Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, de Mme Christiane Taubira, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice 2

– Présences en réunion................................15

 


Lundi
17 novembre 2025

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 53

session 2025-2026

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Frantz Gumbs. Les auditions de notre commission d’enquête touchent à leur fin : madame Taubira, vous serez la dernière personne entendue dans le cadre de nos travaux, mais non la moindre. Nous avons entendu d’anciens ministres de la justice, M. Jean-Jacques Urvoas et M. Éric Dupond-Moretti, ainsi que l’actuel garde des sceaux. Nous ne pouvions pas ne pas vous entendre, vous qui avez été en fonctions de 2012 à 2016 et, me semble-t-il, la seule garde des sceaux issue d’un territoire d’outre-mer. J’imagine que vous avez porté une attention particulière au sujet qui nous occupe. Nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre expérience, mais aussi de vos réflexions sur le sujet de l’égal accès au droit et à la justice, pour mieux nourrir les nôtres.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Christiane Taubira prête serment.)

Mme Christiane Taubira, ancienne garde des sceaux, ministre de la justice. Merci, monsieur le président, pour cette invitation. Monsieur le rapporteur, je sais à quel point vous êtes actif dans ce domaine et sur le terrain – je peux en témoigner. Vous aimez obtenir des résultats lorsque vous vous attaquez à un dossier : je serais ravie que mon témoignage puisse, même marginalement, contribuer à la prise de certaines décisions. Les premiers bénéficiaires en seraient les femmes et les hommes qui vivent chez nous, citoyennes et citoyens, français ou étrangers, car toute personne est un justiciable comme un autre qu’elle ait ou non la nationalité française, comme le dispose la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – et sous le terme « homme », il faut aussi entendre les femmes et les mineurs.

De ma double expérience d’ancienne parlementaire et garde des sceaux – la seule en effet originaire d’un territoire dit des outre-mer – et de Guyanaise, je considère que votre commission d’enquête s’installe d’emblée sur la marche la plus haute car, si les inégalités perdurent dans de nombreux domaines, celles qui touchent à l’accès au droit et à la justice sont de la plus grande importance. La question préalable qui se pose au législateur qui doit trouver des leviers d’action est celle du champ d’intervention. À ce propos, je ne parlerai pas pour ma part de DOM (département d’outre-mer), de Drom (département et région d’outre-mer) ou quelque autre nom qu’on leur donne : je n’accepte pas ces multiples dénominations administratives, même si j’en comprends la nécessité, notamment pour désigner nos collectivités dans la Constitution. En effet, nos pays sont des territoires situés géographiquement dans des lieux parfaitement identifiables, et nos histoires, longues et singulières, sont profondément liées aux endroits que nous occupons. Chaque génération a su exprimer ses volontés, élaborer une vision et dégager une perspective pour son territoire.

La question première est celle de l’endroit où s’élabore la pensée relative à l’organisation des territoires dits des outre-mer. En l’occurrence, s’agissant de l’institution judiciaire, il faut constamment arracher un pan de la norme. La cour d’appel de Guyane date d’il y a moins de quinze ans : elle a été installée en 2011, et je lui ai accordé son autonomie budgétaire en 2013. Il y avait auparavant une chambre d’appel détachée de la cour d’appel de Fort-de-France, laquelle a exercé une tutelle budgétaire jusqu’en 2013. Cette situation est courante : l’université de Guyane a longtemps dépendu, sur le plan budgétaire, des décisions du siège de l’université Antilles-Guyane, situé à la Martinique. Or, lorsque les décisions sont prises dans un centre éloigné de l’endroit où s’exercent les fonctions et les missions, la question des arbitrages devient évidemment essentielle. La chambre d’appel de Guyane et l’université de Guyane ne pouvaient pas déployer de projets pluriannuels ni définir de priorités, car elles dépendaient de décisions prises en dehors d’elles et qui, de façon générale, et cela se conçoit aisément, leur étaient défavorables. Après la cour d’appel s’est ouverte l’école d’avocats de Guyane, que j’ai installée en tant que garde des sceaux. Et je suis également la marraine de la première promotion de l’institut d’études judiciaires de Guyane, lequel a ouvert ses portes cette année.

Ces quelques exemples montrent qu’il faut constamment arracher des pans du dispositif que l’on trouve complet dans l’Hexagone. Il est constamment nécessaire de motiver, d’argumenter, de faire valoir l’égalité des droits normalement octroyée par la loi de départementalisation de 1946 – un texte qui prit tout son temps pour être mis en œuvre : ce n’est ainsi qu’au début des années 2000 que le salaire minimum a trouvé à s’appliquer outre-mer, et l’existence même de votre commission d’enquête montre la persistance d’inégalités spécifiques dans ces territoires. D’ailleurs, il n’y a pas une personne de bonne foi et de bon sens qui nie la réalité particulière de ces territoires et qui rejette la nécessité de déployer des dispositifs adaptés. Il y a là cependant un jeu de dupes, car cette spécificité ne se conçoit que par rapport à un centre, repère incontournable accordant des adaptations aux périphéries.

Cette logique peut se concevoir et je l’ai d’ailleurs suivie lorsque j’étais garde des sceaux : j’ai élaboré pour la Guyane une circulaire de politique pénale territoriale – avec notamment un axe sur la lutte contre l’orpaillage clandestin et un sur la pêche illégale – comme j’en ai rédigé pour la Corse, les Bouches-du-Rhône ou le Nord de la France, et bien sûr pour d’autres territoires dits des outre-mer. Il est normal de déployer des dispositifs spécifiques pour répondre à des particularismes. Mais la question qui se pose en amont est de savoir si les conditions sont remplies pour que ces territoires dits spécifiques jouissent pleinement des droits et des libertés individuels et publics inscrits dans la Constitution et garantis par la République. Or nous parlerons encore de l’adaptation dans les territoires d’outre-mer dans cinquante ans si nous n’installons pas dans chacun d’entre eux le cœur de l’organisation, qu’elle soit institutionnelle, administrative ou relative au déploiement des grandes politiques publiques : c’est à partir des territoires qu’il faut penser ces cadres.

M’adressant à des législateurs, j’insiste sur cette nécessité de se pencher sur la relocalisation des centres de décision, en un mot de poser la question institutionnelle que des élus ultramarins, notamment guyanais, ont régulièrement mise sur la table depuis trois générations au moins. Tant que l’on éludera ce sujet, le Parlement républicain continuera à régler des dysfonctionnements, restreindre les mises en œuvre, résoudre des difficultés d’application de la norme, concevoir des adaptations, motiver les hauts fonctionnaires et les magistrats, élaborer des dispositifs de dédommagement des avocats, installer des antennes de la justice et de l’université. Il lui faudra également surmonter l’isolement dont souffre une partie la population, car un quart sinon un tiers des habitants de nos territoires n’ont pas la liberté de circulation faute de désenclavement, de routes, de liaisons aériennes permanentes et fiables.

Lorsque j’ai quitté le gouvernement, presque la moitié du budget pénitentiaire du ministère était consacrée à un plan général d’adaptation et de mise à niveau – construction et réhabilitation – des établissements pénitentiaires dans l’ensemble des outre-mer. Chaque garde des sceaux fait au mieux une fois qu’il a posé un pied dans un territoire dit d’outre-mer et qu’il s’est rendu compte des spécificités et des dysfonctionnements locaux, des difficultés dans l’affectation des magistrats ou l’accès au droit, de l’état de dégradation des établissements pénitentiaires. Chaque garde des sceaux normalement constitué fait l’effort d’affecter des crédits. Je vous parle de réhabilitation et de construction, mais il peut aussi s’agir de résorption d’impayés : lorsque je suis arrivée au ministère, il y avait six années cumulées de créances impayées aux interprètes ! L’accès au droit exige que la justice et son langage puisse être compris par le justiciable, qui peut être illettré ou allophone. Les interprètes sont donc essentiels. J’ai payé les émoluments dus et stabilisé les postes d’interprète, qui étaient jusqu’alors requis à la demande et payés à la prestation. J’ai d’ailleurs étendu ce système au tribunal judiciaire de Bobigny, dans la juridiction duquel on compte une part importante de justiciables ayant besoin d’un interprète pour comprendre les propos tenus dans une salle d’audience.

De la bonne volonté, je suis convaincue que tous les gardes des sceaux en ont eu. Des alertes de la part des parlementaires, tous en ont reçu. Des efforts, tous en ont fait. Mais il faut prendre le problème à la racine. Nos territoires sont ailleurs ; ils se situent dans des bassins géographiques et géopolitiques différents, sont économiquement organisés selon des modalités incomparables à celles des territoires de l’Hexagone, ont des fonctionnements sociologiques, je dirais même anthropologiques, variés et spécifiques. Que l’on songe à la question des communautés et des relations entre elles, de l’occupation des territoires, de leurs frontières poreuses – car je ne vois pas bien qui pourrait contrôler une frontière naturelle constituée de 800 kilomètres de fleuve : tout cela doit nous conduire à admettre la nécessité de localiser sur place la prise de décision. Refuser cette perspective ne conduira qu’à additionner les efforts sans parvenir à résoudre les problèmes de manière complète et pérenne.

M. le président Frantz Gumbs. Vous avez évoqué la dépendance dans laquelle se trouve la Guyane vis-à-vis de Fort-de-France dans plusieurs domaines, en l’occurrence judiciaire et universitaire. Les territoires de Saint-Martin, dont je suis originaire, et de Saint-Barthélemy se trouvent dans la même situation vis-à-vis de Basse-Terre. En toute honnêteté, je dois dire que les choses s’améliorent, certes lentement, puisque le ministre de la justice a annoncé la prochaine installation d’un tribunal judiciaire de plein exercice et la création d’une prison modulaire.

L’ensemble de nos auditions ont confirmé la variété et la diversité des territoires d’outre-mer entre eux, sur le plan géographique, culturel, ou des us et coutumes. Le concept de territorialisation que vous avez esquissé doit donc être étendu le plus possible.

Elles ont aussi fait apparaître le problème du foncier, qui n’est pas préoccupant qu’en Martinique ou en Guadeloupe, mais aussi dans plusieurs autres territoires. Que pensez-vous de la question, et de l’éventuelle création de tribunaux spécialisés dans cette matière ?

Mme Christiane Taubira. Lorsque j’étais garde des sceaux, j’avais créé un tribunal foncier en Polynésie, où il y avait une problématique foncière particulière. J’y avais affecté des magistrats et des assesseurs, et ils y siégeaient. Mais la question foncière concerne l’ensemble de nos territoires, quoique de différentes façons. Certains ont été touchés par la première vague de colonisation et donc par la traite et l’esclavage ; d’autres, dont font partie la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, sont des territoires de la deuxième période coloniale et ont été occupés et dominés, avec l’imposition de règles hors des principes démocratiques et du cadre républicain.

La situation de la Martinique est singulière, car les grandes plantations y ont perduré après l’abolition de l’esclavage – je vais très vite : la question mériterait bien sûr plus de précision et de finesse. L’ordonnance d’indemnisation n’a concerné que les anciens maîtres, pas les personnes esclavisées, si bien que les domaines fonciers sont restés en l’état et n’ont pas été remembrés. Ces indemnités, qui s’élevaient à 7 % du budget annuel de l’État à l’époque, ont permis le renouvellement des fortunes et le passage d’une économie de plantation, reposant sur des personnes esclavisées, à une économie agricole un peu plus moderne, grâce à l’évolution des techniques et des technologies. Cette mutation aurait d’ailleurs pu être industrielle, mais ce ne fut pas le cas : le territoire est passé d’une monoculture de canne à sucre à une biculture, qui perdure, avec la banane. Et nous connaissons tous les grands problèmes du chlordécone et des exemptions au profit des lobbys et de l’oligarchie.

En Guyane, la situation est encore différente, car c’est une portion de territoire continental : l’économie de plantation n’a pas réussi à y prospérer, dès lors que de nombreux Marrons ont quitté les habitations agricoles et ont créé des communautés dans la forêt amazonienne, qui ont fonctionné parfois plus de cinquante ans. Il y a donc eu une rupture avec l’économie de plantation qui perdurait à la Guadeloupe et surtout à la Martinique, sachant que des maîtres venus de Guadeloupe sont même venus à la Martinique après la première abolition de l’esclavage.

Si le cas de la Guyane est si particulier, c’est aussi parce qu’une succession de dispositions foncières tout à fait spécifiques et d’ailleurs tout à fait arbitraires ont été prises, depuis les ordonnances de Charles X, en 1825, jusqu’aux décrets de 1891 et ensuite. Rappelons d’ailleurs que la législation relative au territoire a principalement eu lieu par sénatus-consulte.

En 1825 donc, Charles X décide par ordonnance que toutes les terres vacantes et sans maître de Guyane sont intégrées au domaine privé de l’État, ce qui représente 90 % du territoire. Dans les divers textes qui suivent, on trouve le décret de 1895 octroyant des terres aux anciens bagnards, lesquels étaient appelés, sauf erreur de ma part, « relégués » ; le texte qui confie à l’ONF, l’Office national des forêts, la responsabilité de la gestion des forêts guyanaises, et qui en fait donc le patron de l’essentiel du territoire ; ou le décret-loi de l’Inini de 1930, qui sépare le territoire en deux parties, plaçant 80 % de celui-ci sous l’autorité du gouverneur, seule une fine bande littorale, appelée avec beaucoup d’ironie la « Guyane proprement dite », étant alors dirigée par le conseil départemental. Ce n’est qu’en 1946 que l’ensemble du territoire deviendra un département d’outre-mer, avec une préfecture.

Je rappelle par ailleurs que l’instauration d’un cadastre en Guyane ne remonte qu’aux années 1970. Il n’y en avait même pas encore lorsque le général de Gaulle prit la décision solennelle de faire de la France une puissance spatiale et nucléaire et que, en raison de la guerre d’Algérie et des accords d’Évian, la base spatiale fut déplacée du désert d’Hammaguir jusqu’en Guyane tandis que les essais nucléaires, qui avaient également lieu dans le désert algérien, furent transférés en Polynésie.

En définitive, et vous me pardonnerez la brutalité du propos, qui n’est toutefois que le reflet de la brutalité de la politique publique, il y a incontestablement eu une logique de prédation foncière en Guyane, laquelle perdure, de sorte qu’une montagne de difficultés se dresse dès lors que l’on souhaite faire valoir des droits – y compris sur des parcelles acquises par le passé, en raison de l’introduction tardive d’un cadastre. Lors de l’installation du centre spatial par exemple, les personnes déplacées, notamment celles qui vivaient à Malmanoury, ont eu le plus grand mal à faire valoir leurs droits, voire ont échoué à le faire, alors que leurs familles y travaillaient la terre depuis plusieurs générations et que la prescription acquisitive était purgée trois ou quatre fois. Faute de cadastre, pas de titre foncier !

J’ajoute à tout cela le « plan vert » – vert pour agricole, non pour environnemental – de 1975, décidé depuis la rue Oudinot, à Paris, au ministère des outre-mer et qui a – en application de ce qu’on appelait le plan Chirac, ce dernier étant alors Premier ministre – octroyé des parcelles de plusieurs centaines d’hectares à des candidats à l’exploitation agricole.

La question foncière est donc inextricable en Guyane, avec des revendications multiples. Certaines sont collectives : je pense à celles des Amérindiens, que l’on appelle aussi les autochtones ; à celles des Bushinengués, qui sont aussi autochtones, même si leur installation est postérieure ; ou encore à celles de populations que certains anthropologues s’autorisent à appeler les Créoles, alors que ces derniers se sont toujours appelés les Guyanais. Eux viennent également de l’histoire de la traite et de l’esclavage mais ont choisi une trajectoire collective différente, en s’implantant dans d’autres parties du territoire, en envoyant dès la première génération leurs enfants à l’école – c’est-à-dire après la deuxième abolition de l’esclavage – et en se rapprochant des lieux de pouvoir.

Cette superposition des législations et des situations historiques différentes crée donc une situation inextricable, mais aussi urgente car elle entrave le développement économique de la Guyane et la possibilité d’y vivre selon certains préceptes culturels – je pense notamment à ce qu’on appelle les jardins créoles, qui auraient été de nature à réduire significativement le taux de pauvreté.

M. le président Frantz Gumbs. La question de la création et de la généralisation des tribunaux fonciers se pose. Peuvent-ils être utiles et participer à la résolution des problèmes ?

Mme Christiane Taubira. Oui, sans aucun doute, pourvu qu’on accepte la limite de ces tribunaux. Je l’ai dit, le problème est inextricable, d’autant que je n’ai pas évoqué les OIN, les opérations d’intérêt national, qui viennent se superposer aux difficultés foncières. Les critères de désignation des zones dans lesquelles ces opérations peuvent avoir lieu posent question.

De plus, je ne suis pas persuadée que toutes les questions collectives territoriales doivent se résoudre par des décisions judiciaires. Des politiques publiques, fondées sur la justice et l’équité, procureraient davantage de fluidité et de rapidité que des décisions individualisées. Peut-être faudrait-il combiner de telles politiques avec des tribunaux fonciers ? Quoi qu’il en soit, il conviendrait de tout remettre à plat, car on esquive toujours les questions foncières.

Ces dernières ont été posées lors des grandes grèves de 2017 : M. le rapporteur Rimane en sait quelque chose, pour avoir été l’un des grands leaders de ce mouvement. En l’occurrence, ont-elles été posées de la manière la plus juste et la plus équitable ? Je n’en suis pas persuadée. Je répète qu’il faudra tout remettre à plat, qu’on opte pour un tribunal foncier seul ou qu’on y adjoigne des politiques publiques globales, sectorielles ou territoriales.

De la même manière qu’un texte de loi doit être accompagné d’une étude d’impact, il faut ici dresser un état des lieux. Le législateur doit avoir pour préoccupation et pour exigence morale et juridique de s’assurer de ce qu’il va faire et de ce qu’il demande aux institutions, afin d’éviter que ses décisions n’aggravent les choses et ne créent de nouvelles injustices au lieu d’y remédier. Je m’adresse à des législatrices et des législateurs qui savent ce qu’est l’évaluation des politiques publiques.

On peut imaginer une mission sérieuse qui étudierait les conditions dans lesquelles des tribunaux fonciers seraient introduits. La question de la restitution des terres figurait d’ailleurs dans l’accord de Guyane de 2017. Toujours est-il que ces tribunaux n’épuiseraient pas le sujet : il ne s’agit pas d’une réponse magique.

M. le président Frantz Gumbs. Nous avons évoqué la diversité des réalités, tout comme la distance qui existe aussi bien vis-à-vis du centre qu’est Paris qu’au sein même des territoires. Il y a également une distance culturelle avec ce qui est considéré comme la norme en Hexagone : en matière d’us et coutumes, les réalités sont par exemple très différentes dans des territoires éloignés comme la Polynésie ou Wallis-et-Futuna. Ce phénomène induit des enjeux d’adaptation des personnels, en particulier des magistrats, nommés dans des endroits aussi lointains géographiquement que culturellement – raison pour laquelle, peut-être, certains territoires sont moins attractifs que d’autres. Que peut-on faire pour une meilleure adaptation ?

On nous a d’ailleurs dit en audition que celui qui juge ne ressemble guère à celui qui est jugé : l’impression qui en ressort est qu’une certaine catégorie de personnes a vocation à juger et qu’une autre a vocation à se trouver sur le banc des accusés…

Mme Christiane Taubira. Il s’agit effectivement d’un sujet majeur, mais que vous m’autoriserez à aborder différemment. Quand j’ai pris mes fonctions de garde de sceaux, connaissant la situation de nos territoires, je me suis renseignée sur les affectations et j’ai découvert que c’étaient les moins bien classés parmi les lauréats du concours de l’École nationale de la magistrature (ENM) qui étaient affectés dans « les outre-mer » – j’y mets toujours des guillemets. J’ai donc voulu inverser les choses.

Je me suis rendue à Bordeaux pour rencontrer les nouvelles promotions et leur parler de leur mission de justice, qui est une mission extrêmement élevée, belle et lourde à la fois, leur rappelant qu’en tant que magistrates et magistrats, ils auraient à juger leurs égales et leurs égaux, c’est-à-dire des citoyennes et des citoyens comme elles et eux. C’est une mission d’État, une mission régalienne qui porte sur les libertés individuelles et publiques, les infractions et les crimes étant autant de ruptures du contrat social.

J’ai donc demandé que les postes dans les outre-mer soient proposés aux auditrices et auditeurs de justice les mieux classés, et j’ai pris le temps de leur expliquer que ces affectations ne devaient pas être vues comme des punitions réservées aux moins bien notés, mais comme une expérience extraordinaire, une récompense pour avoir eu de bons résultats au concours de la magistrature. Je dis bien une récompense, car ces territoires très éloignés offrent à celles et ceux qui y viennent une expérience impossible à vivre dans aucun endroit de l’Hexagone.

Cette expérience se joue dans des territoires où les catégories sociales sont très visibles, que ce soit physiquement, territorialement ou socialement. Ce sont des sociétés où la multiculturalité est effective et harmonieuse, et se pratique au quotidien. En circulant dans Cayenne, par exemple, on entend parler différentes langues, on voit des personnes habillées de différentes façons, on observe des comportements différents. Cela se retrouve dans l’expression artistique et culturelle, dans la gastronomie, dans le fait de pouvoir passer un week-end en forêt et de n’avoir qu’à traverser le Maroni pour se rendre au Suriname ou l’Oyapock pour aller au Brésil, dans la possibilité de rencontrer plus d’une centaine de nationalités sur un territoire.

Je leur ai dit que ce serait une expérience sans égale. L’institution judiciaire n’est pas opaque, ni étanche : toutes ces réalités sociologiques et anthropologiques y pénètrent. En revanche, ces jeunes magistrates et magistrats quittent leur famille pour aller servir dans des territoires lointains : je les ai donc aussi assurés du fait qu’elles et ils seraient prioritaires, après leur affectation de quatre ans, pour obtenir le poste de leur choix.

Voilà ce que j’ai instauré pour changer le rapport à ces territoires, et voilà la raison pour laquelle, monsieur le président, j’évite pour ma part de parler d’attractivité. Il ne s’agit pas de faire croire que nous parlons d’édens ou de lieux de villégiature. Ce sont des territoires qui, par l’histoire, sont rattachés à la France et relèvent d’une législation qui n’a pas été pensée pour s’adapter à leur trajectoire historique et économique, à leur réalité géographique et à leur perception du monde.

Non, je ne souhaite pas que la Guyane devienne attractive : je souhaite que les gens qui épousent le service public, quel qu’il soit, aient envie de vivre une expérience originale durant leur parcours professionnel. Du reste, ils perçoivent, sous la forme d’une sur-rémunération de 40 % ou de 50 %, voire de 90 % en Nouvelle-Calédonie, une gratification financière. Ils connaissent aussi une facilité de vie incontestable. Sans doute certains hauts fonctionnaires ont-ils des difficultés pour se loger – mais c’est le cas pour tout le monde : en Guyane, on construit 1 000 logements par an alors qu’il en faudrait 4 000 ou 4 500. Toujours est-il que leurs problèmes de logement sont résolus infiniment plus vite et de façon plus satisfaisante que pour la majorité de la population.

Outre ces conditions matérielles, ils bénéficient de conditions sociales qui ne sont pas négligeables. J’en parle franchement avec les hauts fonctionnaires affectés dans nos territoires : ils sont dotés d’une autorité sociale, ils participent visiblement du pouvoir. Ils se trouvent propulsés dans une société où ils jouissent d’un certain statut, sont invités dans les médias – ce qui ne leur arrivera probablement ni avant, ni après –, bref sont investis d’un pouvoir réel et symbolique, avec tout l’apparat de l’institution judiciaire, qui les place dans une position privilégiée.

Certains de ces hauts fonctionnaires que je croise sont parfaitement conscients de la différence que vous évoquiez.  Ils réalisent très bien que 98 % des justiciables ne ressemblent guère aux magistrats.

La différence est d’abord physique : c’est donc un élément qui entre d’office en ligne de compte dans le mécontentement que peut éventuellement susciter la décision de justice. Mais la différence a un autre aspect : c’est la difficulté d’identification qui fait que si peu de Guyanais, si tant est qu’il y en ait, embrassent la carrière de magistrat.

Je suis préoccupée par cette question depuis longtemps, car je sais combien les représentations comptent dans les choix de carrière des jeunes. Or il est évident que lorsqu’ils voient des magistrats à la télévision, ils n’envisagent pas spontanément d’épouser ces hautes et belles fonctions. C’est pourquoi, lorsque j’étais garde des sceaux, j’ai demandé au directeur de l’ENM d’envisager la signature, avec l’université de Guyane – qui à l’époque n’était pas encore autonome –, d’une convention par laquelle l’École assurerait, en amont du concours, le tutorat de jeunes qui choisiraient de devenir magistrat. La convention a été signée, en dépit de quelques difficultés liées à une grève, mais elle n’a hélas pas été appliquée. C’est du reste l’un des regrets qu’a exprimés, au terme de son mandat, le premier président de l’université devenue autonome. Cette idée est sans doute à relancer, et je l’ai dit lors de mon discours inaugural au tout nouvel institut d’études judiciaires.

Par ailleurs, il y a une vingtaine d’années ou un peu plus, le greffe du tribunal de Guyane et le barreau étaient presque exclusivement composés de Guyanais : les jeunes, qui pouvaient s’identifier, choisissaient alors plus volontiers ces professions dont le renouvellement était mieux assuré. Depuis, les choses ont changé : les concours sont nationaux et les lauréats ne sont pas systématiquement affectés dans leur territoire d’origine. Ainsi, certaines personnes, qui refusent d’être affectées ailleurs pour ne pas s’éloigner de leur famille, s’imposent un plafond de verre et renoncent à passer les concours qui leur permettraient d’assumer davantage de responsabilités. Il y a une quarantaine d’années, des Guyanaises et des Guyanais étaient à la tête d’institutions importantes : greffe, rectorat, préfecture… Ce n’est plus le cas.

M. Davy Rimane, rapporteur. Ce qui me frappe, madame la ministre, c’est que tous les problèmes que nous avons soulevés sont connus, notamment de vos successeurs. J’ai le sentiment que le système étatique n’a pas la volonté politique de les résoudre.

Ainsi, nous avons fait des propositions pour améliorer la situation lors de l’examen des deux projets de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur et du ministère de la justice, adoptés en 2023 : à chaque fois, on nous a opposé un refus de principe. Il en va de même pour toutes les propositions budgétaires. Quant aux études d’impact qui doivent accompagner les projets de loi, presque aucune d’entre elles ne prend en compte nos territoires. Et, encore aujourd’hui, la justice guyanaise n’est pas complètement autonome puisque certaines affaires sont traitées par une juridiction spécialisée située en Martinique. Vous qui avez été ministre, êtes-vous capable d’expliquer cette absence de stratégie, de regard particulier porté sur nos territoires ? Pour ma part, après trois ans de mandat de député, je n’y arrive pas, sauf à conclure à un simple manque de volonté.

La justice est un élément fondamental de la vie d’une société. Lorsqu’elle est décriée ou suscite une défiance croissante, au point que certaines personnes envisagent de régler leurs problèmes eux-mêmes, la crise institutionnelle s’ajoute à la crise sociale. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi l’État ne fait-il pas ce qu’il faut ? Disposons-nous de véritables marges de manœuvre pour faire nous-mêmes évoluer les choses ? L’espoir qui reste, c’est que malgré tout, les gens ont envie que cela change.

Mme Christiane Taubira. La décision, vous l’avez dit, doit être politique. Je suis très attachée au pouvoir régalien et à la préservation des institutions, en particulier de l’institution judiciaire. Je l’ai épousée par le cœur et par l’esprit en tant que garde des sceaux, mais si j’ai été appelée à ces fonctions, c’est parce que je bataillais depuis de nombreuses années sur les questions de justice. Elle est, en effet, la colonne vertébrale, l’épine dorsale de la démocratie : il n’y a pas de démocratie possible si chaque citoyen n’a pas la conviction qu’en cas de problème, il peut recourir à la justice, notamment civile, qui représente la grande majorité des affaires. Les plus vulnérables ont un patrimoine essentiel, précieux : l’institution judiciaire. Si elle dysfonctionne, qu’elle est inadaptée, qu’on ne lui prête pas l’attention nécessaire, les répercussions sont immédiates sur la société : elles se mesurent en termes de confiance vis-à-vis des institutions, et donc en dysfonctionnements car si l’on n’a pas confiance en la justice, on règle son problème soi-même.

Il s’agit donc d’une question politique. Sans doute le rapport de votre commission d’enquête favorisera-t-il des progrès, mais on n’aura franchi qu’un palier supplémentaire sans changer les choses d’un point de vue structurel. Je prends un exemple précis.

Nous avons dit combien il est important que les justiciables comprennent le langage de la justice. Entendons-nous bien, je ne plaide pas pour la disparition de la solennité et des rituels de la justice : ils sont nécessaires pour rappeler à tous, justiciables et personnel de justice, la gravité des décisions prises en ces lieux. Une belle décision de justice est une chose magnifique, mais elle peut mettre en jeu des restrictions de liberté ou des condamnations pécuniaires très lourdes. Quoi qu’il en soit, même lorsqu’on parle français, il peut être compliqué de comprendre tout ce qui se passe.

Outre cette importance de la langue, nous avons parlé aussi de la sociologie de nos pays. C’est dire la nécessité que les institutions correspondent aux territoires. Or il y a eu récemment un débat significatif qui me permet d’illustrer le caractère politique de la question.

Le président de la collectivité territoriale de Martinique, M. Serge Letchimy, a fait adopter une résolution réclamant un statut officiel pour la langue créole – un débat analogue avait eu lieu en Corse, où les indépendantistes comme les autonomistes ont réclamé la co-officialité de la langue française et de la langue corse. On sait que, du fait de la centralisation du pouvoir, du jacobinisme à outrance, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée par Lionel Jospin lorsqu’il était Premier ministre, n’est toujours pas pleinement appliquée. Toujours est-il que cette initiative a conduit à une confrontation entre M. Letchimy et le préfet de la Martinique. Or si l’on refuse de traiter ce type de questions, on ne fait que poser un sparadrap. C’est pourquoi j’affirme que la question qui se pose est celle de la relocalisation dans nos territoires des dispositifs de décision, sans exclure les domaines régaliens.

Je sais qu’en Guyane, le dispositif adopté exclut toute revendication concernant les pouvoirs régaliens. J’exprime ici mes convictions politiques personnelles – ma parole n’engage pas la Guyane – mais pour moi, il n’y a pas de raison d’exclure les pouvoirs régaliens de la discussion sur la nécessaire adaptation de l’armature institutionnelle qui fait fonctionner nos territoires.

Mais, monsieur le président, monsieur le rapporteur, je ne doute pas de la grande qualité du rapport que produira votre commission d’enquête. Si la prochaine ou le prochain garde des sceaux est suffisamment volontariste, ce rapport permettra des améliorations qui seront appréciées tant par les justiciables que par les magistrats et les fonctionnaires de justice.

Nous avons évoqué les services pénitentiaires, mais pas les autres services judiciaires, comme la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). En Guyane comme dans tous les territoires dits d’outre-mer, à l’exception peut-être de Saint-Pierre-et-Miquelon, la population est jeune, le taux de pauvreté est important, le taux de chômage est très élevé et les offres en matière d’éducation et de formation sont notoirement insuffisantes. Ces circonstances créent les conditions d’un développement de la délinquance, de la marginalisation, mais aussi de la maltraitance – en raison de la surpopulation dans les logements et du risque d’inceste.

Toutes les difficultés sociales et économiques que nous connaissons accentuent les risques pesant sur la jeunesse, qui a besoin d’être protégée par la justice. Mais la PJJ et les services pénitentiaires d’insertion et de probation, dans les territoires dits d’outre-mer, en ont-ils les moyens ?

On peut augmenter le budget – je l’ai fait ; on peut recruter des éducateurs pour la protection judiciaire de la jeunesse – je l’ai fait ; on peut augmenter le nombre de postes de magistrats – je l’ai fait. L’un de mes successeurs, M. Dupond-Moretti, a réussi à obtenir d’importantes augmentations budgétaires pour la justice, parce que le Président de la République a desserré les cordons de la bourse plus volontiers que d’autres. Malgré tout, on constate que cela ne suffit pas.

Nous devons admettre que le sujet est politique : il relève notamment du travail des parlementaires, qui écrivent la loi. Les deux chambres du Parlement seraient à même de voter une réforme institutionnelle pour les outre-mer qui le revendiquent. Ce sont elles qui ont adopté le report des élections en Kanaky Nouvelle-Calédonie, elles qui votent la modification ou non du corps électoral, avec les conséquences considérables que l’on sait. En tant que parlementaires, vous avez donc une responsabilité immense.

Oui, on peut écrire des rapports, les gardes des sceaux peuvent faire des efforts, on peut procéder à des ajustements. Mais le problème, en amont comme en aval, est politique et je plaide donc pour une solution politique, qui suppose de poser à l’État – pas seulement les ministères régaliens mais bien l’État – la question des réformes institutionnelles revendiquées par nos territoires.

M. Davy Rimane, rapporteur. Madame la ministre, j’aimerais entendre votre opinion sur le dispositif « 100 % contrôle » instauré par le ministère de l’intérieur en Guyane.

Ce dernier me semble poser un problème majeur. Sur la base de suppositions non fondées, le préfet a le pouvoir d’empêcher tout individu de prendre un aéronef, au prétexte qu’il serait possiblement en lien avec un trafic de stupéfiant. Ce dispositif ne repose pas sur une loi, mais découle d’un article du code général des collectivités territoriales octroyant des pouvoirs exorbitants aux préfets. Les services de la préfecture considèrent que recourir à la procédure pénale risquerait d’emboliser le système, à cause du nombre de personnes susceptibles d’être concernées. Nous subissons donc ce dispositif qui restreint considérablement les droits fondamentaux des individus, notamment leur liberté de se déplacer, parce que nous n’aurions pas suffisamment de moyens au niveau pénal.

Quel regard portez-vous sur ce dispositif, qui a également été instauré en Martinique, de façon plus ponctuelle ? Est-il normal, à vos yeux, qu’un préfet détienne autant de pouvoirs, sachant que dans les trois quarts des cas, les suspicions se révèlent non fondées et que les personnes peuvent finalement prendre l’avion après avoir été interdites d’embarquement pendant cinq jours ?

Mme Christiane Taubira. Ce dispositif, bien connu de toute la population, est une grande fierté pour ceux qui le mettent en application, mais c’est incontestablement un dispositif exorbitant du droit commun ; je l’ai déjà écrit dans deux tribunes et publiquement déclaré. Il constitue une entrave structurelle et durable à l’une des libertés individuelles et publiques fondamentales, celle d’aller et venir.

Il est vendu comme un outil de lutte contre le narcotrafic, à laquelle il participe indiscutablement. Comme tel, il obtient une part d’assentiment de la population, le narcotrafic étant un fléau insupportable : cette criminalité sans merci appelle une lutte sans merci. Ceci étant dit, peut-on accepter que l’instrument majeur de la lutte contre cette criminalité transnationale, son emblème même, soit le contrôle systématique de toutes les citoyennes et les citoyens et l’entrave à leur liberté de circulation ? C’est inacceptable.

En décembre 2012, en tant que garde des sceaux, j’ai signé à Quito, au nom de la France, une convention de lutte contre la criminalité transnationale. Je relève au passage que c’est du fait de notre territoire, qui se trouve sur le continent américain, que la France participe aux travaux de l’Organisation des États américains.

La première chose à faire consiste à établir une coopération suivie, durable et efficace en matière de lutte contre la criminalité transnationale. Cela implique nécessairement le contrôle des mules, mais cela suppose que le navire amiral de la politique publique anti-criminalité transnationale soit une politique pénale de coopération permettant de lutter contre les multinationales du narcotrafic. Or on voit bien que sur ce plan, on baisse les bras, on assume de ne pas avoir les moyens et de ne pas être efficaces. En contrepartie, on limite de façon absolue la liberté de nos concitoyens guyanais.

L’aéroport de Cayenne est tout de même le seul où les accompagnants n’ont pas le droit d’entrer pour embrasser les voyageuses et les voyageurs avant leur embarquement. C’est le seul aéroport où le dispositif de contrôle repose sur des suspicions, sur des critères subjectifs, sur l’apparence. Le tribunal administratif a d’ailleurs été saisi à plusieurs reprises et a pu conclure à des contrôles abusifs et à des contrôles au faciès.

Les conséquences aussi sont abusives. N’ayant pas les moyens de vérifier, je ne peux pas être catégorique mais certaines personnes disent avoir été contraintes d’acheter à leur frais un nouveau billet, le premier étant non-modifiable, et ne pas pouvoir être remboursées – sauf à porter l’affaire devant un tribunal.

Il faut réduire l’attractivité du rôle de mule, qui permet de gagner de l’argent facilement. Cela passe par l’éducation, par des emplois, par des solutions pour la jeunesse, par des programmes de formation, en un mot, par de l’accompagnement. Cela passe aussi par le repérage en amont de situations de vulnérabilité et de fragilité. Bref cela passe par des politiques publiques. C’est pourquoi j’ai rappelé que dans les territoires ultramarins, une part importante de la population – 25 %, 40 %, et jusqu’à 60 % – a moins de 30 ans, alors que les taux de chômage et de non-accès à la formation sont plus élevés que dans l’Hexagone.

Il faut traiter tout cela. La situation socio-économique n’excuse pas ceux qui acceptent de faire la mule, ne serait-ce que par respect pour celles et ceux qui, dans la même situation de pauvreté et de vulnérabilité, ne l’acceptent pas. On ne peut atténuer la responsabilité de celles et ceux qui cèdent à l’attrait du gain facile, mais on doit faire en sorte que le contexte économique et social n’y incite pas.

En tout état de cause, les pouvoirs exorbitants accordés au préfet et la restriction systématique d’une liberté individuelle et publique fondamentale, celle d’aller et venir, posent problème. Il arrive d’ailleurs que les préfets soient comparés à des gouverneurs : cela ne se conçoit que dans les territoires dits d’outre-mer ! Certes, certains dispositifs se justifient du point de vue de la bonne administration publique : l’éloignement rend possible l’octroi de pouvoirs supplémentaires à de hauts fonctionnaires qui doivent parfois prendre des décisions rapidement, en fonction de la réalité sociologique locale. Tant que ces décisions peuvent faire l’objet de recours, auprès d’instances comme la Commission d’accès aux documents administratifs ou de la justice administrative, la démocratie est préservée.

Je ne suis donc pas choquée que l’on octroie aux préfets des pouvoirs supplémentaires par rapport au droit commun en vigueur dans l’Hexagone. Cela illustre à quel point nos territoires sont particuliers. Mais si l’on refuse de traiter cette particularité en amont, on passe son temps à poser de simples sparadraps en aval. Et parfois, ce sparadrap est une violation des libertés et des droits.

M. le président Frantz Gumbs. Je regrette que nous n’ayons pas trois heures de plus pour profiter de la richesse de vos propos. J’apprécie tout particulièrement la hauteur de vue de votre analyse de la situation socio-économique de nos territoires face à ce que j’appelle le système. J’en retiens qu’au-dessus des ministères régaliens, l’État générique doit faire évoluer ses postures, si vous me permettez cette réinterprétation de vos propos.

Avant de conclure cette audition, j’aimerais vous entendre sur un point très précis. À la cour d’appel de Fort-de-France, le rehaussement physique du positionnement du parquet, par rapport à celui des avocats de la défense, a provoqué une polémique que vous avez dû arbitrer. Que pouvez-vous nous en dire ?

Mme Christiane Taubira. Mes souvenirs sont un peu lointains, mais je me rappelle une situation très tendue, au sujet de laquelle tout le monde avait son opinion : le ministère public – procureur général et procureurs adjoints et délégués –, les deux principaux syndicats et le barreau. Les opinions des uns et des autres étaient irréconciliables – les différents partenaires ne s’adressaient même plus la parole.

En tant que garde des sceaux, mon arbitrage était requis. En examinant la situation de près, j’ai découvert un aspect de l’histoire de la Martinique que j’ignorais : traditionnellement, à la Martinique, le parquet et les avocats se situent physiquement au même niveau dans les salles d’audience. Cette spécificité symbolique résulte d’une lutte sociale.

J’ai décidé de rendre mon arbitrage en tenant compte de cette histoire. C’est la suite du raisonnement que j’ai toujours tenu, qu’on peut rejeter certes, mais qui est pleinement cohérent : il n’y a pas de raison d’effacer, de raboter, de supprimer des conquêtes obtenues en matière de justice et d’égalité.

Nos sociétés sont des sociétés d’oppression et de violence, qui ont connu la domination la plus absolue pendant des siècles. Elles ont fait éclater le système esclavagiste de domination. Ce faisant, elles sont parties à la conquête de symboles : le niveau du parquet au tribunal de Fort-de-France en est un. J’ai donc privilégié la fidélité à l’histoire et j’ai demandé que la place du parquet soit rétablie.

Je comprends l’attachement des magistrats du ministère public et des syndicats à la tradition de la surélévation du parquet. Mais nos territoires ont ceci de particulier qu’ils rappellent que la France ne se limite pas à l’Hexagone et que son histoire ne se réduit pas aux grands événements signifiants qui s’y sont déroulés. Des événements signifiants et émancipateurs se sont déroulés dans d’autres territoires, placés sous l’autorité hexagonale : tant que nos sorts sont liés, ils doivent trouver place dans l’histoire nationale.

Monsieur le président, merci infiniment de m’avoir reçue. La qualité et la sobriété des questions posées, qui allaient directement au fond des sujets, m’ont permis de développer mes propos sans avoir à faire de longues démonstrations préalables.

Par avance, je vous remercie pour votre rapport et pour les décisions qui en découleront. Il faudra néanmoins affronter clairement la question institutionnelle dans chacun de nos différents territoires, telle qu’elle s’y pose. À ce propos, permettez-moi une dernière digression, pour vous signaler une des régressions majeures de ces temps derniers : la fin de l’agrégation de créole, qui est pourtant la langue vernaculaire dans la quasi-totalité de nos territoires. C’est récurrent, dans nos territoires : à la suite de grandes et belles conquêtes arrivent des actions, des décisions régaliennes qui rognent petit à petit ces acquis qui font sens.

M. le président Frantz Gumbs. Merci pour votre temps et pour la qualité et la richesse de vos réponses. N’hésitez pas à nous communiquer toute contribution complémentaire qui serait à même de nous faire profiter de votre expérience et de votre expertise en matière de justice.

La séance s’achève à douze heures trente.


Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane

Excusé. – M. Philippe Gosselin