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N° 648

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 décembre 2022.

PROPOSITION DE LOI

visant à établir un impôt sur la très grande fortune,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),

présentée par Mesdames et Messieurs

Marietta KARAMANLI, Christine PIRES BEAUNE, Christian BAPTISTE, Mickaël BOULOUX, Philippe BRUN, Boris VALLAUD, Joël AVIRAGNET, MarieNoëlle BATTISTEL, Alain DAVID, Arthur DELAPORTE, Stéphane DELAUTRETTE, Inaki ECHANIZ, Olivier FAURE, Guillaume GAROT, Jérôme GUEDJ, Chantal JOURDAN, Fatiha KELOUA HACHI, Gérard LESEUL, Anna PIC, Dominique POTIER, Valérie RABAULT, Claudia ROUAUX, Isabelle SANTIAGO, Hervé SAULIGNAC, Mélanie THOMIN, Cécile UNTERMAIER, Roger VICOT, Elie CALIFER, Johnny HAJJAR, Philippe NAILLET, Hubert JULIENLAFERRIÈRE, Thomas PORTES, Andy KERBRAT, Charlotte LEDUC, Florian CHAUCHE, Léo WALTER, Murielle LEPVRAUD, Sylvie FERRER, Marie POCHON, Élise LEBOUCHER, Rodrigo ARENAS,

députés.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Depuis quarante ans est constatée une augmentation de la concentration des revenus et des patrimoines dans le Monde et en France.

I. Le constat d’une concentration des patrimoines

En 1980, aux États‑Unis et en Europe continentale, la part du 1 % des plus riches dans le revenu national était la même, environ 10 %. Depuis, elle a doublé outre‑Atlantique et est passée à environ 12 % en Europe.

La France a suivi cette tendance avec une augmentation remarquable de ses milliardaires. Aux États‑Unis, les 400 premières fortunes représenteraient ensemble 19 % du PIB. En France, c’est 20 %.

En s’en tenant à une période d’un peu plus de dix ans (2009‑2021), la concentration du patrimoine s’est encore accrue : en 2021, 1 % des Français dispose de 27 % des patrimoines alors qu’en 2009 ce même 1 % en avait seulement 22,6 %.

Évolution de la part de 1 % et de 10 % des personnes les plus riches
dans le patrimoine en France (20092021)

Source https ://wid.world/incomecomparator/FR/

Plusieurs économistes renommés dont M. Gabriel Zucman plaident pour un impôt sur la fortune (ISF) modernisé et visant « les très‑très riches ».

Portant sur l’ensemble du patrimoine net des dettes, et commençant à 20 millions d’euros avec des taux gradués allant jusqu’à 8 % sur le patrimoine au‑delà de 10 milliards d’euros un tel impôt générerait de l’ordre de 1 % du PIB en recettes fiscales, soit environ 25 milliards d’euros.

Une simulation permet d’évaluer l’impact positif d’une telle mesure sur les ressources publiques.

Deux arguments militent en faveur de la création de ce nouvel impôt :

– la très faible imposition des plus grandes fortunes françaises aujourd’hui ;

– l’explosion de ces très hauts patrimoines depuis 10 ans, dans un contexte de stagnation salariale.

A. La disparition de l’ISF et son remplacement par un impôt aux effets incertains

En janvier 2018, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) était remplacé par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).

Selon les constats établis par le Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital ([1]), il n’est pas vraiment possible de dire que la suppression de l’ISF a permis une réorientation de l’épargne des contribuables vers le financement des entreprises.

Ce document d’analyse indique que « On mesure un impact nul, précisément estimé, de la réforme sur l’investissement des entreprises. […] S’agissant de l’impact de la réforme sur les comportements des entreprises en termes d’emploi et de masse salariale, on observe une tendance négative avant réforme, qui ne semble pas changer à partir de 2018. »

Par contre il résulte des réformes intervenues une plus faible imposition des grandes fortunes.

B. Une faible imposition des grandes fortunes

Le précédent impôt sur la fortune, impôt annuel et progressif, était applicable aux seules personnes physiques dont le patrimoine net, évalué à sa valeur vénale, excédait 1,3 million d’euros au 1er janvier de l’année d’imposition. Son rendement budgétaire net était de l’ordre de 4,2 milliards d’euros en 2017.

D’après les meilleures estimations disponibles (travaux de l’institut des politiques publiques), les 370 plus grandes fortunes françaises ne payent quasiment pas d’impôt sur le revenu (taux effectif de 2 % environ), car elles touchent leurs revenus via des sociétés holdings.

Les classes moyennes payent un impôt sur le patrimoine lourd, la taxe foncière. Les classes aisées payent l’impôt sur la fortune immobilière. Les ultra‑riches, en revanche, ne payent aucun impôt sur le patrimoine, car leur fortune est quasiment exclusivement composée de titres financiers, qui ne sont soumis ni à la taxe foncière ni à l’IFI.

Il semble difficilement justifiable que les personnes à la capacité contributive la plus élevée ne payent quasiment pas d’impôt, quand le reste de la population est lourdement imposé.

L’impôt proposé viendrait corriger cette anomalie.

C. Une explosion des hauts patrimoines

Le patrimoine des 500 plus grandes fortunes françaises a été multiplié par près de 5 entre 2010 et 2021, d’après le magazine Challenges. Il est passé de 210 milliards d’euros (10 % du PIB) en 2010 à 953 milliards d’euros (40 % du PIB) en 2021

Cette explosion se fait dans un contexte de quasi‑stagnation salariale depuis la crise financière de 2008‑2009 (gel du point d’indice dans la fonction publique, faible croissance des salaires du secteur privé hors rémunération des cadres dirigeants).

Il semble logique que les acteurs économiques qui bénéficient le plus des transformations contemporaines (mondialisation, intégration européenne, etc.) soient mis davantage à contribution.

II. Principes et fonctionnement de cet impôt

Il s’agit d’un nouvel impôt sur le patrimoine (financier et non‑financier, net des dettes) au‑delà de 20 millions d’euros. Seuls les contribuables disposant de plus de 20 millions d’euros de patrimoine net seraient donc concernés.

A. Un impôt sur la fortune des « trèstrès riches »

Environ 25 000 contribuables seraient concernés, soit environ 0,05 % de la population. Cet impôt rapporterait de l’ordre de 25 milliards € par an, soit 1 % du PIB. Cf. détail des calculs ci‑dessous.

Aucune niche fiscale ne serait introduite, en particulier pas d’exonération pour « l’outil de travail » ([2]).

L’administration fiscale établirait une déclaration de patrimoine préremplie sur la base des informations dont elle dispose (part dans des sociétés cotées et non cotées, avoirs à l’étranger, etc.), à charge pour les contribuables d’amender ces déclarations pour y inclure des éléments de patrimoine non connus du ministère des finances.

Un mécanisme de taxation des non‑résidents pourrait aussi être mis en place : une personne dont le patrimoine excède 20 millions d’euros et qui choisirait de quitter le territoire national resterait sujette à l’impôt pendant un certain nombre d’années, qui pourrait dépendre du nombre d’années pendant lesquelles cette personne a été résidente fiscale en France. La discussion parlementaire pourra enrichir le dispositif sur ce point.

B.  Une première estimation des recettes

D’après les données disponibles sur WID.world, les 0,05 % les plus riches (27 000 adultes) ont un patrimoine supérieur à 14,2 millions d’euros en 2021 et détiennent 10,3 % du patrimoine total des ménages. Ces statistiques sont au niveau « adulte » (avec patrimoine divisé équitablement entre couples mariés).

Si WID.world ne fournit pas de statistiques pour les foyers fiscaux (il y a 40 millions environ de foyers fiscaux), selon une première approximation donnée, il est possible de considérer que les 0,05 % des foyers fiscaux les plus riches (20 000 foyers fiscaux) ont environ 20 millions d’euros ou plus et possèdent 10 % du patrimoine total. Ces éléments pourront et devront être confirmés par les données recueillies auprès du ministère des finances comme cela est suggéré par la proposition plus avant.

Cette estimation devrait être confirmée et analysée via la transmission de données en possession de la Direction générale des finances publiques qui sera interrogée par le président de la commission des finances de notre assemblée.

Avec l’hypothèse de Pareto standard, deux tiers de ce patrimoine est au‑dessus du seuil d’exonération de 20 millions d’euros, soit 6,7 % du patrimoine total des ménages. Avec un ratio patrimoine/produit intérieur brut (PIB) de 600 %, cela représente un patrimoine taxable de 40 % du PIB. Soit avec un taux moyen effectif de 3 %. En faisant l’hypothèse d’un taux d’évitement de 15 % (évasion, optimisation, etc.), on arrive à 1 % du PIB de recettes fiscales, soit possiblement 25 milliards d’euros en 2022 ([3]).

Ce chiffrage est sans doute assez substantiellement sous‑estimé compte tenu de ce que l’on sait être la richesse des seuls milliardaires. En effet les 109 milliardaires du classement « Challenges », à eux seuls, possèdent 792 milliards d’euros en 2021, donc à lui seul un taux de 6 % sur le patrimoine au‑delà de 1 milliard d’euros pourrait rapporter 6 % x (792 – 109) x 0,85 = 35 milliards d’€.

À noter cependant que certains d’entre eux sont non‑résidents et que Challenges agrège le patrimoine par famille (et non par foyer fiscal) donc ce chiffre de 35 milliards devrait plutôt être vu comme une borne haute (bien qu’il ignore les tranches à 7 % et 8 %).

Dans un chiffrage plus approfondi, il faudrait le réduire d’environ un tiers pour prendre en compte les non‑résidents. Le point important est que les recettes tirées des seuls milliardaires représenteraient toujours de l’ordre de 20‑25 milliards d’euros, donc il y a peu de doute sur le caractère très prudent de l’estimation totale de 25 milliards d’euros (car il y a bien sûr beaucoup de patrimoines entre 20 millions et 1 milliard d’euros).

Comme mentionné, il est proposé que le Président de la commission des finances, de l’économie générale, du contrôle budgétaire demande aux services compétents du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique les données disponibles permettant de vérifier les hypothèses faites et de préciser les effets attendus du nouveau dispositif.

L’article unique de ce dispositif en pose les principes et les règles essentielles.

 


proposition de loi

Article 1er

Le titre IV de la première partie du livre premier du code général des impôts est ainsi modifié :

1° À la fin du titre, le mot : « immobilière » est supprimé.

2° L’intitulé du chapitre II bis est ainsi rédigé :

« Impôt sur la très grande fortune ».

3° L’article 964 est ainsi rédigé :

« Art. 964.  Il est institué un impôt progressif sur le patrimoine des personnes physiques désigné sous le nom d’impôt sur la très grande fortune.

« Les conditions d’assujettissement sont appréciées au 1er janvier de chaque année.

« Sont soumises à cet impôt les personnes physiques ayant leur domicile fiscal en France, à raison de leur patrimoine situé en France ou hors de France.

« Les couples mariés, les partenaires liés par un pacte civil de solidarité défini à l’article 515‑1 du code civil et les personnes vivant en concubinage notoire font l’objet d’une imposition commune.

« Cet impôt est dû à raison, soit :

« 1° du patrimoine net du redevable, chacun des biens étant évalué à sa valeur vénale, que le redevable en soit ou non usufruitier.

« 2° du patrimoine net du redevable, chacun des biens étant évalué à sa valeur vénale, en excluant les biens possédés en nue‑propriété, et en incluant les biens dont le redevable n’est pas propriétaire mais est usufruitier.

« Est retenue la modalité d’évaluation qui aboutit au montant d’impôt le plus élevé.

« Lorsqu’un bien fait l’objet d’une double imposition à raison de l’application des règles définies aux quatre alinéas précédents, il n’est imposé qu’une fois, la charge de l’impôt étant répartie entre l’usufruitier et le nu‑propriétaire selon la valeur respective de chacun de ces droits. Les redevables sont responsables solidairement du règlement de l’impôt.

« Lorsque l’assujettissement n’a duré qu’une partie de la période fiscale, l’impôt est dû au prorata temporis de la durée d’assujettissement.

« L’administration fiscale établit la déclaration de patrimoine préremplie sur la base des informations dont elle dispose. Le redevable amende cette déclaration pour inclure les éléments de patrimoine non connus de l’administration fiscale.

« L’impôt est progressif et s’applique selon le barème figurant au tableau du dernier alinéa.

  

« 

Taux marginal sur le patrimoine net

Entre…

Et…

 

 

1 %

20 millions

50 millions

 

 

2 %

50 millions

100 millions

 

 

3 %

100 millions

250 millions

 

 

4 %

250 millions

500 millions

 

 

5 %

500 millions

1 milliard

 

 

6 %

1 milliard

5 milliards

 

 

7 %

5 milliards

10 milliards

 

 

8 %

Au‑delà de 10 milliards €

»

 

Article 2

La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.


([1]) France Stratégie, Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, troisième rapport, octobre 202.

([2]) Pour l’ISF, les biens faisant l’objet de niches étaient les suivants : 1. Résidence principale ; 2. Biens professionnels ; 3. Objets de plus de 100 ans, œuvres d’art, véhicules de collection ; 4. Droits de propriété industrielle, littéraire ou artistique (hors ayants droit : auteurs seulement) ; 5. Titres de PME ; 6. Placements financiers en France par des résidents étrangers ; 7. Rentes viagères professionnelles (Perco, perp) ; 8. Rentes et indemnités pour dommages corporels ou aux victimes de persécutions antisémites ; 9. Bois et forêts, 10. Biens ruraux loués par bail à long terme et parts de groupements fonciers agricoles non exploitants ; 11. Les parts ou actions faisant l’objet d’un engagement de conservation d’au moins 6 ans dans le cadre d’un pacte Dutreil ; 12. Certaines parts ou actions détenues dans leur société par des salariés, retraités ou mandataires sociaux. Pour l’IFI, des niches ont été conservées pour les biens suivants : 1. Résidence principale ; 2. Immeubles (ou parts dans un immeuble) utilisés dans le cadre de la profession du redevable, de son conjoint ou de ses enfants mineurs ; 3. Bois et forêts ; 4. Biens ruraux loués par bail à long terme et parts de groupements fonciers agricoles non exploitants.

([3]) Il est possible que les années de la pandémie aient eu un effet sur l’évolution des patrimoines l’épargne ayant été plus forte qu’à l’accoutumée.