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N° 994

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 mars 2023.

PROPOSITION DE LOI

portant création d’un droit au recours juridictionnel à l’encontre 
des actes de gouvernement au regard de la protection 
des droits fondamentaux,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Pierre MORELÀL’HUISSIER, Estelle YOUSSOUFFA, Béatrice DESCAMPS, Paul-André COLOMBANI, Bertrand PANCHER, Bruno BILDE, Hadrien CLOUET, Antoine VILLEDIEU, Véronique BESSE, Victor CATTEAU, Paul MOLAC,

députés.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

D’origine prétorienne, la théorie des « actes de Gouvernement » est une notion consacrée par le Conseil d’État dès la Restauration (CE, 20 janvier 1816, Allut ; CE, 1er mai 1822, Laffitte) et qui connaîtra une évolution en 1875 liée à l’abandon du critère fondé sur le « mobile politique » de l’acte (CE, 19 février 1875, Prince Napoléon Bonaparte). Bien qu’il n’existe pas de définition précise, un acte de gouvernement est regardé comme un acte échappant à la compétence d’une juridiction pour en contrôler la légalité ou en apprécier le caractère fautif.

Il concerne précisément deux domaines spécifiques : le premier touche au domaine interne à l’État, soit les rapports entre les organes constitutionnels et les pouvoirs, le second ayant trait au domaine extérieur à l’État, soit les relations de la France avec les États étrangers (CE, 5 juillet 2000, n° 206303 et 206965) et avec les organisations internationales (CE, 1er avril 2021, n° 450878).

S’agissant des actes se rattachant aux relations internationales de la France, l’immunité juridictionnelle est justifiée par le souci de ne pas s’immiscer dans la conduite de l’action diplomatique ou internationale. La liste des actes entrant dans ce champ d’application n’est pas exhaustive : ainsi sont identifiés comme des actes non détachables de la conduite des relations internationales les mesures affectant la protection des personnes et des biens à l’étranger (CE, 22 mai 1953, Rec. 184), la ratification d’engagements internationaux (CE, 1er juin 1951, n° 98‑750, Sté des Etains et Wolfram du Tonkin : Lebon, p. 312), la proposition d’un candidat au poste de juge à la Cour pénale internationale (CE, sect. 28 mars 2014, n° 373064, Groupe français de la Cour permanente d’arbitrage), les mesures liées aux activités de défense ou à des actes de guerre (CE, ass., 29 septembre 1995, n° 92381), les opérations d’évacuation à partir d’un territoire étranger et de rapatriement vers la France (CE, 25 août 2021, n° 455744, n° 455745, n° 455746).

En principe, ces mesures échappent, en raison de leur nature, à tout contrôle juridictionnel (T. confl. 2 février 1950 Radiodiffusion française c/ Société de gérance et de publicité du poste de radiodiffusion « Radio Andorre ») ; ainsi ni la juridiction administrative ni la juridiction judiciaire ne sont compétentes pour en connaître (T. confl 18 mai 2015).

Cependant, à travers le droit comparé et l’évolution de la jurisprudence nationale, cette immunité ne semble pas immuable.

Certains États autorisent un contrôle juridictionnel de ces actes. Il en va ainsi de l’Espagne où la loi du 13 juillet 1998 (Ley 29/1998, de 13 de julio, reguladora de la Jurisdicción Contenciosoadministrativa) met fin à l’immunité accordée aux actos politicos afin de faire l’objet d’un contrôle et de garantir la protection des droits fondamentaux ainsi que du droit allemand qui autorise un recours constitutionnel (articles 19 et 93 de la Loi fondamentale du 23 mai 1949) ou bien encore le droit britannique où dans certaines décisions les juges ont pu insister sur les conséquences sur les droits et libertés des individus (R v Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex p. Everett (1989) Q.B. 811).

De plus, le juge national a atténué la portée de l’immunité juridictionnelle dans le domaine international et s’est reconnu compétent en matière d’extradition (CE, ass. 28 mai 1937, Rec. 534 ; CE, 21 juillet 1972, Rec. 554 ; CE 15 octobre 1993, Rec. 267), d’actions entreprises sur le fondement de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international de l’enfant (CE, 30 juin 1999, n° 191232) ou bien pour les mesures d’ordre intérieur (CE, 25 septembre 2015, n° 372624). Précisément dans ce dernier exemple, le Conseil d’État, après avoir rappelé le principe de l’impossibilité d’exercer un recours contre des » mesures prises à l’égard d’agents publics qui, compte tenu de leurs effets, ne peuvent être regardées comme leur faisant grief », a réservé l’hypothèse d’un recours possible contre de telles mesures lorsqu’elles » portent atteinte à l’exercice de leurs droits et libertés fondamentaux ou traduisent une discrimination ».

Récemment, dans une décision du 14 septembre 2022, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la politique jusque‑là menée par l’État français consistant au rapatriement au cas par cas des enfants et de leurs mères retenus dans les camps de Roj et d’Al Hol en Syrie, considérant que les refus opposés par l’État aux demandes des intéressés n’ont pas été entourés de garanties appropriées contre l’arbitraire (CEDH, gr. ch., 14 septembre 2022, n° 24384/19 et 44234/20).

Dans ce contexte, le Conseil d’État appliquait la théorie des actes de gouvernement aux absences de rapatriement (CE, 3 octobre 2018, n° 410611) ainsi que la doctrine du » cas par cas » (CE, 9 septembre 2020, n° 439520). La CEDH a considéré qu’en l’absence de toute décision formalisée de la part des autorités compétentes du refus de faire droit aux demandes des requérants, l’immunité juridictionnelle qui leur a été opposée par les juridictions internes les a privés de toute possibilité de contester utilement les motifs qui ont été retenus par ces autorités et de vérifier qu’ils ne reposent sur aucun arbitraire.

Compte tenu du rôle d’un organe juridictionnel, plus protecteur par les garanties d’impartialité qu’il offre, mais également du rôle traditionnel au regard des droits et libertés fondamentaux, l’immunité conférée aux actes de gouvernement doit progressivement être abandonnée au bénéfice d’un contrôle par le juge. En outre, les garanties entourant ce contrôle, exigeantes pour une autorité administrative, semblaient recommander la compétence du Conseil d’État, ce dernier disposant même d’une section spécialement habilitée au secret‑défense (article L. 773‑2 du code de justice administrative) (Les actes de gouvernement, entre pouvoir discrétionnaire et interdiction de l’arbitraire, Thibault Desmoulins, Droit Administratif n° 1, Janvier 2023, comm. 1).

Le Conseil d’État, en tant que gardien de la loi et protecteur des prérogatives de l’Administration, est confronté à la recherche d’un équilibre entre la régulation de la vie publique et la préservation des libertés et des droits de chacun, le premier objectif assurant les conditions de réalisation du second.

Par conséquent, afin de garantir une meilleure prise en considération de la protection des droits et libertés fondamentaux, la présente proposition de loi vise à donner compétence à la juridiction administrative suprême pour procéder au contrôle des actes du pouvoir exécutif dans le cadre des relations diplomatiques ou internationales.

 


proposition de loi

Article unique

Après l’article L. 311‑5 du code de justice administrative, il est inséré un article L. 311‑5‑1 ainsi rédigé :

« Art. L. 31151. – Le Conseil d’État est compétent pour connaître, en premier et dernier ressort, des recours dirigés contre tous les actes pris par le Gouvernement ou le Président de la République se rattachant à la conduite des relations diplomatiques ou internationales et ayant une incidence sur la situation de leurs destinataires au regard de la protection des droits fondamentaux reconnus par la Constitution, la Convention européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, les traités internationaux et tout accord ou convention ratifié par l’État. »