N° 2191

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 13 février 2024.

PROPOSITION DE LOI

visant à réparer les préjudices causés par la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale de 1962 à 1984,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

Mme Karine LEBON, Mme Emeline K/BIDI, M. Frédéric MAILLOT, M. Édouard BÉNARD, Mme Soumya BOUROUAHA, M. Steve CHAILLOUX, M. André CHASSAIGNE, M. Pierre DHARRÉVILLE, Mme Elsa FAUCILLON, M. Sébastien JUMEL, M. Tematai LE GAYIC, M. Jean-Paul LECOQ, M. Yannick MONNET, M. Marcellin NADEAU, M. Stéphane PEU, Mme Mereana REID ARBELOT, M. Davy RIMANE, M. Nicolas SANSU, M. Jean-Marc TELLIER, M. Jiovanny WILLIAM,

députées et députés.


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La Réunion, nouveau département français en 1946, était une Réunion en proie à un développement démographique sans précédent. De 1946 à 1982, l’Île a vu sa population doubler, passant de 241 708 à 515 814 habitants. Ce changement soudain a laissé place à un bouleversement de la structure familiale que les autorités de l’époque ont tenté de freiner. De ces bouleversements, les femmes et les enfants en ont été les premières victimes. Dès le début de années 60 jusqu’aux années 70, des avortements et des stérilisations forcés ont eu lieu à la clinique orthopédique de Saint‑Benoît sans le consentement des patientes, alors même que l’avortement, en France Hexagonale était encore, à cette époque, considéré comme acte criminel.

Du côté des enfants, nombreux étaient les orphelins ou vulnérables orientés vers les services sociaux. Ces mineurs, alors pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, ont été intégré, pour certains, à une politique de transfert de mineurs vers la France Hexagonale qui s’est réalisée dans le cadre des actions menées par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre‑mer (BUMIDOM).

Selon l’Étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale transmise à la Ministre des Outre‑Mer en 2018, du début de cette politique de transfert en 1962 à sa clôture en 1984, entre 1630 à 2150 mineurs réunionnais ont été déplacés. Parmi eux, près d’un enfant sur trois envoyé en France hexagonale a été déplacé avant l’âge de cinq ans dans le cadre d’adoptions et de placements familiaux. La moitié d’entre eux (49,3 %) étaient âgés de 5 à 15 ans.

L’objectif poursuivi par cette politique était de profiter du développement démographique d’un territoire pauvre et éloigné, pour repeupler des départements sujets à un important exode rural. Les enfants déplacés ont été envoyés dans 83 départements différents sur tout le territoire hexagonal. Ceux ayant accueilli le plus d’enfants réunionnais étaient les départements de la « France du Vide » comme la Creuse, qui a donné son nom à ce phénomène migratoire.

« Les enfants de la Creuse » étaient, en grande majorité, issus des agglomérations réunionnaises ainsi que des régions de plantation de l’Est. Les villes de Saint‑Denis, Le Port et Saint‑Pierre représentent le territoire d’origine de 54 % des mineurs transplantés. Ces régions étaient touchées par une misère endémique doublée de rapports sociaux plus violents.

Ces mineurs transplantés, arrivant sur le territoire hexagonal, sont, pour nombre d’entre eux, touchés par un « choc métropolitain » aggravé par le grand éloignement. Ils ont été déracinés d’une île de l’hémisphère sud, à plus de 9 000 kilomètres de leur territoire d’accueil dans lequel l’adaptation est rendue difficile par les différences objectives comme ressenties de couleur de peau, de langue, de culture, de paysages ou encore de températures. Les enfants issues de fratries ont été séparés de leurs frères et sœurs. Certains, alors pupilles de l’État, ont relevé d’un changement d’état‑civil alors réservé aux enfants nés sous X ou ceux dépourvus d’acte de naissance.

L’étude de la politique de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), à l’origine des placements de ces enfants, a fait ressortir une gestion administrative défaillante, des traitements inadmissibles, des manques affectifs et des violences éducatives. Dans certains foyers, les témoignages laissent imaginer des faits de harcèlement, d’esclavage et de violences physiques et sexuelles.

Cette mauvaise gestion des enfants relevant de l’Aide sociale à l’enfance s’est répercutée sur la réussite scolaire des mineurs transplantés. Les dossiers analysés par les membres de la commission temporaire de recherche et d’information historique ont fait apparaître, parmi les mineurs transplantés, des jeunes considérés comme « débiles », des « caractériels » et certains avec la mention « jeune illettré, ne parle pas encore le français, impulsif, violent par moments ».

Même si la situation des « Enfants de la Creuse » n’est pas à généraliser, tous ayant vécu une expérience différente, la politique de l’ASE a causé, à certains, de nombreux traumatismes de niveaux différents. Ces enfants qui ont quitté l’Île et le « danger » de leurs conditions de vie et de leur foyer familial d’origine, se sont retrouvés, en Hexagone, face à un danger psychique comme physique encore plus grand. Ces politiques de déplacement étaient assimilées à un « pousse‑suicide », les souffrances de ces enfants semblant être sans fin.

En 2014, 30 ans après la fin de ces transplantations, la députée Ericka Bareigts a fait adopter, à l’Assemblée Nationale, une résolution mémorielle affirmant que « l’État avait manqué à sa responsabilité morale » envers les ex‑mineurs. En février 2016, une commission nationale de recherche et d’information composée de MM. Philippe Vitale, Wilfrid Bertile, Prosper Eve, Gilles Gauvin et Michel Vernerey a été lancée avec pour objectif de produire une étude complète sur ce fait historique dans le paysage politique et institutionnel réunionnais. En février 2017, Mme Ericka Bareigts, alors ministre des Outre‑mer, appelait à ce que « tout soit mis en œuvre pour permettre aux Réunionnais de la Creuse de reconstituer leur histoire personnelle ».

Dans une lettre adressée, en Novembre 2017, à la Présidente de la Fédération des enfants déracinés des département et région d’outre‑mer (DROM), le Président de La République Emmanuel Macron a, à son tour, affirmé que cette politique était une faute ayant aggravé la détresse des enfants qu’elle souhaitait aider.

Par la suite, des avancées ont eu lieu, en lien avec des associations comme la Fédération nationale d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM), représentée par l’Association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (ARAJUFA) à La Réunion, afin de permettre aux Réunionnais de la Creuse de bénéficier d’aide juridique et d’un soutien psychologique. Les « Enfants de la Creuse » ont également pu bénéficier de voyages quasiment entièrement financés (billets d’avion, accueil, hébergement) afin de retrouver leur Île natale.

Le 17 février 2022, une plaque commémorative a été inaugurée, en présence du Ministre des Outre‑mer, Sébastien Lecornu et du Secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance Adrien Taquet, sur le terminal 4 de l’aéroport d’Orly.

Ces initiatives, parfois symboliques, peuvent ouvrir la voie à une réelle politique de réparation des dommages causés par la transplantation de ces enfants entre 1962 et 1984. Le chemin est encore long et beaucoup reste à faire, la priorité étant désormais de mettre en place un réel accompagnement systématique des victimes de ce traumatisme.

La proposition de loi déposée par Mme Cécile Duflot le 10 mai 2017, « tendant à̀ la réparation des préjudices résultant de la traite et de l’esclavage colonial » définissait les réparations comme « constituant l’ensemble des dispositifs légaux, moraux, matériels, culturels ou symboliques mis en place pour indemniser, après un dommage de grande envergure, un groupe social ou ses descendants de manière individuelle ou collective ».

Ces réparations peuvent prendre plusieurs formes comme le montrent les recommandations de l’Étude de la transplantation des mineurs de La Réunion en France hexagonale. Il convient par ailleurs de se référer à ce qui a pu être réalisé à l’international, notamment au sujet des « pensionnats indiens » ou écoles résidentielles, des centres d’endoctrinement culturels, où des enfants autochtones ont été envoyés, loin de leur famille, afin de favoriser leur assimilation à la société canadienne. Cette politique, en raison de graves séquelles laissées sur les populations autochtones, a débouché sur une voie de réparation, sous la forme d’une commission Vérité et Réconciliation. Ce modèle, s’il est appliqué aux « Enfants dits de la Creuse », permettrait, en complément des éléments factuels apportés par la commission nationale de recherche et d’information, de concevoir une stratégie nationale de mobilisation en vue d’élaborer et de mettre en œuvre un cadre national de réconciliation.

De plus, le devoir de mémoire occupant une place essentielle dans le parcours de reconstruction entamé par les concernés, la présente loi propose la création d’une journée nationale d’hommage aux victimes de cette politique de transplantation.

L’histoire de ces enfants transplantés étant, par ailleurs, intimement liée au département de la Creuse qui en a le plus accueilli et qui accueille aujourd’hui encore un flux migratoire important venant des territoires ultramarins, notamment du Département de Mayotte, l’État français doit y poser les bases d’une Maison de l’Accueil et de l’Immigration qui serait un pôle d’activité permettant de redynamiser le département.

Enfin, le conseil départemental de La Réunion sera chargé de la gestion d’un fonds de solidarité spécifiquement dédié aux victimes de cette politique. Il aura pour mission d’établir et de mettre en place, en lien avec le ministère de l’Intérieur et des Outre‑mer, une prestation sociale spécifique aux ex‑mineurs identifiés qui en font la demande.

En ce sens, l’article 1er propose la création d’une Commission vérité et réconciliation (CVR) chargée de mettre en œuvre un cadre national de réconciliation sur les circonstances et trajectoires de vie tragiques des Enfants dits de la Creuse.

L’article 2 fixe une date de commémoration nationale en hommage aux « Enfants dits de la Creuse » et à tous les enfants ayant relevé de l’Aide sociale à l’enfance et ayant été victimes d’un mauvais traitement.

L’article 3 institue la création d’une maison de l’Accueil et de l’immigration dans le Département de la Creuse. Ce sera un lieu de recueillement en mémoire des victimes de cette politique et un pôle d’activité autour de questions migratoires qui ont traversé l’histoire du département.

L’article 4 définit les conditions et les contours de l’attribution d’une prestation sociale pour les ex‑mineurs transplantés en situation d’exclusion et qui en font la demande. Cette prestation sera issue d’un fond de solidarité sous la gestion du Conseil départemental de La Réunion.

L’article 5 vient gager cette proposition de loi.

 


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proposition de loi

Article 1er

I. – Est créée une commission « vérité et réconciliation » chargée de contrôler l’action du Gouvernement et des collectivités territoriales quant à la bonne réalisation des recommandations du rapport de la commission nationale de recherche et d’information relatif aux enfants dits de la Creuse. Elle sert également d’interface de discussion entre les individus, les associations, les collectivités et l’État pour l’accomplissement d’une effective politique de réconciliation.

Elle veille à ce que les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accordent la place conséquente que méritent les conséquences de la politique de contrôle de la démographie réunionnaise par le biais des agences de la migration et les transplantations d’enfants en France hexagonale.

II. – Le mandat de la commission est de cinq ans.

III. – La commission est composée de vingt‑cinq membres choisis après une large consultation, dans un souci de cohésion et de rassemblement de toutes les composantes de la Nation.

Le Président de la République nomme les membres de la commission en concertation avec les bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat.

En cas de vacance de siège, le président de la République, en concertation avec les bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat, nomme un nouveau membre.

Le statut et la rémunération des membres, ainsi que l’organisation et le fonctionnement de la Commission, sont fixés par décret en conseil d’État.

Article 2

La République française institue une journée nationale d’hommage aux « Enfants dits de la Creuse » et aux autres enfants ayant relevé de l’aide sociale à l’enfance et ayant été victimes de mauvais traitements, de violences éducatives, de violences physiques ou sexuelles.

Cette journée, ni fériée, ni chômée, est fixée au 20 novembre, date de la journée internationale des droits de l’enfant.

Article 3

I. – Il est créé, dans le département de la Creuse, un établissement public à caractère administratif indépendant dénommé « Maison de l’accueil et de l’immigration », doté de la personnalité juridique et de l’autonomie financière.

II. – La Maison de l’accueil et de l’immigration est financée par l’État, en lien avec les quatre‑vingt‑deux départements ayant accueilli des « Enfants dits de la Creuse », ainsi que par le conseil départemental et le conseil régional de La Réunion.

III. – En lien avec le conseil départemental et la préfecture de La Creuse, l’établissement mentionné au I est chargé d’une mission d’intérêt général d’accueil et d’accompagnement de tous les ultramarins et de toutes les personnes d’origine étrangère dans le cadre d’un accès facilité à la formation, à l’emploi et aux minima sociaux visant à favoriser leur insertion.

IV. – L’établissement public peut requérir de tout service de l’État, des collectivités publiques, des organismes assurant la gestion des prestations sociales, des organismes assureurs, tous moyens d’information et d’actions nécessaires à la réalisation de sa mission d’intérêt général.

V. – En lien avec le conseil régional de la Nouvelle‑Aquitaine et les établissements d’enseignement supérieur du département de la Creuse, il coordonne la mise en place de programmes de recherche en histoire et en sciences humaines sur les thèmes de l’immigration.

La Maison de l’accueil et de l’immigration accueille tous les ans, dans le département de la Creuse, les commémorations dans le cadre de la journée nationale d’hommage aux « Enfants dits de la Creuse » et aux autres enfants ayant relevé de l’aide sociale à l’enfance.

Article 4

I. – Le 4° de l’article 81 du code général des impôts est complété par un f ainsi rédigé :

« f. L’allocation spécifique valant réparation prévue à l’article 4 de la loi n°      du      visant à réparer les préjudices causés par la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale de 1962 à 1984 ; ».

II. – Le II de l’article L. 136‑1‑3 du code de la sécurité sociale est complété par un 7° ainsi rédigé :

« 7° L’allocation spécifique valant réparation prévue à l’article 4 de la loi n°      du      visant à réparer les préjudices causés par la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale de 1962 à 1984 ; ».

III. – Les personnes alors mineures entre 1962 et 1984, ayant été transplantées en France hexagonale et figurant sur la liste nominative des “Enfants dits de la Creuse” établie par la Commission de recherche et d’information mentionnée à l’article 1er de la présente loi peuvent obtenir réparation des préjudices résultant de la violence du processus de migration et de l’indignité de leurs conditions d’accueil et de vie en France hexagonale.

La réparation prend la forme d’une allocation spécifique, issue d’un fonds de solidarité subventionné par le ministère des outre‑mer et géré par le conseil départemental de La Réunion, tenant compte de la durée du séjour en France hexagonale et versée dans des conditions et selon un barème fixés par décret pris après concertation avec la Commission créée à l’article 1er de la présente loi. Son montant est réputé couvrir l’ensemble des préjudices de toute nature subis en raison de ce séjour.

Le conseil départemental peut décider, à sa charge, de conditions et de montants plus favorables que ceux prévus par décret.

IV. – Le II du présent article s’applique pour une durée de trois ans à compter de la promulgation de la présente loi.

Article 5

I. – La charge pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

II. – La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

III. – La perte de recettes pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

IV. – La charge pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par l’augmentation de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.