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N° 3094

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 juin 2020.

PROPOSITION DE LOI

pour une limite décente des écarts de revenus,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution
d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Dominique POTIER, Boris Vallaud, Valérie Rabault, MarieNoëlle Battistel, et les membres du groupe Socialistes (1) et apparentés (2),

députés.

 

 

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(1) Mesdames et Messieurs : Joël Aviragnet, Ericka Bareigts, Marie‑Noëlle Battistel, Gisèle Biémouret, Christophe Bouillon, Jean‑Louis Bricout, Luc Carvounas, Alain David, Laurence Dumont, Olivier Faure, Guillaume Garot, David Habib, Marietta Karamanli, Jérôme Lambert, George Pau‑Langevin, Christine Pires Beaune, Dominique Potier, Joaquim Pueyo, Valérie Rabault, Claudia Rouaux, Hervé Saulignac, Sylvie Tolmont, Cécile Untermaier, Hélène Vainqueur‑Christophe, Boris Vallaud, Mme Michèle Victory.

(2) Christian Hutin, Régis Juanico, Serge Letchimy, Josette Manin

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Cette proposition de loi est un plaidoyer pour un écart décent de rémunération au sein de l’entreprise et de la société au nom d’une simple question éthique. Peut‑on vraiment se prévaloir, quel que soit son talent, de créer en un mois plus de richesses que quiconque en un an ?

L’affirmer de façon péremptoire serait être oublieux de notre « endettement mutuel » ([1]) : nous sommes collectivement héritiers de l’œuvre de ceux qui nous ont précédés et redevables de la communauté de travail à laquelle nous appartenons. Toute réussite personnelle est le fruit de ces deux réalités que personne ne peut nier.

La crise du covid‑19 agit à ce titre, comme le révélateur d’une fragilité et d’une interdépendance planétaire mais aussi sociale. Nous vient à l’esprit cette interrogation d’Aragon : « Est‑ce ainsi que les hommes vivent ? » ([2]). En rendant visible le caractère vital de métiers mal rémunérés, l’épisode pandémique a permis d’ouvrir à nouveau un débat largement méprisé ces dernières décennies. L’échelle des salaires est un choix profondément politique qui traduit l’échelle de valeur d’une société. Dit autrement « cette pandémie nous montre que le travail ne peut être réduit à une marchandise », ni « les humains au travail [...] à des “ressources” » pour reprendre l’expression de M. Dominique Méda et de 7 autres chercheuses en sciences sociales dans une tribune dans Le Monde du 17 mai 2020. ([3])

Limiter les écarts de salaire est donc constitutif du contrat social mais aussi de notre dessein économique et écologique commun. La démesure dans la concentration des richesses génère des modes de vie incompatibles avec un développement soutenable dans un monde aux ressources limitées : l’appât du gain et le consumérisme mimétique nous enferment dans une normalité marchande qui épuise nos vies et la planète. À l’inverse, poser une limite à la possession matérielle ouvre la voie à un rééquilibrage avec d’autres sphères de l’existence.

C’est aussi une question de saine économie. L’indécence, tout autant que l’indolence est un facteur de fragilisation de la conscience professionnelle et de l’esprit d’entreprise. Il n’y a pas d’effort sans justice sociale : une société plus égalitaire est aussi une société plus productive et plus créative.

Si le plaidoyer pour la réduction des inégalités économiques n’a jamais été aussi urgent, il s’inscrit dans une longue histoire des idées. Au Ve siècle avant J.‑.C, Platon considérait déjà qu’il revenait au législateur de fixer « les limites acceptables à la pauvreté » et préconisait un écart maximum de rémunération de 1 à 4. Au début du XXe siècle, le banquier John Pierpont Morgan estimait qu’un dirigeant d’entreprise ne devait pas percevoir plus de 20 fois la rémunération moyenne de ses salariés. Le contraste est saisissant entre ces mises en garde et les niveaux atteint par les inégalités économiques ces dernières décennies, aux États‑Unis, mais aussi en Europe. Le décrochage entre les très hauts revenus et le revenu médian observé par l’économiste Thomas Piketty va de pair avec l’augmentation du nombre de personnes sous le seuil de pauvreté, c’est‑à‑dire vivant avec moins de la moitié du revenu médian. A contrario de la théorie du ruissellement, établir ce lien nous permet de reconnaître les inégalités comme une des causes de la pauvreté.

En 2018, la rémunération annuelle moyenne des patrons du CAC40 atteignait 5,77 millions d’euros, soit une hausse de 12 % par rapport à l’année précédente. Alors que le salaire minimum interprofessionnel de croissance stagne, l’écart se creuse : en 2015, les patrons du CAC40 gagnaient en moyenne 240 fois le SMIC, en 2018, cet écart est de 277 ([4]). La même année, le PDG du groupe Sanofi, grand groupe pharmaceutique français, gagnait quant à lui plus de 343 fois le salaire moyen d’un aide‑soignant. Ce dernier écart est d’autant plus injustifiable qu’il s’appuie en l’occurrence sur le socle d’une sécurité sociale qui incarne le caractère commun de la santé publique.

Dans une note rédigée pour la Fondation Nicolas Hulot en 2013 ([5]), M. Gaël Giraud et Mme Cécile Renouard, auteurs de l’ouvrage Le Facteur 12, Pourquoi il faut plafonner les revenus, déconstruisent la justification économique de telles rémunérations.

« Contrairement à l’opinion répandue parmi les élites françaises, un salaire élevé n’est pas synonyme d’efficacité accrue. Il n’existe pas de marché parfait et complet des hautes rémunérations, qui allouerait équitablement le risque et le capital. De plus, le travail socialement utile n’est pas valorisé à sa juste mesure. Dès lors, les hautes rémunérations ne sont fixées ni selon la logique d’un marché du travail concurrentiel, ni en fonction de la logique contributive. »

Tout nous invite donc à agir de façon préventive, en résorbant les inégalités directement à la source de la distribution des revenus. En effet, alors que l’impôt peine à atténuer la toxicité des effets de concentration de la richesse, notre proposition est facteur d’assainissement et d’efficacité pour l’économie.

Tandis que le partage inique de la valeur produite induit une désolidarisation effective au sein de l’entreprise, le fait de poser une limite aux écarts de revenu génère une solidarité mécanique entre les dirigeants et l’ensemble des salariés reconnus comme partie constituante de celle‑ci.

L’efficacité tient également à la part importante du revenu réinvesti dans l’économie réelle par les ménages les plus modestes, là où les plus aisés n’en dépenseront qu’une fraction.

Redistribuer la valeur ajoutée au sein de l’entreprise, c’est permettre à chacun de consommer mieux en ayant l’opportunité de prendre en considération des éléments de responsabilité sociale et environnementale. Partager équitablement le fruit du travail, c’est permettre de soutenir l’économie productive, plutôt que d’alimenter les bulles spéculatives sur les marchés financiers. C’est financer l’avenir sans creuser la dette privée et publique. C’est affirmer le lien entre justice sociale et économie durable.

Cette proposition de loi s’inscrit plus largement dans un vaste chantier de refondation de l’entreprise inauguré dans le combat pour la loi sur devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre promulguée le 27 mars 2017, et poursuivi dans la proposition de loi « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances » déposée le 6 décembre 2017. ([6]) Celle‑ci ouvrait la voie à un horizon de réformes en profondeur en posant les 9 principes d’une nouvelle entreprise : redéfinition juridique, co‑détermination à la française, transparence fiscale, certification publique des performances extra‑financières de l’entreprise… Ces 9 propositions ont été également défendues ‑ sans succès ‑ par le Groupe Socialistes et apparentés à l’occasion, notamment, de l’examen de la Loi PACTE. Il faut souligner que ce corps de propositions est issu d’un travail coopératif entres parlementaires et de nombreux responsables de la société civile. C’est au sein de ces réseaux entrepreneuriaux, syndicaux, associatifs et universitaires qu’un militant, M. Francis Raugel, a formulé la proposition centrale de la présente proposition de loi à son article premier.

Ces réformes vitales, socle des nouveaux droits et devoirs dans l’entreprise, esquissent un nouveau modèle européen, héritier d’un humanisme qui doit devenir une force dans la mondialisation. L’émergence d’un modèle d’entreprise à l’échelle de l’Union doit palier à une fragmentation juridique source de concurrence déloyale, et nous différencier du néolibéralisme anglo‑saxon comme du capitalisme d’État chinois. C’est le sens de l’appel que nous avions initié en 2018, porté par 420 personnalités du monde politique, syndical et académique dans 30 pays de l’Union, pour une révolution civique au sein de nos entreprises. ([7])

Comme une vague qui grossit, un puissant désir de justice semble depuis quelques années surgir sous l’écume des excès du capitalisme. Un capitalisme financier, ivre de lui‑même, qui joue contre l’économie, contre l’environnement, contre la cohésion sociale et qui fait le lit de tous les mécontentements. Des multinationales qui échappent à l’impôt, des fortunes vertigineuses, des distributions de dividendes prolifiques, des retraites chapeaux et des parachutes dorés mirobolants, des écarts de rémunérations insondables…

Le sujet est mondial et le chantier a vocation à être européen. Nous voulons cependant que la France, sans attendre, accomplisse un premier pas dans la lutte contre les rémunérations excessives. La réduction des inégalités est la grande matrice politique de ces prochaines années, toutes nos politiques doivent y concourir avec détermination au risque de voir nos valeurs politiques et notre contrat social emportés.

Engager ce processus législatif, c’est choisir la common decency (la décence commune) de Georges Orwell contre le there is no society (la société, ça n’existe pas) de Mme Margaret Thatcher. C’est mettre l’humain au centre de l’économie et affirmer la primauté de la démocratie sur la loi du marché. Sur une planète aux ressources finies, la révolution c’est le partage.

Dans cette dynamique, larticle premier propose un mécanisme incitatif à la diminution des écarts de revenu : au‑delà d’un écart de 1 à 12 les rémunérations concernées et les cotisations qui y sont associées ne sont plus déductibles du calcul de l’impôt sur les sociétés. Il n’y a aucune raison que le coût de ces rémunérations excessives pèse indirectement sur la collectivité. L’entreprise serait ainsi incitée à mieux partager sa valeur. Par ce biais fiscal, elle aurait, en effet, un intérêt économique à augmenter les rémunérations les plus faibles pour accroître le plafond de déductibilité ou à maîtriser ses rémunérations les plus élevées. Par ailleurs, une évaluation dans les trois années suivant l’adoption de cette loi permettra, le cas échéant, de recommander une réduction de cet écart afin que cette mesure fiscale joue pleinement l’effet de levier de réduction des inégalités attendues.

En complément, larticle 2 vise à plafonner les très hautes rémunérations en s’inspirant des normes proposées par la Confédération européenne des syndicats et de la règle adoptée pour les entreprises publiques lors du précédent quinquennat, par le décret du 26 juillet 2012 relatif au contrôle de l’État sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques. Pour le calcul de ce plafond légal, il serait tenu compte de l’ensemble des rémunérations fixes, variables ou exceptionnelles. Les rémunérations qui ne seraient pas conformes à la loi à l’entrée en vigueur de celle‑ci pourront persister tant qu’elles demeurent attachées à un contrat de travail ou un mandat social inchangé. Il s’agit ainsi de ne pas porter une atteinte disproportionnée à des dispositions contractuelles en cours et légalement établies. Les évolutions professionnelles, changements de mandataires sociaux et départs en retraite garantiront une disparition progressive de ces rémunérations.

Dans le cadre contraint de notre Constitution et du principe de liberté d’entreprendre, ce plafonnement serait rendu possible par l’adoption de notre proposition de loi constitutionnelle n° 2909 portant inscription du bien commun dans la Constitution ([8]), préalablement soutenue par 50 intellectuels dans une tribune du publiée le mardi 29 mai 2018 dans le journal Le Monde.

Larticle 3 explore les possibilités d’extension de cette proposition de loi dans le cadre d’une législation européenne reprenant les objectifs d’encadrement des écarts de rémunération.


proposition de loi

Article 1er

I. – Après le 1 de l’article 39 du code général des impôts, il est inséré un 1 bis ainsi rédigé :

« 1 bis. – Au sein de chaque entreprise, il est déterminé un plafond de rémunération correspondant à douze fois la rémunération moyenne du décile de salariés disposant de la rémunération la plus faible. Pour chaque salarié et associé, la fraction de rémunération supérieure à ce plafond n’est pas prise en compte pour le calcul des dépenses de personnel déductibles en application du 1° du 1. Il en va de même des charges sociales afférentes à cette fraction de rémunération supérieure au plafond précité. La rémunération s’entend comme l’ensemble des rémunérations directes et indirectes du salarié ou associé.

« Un décret fixe les modalités d’application du présent 1 bis. »

II. – Au plus tard le 1er octobre 2021, le Gouvernement remet au Parlement un rapport évaluant l’impact qu’aurait eu l’application du I en 2020 sur le produit de l’impôt sur les sociétés et sur les entreprises et dressant un état des lieux de la conformité des politiques salariales des entreprises avec le dispositif prévu au I.

III. – Le I entre en vigueur à compter du 1er janvier 2022.

Article 2

I. – Au début du titre III du livre II de la troisième partie du code du travail, sont insérés un chapitre préliminaire et des articles L. 3230‑1 à L. 3230‑4 ainsi rédigés :

« Chapitre préliminaire

« Encadrement des écarts de rémunération au sein d’une même entreprise

« Art. L. 32301. – Les dispositions du présent chapitre sont applicables aux personnels et aux dirigeants, qu’ils soient ou non régis par le présent code, des sociétés, groupements ou personnes morales, quel que soit leur statut juridique, et des établissements publics à caractère industriel et commercial.

« Art. L. 32302. – Le montant annuel du salaire maximal appliqué dans une entreprise mentionnée à l’article L. 3230‑1, calculé en intégrant tous les éléments fixes, variables ou exceptionnels de toute nature qui la composent, ne peut être supérieur à vingt fois le montant annuel du salaire minimum de croissance prévu à l’article L. 3231‑6.

« Art. L. 32303. – Toute convention ou décision ayant pour effet de porter le montant annuel de la rémunération maximale définie à l’article L. 3230‑2 à un niveau supérieur à vingt fois celui du salaire minimum précité au sein d’une entreprise est nulle de plein droit.

« Art. L. 32304. – Un décret en Conseil d’État détermine les conditions d’information et de consultation du personnel sur les écarts de rémunération pratiqués dans les entreprises mentionnées à l’article L. 3230‑1, dans le cadre de la consultation sur la politique sociale prévue à l’article L. 2323‑15. ».

II. ‑ Après le troisième alinéa de l’article 20 de la loi n° 83‑634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires est inséré l’alinéa suivant :

« Le montant annuel de la rémunération des fonctionnaires et des agents contractuels ne peut être supérieur à vingt fois le montant annuel du salaire minimum de croissance prévu à l’article L. 3231‑6 du code du travail. »

III. – Les personnels et dirigeants des sociétés mentionnées à l’article L. 3230‑1 du code du travail dont la rémunération ne satisfait pas aux dispositions de l’article L. 3230‑2 du même code à la date d’entrée en vigueur du I voient leur rémunération gelée jusqu’à l’expiration ou la première modification du contrat de travail ou du mandat social auxquels elle est attachée.

IV. – Le présent article entre en vigueur à compter du 1er janvier 2022.

Article 3

Dans un délai de six mois à compter de la publication de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport évaluant la nécessité d’une évolution de la législation européenne relative à la transparence et l’encadrement des écarts de rémunération au sein des entreprises dont le siège social est implanté dans un des États membres de l’Union européenne au regard des objectifs de la présente loi. Ce rapport étudie notamment, dans la perspective d’une taxonomie verte, la possibilité d’intégrer la mesure des écarts de revenu parmi les critères de responsabilité sociale et environnementale.

Article 4

I. – La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la majoration du taux du 1° du B du 1 de l’article 200 A du code général des impôts.

II. – La perte de recettes pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à la taxe prévue à l’article 200 A du code général des impôts.


([1])  Ricœur P. (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (L’Ordre philosophique), 424 p.

([2])  Aragon L. (1956), Le roman inachevé : poème, Paris, Gallimard, 256 p.

([3])  Battilana J., Cagé J., Ferreras I., Herzog L., Landemore H., Méda D., Tcherneva P. (2020, 15 mai), « Il faut démocratiser l'entreprise pour dépolluer la planète », Le Monde.

([4]) Bezat J.-M. (2019, 7 novembre), « Les PDG du CAC 40 ont gagné en moyenne 277 fois le smic en 2018 », Le Monde.

([5]) Giraud G., Renouard C. (2013, novembre), « Limiter les écarts de rémunération. Un enjeu d’efficacité économique et de justice écologique et sociale », Note pour la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme.

([6]) Proposition de loi n° 476 « Entreprise nouvelle et nouvelles gouvernances » (déposée le 6 décembre 2017). Consultable sur : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0476_proposition-loi.

([7])  Tribune consultable sur : http://www.european-appeal.org/.

([8]) Proposition de loi constitutionnelle n°2909 portant inscription du bien commun dans la Constitution (déposée le 11 mai 2020). Consultable sur : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b2909_proposition-loi?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=15mai2020