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N° 758
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2023.
PROPOSITION DE LOI
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),
présentée par Mesdames et Messieurs
Bruno STUDER, Aurore BERGÉ, Éric POULLIAT et des membres groupe Renaissance (1) et apparentés (2),
députés.
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(1) Mesdames et Messieurs : Caroline Abadie, Damien Adam, Sabrina Agresti‑Roubache, Éric Alauzet, David Amiel, Pieyre‑Alexandre Anglade, Jean‑Philipe Ardouin, Antoine Armand, Quentin Bataillon, Xavier Batut, Belkhir Belhaddad, Mounir Belhamiti, Fanta Berete, Aurore Bergé, Éric Bothorel, Florent Boudié, Chantal Bouloux, Bertrand Bouyx, Pascale Boyer, Yaël Braun‑Pivet, Maud Bregeon, Anthony Brosse, Anne Brugnera, Danielle Brulebois, Stéphane Buchou, Françoise Buffet, Céline Calvez, Éléonore Caroit, Lionel Causse, Thomas Cazenave, Jean‑René Cazeneuve, Pierre Cazeneuve, Émilie Chandler, Clara Chassaniol, Yannick Chenevard, Mireille Clapot, Fabienne Colboc, François Cormier‑Bouligeon, Laurence Cristol, Dominique Da Silva, Christine Decodts, Julie Delpech, Frédéric Descrozaille, Benjamin Dirx, Nicole Dubré‑Chirat, Philippe Dunoyer, Stella Dupont, Philippe Fait, Marc Ferracci, Jean‑Marie Fiévet, Jean‑Luc Fugit, Thomas Gassilloud, Anne Genetet, Raphaël Gérard, Hadrien Ghomi, Éric Girardin, Joël Giraud, Olga Givernet, Charlotte Goetschy‑Bolognese, Guillaume Gouffier Valente, Jean‑Carles Grelier, Marie Guévenoux, Claire Guichard, Philippe Guillemard, Benjamin Haddad, Nadia Hai, Yannick Haury, Pierre Henriet, Laurence Heydel Grillere, Alexandre Holroyd, Sacha Houlié, Servane Hugues, Monique Iborra, Alexis Izard, Jean‑Michel Jacques, Caroline Janvier, Guillaume Kasbarian, Fadila Khattabi, Brigitte Klinkert, Daniel Labaronne, Emmanuel Lacresse, Amélia Lakrafi, Michel Lauzzana, Pascal Lavergne, Sandrine Le Feur, Didier Le Gac, Gilles Le Gendre, Constance Le Grip, Anaïg Le Meur, Christine Le Nabour, Nicole Le Peih, Fabrice Le Vigoureux, Marie Lebec, Vincent Ledoux, Mathieu Lefèvre, Patricia Lemoine, Brigitte Liso, Jean‑François Lovisolo, Sylvain Maillard, Laurence Maillart‑Méhaignerie, Jacqueline Maquet, Louis Margueritte, Christophe Marion, Sandra Marsaud, Didier Martin, Denis Masséglia, Stéphane Mazars, Graziella Melchior, Ludovic Mendes, Lysiane Métayer, Nicolas Metzdorf, Marjolaine Meynier‑Millefert, Paul Midy, Benoit Mournet, Karl Olive, Nicolas Pacquot, Sophie Panonacle, Astrid Panosyan‑Bouvet, Didier Paris, Charlotte Parmentier‑Lecocq, Emmanuel Pellerin, Patrice Perrot, Anne‑Laurence Petel, Michèle Peyron, Béatrice Piron, Claire Pitollat, Barbara Pompili, Jean‑Pierre Pont, Éric Poulliat, Natalia Pouzyreff, Rémy Rebeyrotte, Robin Reda, Cécile Rilhac, Véronique Riotton, Stéphanie Rist, Marie‑Pierre Rixain, Charles Rodwell, Xavier Roseren, Jean‑François Rousset, Lionel Royer‑Perreaut, Thomas Rudigoz, Laetitia Saint‑Paul, Mikaele Seo, Freddy Sertin, Charles Sitzenstuhl, Philippe Sorez, Bertrand Sorre, Violette Spillebout, Bruno Studer, Liliana Tanguy, Sarah Tanzilli, Jean Terlier, Prisca Thevenot, Huguette Tiegna, Stéphane Travert, Annie Vidal, Patrick Vignal, Corinne Vignon, Lionel Vuibert, Guillaume Vuilletet, Christopher Weissberg, Éric Woerth, Caroline Yadan, Jean‑Marc Zulesi.
(2) Mesdames et Messieurs : Damien Abad, Benoît Bordat, Bastien Marchive, David Valence, Stéphane Vojetta.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Dans une société de plus en plus numérisée, le respect de la vie privée des enfants s’impose aujourd’hui comme une condition de leur sécurité, de leur bien‑être et de leur épanouissement. Consacré par l’article 16 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant ([1]), ce principe apparaît pourtant pris en tenaille entre des intérêts contraires et pas toujours bienveillants. Une prise de conscience s’est néanmoins opérée parmi les décideurs publics pour faire émerger le respect de la vie privée en général et des enfants en particulier comme une préoccupation majeure dans la régulation du numérique ([2]). À l’échelle européenne c’était le sens du règlement général sur la protection des données et des directives SMA/DMA, ce le sera demain sur la question de l’adaptation des contenus à l’âge.
En France, sous l’impulsion du président de la République, Emmanuel Macron, qui a souhaité faire de la protection de l’enfance l’autre grande cause de son quinquennat, le législateur a poursuivi cette ambition en s’intéressant à des enjeux particuliers tels que l’exploitation commerciale de l’image des mineurs, le cyberharcèlement ou encore la généralisation du contrôle parental. Ces avancées législatives ne sont néanmoins pas suffisantes pour garantir pleinement la vie privée des enfants. Comme le soulignent la Défenseure des Droits, Mme Claire Hédon, et le Défenseur des enfants, M. Éric Delemar, dans leur rapport annuel sur la protection des droits des enfants, « les violations du droit à l’image des enfants, composante du droit au respect de leur vie privée, restent en pratique communément admises ».[3] C’est pourquoi il convient d’aborder aujourd’hui frontalement la question du droit à l’image des enfants, à la confluence entre les enjeux d’exploitation commerciale, de harcèlement et de pédocriminalité.
Rappelons‑le, plus de 300 millions de photographies sont diffusées chaque jour sur les réseaux sociaux et plus d’un internaute sur deux prend une photographie avant tout dans le but de la partager en ligne ; c’est dire si la numérisation de notre société a conduit à l’avènement d’une société de l’image ([4]). Cette appétence pour le partage de contenus témoigne certainement de la capacité du numérique à créer et entretenir du lien social avec nos proches et nos communautés virtuelles. Cependant, la société de l’image, ce sont également des traces, des photographies, des vidéos et d’autres informations personnelles, que l’on destinait à des publics restreints, mais qui se retrouvent visibles du plus grand nombre, que l’on croyait éphémères, mais qui se retrouvent immortalisées dans les sédiments du cyberespace.
L’économie de l’influence, qui découle du développement phénoménal des réseaux sociaux et de la société de l’image, incite tout un chacun à exposer sa vie réelle ou phantasmée dans une espèce de panoptique, à la recherche de toujours plus d’appréciations et de commentaires – l’essor des vlogs familiaux en est aujourd’hui la meilleure illustration. Ces différents enjeux, qui touchent tous à la protection de la vie privée, apparaissent d’autant plus problématiques qu’ils affectent également particulièrement les enfants, malgré les limitations légales et contractuelles qui s’appliquent à l’ouverture de comptes de réseaux sociaux par des mineurs.
On estime en moyenne qu’un enfant apparaît sur 1 300 photographies publiées en ligne avant l’âge de 13 ans, sur ses comptes propres, ceux de ses parents ou de ses proches ([5]). La publication sur les comptes des parents de contenus relatifs à leurs enfants, en anglais dénommée sharenting (contraction de sharing et parenting), constitue ainsi aujourd’hui l’un des principaux risques d’atteinte à la vie privée des mineurs, pour deux raisons. D’une part, du fait de la difficulté à contrôler la diffusion de son image, d’autant plus problématique dans le cas de mineurs. D’autre part, en raison d’un conflit d’intérêt susceptible de survenir dans la gestion du droit à l’image des enfants par leurs parents.
Les risques induits par l’exposition sur internet de l’image d’un mineur se matérialisent d’abord par la difficulté à contrôler la diffusion de ces images, qui constituent des données personnelles sensibles. 50 % des photographies qui s’échangent sur les forums pédopornographiques avaient été initialement publiées par les parents sur leurs réseaux sociaux ([6]). Certaines images, notamment les photographies de bébés dénudés ou de jeunes filles en tenue de gymnastique intéressent tout particulièrement les cercles pédophiles ; le problème va donc bien au‑delà des contenus sexualisés mis en ligne par les parents ou par les enfants eux‑mêmes. Les informations diffusées sur le quotidien des enfants peuvent dans le pire des cas, qui plus est, permettre à des individus d’identifier leurs lieux et leurs habitudes de vie à des fins de prédation sexuelle. Enfin, au‑delà du risque pédophile, les contenus mis en ligne sont susceptibles de porter préjudice à l’enfant à long terme, sans possibilité pour lui d’en obtenir l’effacement absolu.
Titulaires de l’autorité parentale et à ce titre, du droit à l’image de l’enfant, les parents en sont à la fois les protecteurs et les gestionnaires. L’avènement d’une économie de l’influence a accru les tensions entre ces deux intérêts, au point qu’ils puissent rentrer en conflit, en raison du gain financier, social ou émotionnel à tirer de l’exploitation de l’image de l’enfant. Pour ce dernier, ce risque se matérialise en un conflit de loyauté entre ses aspirations propres et la volonté de ses parents. Selon une étude, quatre adolescents sur dix trouveraient que leurs parents les exposent trop sur internet ([7]). De nombreux témoignages concordants, recueillis sur le terrain par des associations, font état de la dissonance cognitive dans laquelle sont placés les enfants, qui préféreraient souvent ne pas ainsi être mis en valeur par leurs parents.
Par ailleurs, l’exposition excessive des enfants au jugement de tiers sur internet et la course aux likes et autres appréciations peuvent générer des problèmes psychologiques, notamment dans l’acceptation de soi et de son image. Le cyberharcèlement y trouve un terreau fécond. Enfin, on ne peut pas éluder l’existence de pratiques humiliantes ou dégradantes filmées par les parents eux‑mêmes. La mode du cheese challenge, qui consiste à lancer une tranche de fromage à fondre sur un bébé ou un animal de compagnie et à diffuser la vidéo à sa communauté, est un exemple des plus parlants, mais d’autres types de contenus tels que les vidéos de bébés sur le pot ou dans le bain doivent également nous interpeller quant à la sensibilisation des parents aux contenus qu’ils postent.
Ces différents exemples, on le voit, se cristallisent autour d’un enjeu : le droit à l’image des enfants sur internet. C’est aux parents, titulaires de l’autorité parentale, qu’il incombe de protéger l’enfant dans l’exercice de son droit à l’image. C’est à rappeler cette évidence qu’entend participer la présente proposition de loi, autour d’un principe simple : à la tentation de la viralité, il faut privilégier l’impératif de l’intimité.
Adoptée en 2020, la proposition de loi « Enfants influenceurs »[8] a constitué une première étape dans la protection de l’exercice du droit à l’image de l’enfant, la plus facile en raison de la relation de travail qui s’installe parfois entre l’enfant influenceur et le parent qui gère son image, et en raison de la monétisation des contenus qui découle de l’activité d’influenceur. De l’avis de nombreux praticiens du droit, les dispositions de cette loi sont pleinement opérantes et servent également en cas de conflit entre deux parents dans l’exercice du droit à l’image de leur enfant. Il n’empêche, c’était également la plus limitée, dans le sens où elle ne concernait qu’une fraction des contenus publiés chaque jour par des enfants ou en leur nom.
Sur ces fondements, de nombreuses associations de l’enfance et les acteurs judiciaires attendent à présent qu’une nouvelle étape s’enclenche pour permettre de mieux protéger le droit à l’image de tous les enfants sur internet. C’est aussi l’appel que lancent la Défenseure des droits, Mme Claire Hédon, et le Défenseur des Enfants, M. Éric Delemar, dans leur rapport sur le respect de la vie privée des enfants.
La présente proposition de loi est issue d’un travail collectif, mûri des réflexions, des diagnostics et des propositions de nombreux acteurs, parmi lesquels figurent bien évidemment les représentants des associations de protection de l’enfance : Justine Atlan de l’association e‑enfance, Thomas Rohmer de l’OPEN, Arthur Melon du Cofrade, mais aussi des acteurs de terrain tels que Socheata Sim et Charlotte Pietri de l’association Cameleon. L’expertise de juristes et de praticiens du droit s’est révélée précieuse pour la détermination des leviers d’action et des dispositifs pertinents, tout particulièrement le juge aux affaires familiales et co‑président de la Ciivise, Édouard Durand, ainsi que l’avocate de la famille Sophia BINET. Tous partagent un même souci de garantir aux enfants de pouvoir grandir dans un cadre respectueux de leur droit à l’image.
Cette loi se veut avant tout une loi de pédagogie avant que d’être une loi répressive ou sanctionnatrice. La gradation prévue dans les mesures susceptibles d’être prises en cas d’abus du droit à l’image de l’enfant par les parents traduit cette volonté, en partant du principe que la première responsabilité des parents, c’est de protéger l’enfant et ses intérêts. Ce n’est qu’en dernier recours que la puissance publique doit pouvoir se substituer aux parents, dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Afin de rappeler cette responsabilité, le texte modifie des articles particulièrement importants du code civil relatifs à l’autorité parentale, afin de préciser les conditions de l’exercice conjoint du droit à l’image de l’enfant et d’apporter une réponse aux situations de conflits d’intérêt dans l’exercice du droit à l’image de l’enfant.
L’article 1er vise ainsi à introduire la notion de vie privée dans la définition de l’autorité parentale. L’article 2 précise que l’exercice du droit à l’image de l’enfant mineur est exercé en commun par les deux parents. L’article 3 explicite les mesures que peut prendre le juge en cas de désaccord entre les parents dans l’exercice du droit à l’image de l’enfant mineur. L’article 4 ouvre la voie à une délégation forcée de l’autorité parentale dans les situations où l’intérêt des parents rentre en conflit avec l’intérêt de l’enfant dans l’exercice du droit à l’image de ce dernier.
proposition de loi
Le deuxième alinéa de l’article 371-1 du code civil est complété par les mots : « et notamment à sa vie privée ».
Après le troisième alinéa de l’article 373-2-6 du code civil, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« Il peut également, en cas de désaccord entre les parents sur l’exercice des actes non-usuels relevant du droit à l’image de l’enfant, interdire à l’un des parents de publier ou diffuser tout contenu sans l’autorisation de l’autre parent. Ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »
Au deuxième alinéa de l’article 377 du code civil, après le mot : « celui-ci, », sont insérés les mots : « ou si la diffusion de l’image de l’enfant par ses deux parents porte gravement atteinte à sa dignité ou à son intégrité morale, ».
([1]) « Nul enfant ne fera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation. L’enfant a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »
([2]) Voir par exemple, dès 2012, le rapport du Défenseur des droits, « Enfants et écrans : grandir dans le monde numérique ».
([3]) Défenseur des droits, « La vie privée : un droit pour l’enfant », rapport annuel du Défenseur des enfants, 2022.
([4]) CNIL, 33e rapport annuel, 2012, pp. 16-19.
([5]) Children’s Commissioner for England, “Who knows what about me?”, 2018, p.2.
([6]) Rapports du National Center for Missing and Exploited Children. Depuis 2020, Europol et Interpol alertent sur la prévalence des contenus autoproduits par les jeunes ou par leur entourage dans les échanges pédocriminels (Cofrade, « Rapport conjoint alternatif. Sixième examen de la République française par le Comité des droits de l’enfant des Nations unies », 2022, p. 24.).
([7]) Microsoft, “Teens say parents share too much about them online”, 2019.
([8]) Loi n° 2020-1266 du 19 octobre 2020 visant à encadrer l’exploitation commerciale de l’image d’enfants de moins de seize ans sur les plateformes en ligne.