2005 en matière d’accessibilité, les obligations légales sont encore insuffisamment respectées. Or pour les personnes handicapées, l’accessibilité est une condition préalable essentielle à la jouissance effective de leurs droits et à leur participation à la vie sociale. La France enregistre un retard important dans ce domaine. L’accessibilité des transports devait être réalisée dans les dix ans suivant la publication de la loi de 2005, mais un changement législatif a limité cet objectif aux seuls points d’arrêt dits prioritaires ; or pour assurer une pleine effectivité, l’ensemble des arrêts doit être concerné. S’agissant de l’accessibilité des bâtiments d’habitation et des logements, nous nous inquiétons de l’assouplissement des règles, comme nous l’avions signalé au moment de la loi Elan de 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. Il faut aussi prendre en compte l’accessibilité des lieux de travail.
J’insisterai sur l’accessibilité numérique. La dématérialisation des services publics a produit des effets ambivalents pour les personnes en situation de handicap : elle a pu faciliter leur accès aux droits mais aussi l’entraver. Bien que la loi de 2005 impose l’accessibilité des services en ligne du secteur public, cette obligation reste largement inappliquée. Selon l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), peu de sites atteindraient 50 % d’accessibilité et seulement 5 % seraient totalement conformes aux normes. Dans notre rapport de 2022 sur la dématérialisation des services publics, nous avions souligné le caractère peu contraignant du dispositif fondé sur l’autoévaluation. Si je tiens à saluer les avancées de l’ordonnance du 6 septembre 2023 qui introduit des sanctions financières renforcées et confie à l’Arcom la responsabilité de contrôler et de sanctionner les manquements, je rappelle la nécessité de développer des accueils physiques pour garantir l’accessibilité à tous les handicaps. Il y va de l’effectivité du principe d’égalité des citoyens devant le service public.
Enfin, les aides à l’autonomie s’avèrent insuffisantes et inégales. La loi de 2005 a instauré un droit à la compensation des conséquences du handicap pour toute personne, quels que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie. Vingt ans plus tard, les limites sont flagrantes. Cette loi prévoyait la fusion des différents régimes de compensation dans un délai de cinq ans – donc, au plus tard en 2010 – afin de fournir une réponse uniforme aux personnes handicapées quel que soit leur âge. Or à situation de handicap comparable, une différence de traitement persiste entre les personnes selon que leur handicap survient avant ou après 60 ans. La création de la cinquième branche de la sécurité sociale dédiée au soutien de l’autonomie a certes constitué une avancée notable vers un décloisonnement des politiques publiques, mais cette mesure manque encore d’ambition et de moyens pour répondre de manière adéquate aux besoins des publics concernés.
De même, la prestation de compensation du handicap, la PCH, accordée aux personnes dont le handicap survient avant 60 ans, présente des insuffisances évidentes. L’aide humaine se limite aux besoins essentiels – manger, se laver, s’habiller – et exclut d’autres aspects de la vie sociale. Malgré la réforme de 2022 visant à mieux inclure les handicaps psychiques et mentaux, son application reste insuffisante au dire des associations. Les aides techniques sont sous-financées et ne permettent pas toujours de couvrir les coûts d’acquisition des matériels. Quant à la PCH parentalité, instaurée en 2021, elle est critiquée pour ses critères restrictifs et son forfait inadapté aux besoins réels des parents handicapés.
Pour conclure, je voudrais réaffirmer l’engagement de mon institution en matière de handicap et de santé mentale. S’agissant du handicap, nous pouvons commencer par l’essentiel : l’application pure et simple des textes votés par le Parlement. Trop de textes législatifs sont en attente de décrets d’application. Quant à la santé mentale, érigée en grande cause nationale pour 2025, elle nécessite une véritable prise de conscience collective. Je pense aux jeunes qui rencontrent de plus en plus de difficultés. Nous ne pouvons pas les laisser sans réponses : ils sont notre avenir.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie pour ce tour d’horizon à la fois précis et large. Ayant été rapporteure d’une mission d’information sur les urgences psychiatriques, je ne peux que conforter le diagnostic que vous établissez au sujet de la santé mentale, sur lequel tout le monde s’accorde. Il me semble qu’il faut distinguer les troubles psychiatriques lourds des troubles psychologiques, ce qui implique une prise en charge graduée. La santé mentale des jeunes appelle un repérage précoce dans les établissements scolaires. De nombreuses préconisations vont en sens mais, désormais, il faut agir.
Le travail en silo dans le médical et le médico-social entrave une prise en charge plus globale et une fluidité des parcours. Certains jeunes ne sont pas accueillis au bon endroit, mais c’est parfois aussi le cas d’adultes. Comment peut-on améliorer la situation ?
S’agissant du handicap, beaucoup d’avancées ont été réalisées en matière de scolarisation des enfants, puisqu’on repère plus tôt et mieux. Néanmoins, l’aide et l’accompagnement restent insuffisants compte tenu des difficultés de recrutement des AESH, bien que les formations, les salaires et les temps de travail, presque pleins, aient fait l’objet d’améliorations. Par ailleurs, des problèmes d’appréciation et d’accompagnement demeurent pour différents handicaps. Comment peut-on avancer ? Il faudrait aussi trouver un équilibre entre les demandes des parents et l’accompagnement effectivement proposé aux jeunes.
J’ai évoqué récemment avec des représentants de France Travail l’intérêt du double accompagnement, qui aide les employeurs à accueillir davantage de personnes en situation de handicap – notamment celles ayant des troubles psychiques, maladies invisibles qui rendent plus difficile l’inscription dans l’emploi. Cela fonctionne mieux lorsqu’un accompagnement est proposé à la fois à la personne handicapée et à l’employeur, mais cela demande du temps. Comment peut-on en faire plus dans ce domaine ?
J’en viens aux plus de 60 ans. Le vieillissement dans le handicap peut poser des problèmes d’hébergement et de financement, en raison de la déconjugalisation de l’AAH mais aussi du départ à la retraite, qui implique un financement différent et peut conduire à des difficultés d’accompagnement, notamment dans les Ehpad.
Mme Claire Hédon. La mauvaise articulation entre les secteurs est très souvent liée à un manque de places dans le médico-social – nous l’avons souligné dans notre décision sur la protection de l’enfance. Cela aboutit à des situations comme celle de cette jeune autiste hospitalisée dans une unité psychiatrique pour adultes.
S’agissant de la prise en charge pluridisciplinaire et des politiques d’aller vers – mais c’est également vrai pour tout le reste –, l’articulation entre les différents acteurs sur le territoire ne fonctionne pas suffisamment bien.
Il nous manque, par ailleurs, une donnée essentielle que l’éducation nationale devrait pourtant être en mesure de fournir : 520 000 enfants en situation de handicap sont scolarisés, mais pour combien d’heures ? Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose d’être scolarisé une heure ou à temps plein. Je ne comprends pas que nous ne puissions pas obtenir ce genre de données – c’est une question de transparence.
Nous avions recommandé que la formation des AESH soit améliorée et dispensée en commun avec les enseignants, pour renforcer l’articulation entre ces professionnels. La formation est donc aussi une question essentielle.
S’agissant des employeurs, nous sommes frappés par leur méconnaissance de ce que veut dire un aménagement raisonnable – une formation est là aussi nécessaire – et par le nombre de cas dans lesquels ils ne suivent pas les préconisations du médecin du travail.
Par ailleurs, nous sommes frappés par les difficultés qui peuvent se produire lors du passage à la retraite. Des personnes se retrouvent sans rien car l’aide qu’elles percevaient jusqu’alors prend fin tandis que le versement de leur pension se heurte à des complications. Certes, nous ne voyons que ce qui va mal, mais cela nous inquiète.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Vos propos inspirent des sentiments mêlés, tant votre éloquence, votre rigueur et votre force de conviction contrastent avec le tableau que vous dépeignez. Vous êtes, avec la justice – j’y reviendrai –, un des derniers maillons de la chaîne complexe qui permet de mesurer les dissonances entre la promesse politique, souvent très verbeuse et allante, et une réalité beaucoup plus compliquée pour les personnes concernées.
En 2022, vous avez alerté la première ministre d’alors, Élisabeth Borne, sur le problème de la santé mentale et avez appelé à une mobilisation des pouvoirs publics. Il a fallu attendre, pour cela, quelques années. Quel a été le fait générateur de cette alerte ? Aviez-vous constaté une recrudescence de signaux préoccupants dans vos saisines ?
Les déficits de prise en charge en IME (instituts médico-éducatifs) font parfois l’objet d’une judiciarisation par les familles, en dernier recours. Les délais sont monstrueux, et nous peinons à obtenir des données précises sur les places manquantes – elles varieraient entre 11 000 et 30 000 selon les études et les moments. Constatez-vous des évolutions dans ce domaine ? Avez-vous écho de difficultés d’accès à certains soins ? Je pense par exemple aux orthophonistes – là encore, les délais sont monstrueux –, aux CMP, à la pédopsychiatrie et au champ paramédical qui joue un rôle fondamental dans les prises en charge précoces.
En ce qui concerne la scolarisation, nous manquons de données sur le nombre d’heures accordées aux enfants en situation de handicap, et plus encore sur les heures effectivement dispensées. J’imagine que de nombreuses saisines portent sur des déficits de prise en charge par des AESH ou des défauts d’aménagement des enseignements dans les établissements scolaires.
Je partage votre constat quant à l’absence d’aménagements lors des examens ; elle tient parfois tout simplement à un manque de personnel pour surveiller un enfant qui a besoin d’être isolé parce qu’il est sensible à des perturbations – c’est également un point important. Êtes‑vous également saisis par des parents d’enfants en situation de handicap qui demandent des aménagements raisonnables à leur employeur pour faciliter leur vie de famille ?
Avez-vous connaissance de difficultés d’adaptation de l’emploi aux maladies neurodégénératives comme la sclérose en plaques ?
S’agissant de la barrière d’âge, le basculement des personnes en situation de handicap du secteur médico-social vers celui des Ehpad à 60 ans occasionne-t-il des saisines ?
J’en viens à la judiciarisation. Est-ce un aveu d’échec de dire aux familles que dans notre État de droit, la promesse républicaine n’étant pas respectée, il revient aux tribunaux de trancher les conflits ? Cela nécessite du temps, de l’argent et des compétences, dont tout le monde ne dispose pas. La judiciarisation est-elle, malheureusement, le seul horizon possible pour faire respecter les promesses ? L’accompagnement des élèves durant la pause méridienne et le temps périscolaire donne lieu à un contentieux assez important ; en la matière, nous ne sommes pas au rendez-vous. Cela fait-il aussi partie des sujets qui remontent jusqu’à vous ?
Notre commission d’enquête vise à démontrer qu’investir dans la prévention et la prise en charge précoce permet d’éviter des coûts ultérieurs – en définitive, cela coûte moins cher. Les études médico-économiques sont malheureusement insuffisantes en la matière. Nous avons une intuition, une conviction, que nous allons essayer d’étayer, et je vous remercie de participer à cette tentative de démonstration.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Avez-vous des saisines de conjoints ou de parents obligés d’arrêter de travailler pour prendre en charge un proche ?
Mme Claire Hédon. Oui, nous sommes saisis en particulier par des parents qui sont obligés d’arrêter de travailler parce que leurs enfants ne sont pas pris en charge : ils n’ont pas de place en IME ou ne sont pas scolarisés.
Notre rapport annuel de 2021 sur les droits de l’enfant portait sur la santé mentale. Quand nous décidons de consacrer un rapport à une question, c’est parce que nous avons été alertés par deux biais : nous voyons monter des difficultés dans le cadre des réclamations et nous sommes alertés par des associations – nous sommes en lien avec plus de 110 d’entre elles au sein des comités d’entente, qui portent sur nos différents domaines de compétences. Notre institution a, en effet, parfaitement compris depuis le début qu’elle ne voyait pas toutes les difficultés d’accès aux droits et qu’il lui fallait donc développer des échanges avec le secteur associatif pour avoir des remontées. En l’occurrence, nous avons été alertés aussi bien par le comité d’entente sur les questions de handicap que par ceux relatifs à la santé et aux enfants, et il nous a paru important de donner l’alerte. Nous avons été parmi les premiers à le faire, mais je ne trouve pas que la situation ait beaucoup bougé depuis – elle n’a fait, en réalité, que se dégrader.
Pour ce qui est de la prise en charge dans les IME, nous constatons des délais de plus en plus importants. Le nombre de places manquantes est effectivement assez effrayant. Cela rejoint votre question, madame la présidente : souvent, de ce fait, un des parents ne travaille pas, et c’est fréquemment la mère.
Les délais d’accès aux orthophonistes sont effrayants – dix-huit mois, voire deux ans – particulièrement dans des milieux et des quartiers plutôt défavorisés. J’ai été interpellée sur ce point à Marseille lors d’une opération Place aux droits. Tous les ans, fin septembre, l’institution sort de ses murs – nous irons cette année en Corrèze. Nos juristes et nos délégués s’installent sur un marché ou dans une rue pour se mettre à la disposition des gens, et j’en profite pour rencontrer des associations et des maires. J’ai été alertée à cette occasion : les délais d’attente peuvent atteindre deux ans pour des enfants dont on estime qu’ils ont besoin d’un orthophoniste dès le début de leur CP. En quoi est-il rentable financièrement de ne pas leur y donner accès ? Cela m’effraie d’autant plus que la situation est particulièrement difficile dans des milieux plus défavorisés que d’autres. Il n’y a pas d’égalité sur ce plan.
De même, aménager les conditions d’examen, comme cela a été fait précédemment pendant toute l’année scolaire, ne représente pas un coût supplémentaire. Certaines décisions n’ont pas de sens. Lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, de jeunes étudiants en situation de handicap m’ont dit qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient confrontés à un tel parcours du combattant au moment des examens, alors qu’ils avaient eu un aménagement pendant toutes leurs études. Je n’ai pas d’explication sur l’aggravation qui s’est produite au printemps, mais je n’ai pas de doute sur le fait qu’elle ait eu lieu.
Je n’ai pas en tête de saisine de parent d’enfant en situation de handicap auquel l’employeur aurait refusé un aménagement raisonnable, mais il est possible qu’il en existe. Nous vous le préciserons par écrit.
S’agissant des maladies dégénératives, il nous est très difficile de distinguer les situations selon les pathologies. En revanche, nous sommes fortement alertés sur les soins et services à domicile. Nous avons publié un rapport sur les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad. Nous commençons à être saisis de situations beaucoup moins visibles qui concernent la prise en charge à domicile. Lorsqu’un intervenant est absent – parce qu’il est malade, par exemple – et que nul ne prend le relais, une personne en situation de handicap peut rester seule toute la nuit dans son fauteuil, sans dîner ni être couchée. Cela se produit non pas de façon occasionnelle, mais assez régulièrement.
Quand on n’arrive pas à avoir gain de cause, je comprends qu’on finisse par saisir les tribunaux. En soi, c’est absurde : on ne devrait pas en avoir besoin. Parmi les 140 000 réclamations que nous avons reçues l’année dernière, 80 % se sont traduites par une médiation, qui est notre moyen d’action, et nous avons obtenu un résultat positif dans 75 % des cas. Néanmoins, une médiation n’est pas toujours possible. Nous n’avons pas de pouvoir de contrainte – nous ne sommes pas la justice – mais nous disposons d’importants pouvoirs d’enquête ; surtout, nous pouvons faire des observations devant les tribunaux, que ce soit à la demande du réclamant, à la demande de la justice ou de notre propre initiative.
M. Loïc Ricour, chef de pôle santé et médico-social. Les personnes porteuses de maladies dégénératives et de maladies psychiques à un stade avancé sont confrontées à des problèmes d’accès aux soins, notamment en milieu rural. Les ruptures de la continuité des soins peuvent aller jusqu’à un renoncement à se soigner et à une rupture totale, conduisant à une errance sanitaire et, finalement, à un cercle vicieux, avec une entrée dans la précarité.
M. David Magnier (RN). Merci pour votre éclairage sur les difficultés qui peuvent concerner les AESH. Dans un secteur aussi défaillant que la protection de l’enfance, il est très difficile d’obtenir des données précises sur le nombre de personnes en situation de handicap qui relèvent de ce dispositif. Disposez-vous de chiffres ou, à défaut, d’une estimation ? Si aucune donnée n’existe, cela ne traduit-il pas une désinvolture des pouvoirs publics ? De plus en plus de parents ayant des enfants en situation de handicap ne trouvent pas de places adaptées aux besoins spécifiques de ces derniers ; c’est alors la protection de l’enfance qui prend le relais, ce qui expose ces jeunes à une double vulnérabilité. Que préconisez-vous pour qu’ils aient accès à des solutions adaptées ?
Mme Anaïs Belouassa-Cherifi (LFI-NFP). Les gouvernements Barnier et Bayrou ont érigé la santé mentale en grande cause nationale. Pourtant, bien loin des effets d’annonce et d’affichage, notre système de santé mentale est en souffrance depuis des années. Les soignants nous alertent sur la dégradation de leurs conditions de travail, l’allongement des files d’attente, le manque de places d’accueil en long séjour – en somme, sur l’impossibilité de prendre en charge toutes les personnes qui en ont besoin. Ce constat n’est pas nouveau mais il est devenu insoutenable.
Je tiens à vous interroger sur les liens entre les conditions matérielles d’existence et la santé mentale. Lorsqu’une personne handicapée vit dans un logement inadapté, où elle est assignée à résidence parce qu’elle ne peut plus sortir de chez elle, cela provoque inévitablement une dégradation de sa santé mentale.
De même, la précarité est évidemment à mettre en lien avec la santé mentale. En France, 20 % des adultes handicapés vivent sous le seuil de pauvreté. Quand on est exposé au stress de ne pas avoir d’emploi, de devoir faire attention à ses dépenses, de ne pas pouvoir convenablement nourrir ses enfants ni se loger, d’être exposé à des violences quand on est à la rue, cela provoque une dégradation de la santé mentale. Comment analysez-vous les facteurs environnementaux dans un contexte d’explosion de la pauvreté, de la précarité et du nombre de sans-abri, de délaissement des politiques et des pouvoirs publics en matière de handicap – ou en tout cas de non-application de la loi – et de délabrement du service public hospitalier ? Quel regard portez-vous sur ces régressions ? Faire de la santé mentale une véritable priorité nationale ne devrait pas être un slogan mais un engagement collectif.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Merci pour vos propos très éclairants, même s’ils font froid dans le dos. Ils sont factuels, car ils s’appuient sur des chiffres, des données qui remontent du terrain et des rapports réguliers. Il n’y a donc pas de remise en cause possible : vous posez un regard assez froid, qui permet de voir ce qu’est la réalité.
Vous avez évoqué la santé mentale et les troubles psychiques chez les personnes sous main de justice. J’ai été corapporteure, avec Mme Corneloup, d’une mission d’information à ce sujet, qui a agi comme un révélateur de la société dans laquelle nous vivons. Le croisement des questions liées à la protection de l’enfance, à l’éducation, à la psychiatrie et à la justice produit un résultat explosif et dramatique, compte tenu du retard des politiques publiques visant à améliorer la situation, voire de leur absence. J’aimerais savoir quel regard vous portez sur ce point et sur les conséquences des annonces budgétaires qui ont été faites – même si on ne sait pas si M. Lecornu les reprendra à son compte –, en particulier l’idée d’une année blanche en matière de prestations sociales. Cela rejoint la question sur les conséquences de la précarité pour les personnes porteuses de troubles psychiques ou en situation de handicap. Ce qui est prévu au sujet des aides à l’autonomie est assez alarmant ; les évolutions du régime des ALD (affections de longue durée) auront aussi un impact concret sur ces publics. Dans le système actuel, par ailleurs, il existe des différences et des inégalités d’accès aux droits selon l’endroit où l’on habite. Tous les départements ne versent pas des prestations de même niveau ou selon les mêmes critères.
Mme Claire Hédon. Le fait de ne pas avoir de chiffres précis, qu’il s’agisse du nombre d’heures pendant lesquelles les enfants sont scolarisés, du nombre d’enfants qui ne le sont pas, ou encore du manque de places en IME et du nombre de personnes en attente, empêche de mener des politiques publiques. Je suis donc entièrement d’accord sur la nécessité d’avoir des chiffres. Dans certaines situations de handicap, ce sont les parents qui demandent un placement au sein d’une structure de protection de l’enfance, faute de place ailleurs. Le système est devenu assez absurde. Il est essentiel d’avoir des données pour mener des politiques précises. Je ne suis pas sûre que l’absence de chiffres soit volontaire, mais le fait est qu’ils ne sont pas toujours agrégés au niveau central, alors qu’ils existent souvent par département. Nous avons, cependant, été très frappés par le nombre de départements qui n’étaient pas capables de dire combien de jeunes en situation de handicap se trouvaient dans les services de protection de l’enfance. Cela me semble être la base si l’on veut assurer une prise en charge correcte. Certains départements ont les chiffres, mais pas tous, ce qui rend difficile une agrégation au niveau national. Ce serait pourtant à la fois essentiel et pas si compliqué à faire avec les MDPH et la protection de l’enfance.
S’agissant des conditions matérielles d’existence, je n’ai absolument aucun doute : le stress, le fait de ne disposer que de moyens minimaux, le gel des prestations sociales et l’augmentation des franchises médicales ont un impact sur la santé mentale. Les gens en situation de grande précarité sont à 5 euros près.
Nous avons publié un rapport sur les discriminations dans l’accès aux soins – on pense beaucoup aux refus de soins, mais le parcours de soins est lui-même concerné. Nous sommes partis des réclamations que nous recevons, des recours devant l’assurance maladie et les ordres médicaux ainsi que des auditions que nous menons, mais cette fois, nous avons aussi lancé un appel à témoignages – plus de 1 500 nous sont parvenus. Bien qu’ils n’aient pas de valeur scientifique, ils sont intéressants en ce qu’ils éclairent les difficultés rencontrées. Il n’y a, ce qui nous inquiète, que peu de recours, devant nous ou devant les ordres. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de discriminations : quand on fait parler les gens, on en trouve. Des dentistes refusent même des enfants porteurs d’autisme ! Il faudrait réussir à quantifier les refus de soins et les défauts de prise en charge. Nous souhaitons donc la création d’un observatoire sur cette question au sein du Défenseur des droits, ce qui nécessiterait des moyens. Si l’on veut mener des politiques publiques ambitieuses en matière de lutte contre les discriminations, il faut expliquer de quoi il s’agit et en quoi ces pratiques sont délétères à la fois pour la santé physique et mentale des personnes concernées et pour la cohésion de la société. Il faut, par ailleurs, des sanctions suffisamment importantes. Un employeur qui n’atteint pas 6 % de salariés handicapés est condamné à payer ce que lui aurait coûté le respect de cette obligation : je ne suis pas absolument sûre que ce soit dissuasif.
Outre-Atlantique, l’interdiction des programmes de diversité dans les universités a concerné non seulement la question de la couleur de peau, celle de l’orientation sexuelle et celle des femmes, mais aussi celle du handicap. Les programmes d’inclusion des étudiants en situation de handicap ont été interdits. Quand on commence à toucher à un critère de discrimination, cela s’étend ensuite à tous les autres, il faut en être conscient. Une de nos batailles consiste à travailler sur les discriminations tous critères confondus.
Un des points abordés par votre questionnaire écrit est celui, central, de nos moyens. Quand je suis arrivée, nous recevions 100 000 réclamations ; nous en serons à 160 000 à la fin de l’année. Or nos moyens n’ont pas augmenté de façon suffisante. Ils ont évolué, je le reconnais – je me suis battue pour obtenir 40 ETP (équivalents temps plein) supplémentaires –, mais ce n’est pas du tout suffisant. Notre institution est utile. Elle répare, elle crée de la cohésion sociale : quand vous rétablissez des personnes dans leurs droits, vous apaisez les tensions. De même, nous vous sommes utiles quand nous vous alertons sur des difficultés. Je ne vous aurais pas forcément parlé de nos moyens si vous ne les aviez pas évoqués dans votre questionnaire, mais vous l’avez fait. Je me permets donc de vous dire que nous menons tous les ans, dans ce domaine, une bataille franchement compliquée.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). La Conférence nationale du handicap (CNH) a donné lieu au déploiement de services tels que Handiconsult, Handi-relais, Handibloc ou Handigynéco. Ils ne se diffusent pas assez, dites-vous. Est-ce dû à un défaut de culture professionnelle, à un manque de financement dédié ? Selon vous, qu’est-ce qui coince ?
Mme Claire Hédon. Les professionnels sont insuffisamment formés à la question. J’ai cité l’exemple de ce dentiste qui avait refusé de soigner un enfant atteint de troubles autistiques. Je ne nie pas qu’une telle prise en charge prend plus de temps ; d’où l’importance de la formation – car tout n’est pas une question d’argent et de coût. Les pouvoirs publics doivent s’emparer du sujet et mener de grandes campagnes de communication. Je le réclame depuis mon arrivée dans l’institution, comme l’avait fait mon prédécesseur avant moi, mais je n’obtiens pas satisfaction.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. La situation varie d’un territoire à l’autre en ce qui concerne la formation des médecins, l’aménagement des parcours, l’accompagnement des patients, l’allongement de la durée des consultations… Dans ma circonscription, les dentistes et les gynécologues se sont adaptés. Cela nécessite des moyens humains et financiers.
Comme vous, je suis convaincue qu’il faut appliquer les textes et prendre les décrets d’application. Vu la situation budgétaire qui s’annonce, pourriez-vous définir des axes très prioritaires à l’intention du nouveau gouvernement, quel qu’il soit ? Pour avoir travaillé aux urgences pendant très longtemps, je pense que l’accès aux soins existe dans notre pays, mais qu’il faut remédier aux ruptures de prise en charge dans les parcours.
Mme Claire Hédon. Vous êtes très bien placée pour savoir que les situations de non-accès aux soins aboutissent aux urgences. Plus vous augmentez le coût d’accès au médecin généraliste, plus le risque de recours aux urgences s’accroît.
Les jeunes restent ma préoccupation prioritaire. Comme Marie-Rose Moro, que vous avez auditionnée, je pense qu’il faut remédier au manque de professionnels mais aussi accroître les moyens financiers. Il n’est pas possible que les délais d’attente restent aussi longs dans les CMP, qui sont une porte d’entrée remarquable.
N’ayons pas une vision si négative de la loi de 2005 : elle a permis des avancées mais n’est pas complètement appliquée. Ce défaut d’application récurrent conduit au hiatus entre le discours et la réalité que vous évoquiez, qui mine un peu notre société : les personnes ne comprennent pas que les mesures annoncées ne deviennent pas effectives.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Vous prêchez des convertis ! Plutôt que d’augmenter vos moyens, il serait peut-être préférable de faire diminuer le nombre de demandes qui vous sont adressées – c’est en tout cas l’un des objectifs de cette commission d’enquête. L’approche médico-économique reste carencée en raison d’un déficit statistique concernant l’offre médico-sociale et la scolarisation des enfants en situation de handicap, entre autres. Le nouveau système d’information harmonisé des MDPH n’y remédiera pas entièrement. Nous allons auditionner la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) pour essayer de dresser un état des lieux plus précis de ces défaillances.
Mme Claire Hédon. Je demande les chiffres tous les ans. À chaque fois que je vois la ministre de l’éducation, je demande des précisions : combien d’heures suivent les 520 000 enfants en situation de handicap scolarisés ? Par ailleurs, combien ne sont pas scolarisés ? Si vous obtenez des chiffres, je suis preneuse. Pour ma part, je ne les obtiens jamais.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Dans le cadre d’une commission d’enquête, nous disposons de certaines prérogatives peut-être plus importantes que les vôtres. Nous verrons jusqu’où il faudra aller pour obtenir ces chiffres fondamentaux. En tout cas, vous pouvez compter sur notre pugnacité et notre détermination.
Je souhaitais avoir votre avis sur ce qui pourrait apparaître comme une dissonance entre la doctrine internationale sur la désinstitutionnalisation et l’attente des familles de réponses en institution. Peut-être faut-il observer la situation d’un point de vue plus dynamique, car les institutions peuvent évoluer, mais le mot-valise de désinstitutionnalisation provoque des décalages et des interrogations.
Notre commission d’enquête s’intéresse aussi aux coûts évités, approche qui conduit à privilégier le diagnostic et la prise en charge précoces, la scolarisation et le maintien dans l’emploi. Même si nos convictions nous portent à embrasser tous les problèmes, la discussion budgétaire qui s’annonce nous obligera à faire des choix. Nous devons certes défendre notre vision humaniste de la société, mais aussi faire valoir qu’une approche par les coûts évités est plus vertueuse sur le plan économique. Partagez-vous ces priorités ou pensez-vous qu’il faudrait plutôt mettre l’accent sur la lutte contre la précarité ?
Mme Claire Hédon. Je suis absolument convaincue par le thème de votre commission d’enquête, qui envisage les économies permises par une meilleure prise en charge de la santé mentale et du handicap. Pour ma part, compte tenu de mes fonctions, je me place sur le terrain des droits. Cela étant, vous vous avez parfaitement raison. Notre échange est assez révélateur des difficultés que nous avons en France à l’égard de la prévention. S’il est évident que la prévention – en santé, de manière générale – permet de faire des économies, celles-ci n’apparaissent qu’à long terme alors que le débat budgétaire est annuel. Je suis convaincue que certaines recommandations permettraient des économies à cinq ou dix ans, mais pas forcément dans l’immédiat. En élargissant le débat, je dirais qu’investir dans la lutte contre la pauvreté permettrait aussi de faire des économies à long terme.
Quant à la désinstitutionnalisation, elle peut donner l’impression de n’être qu’un prétexte à la fermeture de lieux d’accueil, synonyme d’énormes difficultés pour des familles privées de lieux de prise en charge. C’est une mauvaise interprétation de la désinstitutionnalisation. À certains moments, les familles ont besoin de structures telles que les IME lorsque la prise en charge à domicile n’est pas possible. C’est toute la question du lien avec l’extérieur et du non-isolement. En la matière, les règles conduisent parfois à des situations absurdes. Dans certains centres, notamment des IME, les enfants ont le droit d’être absents un certain nombre de jours pour aller dans leur famille. On reproche alors aux familles de trop prendre leurs enfants, et le département menace de ne pas financer les jours où ils ne sont pas au centre. Cela n’a pas de sens. Ces sorties soulagent l’IME, surtout en période de vacances où une partie du personnel prend des congés, et permettent à l’enfant de garder un lien avec sa famille. C’est une forme de désinstitutionnalisation puisque l’enfant, certes placé dans une institution, n’y est pas enfermé et peut en sortir. Les familles qui prendraient « trop » leur enfant devraient-elles payer les jours non financés ? Voilà une mesure dénuée de sens qui n’est même pas une source d’économie.
J’ai beaucoup de mal à répondre à votre question sur les priorités. La priorité des priorités est quand même les enfants, les adolescents et les moyens des CMP. Mon travail consistant à faire respecter tous les droits, j’ai du mal à établir des hiérarchies. Néanmoins, je pense qu’il y a urgence en ce qui concerne la jeunesse et la santé mentale.
M. Loïc Ricour. Parlons du dépistage des jeunes dans les CMP : une fois la demande effectuée, il faut compter entre douze et dix-huit mois pour qu’un bilan d’évaluation soit réalisé. On peut parler d’errance des jeunes et des familles.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Une fois dépisté, encore faut-il que le jeune soit pris en charge !
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. S’agissant du dépistage, l’accès aux plateformes de coordination et d’orientation (PCO) n’est possible que s’il n’y a pas de demande en cours auprès de la MDPH. C’est un dispositif qui se surajoute. En France, nous avons la passion du millefeuille, dessert délicieux mais indigeste quand il est administratif : il rend les dispositifs illisibles pour les usagers. La coordination ne devrait-elle pas peser sur les administrations et les pouvoirs publics plutôt que sur les familles, qui deviennent parfois des ultraspécialistes des dispositifs et des supercoordinatrices de parcours ? Normalement, elles ne devraient pas avoir à acquérir de telles compétences.
M. Loïc Ricour. En effet, certaines familles connaissent mieux tous les parcours de soins complexes et toute la terminologie que l’administration, qu’il s’agisse des départements, des MDPH ou des ARS (agences régionales de santé). C’est déconcertant. Cela étant, nous n’avons pas eu de saisine concernant ces derniers modes d’évaluation qui sont assez récents.
Mme Anaïs Belouassa-Cherifi (LFI-NFP). Nous nous sommes beaucoup référés à la loi de 2005 qui tend à la scolarisation en milieu dit ordinaire. En juin et juillet derniers, nous avons examiné une proposition de loi visant à renforcer le parcours inclusif des élèves en situation de handicap, dans laquelle l’accompagnement humain n’était jamais mentionné. Heureusement qu’elle n’a pas été adoptée, parce qu’elle était assez creuse. J’aurais aimé que ses auteurs lisent le rapport que vous avez publié en 2022 sur la nécessité d’un accompagnement humain dans le parcours des élèves en situation de handicap.
Cette rentrée est assez dramatique : des milliers d’enfants en situation de handicap n’ont pas accès à l’école ni de solution de scolarisation. Il faut insister sur l’accompagnement humain et sur la nécessaire inclusion des AESH dans l’équipe pédagogique, afin d’assurer une continuité entre le temps scolaire et le temps périscolaire. Il faut aussi mesurer ce que cela signifie de devoir arrêter de travailler pour s’occuper de son enfant en situation de handicap, notamment dans une famille monoparentale.
S’agissant de l’observatoire, je vous rejoins totalement. L’observatoire national de la scolarisation et de l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap, prévu à l’article 2 de la proposition de loi précitée, a malheureusement été remplacé en commission par un rapport annuel. Or force est de constater que l’on a du mal à voir émerger ces rapports. Comme vous, je suis convaincue qu’il faut des données statistiques pour mettre en place des politiques publiques efficaces.
Quant aux pôles d’appui à la scolarité (PAS), ils ont capoté en commission mixte paritaire. Je m’en réjouis parce qu’ils créaient une différence entre les enfants selon que la notification provenait de la MDPH ou d’un directeur d’établissement. Ils instauraient des droits différents pour des enfants ayant potentiellement les mêmes besoins. En cas de coupes budgétaires dans l’éducation nationale, aurait-on notifié moins de temps d’accompagnement aux élèves en situation de handicap ? Cela aurait créé une rupture de droit et d’égalité pour ces enfants qui ont besoin de nous.
Mme Claire Hédon. Il n’est jamais bon que le prescripteur soit le payeur, car le risque est d’agir en fonction des moyens. Dans notre rapport de 2022, nous avons insisté sur la formation et la place des AESH. Nous avons toutefois précisé qu’ils n’étaient pas l’alpha et l’oméga de l’inclusion scolaire, qui passe aussi par la taille des classes, la formation des enseignants et la pédagogie utilisée. L’augmentation du nombre d’AESH ne peut pas tout résoudre.
Nous menons des enquêtes annuelles sur les discriminations, notamment avec l’OIT (Organisation internationale du travail). Nous sommes très frappés par l’écart qui existe entre la perception des discriminations dans la population générale et le nombre de recours effectués devant l’institution ou les tribunaux. Nous constatons un non-recours massif.
À titre d’exemple, je citerai l’enquête que nous avons menée en 2018 auprès des avocates et avocats : 38 % ont déclaré avoir été victimes de discriminations au cours des cinq dernières années. Le pourcentage atteignait 53 % pour les seules avocates, nombre d’entre elles faisant état de discriminations subies à leur retour de congé maternité. Or moins de 5 % de ces personnes disant avoir été victimes de discriminations ont saisi les tribunaux ou une institution comme le Défenseur des droits. Ce public connaît ses droits et a les armes pour se défendre, mais il ne se défend pas. Il faut vraiment en avoir conscience.
Toutes les enquêtes sur les discriminations montrent que le non-recours s’explique d’abord par la peur des représailles, qui sont omniprésentes : j’ai en tête le cas d’une femme occupant un haut poste dans une entreprise, qui a été licenciée pour dénonciation calomnieuse après avoir dénoncé un harcèlement sexuel. Souvent, les victimes ne sont pas convaincues de l’utilité d’un recours : à quoi cela va-t-il servir ? Dans ces situations, il faut trouver une solution rapide – pour notre part, nous utilisons beaucoup la médiation.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. La réflexion sur le recours ou non à l’institution se décline en deux temps. Dans l’immédiat, il faut gérer les demandes de places en IME, où certains jeunes adultes en situation de handicap restent temporairement en application de la disposition dite amendement Creton. Au-delà, il faut envisager le handicap d’une manière qui n’implique pas forcément un placement en institution ; cela implique de travailler sur de nouvelles modalités d’accompagnement et d’encadrement, qui ne coûtent pas nécessairement plus cher mais répondent à une autre approche financière. Cette réflexion doit se nourrir des expériences étrangères, car tous les pays ne perçoivent pas le handicap de la même façon. Soyons aussi conscients que certains enfants ne peuvent absolument pas être scolarisés.
La multitude de dispositifs, notamment en matière de santé mentale, pose de grandes difficultés et engendre un coût faramineux. Après avoir multiplié les réponses à des appels à projets non pérennes et coûteux, on n’y voit plus rien. Pour le repérage précoce, je pense que les infirmières en milieu scolaire pourraient regarder d’un peu plus près les violences, le harcèlement et les troubles psychologiques, et proposer une orientation adaptée.
Dans tous les cas, il faut gérer l’urgence et le plus long terme.
Mme Claire Hédon. Tous les enfants doivent pouvoir être scolarisés, mais pas forcément tous à l’école. S’ils sont dans des IME, ils doivent pouvoir bénéficier d’une éducation. Le droit à l’éducation est un droit fondamental.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Il n’y a pas lieu de distinguer les enfants qui « vont » à l’école et ceux qui y sont « inclus ». La bataille sémantique est aussi une bataille culturelle.
Pourriez-vous revenir sur les personnes handicapées vieillissantes et sur l’évolution de la barrière d’âge ? Il est incompréhensible que les barrières d’âge soient maintenues, qu’il s’agisse de celle des 20 ans ou de celle des 60 ans. Cette dernière n’a plus de raison d’être, compte tenu de l’évolution de l’espérance de vie de la population en général et de celle des personnes en situation de handicap en particulier.
Quelle vision avez-vous des aidants familiaux ? Dans 90 % des cas, ce sont les mères qui arrêtent de travailler quand leur enfant n’a pas de solution de scolarisation. Faites-vous le même genre de constat pour les aidants familiaux s’occupant de personnes qui ne sont pas prises en charge alors qu’elles avancent en âge et sont atteintes de pathologies telles que la maladie d’Alzheimer ?
Mme Claire Hédon. Les aidants familiaux rencontrent des difficultés, notamment lorsqu’ils ont arrêté de travailler et font valoir le temps passé à s’occuper d’un proche pour bénéficier de trimestres au moment de leur retraite. Ils ne sont pas informés de leurs droits. Nous sommes frappés de constater que personne ne leur a dit ce qu’ils devaient faire ; ils le découvrent après coup. Quant à la barrière des 60 ans, nous préconisons depuis des années de la faire tomber car elle n’a pas tellement de sens. Elle contribue au millefeuille administratif dans lequel les gens se perdent.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Êtes-vous saisie de façon massive par des personnes qui demandent la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) pour bénéficier d’un droit à la retraite anticipée ? Le dispositif est très complexe : selon les périodes, on peut se passer de RQTH ou on doit la justifier, ce qui oblige à faire de la spéléologie administrative pour retrouver des notifications de droits. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’avoir gardé tous mes diplômes, je le confesse ! Est-ce un motif de saisine fréquent, sachant que le cadre légal n’est pas très bien fait et qu’il occasionne de grosses difficultés administratives ?
Mme Claire Hédon. Les décisions que nous rendons dans ce domaine, grâce à la grande compétence de nos spécialistes, sont d’une incroyable complexité. Les saisines ne sont pas massives, mais nous sommes régulièrement confrontés à ce genre de situations très compliquées concernant le départ en retraite de personnes handicapées mais aussi de personnes valides. Je suis impressionnée par le nombre de personnes qui mettent un an ou dix-huit mois à toucher leur pension et sont sans revenu dans l’intervalle.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Nous les voyons dans nos permanences !
Mme Claire Hédon. Très souvent, en effet, vous observez les mêmes choses que nous dans vos permanences. D’ailleurs, nous voyons souvent arriver des gens par votre intermédiaire. Soyons honnêtes, les difficultés touchent particulièrement la Cnav (Caisse nationale d’assurance vieillesse) d’Île-de-France. C’est toujours la même chose : il faut des agents pour traiter les dossiers et répondre en temps et en heure. Oui, nous constatons des difficultés lors du départ à la retraite de personnes en situation de handicap car les dossiers sont d’une grande complexité technique. Je comprends que les gens soient perdus.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Y a-t-il une différence selon que la personne est handicapée de naissance ou l’est devenue au cours de sa vie ?
Mme Claire Hédon. Non, car la difficulté est notamment liée à la justification d’un taux d’incapacité d’au moins 50 %. C’est d’une complexité effroyable pour les personnes.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Cette appréciation très médicalisée du handicap est aussi une source de difficulté en milieu scolaire, où l’ouverture d’un projet personnalisé de scolarisation (PPS) est liée à un taux d’incapacité de plus de 50 %. Êtes-vous saisie de situations où les plans d’accompagnement personnalisés (PAP), qui peuvent être ouverts même sans reconnaissance du handicap par la MDPH, ne sont pas mis en place ?
Précisons que le PPS, qui est plus contraignant que le PAP en matière d’aménagement des enseignements, n’est automatique qu’en théorie : dans les faits, il n’est pas nécessairement déployé par la MDPH. Cela conduit souvent les familles à demander des surcompensations auprès de cette dernière pour que les droits de leur enfant soient effectivement appliqués dans l’éducation nationale. Avez-vous aussi à intervenir dans ce domaine ? À mon avis, ce système est assez dysfonctionnel. Si les aménagements étaient plus effectifs et l’école plus inclusive, autrement dit si l’éducation nationale avait une meilleure culture de l’adaptation, les MDPH seraient moins sollicitées.
Mme Claire Hédon. Nous rencontrons de telles situations, qui m’inspirent la même analyse que la vôtre. Si le système était plus inclusif, il y aurait moins de recours devant les MDPH. Je précise que le taux d’incapacité relève d’un avis médical que nous n’avons pas à contester. Nous constatons que les familles ont du mal à en comprendre la justification.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. La prise en compte des élèves en situation de handicap s’est d’abord faite à l’école primaire, puis au collège. C’est au niveau du lycée qu’apparaissent les premières barrières et les difficultés d’orientation – lycées professionnels, établissements régionaux d’enseignement adapté (Erea)… Dans l’enseignement supérieur, il existe d’autres dispositifs d’accompagnement. Avez-vous aussi le sentiment que le parcours scolaire de ces enfants devient plus difficile après le collège ?
Mme Claire Hédon. Nous sommes de plus en plus saisis par des jeunes qui, une fois arrivés dans l’enseignement supérieur, se voient refuser une adaptation alors qu’ils en avaient bénéficié pendant toute leur scolarité. Dans ce genre de cas, la médiation donne de très bons résultats : il suffit souvent de quelques échanges avec l’université pour obtenir un aménagement raisonnable. Il est étonnant de constater que les jeunes atteints de troubles dys – dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, dyspraxie… – se voient toujours opposer le même argument : vous serez avantagés si vous utilisez un ordinateur avec un correcteur d’orthographe. À chaque fois, il faut préciser que le handicap n’est pas un avantage. Pour les jeunes concernés comme pour nous, il est frappant de voir qu’un système d’accompagnement qui avait relativement bien fonctionné pendant toute une scolarité s’enraye au moment de l’entrée à l’université. La nouveauté du printemps a été les refus d’aménagements lors du baccalauréat et des examens universitaires. Nous avons du mal à le comprendre. Les jeunes s’entendent dire : puisque vous réussissez, vous n’avez pas besoin d’adaptation. Or s’ils réussissent, c’est précisément grâce à l’adaptation. Ils sont la preuve vivante que cela vaut le coup.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Ne parlons même pas du nombre de jeunes orientés sans tenir compte de leurs souhaits, sous prétexte que leur handicap les empêchera de réussir... On ne cherche pas à leur permettre de suivre leur rêve comme n’importe quel autre jeune.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Il me reste à vous remercier pour ces échanges. N’hésitez pas à nous transmettre par écrit toute autre information que vous jugerez utile pour nos travaux.
Mme Claire Hédon. Nous pourrons vous envoyer les recommandations que nous avions mises à jour à l’occasion des vingt ans de la loi de 2005.
La séance s’achève à douze heures trente.
Présents. – Mme Anaïs Belouassa-Cherifi, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Élise Leboucher, M. David Magnier, M. Sébastien Saint-Pasteur
Excusés. – Mme Sylvie Bonnet, Mme Anne-Cécile Violland